§ Posté le 17/03/2013 à 1h 02m 30
J'étais, le week-end dernier, au stand dédié au numérique Libre du salon Primevère, à Lyon, que j'ai quitté brièvement le dimanche après-midi pour aller assister à la conférence que donnait, sur ce même salon, un certain Cédric Biagini, auteur d'un livre intitulé L'emprise numérique : comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies.
En fait, à partir du moment où j'ai vu l'encart, dans le livret de présentation du salon, qui annonçait cette conférence, j'aurais difficilement pu ne pas y aller, tant l'annonce en question semblait trollesque : il fallait, au minimum, que je vois si le discours réel y correspondait ou pas(1).
Finalement, j'ai eu du discours de ce conférencier une impression assez proche de celle que j'ai de la prose de Bernard Werber, à qui j'ai déjà consacré un article : il y a, dans le lot, de bonnes informations et des idées intéressantes, mais elles sont entourées par tant d'approximations, de contradictions et de considérations douteuses qu'elles me semblent desservies.
Qu'on me permette donc de tenter de démêler un peu tout ça, et l'auteur des propos, à qui j'ai envoyé un lien vers cet article, pourra s'il le souhaite répondre à mes remarques(2). Je vais détailler mes impressions en trois points : les contradictions, les approximations, et les choses à retenir ; et je réserverai un autre article aux contre-arguments que j'ai à apporter.
Je tiens au passage à remercier Grünt, et quelques autres membres de l'association Illyse qui, venus comme moi assister à la conférence, m'ont fait profiter de leurs notes et de leurs remarques pour la rédaction de cet article (Node : à la demande des personnes en question, je viens de publier chez eux une version condensée de ce double article).
I. Les condradictions
Deux choses m'ont particulièrement choqué durant la conférence : le traitement accordé à la loi « Création et Internet » (loi à l'origine de la célèbre HADŒPI), et le retournement de situation dans la manière de présenter le mouvement Hacker.
Je suis donc intervenu pour soulever ces deux points durant les questions : la première a reçu une réponse partielle, qui m'a semblé quelque peu évasive ; la seconde a été simplement « oubliée », le conférencier ayant préféré répondre à une autre partie de ma remarque qui le mettait plus à son avantage.
Concernant le premier point, tout d'abord : pendant la première partie de la conférence, l'intervenant, qui s'est présenté comme libertaire, nous a exposé son désaccord vis-à-vis des multinationales et leur tendance à refuser la liberté aux individus ; ce en quoi je ne pouvais que le soutenir. Puis, au détour d'une phrase, est survenue la perle : selon lui, l'opposition à cette loi serait le fruit d'une poignée d'irresponsables voulant détruire le droit d'auteur pour pouvoir faire n'importe quoi.
Contresens d'autant plus navrant qu'il est en opposition totale avec la pensée qu'il revendique. Laissez-moi resituer : la loi en question, proposée sous l'influence notoire des grosses entreprises d'édition de contenu, désirait contraindre les fournisseurs d'accès à Internet à suspendre l'abonnement de leurs clients en cas de téléchargement illégal, sans même de passage devant le juge.
C'est le Conseil Constitutionnel qui a rejeté la première forme de cette loi, en raison de son opposition manifeste aux principes de liberté d'expression et de présomption d'innocence, comme nous l'avait, à l'époque, fort bien expliqué Maître Eolas.
Prendre parti, comme il l'a fait, pour la HADŒPI, contre ses opposants, cela revient à prendre la défense des multinationales dans leurs actions destinées à priver les individus de liberté, soit très exactement le contraire ce qu'il nous présentait précédemment. C'est aussi considérer que laisser des libertés aux gens revient à les encourager à faire n'importe quoi. Et ce type se dit libertaire, tout va bien.(3)
Il y a aussi un amalgame entre le droit d'auteur (citation de l'auteur d'origine, respect de l'œuvre…) et le copyright (restrictions du droit d'utilisation, mesures anti-copies…). Mais bon, je passe ceci pour le moment.
