§ Posté le 02/03/2013 à 18h 36m 22
Ce titre peut, d'un premier abord, sembler particulièrement ambitieux. En vérité, son objectif est au contraire de restreindre le sujet.
En effet, « science » est un de ces nombreux mots qui ont plusieurs sens. Ce mot peut d'abord désigner l'ensemble des connaissances d'une personne ou d'une société à un instant donné (d'où, notamment, l'expression « étaler sa science »). Il peut aussi représenter l'ensemble des applications issues de cette connaissance ; ou encore personnifier l'institution scientifique, l'ensemble des personnes dont le métier est de faire progresser cette connaissance. Enfin, il peut désigner la façon dont ces gens travaillent, et donc dont ces connaissances progressent. C'est de ce dernier point qu'il sera question dans cet article : la science, au sens de méthode scientifique.
Mais avant de nous attaquer au cœur du sujet, je voudrais insister sur l'importance de bien différencier les différents sens du mot.
Car il se trouve que qualifier à la fois de « science » la connaissance et la méthode pour la produire fait presque de ce mot un auto-antonyme(1) : considérer la science comme l'ensemble des connaissances acquises facilite une approche dogmatique, reposant presque sur un principe d'autorité (les énoncés de type « la science dit que » sont généralement faits pour poser des données de façon irréfutable), alors que la méthode scientifique, comme nous le verront, si elle s'appuie bien sûr sur les connaissances obtenues antérieurement, ne cesse de les remettre en question.
Des amalgames entre les différents sens du mot sont souvent formés comme des attaques. L'exemple qui a sans doute été le plus marquant, durant l'Histoire récente, fut la bombe atomique, et les autres applications pas toujours heureuses de l'avancée des connaissances sur le nucléaire. On dénonce Hiroshima ou Tchernobyl comme les effets néfastes de « la science », et on invoque cela comme raison pour laquelle il faudrait encadrer, voire supprimer, l'application scientifique.
Ce qu'il faut savoir à ce sujet est qu'elle est déjà encadrée. Les scientifiques sont comme les autres gens : ils ont besoin de régler leurs factures, et donc ils travaillent sur les sujets que leur employeur accepte de financer. Et il se trouve que, dans les laboratoires de Recherche publique, l'employeur, c'est l'État… donc, en théorie, l'ensemble de la population. C'est la société dans son ensemble qui doit piloter la science, et décider des sujets prioritaires et de ceux qui, au contraire, doivent être évités.
En ce qui concerne la bombe atomique, il faut remettre dans le contexte de l'époque : durant la seconde guerre mondiale, avec un régime nazi qui laissait fortement entendre qu'il était sur le point d'obtenir une telle arme, le gouvernement américain a mis de gros financements sur ce projet, avec pour ses scientifiques une sorte d'obligation de résultat. Dans d'autres circonstances, la société aurait pu mettre son veto, et l'arme n'aurait jamais vu le jour. Les grosses machines à vapeur non plus, d'ailleurs.
…mais avant de dire stop, il faut cependant savoir qu'on ne sait pas forcément à l'avance ce qui va sortir de travaux de Recherche (si l'on savait déjà, on n'aurait pas besoin de chercher). En l'occurrence, si les incidents que l'on sait ont causé un grand nombre de morts, les travaux sur l'énergie nucléaire et la radioactivité ont aussi amenés à sauver de nombreuses vies(2), notamment grâce à la radiothérapie. Et Marie Curie, qui, sans avoir directement contribué à la bombe, a posé les bases des travaux permettant d'y arriver, reste une de nos idoles, non ?(3)
Mais revenons à notre science. Elle a longtemps été associée à la philosophie, et pas mal des scientifiques connus durant les vingt-cinq derniers siècles étaient aussi connus pour être des philosophes(4). Il y a en effet des similarités dans la démarche, mais Gaston Bachelard vous en parlera sans doute mieux que moi. Ce que je voulais souligner à ce sujet est que la philosophie est l'« amour de la sagesse », quand la science est une démarche visant à constituer du savoir : si vous savez faire la différence entre savoir et sagesse, vous savez distinguer science et philosophie.
