§ Posté le 15/02/2013 à 19h 53m 11
Dans un article récent, je vous exposais quelques considérations sur la façon dont nous reconnaissons l'intelligence, et je concluais en disant que, puisqu'à l'heure actuelle, une seule espèce est reconnue comme intelligente, il pourrait être intéressant de nous préoccuper un peu plus de comprendre celle-la.
Et en effet, force est de constater qu'il y a du travail, parce que cette « intelligence » revendiquée semble parfois assez curieusement appliquée.
Avant de passer à des considérations plus générales, je vais commencer par une sorte de cas d'école, que j'ai rencontré il y a quelques jours. Un petit exemple de rien du tout, auquel il n'y aurait aucune raison de prêter attention, s'il n'était aussi représentatif, et hélas, loin d'être isolé. Laissez-moi vous raconter ce qui s'est passé, afin de recontextualiser pour ceux qui n'y ont pas assisté, puis je vais développer les réflexions que j'en tire, ce qui expliquera peut-être aux témoins de la scène pourquoi j'y ai attaché autant d'importance.
La scène se passe en fin de soirée (ou le lendemain matin très tôt, selon les points de vue), sur la chatbox d'un forum par ailleurs très chouette et que je vous conseille vivement(1). Quelqu'un lance une plaisanterie impliquant une opposition entre le fait d'être chaste et celui d'avoir des enfants ; je réponds machinalement qu'il n'y en a pas (d'opposition).
Quelqu'un me soutient que si ; bon, je vais lui chercher la définition sur le TLFi soutenant mon point de vue. Il me répond qu'il ne fait pas confiance en n'importe quel dictionnaire (What?) et que son dictionnaire (papier) de l'Académie française lui indique le contraire. Il ne s'agit pas ici d'un bête problème de polysémie, puisqu'il indique que son dictionnaire ne mentionne qu'un seul sens possible.
Devant une contradiction entre deux sources, le premier réflexe qui me vient à l'esprit est d'en chercher une autre pour vérifier. L'Académie accepte les mails de questionnement, je lui suggère donc de les contacter. Il refuse, prétextant que, puisque son dictionnaire vient de l'académie, il est inutile de le leur demander.
Soit ; je propose donc de le faire moi-même, ne serait-ce que pour vérifier la validité de la définition dans le TLF. C'est toujours important, de savoir si un dictionnaire est crédible ou pas (et, bon, le TLF n'est pas « n'importe quel » dictionnaire, non plus). Je lui demande donc, histoire de contextualiser la demande, la référence précise de son dictionnaire.
Il répond qu'il l'a rangé entre temps, et qu'aller le chercher risquerait de faire trop de bruit. Étant donné qu'il est une heure du matin, j'accepte ses contraintes et lui demande de me renvoyer cette adresse le lendemain, quand ce sera moins sensible. Le lendemain, je prépare mon message à l'Académie, et, n'ayant pas de nouvelles, lui envoie un rapide message de rappel.
Je vous le cite avec sa réponse, que vous puissiez juger :
Salut,
pourrais-tu me filer la référence exacte du dictionnaire et la citation complète de la définition, stp ?
Elzen, il paraît que t'es prof mais ton comportement n'est pas celui d'un prof.
Continuer un débat ridicule comme celui-ci fait à une heure toute aussi ridicule est plus un exemple d'immaturité.
Le Débat est clos pour moi.
Dans cet exemple, le sujet du débat lui-même est tout-à-fait secondaire. Il se trouve finalement que j'avais raison, mais cela n'a aucune importance : ce qui compte ici est ce que cet exemple révèle sur nos comportements.
Nous avons ici une oppositions de points de vue sur un sujet aisément vérifiable (il « suffit » de contacter l'Académie et d'attendre leur réponse, inutile d'en dire plus). L'enjeu, plus que le simple sens du mot concerné, est la fiabilité de nos sources : manifestement, si deux sources s'opposent ainsi, l'une doit se tromper ; et il est important de savoir si l'on peut, ou non, faire confiance aux outils que l'on utilise.
Je relève trois choses(2) dans son dernier message : d'une part, un recours totalement inapproprié à ma profession (quel serait ce comportement « de prof » que je serais censé appliquer lorsque je discute avec des camarades en dehors de toute obligation professionnelle, et en quoi le fait de chercher à vérifier les informations reçues serait contradictoire avec ce comportement ?).
D'autre part, une notion de « continuer le débat » assez particulière, puisque je ne lui demandais qu'une information unique me permettant de vérifier lequel de nous deux avait raison, sans plus de participation de sa part. Au contraire, la vérification est ce qui permet de clore le débat, puisqu'elle apporte une réponse définitive au lieu de la laisser en suspend.