Le second point est du même ordre : après une présentation assez rapide et approximative, mais pas trop mauvaise pour autant, de la naissance de l'informatique et du milieu Hacker (bon, il m'a semblé qu'il considérait Bill Gates et Steve Jobs comme des Hackers, ce qui aurait tendance à retirer toute crédibilité à ce qu'il dit à ce sujet(4), mais bon…) ; en précisant bien que l'outil avait été créé dans un idéal beaucoup plus proche de celui du logiciel libre que de celui des multinationales auxquelles il s'oppose, ce qui est en effet on ne peut plus exact…
…et puis, sans trop qu'on sache pourquoi ni comment, dans son discours, le numérique devient rapidement quelque chose qui fonctionnerait intrinsèquement sur le second modèle, et voilà que les Hackers ne seraient plus qu'une minorité souhaitant le détourner de son état naturel.
Là, j'avoue : si quelqu'un était susceptible de m'expliquer comment des gens, dont on reconnaît qu'ils sont ceux ayant conçu quelque chose, pourraient chercher à détourner la chose en question en continuant de s'en servir comme ils l'ont fait depuis le début, ça m'intéresserait.
Il me semble que, d'une manière générale, si détournement il y a, ce n'est pas exactement l'usage initial qui peut être qualifié ainsi ; en l'occurrence, ce sont les usages majoritaires actuels de l'informatique qui sont un détournement, pas l'inverse. Un détournement qui a réussi à s'imposer à l'esprit, mais un détournement tout de même.
Une troisième contradiction curieuse est venue en réponse à un commentaire de Grünt : celui-ci a avancé une proposition qui a notamment été posée par Michel Serres, selon laquelle le numérique serait, après l'écriture et l'imprimerie, la troisième grande révolution dans nos manières d'envisager le savoir.
Le conférencier a répondu en disant que Michel Serres avait raison sur ce point ; que l'écriture, effectivement, comme le soulevait Grünt, avait permis de se dispenser de devoir tout retenir par cœur ; et que l'imprimerie avait permis ensuite de rendre cette écriture bien plus accessible en permettant une reproduction simplifiée.
Mais, bien qu'il ait donné raison à ce propos, et avant même la fin de la phrase, le numérique avait déjà perdu ce statut de révolution, et n'était plus, selon lui, qu'une sorte d'incident de parcours.
II. Les approximations
Comme je l'ai brièvement évoqué ci-dessus, le conférencier s'est présenté comme étant libertaire, et a passé une bonne partie de sa conférence à dénoncer la pensée « libérale ». Il se trouve que ce terme de « libéral » a plusieurs significations possibles(5), et il m'aurait semblé assez important, à un moment ou à un autre, de l'entendre spécifier clairement qu'il s'attaquait à l'un de ces sens en particulier. Cependant, compte tenu du format (conférence d'une heure trente, questions comprises), je ne peux honnêtement pas lui tenir rigueur de ne pas avoir pris le temps de détailler
En revanche, je lui tiens bien davantage rigueur de la façon dont il a manié les statistiques. Il m'a semblé retrouver dans certains de ses propos le même procédé de construction que celui utilisé, notamment, par certains sexistes (dont vous savez déjà que la manière de penser ne me convient pas) pour tenter de justifier leur position.
Ce procédé de construction est le suivant : lorsque l'on veut poser comme allant de soi un comportement qui n'est que majoritaire (et qu'on ne peut donc pas, face à un public informé, faire comme si tout le monde se comportait ainsi, le contre-exemple étant tout prêt à se montrer), l'on tente de poser ce comportement majoritaire comme étant « normal », « naturel » (en recourant pour cela à un facteur possible comme étant le seul ayant une influence), et de désigner les personnes qui n'y correspondent pas comme des exceptions, des « anormaux », allant contre « l'ordre naturel des choses », afin de justifier que l'on les néglige.
Chez les sexistes, ce raisonnement est utilisé pour montrer, par exemple, que l'homme et la femme auraient « naturellement » des centres d'intérêts distincts, en avançant comme prétexte une différence biologique. Dans cette conférence, ce raisonnement était utilisé pour montrer que l'utilisation de Facebook, Twitter, Google et compagnie était l'usage « naturel » du numérique, en avançant comme prétexte que le numérique était intrinsèquement conçu pour favoriser cet usage.