Mais à une époque où la séparation entre les deux était encore loin d'être nette, un certain Fontenelle a posé une définition de la « philosophie » qui décrit à merveille notre science : l'esprit curieux, et les yeux mauvais
. En effet, ce qui caractérise fondamentalement l'activité scientifique est qu'elle vise à comprendre le monde, à progresser dans la connaissance, mais qu'elle se fait avec les limites de nos perceptions.
Nos perceptions étant limitées, parfois trompeuses, une grande rigueur est nécessaire pour distinguer le vrai du faux. Ou plutôt, le faux du possible.
Car la science, je vous l'ai dit en introduction, n'est par nature pas dogmatique. Elle n'a pas pour vocation à poser des « Vérités » au sens des vérités révélées que l'on trouve dans les livres sacrés. En fait, rien n'indique si les théories que nous formulons décrivent ou non la façon dont fonctionne réellement le monde : tout ce que nous savons, c'est que l'état actuel des connaissances nous permet de dire que tout se passe comme si le monde fonctionnait comme le décrit la théorie.
La science n'est jamais figée : les théories évoluent, et parfois sont remplacées par d'autres plus fiables, plus simples ou plus précises. C'est ce qui fit dire à Jules Verne, dans Voyage au centre de la Terre, La science, mon garçon, est faite d'erreurs ; mais d'erreurs qu'il est bon de commettre, car elles mènent peu à peu à la vérité
.
Bon, en fait (et Marie-Lou se fera sans doute une joie de vous détailler ça après avoir lu cet article), cette citation donne une image un peu fausse, car l'évolution de la science ne se fait pas par des corrections successives d'erreurs(5), mais par des changements de paradigmes (des manières de percevoir le monde), les différents paradigmes pouvant être incommensurables, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de sens, dans un paradigme donné, à se demander si un autre paradigme est vrai ou faux : il est simplement différent.
Mais nos perceptions, toutes limitées qu'elles soient, sont néanmoins indispensables : il faut à l'activité scientifiques deux « jambes » pour pouvoir marcher, que sont l'observation et l'interprétation.
Observer sans interpréter, dans les domaines scientifiques, ça n'apporte pas grand chose : on n'assouvira pas notre curiosité si l'on se contente de dire « tiens, c'est comme ça », sans chercher à comprendre ce que c'est au juste que ce « comme ça », ce que ça nous explique par ailleurs, et ce que ça peut nous permettre de prévoir.
Mais interpréter sans observer, c'est dangereux, car cela conduit à nier la réalité. Celui qui pose « mon raisonnement pur me dit que ça doit forcément être comme ça » en refusant d'aller vérifier, le jour où il tombera sur quelqu'un qui lui soutient l'inverse, comment réagira-t-il ? En cas de désaccord, c'est l'expérience qui permet de départager les points de vue.
Cette interprétation, comme je l'ai dit, se doit d'être rigoureuse(6). L'épistémologue Karl Popper a proposé un premier critère, essentiel, avec le concept de réfutabilité (le terme anglais est « falsifiability », ce qui fait qu'on rencontre parfois « falsifiabilité », qui ressemble, mais ne veut pas dire la même chose ; c'est une erreur de traduction classique).
L'idée (que j'avais déjà évoquée ici), est que tout énoncé qui se veut scientifique doit admettre la possibilité d'être remis en question. En effet, il est nécessaire d'avoir vérifié un énoncé pour pouvoir raisonnablement s'en resservir… et vérifier nécessite de déterminer sous quelles conditions on pourrait considérer que c'est faux.
L'épistémologie a cependant progressé depuis Popper, et nous a apporté d'autres critères pour définir ce qui est science et ce qui ne l'est pas. Ils sont aujourd'hui au nombre de quatre(7).
Le premier de ces critères actuels, qui est une forme développée de la réfutabilité, est donc le fait de toujours conserver un scepticisme initial sur les faits et leurs interprétations. Rien n'est acquis de manière définitive, et tout est, au contraire, en perpétuelle remise en question. Une donnée nouvelle(8) peut conduire à invalider des travaux précédents.