De tierce part, et surtout, une accusation d'« immaturité » que j'ai, je vous l'avoue, du mal à digérer. Si quelqu'un pouvait m'expliquer en quoi le fait de demander une référence peut être qualifiable d'« immature », et quelle est la « maturité » qu'il y aurait à laisser une question en l'air quand la vérification est aussi simple, je lui en serais vivement reconnaissant.
Peut-être, comme l'hypothèse m'en a été faite par un témoin indirect de la scène, mon interlocuteur refusait-il simplement de courir le risque de devoir reconnaître son erreur ? Voilà un comportement qui, s'il est hélas assez courant chez les « grandes personnes », me semble au contraire beaucoup plus immature.
Se tromper est normal ; cela nous arrive à tous, et c'est même ainsi que l'on apprend, pour peu que l'on ne veuille pas rester enfermé dans son erreur. Il y a la fierté, bien sûr, qui a parfois tendance à nous faire minimiser exagérément nos erreurs ; simplement, il faut les reconnaître pour pouvoir avancer(3).
Quoiqu'il en soit, j'aurais peut-être pu le laisser dire, mais il se trouve que je suis assez têtu(4), et que quand on me soutient mordicus quelque chose que je sais, références à l'appui, être faux, bah j'ai tendance à m'accrocher. Le TLF m'aurait donné, dès le départ, une information allant davantage dans son sens, j'aurais reconnu mon erreur et laissé tomber ; comme il a confirmé ma position, au contraire, je suis passé en mode « sentinelle naine » à défendre mon bout de terrain(5).
La raison pour laquelle j'ai surtout insisté, au cours de la discussion, pour que l'un de nous deux envoie ce message avec les références précises, est peut-être liée à l'autre partie de ma profession : la démarche scientifique, que je suis habitué à utiliser, repose sur une vérification précise et contrôlée. Quand une expérience est simple à faire, et permet de conclure efficacement, il me semble simplement évident de la tenter, et aberrant de s'en abstenir.
Mais cessons ce cas particulier et passons au cas plus général. Notamment en mentionnant le fait que l'expérience n'est hélas pas toujours aussi simple à faire.
Savoir s'il y a une expérience à tenter est déjà quelque chose d'important. Dans son article concernant les hypothèses complotistes, Marie-Lou insiste sur un fait important : un énoncé, pour être recevable, doit admettre la réfutation (on le dit donc « réfutable », ou bien « falsifiable » au sens de Popper. J'ai tendance à préférer le premier mot, afin d'éviter les ambiguïtés possibles).
Si l'auteur du propos n'admet rien qui puisse venir réfuter son hypothèse, c'est que celle-ci n'est pas constructive : pour savoir si un raisonnement logique peut, ou ne peut pas, correspondre à la réalité, il faut qu'il contienne un élément vérifiable.
L'exemple classique à ce sujet est le raisonnement cyclique du type « toute action est égoïste », qui pose qu'une action altruiste vise avant tout à faire plaisir à la personne qui l'effectue. Par principe, ce raisonnement n'admet pas de réfutation possible (toute action proposée sera systématiquement réinterprétée comme étant égoïste), ce qui fait qu'il n'y a aucun moyen de vérifier sa validité.
Et chaque détail, même s'il semble négligeable, est important, car il participe, avec une myriade d'autres détails, à la situation globale.
Le forum Ubuntu-fr contient un sujet traitant du sexisme, dans lequel quelques unes des personnes que je cite de temps à autres dans ce blog interviennent. On y relève notamment un certain nombre de points qui ont l'air, au premier abord, anodins, et qui pourtant contribuent à rentre notre société sexiste.
Citons, entre autres points : le fait que l'on habille, dès la maternité, les filles en rose et les garçons en bleu. Le fait que les personnages féminins, dans nombre de BDs, soient souvent (re)présentés comme nécessairement « sexy » (voyez The Hawkeye Initiative). Les publicités pour tout et n'importe quoi, dont notamment celle qui a motivé l'ouverture du sujet. Ou encore les compliments que l'on fait spontanément aux petites filles et aux petits garçons (lisez les quatre premiers messages de cette page).
Ce message de Biaise, arrivé entre temps, exprime mieux que je ne le pourrais certaines considérations de cet ordre. Je ne peux que vous encourager à le lire.
On ne peut pas passer sa vie à réfléchir à tout, bien sûr. Mais quand une personne nous pointe un détail qui lui semble important, alors il est important de prendre ce détail en compte et d'y réfléchir un moment, plutôt que de le rejeter d'entrée de jeu comme nécessairement insignifiant.