Certes, dans les deux cas, la majorité est écrasante ; la proportion d'usagers de l'informatique à ne pas avoir de compte sur l'un de ces réseaux sociaux doit être, actuellement, à peu près aussi faible que la proportion de femmes dans des filières considérées comme « masculines », et réciproquement ; néanmoins, ce n'est pas pour autant que la minorité devrait être négligée.
Et surtout, dans un cas comme dans l'autre, c'est oublier un peu vite les très nombreux facteurs sociologiques qui interviennent : dès leur enfance, garçons et filles sont cloisonné⋅e⋅s dans des rôles clairement distincts, qui ont sans doute plus d'influence que d'éventuelles divergences d'intérêts d'origine purement biologique. De la même façon, dans le cas des réseaux sociaux, une forte pression sociale encourage les gens à s'inscrire sans se poser de questions (un exemple à la limite du caricatural, et pourtant sérieux, est évoqué dans ce sujet).
J'ai eu un autre problème avec sa manière de manier la logique lorsqu'il a avancé, en réponse à ceux qui posent le numérique comme une pierre importante dans la construction de la société du savoir, que l'apport d'une grande quantité d'informations n'a pas semblé avoir l'influence que l'on en attendait, et que cela signifiait donc pour lui qu'elle n'était pas si nécessaire que cela.
Il se trouve qu'il oublie un peu rapidement que « nécessaire » signifie que la chose est requise, mais pas forcément qu'elle soit seule à l'être. L'accès à l'information est, me semble-t-il, bel et bien nécessaire ; il n'est en revanche pas suffisant, ce qui n'est pas la même propriété.
Et puis, il avait tendance à considérer l'ensemble de la technologie et de ses applications comme une sorte d'entité unique, considérant par exemple comme exactement analogues l'enthousiasme devant la sortie du dernier smartphone à la mode, et celui provoqué par l'apport du numérique dans les révolutions du printemps arabe. Cela s'est également senti lorsque, reprenant pour son compte une étude marketing issue de je-ne-sais-plus-où, il a classé l'humanité en quatre catégories en fonction de leur rapport à « la technologie », oubliant par là que le milieu des libristes, notamment, a tendance à être fermement opposé à la plupart des exemples qu'il citait. Quand des gens qui s'investissent pour le numérique et qui en maîtrisent le fonctionnement sont à classer dans les « technophobes », il me semble qu'il y a un soucis dans le classement.
L'ensemble m'a, comme je l'ai signalé durant les questions (ce à quoi le conférencier m'a rétorqué qu'il n'avait « aucun intérêt » à se comporter ainsi ; j'y réponds qu'il ne serait malheureusement pas le premier à se comporter ainsi sans intérêt aucun…(6)), laissé l'impression que la conclusion de ses travaux avait en fait été posée d'entrée de jeu, comme impossible à remettre en question, et qu'il a ensuite cherché tous les moyens possibles de la confirmer, quitte à parfois détourner les choses pour les faire correspondre à ce dont il avait besoin. Ce qui, vous le savez, ne correspond pas du tout à ma manière de réfléchir.
Mais cessons-là la partie négative de la critique, pour nous intéresser davantage aux aspects intéressants de ce qui a été développé. Il y en avait heureusement suffisamment pour que je puisse rappeler ici qu'une critique peut, aussi, être positive.
III. Les bonnes idées
En premier lieu, le conférencier a cité le rapport au temps, et cette sorte de paradoxe évoquée avant lui par le sociologue allemand Hartmut Rosa, sur lequel il s'appuie : les machines étaient censées nous faire gagner du temps, et pourtant, nous avons davantage qu'avant l'impression d'en manquer.
C'est que, si les opérations que l'on effectue prennent effectivement moins de temps grâce aux machines, celles-ci ont tellement augmenté le nombre d'activités possibles que le temps ainsi dégagé se trouve très rapidement rempli par autre chose.
L'un des exemples fournis est celui de l'échange de courrier : écrire et envoyer un mail est beaucoup plus rapide que d'écrire et d'envoyer une lettre ; mais le nombre de mails que nous échangeons est en moyenne beaucoup plus important que celui de lettres l'était autrefois.