Notez que cela n'empêche bien sûr pas d'avoir des idées préconçues sur la façon dont les choses doivent être. Il n'est pas absurde, loin de là, de supposer initialement que les choses doivent marcher d'une certaine manière, pour des raisons autres que scientifiques. C'est même difficilement contournable, dans la mesure où notre manière de penser est très directement conditionnée par la société dans laquelle nous vivons et ses représentations. Simplement, il faut prendre ces suppositions initiales pour ce qu'elles sont : des hypothèses de travail, qui pourront être remises en question.
Le critère suivant est un matérialisme méthodologique(9), qui pose que les seules choses avec lesquelles, en tant que scientifiques, nous sommes capables de travailler, sont celles qui sont issues du monde matériel (matière ou propriétés très sophistiquées de la matière, cela inclue bien sûr les champs d'études de la sociologie et des autres sciences dites « humaines »(10)). La définition de ce monde matériel est d'ailleurs la raison de ce critère : est appelé « matériel » ce qui réagit quand on « appuie » dessus ; « appuyer » dessus et voir quelle est la réaction, c'est notre méthode de travail. Si on ne peut pas « appuyer » sur un objet, alors on ne peut pas observer sa réaction, et donc on ne peut pas l'interpréter : impossible, donc, de faire de la science avec.
Le troisième est le réalisme, au sens premier indiqué par le dictionnaire d'Émile Littré :
-
Doctrine qui suppose que nous connaissons le monde extérieur comme une réalité objective, par opposition à la doctrine de Berkeley, qui déclare qu'en rien nous ne connaissons que nos impressions(11).
En d'autres termes, nous considérons que les règles de fonctionnement mises en avant par la science ne doivent pas dépendre de la personne qui les énonce. Comprenez bien : cela ne veut pas dire que le scientifique ne serait qu'un « pur observateur », sans influence sur ce qu'il observe. Au contraire, « observer, c'est perturber » : nous avons vu au point précédent qu'il n'est pas de science envisageable sans action de l'observateur sur l'objet étudié. Mais nous partons du principe que les règles de fonctionnement sont les mêmes partout, et que deux observateurs différents, mais « appuyant » sur l'objet de la même manière, observeront la même réaction.
Enfin, le dernier critère, que l'on appelle rationalité, nous indique que les théories doivent suivre les règles de la logique et se conformer au principe de parcimonie, qui est un principe d'économie d'hypothèses aussi appelé rasoir d'Ockham : lorsque deux théories décrivent aussi précisément ce qui se passe, mais que l'une mobilise moins d'hypothèses que l'autre, alors il vaut mieux privilégier la première à la seconde. En d'autres termes, si une hypothèse de départ peut être évitée sans que cela ne change quoi que ce soit aux conclusions, alors on se comporte comme s'il n'y avait pas besoin de prendre en compte cette hypothèse(12).
Mises à contribution conjointement, ces deux activités d'observation et d'interprétation (la seconde suivant les conditions précisées ci-dessus) permettent donc de produire des connaissances que l'on considère comme objectives, c'est-à-dire que l'on suppose qu'elles ne dépendent pas de la personne qui les tient. Préciser « connaissances objectives », et non pas seulement « connaissances », est assez important, car cela, à la fois, re-situe dans le contexte de réalisme scientifique décrit précédemment, et indique que ces connaissances ont été vérifiées : les données produites par l'activité scientifique ne reçoivent cette qualification que lorsqu'elles ont été corroborées par plusieurs laboratoires indépendants les uns des autres. La science est, par essence, une démarche collective.
La science repose donc, en quelque sorte, sur un double pari : d'une part, celui de l'existence d'un monde qui ne dépend pas de notre subjectivité personnelle ; et d'autre part, celui posant que nous sommes capables de comprendre ce monde(13). Il s'agit de paris : nous ne savons pas s'ils sont fondés ou non. Ne sachant pas, nous essayons, pour voir… et il faut reconnaître que, pour le moment, les résultats sont plutôt encourageants.