En tant qu'êtres pensants et intelligents, ce que nous nous plaisons à prétendre être, savoir prendre du recul par rapport à nos propres automatismes me semble une attitude nécessaire.
J'en ai discuté avec Grünt récemment, et il a soulevé un point auquel je n'avais pas encore fait attention ; une expression que l'on nous sert quelquefois lorsque nous avançons des réflexions qui vont au delà de ce à quoi les gens pensent habituellement : « tu réfléchis trop ».
On peut, certes, parfois, « trop » réfléchir, lorsque l'on commence à en avoir mal à la tête(6). Ou lorsqu'il devient urgent de faire quelque chose et qu'on n'arrive pas à se décider pour quoi. Mais en dehors de ces cas spécifiques, comment peut-on trop réfléchir ?
Ne seraient-ce pas plutôt les gens qui rapportent ça qui, par flemme, manque d'intérêt ou autre, ne réfléchissent pas assez ? (Ça peut aussi simplement ne pas être le bon moment pour en parler, mais dans ce cas, la phrase en question me semblerait mal choisie).
Notre cerveau est fait pour servir ; s'il nous pousse plus loin que ce à quoi nous attendions, c'est qu'il y avait plus à creuser, tout simplement.
Un aspect qui me semble particulièrement important, lorsque nous débattons avec d'autres personnes, est de prendre en compte le fait qu'elles sont des personnes différentes, et que par conséquent, rien n'oblige à ce qu'elles aient la même manière que nous de penser.
Il existe un principe d'interprétation des actions humaines appelé rasoir d'Hanlon, et qui dit qu'il ne faut pas recourir à la malveillance pour expliquer ce qui peut l'être par la simple bêtise. Dans le même ordre d'idées, je pose que l'on peut, souvent, recourir à la simple mécompréhension entre deux personnes plutôt que de présupposer d'une quelconque malhonnêteté intellectuelle.
Je vous l'ai déjà évoqué : les différentes manières de manier la langue, les différents vécus de chaque intervenant font que notre façon de réagir ne correspond pas nécessairement aux schémas mentaux des autres, et réciproquement. C'est pourquoi il est essentiel, lorsqu'il y a désaccord sur la forme, de s'y arrêter un moment, le temps de régler ça.
Contrairement à ce que l'on entend parfois, on ne critique pas forcément la forme « parce que l'on n'a rien à dire sur le fond ». Cela peut être, au contraire, pour s'assurer de la bonne mise en avant de ce fond, condition nécessaire pour pouvoir y répondre (en allant dans son sens comme en s'y opposant).
Et il est essentiel (je ne le fais pas assez, et je comprends aisément que l'on me le reproche) de citer des sources lorsque l'on avance des éléments « sourçables ». Demander des sources, ou un complément d'explications, c'est le contraire de rejeter en bloc un propos : c'est lui accorder une chance de convaincre lorsqu'il n'a pas encore réussi à le faire.
Effectivement, je suis prof. Et je sais donc que la pédagogie, ça passe par la répétition et la reformulation. Quand ce qui bloque, dans une discussion, est qu'une chose n'est pas comprise, il me semble nécessaire de faire en sorte de l'expliquer plus clairement. Je l'ai déjà dit, mais la fameuse citation de Boileau stipulant qu'il suffit de bien comprendre pour savoir bien expliciter est fondamentalement absurde, car l'explicitation est un travail à part entière, et parfois plus compliqué que la seule compréhension.
Si quelqu'un ne comprend pas, ou comprend mal, vos propos, ne lui en tenez pas rigueur : il se peut que cela vienne de vous, parce que vous n'avez pas été assez clair. Je dirais que, le plus souvent, les torts sont partagés ; et se braquer, hurler que c'est inadmissible, cela ne peut qu'aggraver la situation. Parfois, certaines personnes sont assez malhonnêtes pour déformer intentionnellement vos propos ; mais il ne me semble pas que cela soit le cas le plus fréquent.
Et si vous êtes en désaccord avec moi sur un sujet ou un autre, vous êtes prévenus : prouvez-moi que j'ai tort et je le reconnaîtrai volontiers ; s'il s'avère que j'ai raison, je n'en démordrai pas. Il se peut dans les deux cas, si ça fait écho à mes réflexions du moment, que vous finissiez cité(e) sur mon blog. Pour des excuses dans le premier, pour des interrogations comme celles-ci dans l'autre, car il me semble, parfois, avoir vraiment du mal à comprendre certains représentants du genre humain.
Toute personne susceptible de m'aider dans cette tâche est vivement priée de se manifester.