Son conseil à ce sujet me semble particulièrement avisé : il est bon, régulièrement, de prendre du recul vis-à-vis de la machine ; du temps pour soi, pour méditer, pour se reposer l'esprit… bref, ne pas oublier que nous avons aussi le droit de profiter de ce gain de temps, plutôt que de chercher à tout prix à le combler.
Cette prise de recul, de liberté par rapport aux outils, s'exprime aussi d'une manière plus générale. Dans son commentaire de l'analyse de Michel Serres, il a soulevé un point assez intéressant : l'écriture n'a pas tué le par cœur ; bien que nous n'en ayons plus forcément la nécessité, nous continuons de retenir des choses, ce qui est une activité stimulante pour l'esprit.
De la même façon, le numérique ne doit pas tuer le livre ; la lecture, elle aussi, est utile à notre esprit et à notre façon de raisonner. On n'a pas la même approche d'un support papier et d'un fichier à l'écran ; la masse d'informations disponible sur Internet nous pousse parfois à une tendance à zapper de l'une à l'autre qui nous empêche d'approfondir les choses, ce qui, pourtant, est essentiel.
Et il est important que nous restions capables de nous débrouiller sans nos appareils, car il est loin d'être évident que nous pourrons toujours nous appuyer sur eux ; s'ils peuvent être utiles, ils ne doivent pas nous rendre dépendant d'eux.
Point qu'il n'a pas beaucoup évoqué durant la conférence, mais qu'il aborde davantage dans son livre : les nouveaux outils permettent de récupérer des informations qui étaient inaccessibles jusque là, et d'agir en conséquence, ce qui n'est pas toujours heureux. Ainsi, le « livre numérique » permet un suivi précis des éléments que suivent des yeux les lecteurs, ouvrant la porte à une forme d'industrialisation de la lecture (concevoir les livres en optimisant les paramètres permettant d'attirer l'attention…) qui n'est pas sans poser quelques problèmes (je vous rassure, mes récits à moi ne sont pas fait comme ça).
D'une manière générale, beaucoup de problèmes de vie privée se posent, et nous nous rejoignons sur ce point également. Les réseaux sociaux qui vampirisent la parole et les idées des gens ; les puces électroniques que certaines personnes se mettent elles-mêmes sous la peau pour leur propre traçabilité (c'est assez utilisé en Espagne pour l'entrée en boîte de nuit, paraît-il), nous les rejetons comme lui ; il y a, dans de nombreux aspects du numérique tel qu'il est massivement utilisé de nos jours, beaucoup de choses qui ont de quoi faire peur, de choses auxquelles il me semble nécessaire de s'opposer.
Ces points, il faut cependant le noter, ne sont pas proposés seulement par les personnes en désaccord avec la technologie dans son ensemble : le monde numérique lui-même les émet et les partage. Je vous renvoie par exemple à cet article sur le Framablog ; et Grünt me cite aussi ce commentaire qui va également dans ce sens.
Finalement, je pense que le désaccord entre nos deux positions, outre les aspects de construction que j'ai évoqué plus tôt, réside essentiellement dans la vision que nous avons, non pas des machines et de la technologie, mais de l'humain : en posant, comme il le fait, que la technologie possède intrinsèquement cet aspect « déshumanisant », il me semble qu'il pose le portrait d'une humanité manquant de capacité à se remettre en question, à prendre du recul, à ne pas se laisser manipuler par ses propres outils.
Je suppose au contraire que l'humain, me semble-t-il doué d'intelligence, est capable d'effectuer ce travail intellectuel et d'apprendre, au contraire, à en tirer avantage ; de la même façon que je pense que nous pourrons, un jour, nous débarrasser des discriminations racistes ou sexistes que la culture actuelle nous a fait assimiler. La tâche me semble même plus accessible dans le cadre du numérique, parce que les problèmes correspondants sont, étant plus récents, bien moins ancrés dans notre manière de concevoir le monde, et donc plus aisés à bousculer.
Nous sommes d'accord sur le fait que l'usage majoritaire actuel du numérique est problématique ; mais il me semble que ce n'est pas en rejetant le numérique dans son ensemble que nous corrigerons les choses.
Je pense au contraire que le mouvement du logiciel Libre, qui implique une réappropriation du numérique par l'ensemble de la société, permettra de résoudre ce problème, sans pour autant nous priver des nombreux apports positifs.