Mais il est une autre limite importante à prendre en compte, et qui est que ces connaissances ne sont que ce qu'elles sont : des données. S'il est important, pour prendre une décision, de bien connaître les données du problème, celles-ci ne suffisent pas. La science n'est pas habilitée à prendre des décisions pour la conduite de la société ; elle se contente de mettre à disposition de la société des informations qui, nous l'espérons, l'aideront à prendre lesdites décisions.
Les scientifiques, bien sûr, font partie de cette société, et participent donc, en tant que citoyens, à la prise de décision. Mais ils le font uniquement en tant que citoyen et au même titre que les autres : leur activité de scientifique ne leur donne pas plus de poids pour cette tâche. Si quelqu'un vient se présenter à vous pour vous dire ce que vous devez faire en brandissant son statut de « scientifique » pour justifier son intervention, méfiez-vous(14).
Et si, dans l'autre sens, quelqu'un vient poser que la science, à n'importe lequel des sens évoqués en début d'article, devrait se suffire à elle-même pour diriger la société, méfiez-vous tout autant : cela prive les citoyens de leur pouvoir de décision ; en même temps que cela pose sur les scientifiques une responsabilité trop lourde et imméritée, qui nuit à l'exercice de leur activité. Ce n'est donc bon pour personne (et c'est souvent un faux prétexte pour faire passer en douce des idées en les présentant comme incontournables alors qu'elles ne le sont en rien).
Avant de boucler cet article, qui commence à être bien long, surtout compte tenu du nombre de notes ci-dessous, je voudrais rajouter encore un petit mot concernant les mathématiques : à proprement parler, en appliquant précisément les critères décrits précédemment, on peut peut-être se demander s'il s'agit réellement d'une discipline scientifique, dans la mesure où certains des travaux dans ce domaine semblent totalement dénués de tout lien avec notre monde matériel, sans que cela ne gêne en quoi que ce soit les gens qui travaillent dessus.
Comme je vous l'ai déjà dit, il faut cependant se méfier : on ne sait jamais à l'avance quelles applications concrètes vont surgir d'un domaine de recherche donné. On a déjà vu, notamment avec l'avènement de l'informatique, des applications trouvées tardivement à des champs de recherche en mathématiques fondamentales qui semblaient jusque là ne pas devoir en avoir.
En fait, la place des mathématiques dans les sciences est assez particulière. Un certain Galileo Galilei a avancé autrefois : le livre de la nature est écrit dans un langage mathématique
. Cette phrase prend d'autant plus de sens maintenant que nous avons nos ordinateurs et les différents langages de programmation. Si l'on envisage la science comme étant la rétro-ingénierie de l'Univers, les mathématiques forment le langage, l'outil fondamental, dans lequel nous pouvons exprimer les résultats de ce travail.
Pour conclure, je vais simplement vous renvoyer aux conférences de Guillaume Lecointre et André Brahic dont les liens vous sont donnés dans les notes (ainsi que sur cette page). Vous y retrouverez une bonne partie de ce que j'ai dit dans cet article, accompagnés d'un certain nombre d'autres points aussi importants qu'intéressants.
Guillaume Lecointre, systématicien, insiste comme moi sur l'importance de la démarche scientifique, et sur la place de la science dans la prise de décision collective. Il le fait en explicitant quelles sont les manœuvres en marche aujourd'hui qui tentent de détourner la science de sa véritable fonction, et en rappelant les raisons pour lesquelles cela concerne l'ensemble des citoyens.
André Brahic, astrophysicien, explique ce qu'est le travail d'étude des planètes, et ce que celui-ci peut nous apporter à nous autres qui, pour l'instant, restons sur notre bonne vieille Terre ou à une distance très proche. Malgré quelques « blagues » qui font parfois un peu grincer les dents, il nous montre de magnifiques images qui, entre autres, nous rappellent un point fondamental : la science, ça permet aussi de rêver.