Le Livre d'Argent

Comme j'arrive apparemment pas à écrire un truc sérieux voici une petite réflexion qui m'a été inspirée par la lecture d'un pouet ce matin :

Est-ce que Rome et la Grèce antique étaient moins pudiques que, par exemple, la "culture judéo-chrétienne" = votre arrière-arrière-arrière-grand-mamie de 1820 ?

Un thread ⬇️

On va disclaimer tout de suite, ce dont je vais vous parler n'est PAS le fruit de patientes recherches archéologiques et historiques mais une impression d'amatrice de l'Antiquité tirée de la lecture de textes antiques et de la fréquentation des musées.
Pour un point de vue plus sérieux allez contacter votre historien ou historienne de l'Antiquité préféré.e, ou l'archéologue près de chez vous.

Il semble assez courant de penser que notre société a plus de tabous sur la sexualité que l'Antiquité.

CW mention de sexe

D'aucuns et d'aucunes accusent le christianisme d'avoir diabolisé l'acte sexuel et d'avoir rendu notre civilisation particulièrement coincée du derche, jusqu'à au moins la libération sexuelle du XXe siècle.

C'est vrai qu' un certain nombre de fresques de Pompéi montre des actes sexuels, de la nudité, des divinités aux forts grands attributs ; il y a aussi des vases grecs avec des satyres qui, euh, se font plaisir ; la société antique promeut (en partie !!) la bisexualité, etc.

En plus la mythologie grecque regorge d'actes sexuels plus ou moins débridés.
Et puis Rome n'a-t-elle pas produit des textes chauds bouillants comme les poèmes de Catulle, le Satyricon, les poèmes de Juvénal, de Martial...

De quoi nourrir l'imaginaire moderne de la Grèce comme paradis gay ou de Rome comme orgie permanente.

Sauf que.
Sauf que si on regarde plus de textes grecs et romains, c'est pas tellement l'ambiance.

Rome comme Athènes ne sont par exemple pas trop jouasses dès qu'on évoque une femme qui *ose* avoir des relations hors mariage.

A côté des 1000 adultères de Zeus, il y a ainsi un schéma mythique récurrent : la jeune fille enceinte hors mariage doit cacher sa grossesse et subit les pires tourments (prison, torture, mort) si on découvre sa "faute".

Je pense notamment à un mythe où toute une cité réclame qu'une jeune fille soit punie de mort quand on découvre qu'elle n'est plus vierge.

CW sexe, homosexualité avec détails concrets et différence d'âge euuuuuuuh douteuse

À Athènes toujours, le rapport à l'homosexualité est très ambigu ; elle semble assez ritualisée et d'une manière qui nous mettrait peu à l'aise : un homme mûr courtise un garçon (entre 15 et 18 ans), et il est sous-entendu pour tout le monde que l'homme mûr sera le top, le garçon le bottom. Leur relation se passe d'ailleurs en marge d'une vie de couple hétérosexuel "classique".

CW mention d'homophobie

Quiconque sort de ce schéma le fait aux dépens de son statut social, et peut se prendre des insultes homophobes et misogynes en public ; les pièces d'Aristophane regorgent de piques sur les hommes "efféminés", car une société gay-friendly peut aussi être violemment sexiste.

Parlons d'ailleurs des statues grecques dont le petit pénis surprend le public moderne : le corps masculin est idéalisé avec une sexualité présente mais discrète, le sexe ne doit pas trop se voir...

CW mention d'homophobie

Rome est aussi (peut-être pas dès l'origine) assez tolérante des relations gays, mais avec un tabou terrible sur le fait d'être bottom. Si un Romain de condition libre est passif dans l'acte, il est sous-entendu que c'est une déchéance, seuls des esclaves (Giton et Trimalchion dans Le Satyricon) peuvent s'y résoudre sans déchoir.

Accuser un homme d'avoir "fait la femme" est ainsi une insulte souvent utilisée contre des personnages politiques : Jules César, Néron...

En général, il faut se rappeler que la plupart des textes qui témoignent d'une vie sexuelle "débridée", à Rome en particulier, sont des textes polémiques.

Les orateurs, les polémistes, accusent leurs adversaires de "débauche", et difficile de faire la part du témoignage et la part de la calomnie.
Ainsi, on notera que certains des mythes grecs les plus olé-olé (je pense au mythe de Prosymnos par exemple) nous viennent de polémistes chrétiens qui veulent prouver que le paganisme c'est caca...

La même chose peut se dire de beaucoup de textes de la Rome impériale.
Suétone, qui nous décrit avec complaisance les débauches des empereurs, cherche d'abord à faire dire que ceux de son époque sont trop plus mieux que ceux d'avant ; ce qu'il nous dit des orgies de Néron relève-t-il de l'histoire ou de la propagande ?
Martial, mécéné par l'empereur Domitien, raconte que Messaline se prostituait pour le plaisir : témoignage ou fiction à but de propagande ?

Juvénal nous décrit une société obsédée par le sexe, mais Juvénal est un gros connard réac antisémite et misogyne ; si Philippe de Villiers décrivait la société actuelle faudrait-il que nos descendant.e.s prennent ses mots pour parole d'évangile?

Dans tout ça, les textes qui décrivent vraiment des actes sexuels, comme le Satyricon ou l'Âne d'or, sont rares et plutôt euphémistiques.

D'ailleurs ces textes datent de la Rome impériale. Avant ? Avant il y a Catulle, qui est super chaud bouillant...

... et qui se fait assez descendre par Cicéron pour cela.

Bref, on a l'impression que le discours dominant dans l'élite culturelle représentée par la littérature est plutôt l'affirmation, ou le regret de, ou l'aspiration vers, une morale sexuelle hétéronormée assez stricte.

Cela dit. Ne nions pas la réalité : les Romains avaient des amulettes porte-bonheur en forme de pénis et la prostitution était bien développée, et on en parlait en littérature sans que ça défrise.

L'impression que j'ai donc, sur Rome en particulier que je connais bien mieux que la Grèce, c'est que la société romaine dans son ensemble, au-delà de l'élite, avait un rapport plus pragmatique au sexe.

Je me rappelle ainsi un récit sur Caton le censeur (parangon de morale) qui, dit-on, rencontra un jeune homme de bonne famille qui sortait de chez les putes. Comme ce jeune homme était tout honteux, Caton lui dit qu'il préférait le voir chez les putes que couchant avec une femme mariée.

Bref, j'ai moins l'impression d'une société libérée dans son ensemble que de la confrontation d'une culture (la morale) et d'une contre-culture (la libération).

Mais cela reste à prouver avec vos historien.ne.s préféré.e.s.

Maintenant, sujet annexe :
Le christianisme nous a-t-il coincé.e.s du cul ?

Au IIe siècle, le christianisme débarque dans le monde romain avec sa condamnation de l'adultère, sin rejet de la "débauche" ("homosexualité" ?) et sa fascination pour la virginité.

Ces interdits sont très proches de la morale romaine. C'est à se demander si le christianisme a influé sur la Rome impériale ou si la Rome impériale a influé sur le christianisme, mais là encore, allez voir vos historien.ne.s.

Je ne vais pas vous faire un topo de l'évolution des mœurs dans l'Antiquité tardive, c'est pas du tout mon domaine.
Mais je suppose que si le christianisme avait à ce point banni le sexe le Moyen Âge serait une époque où toute mention du cul serait tabou/prohibée.

Et, euh...
Je suis tombée sur des extraits du Roman de Renart mille fois plus porno que tout Catulle fois mille (pourtant le plus chaud bouillant comme nous l'avons établi).

Du coup, peut-être que le christianisme a crispé les discours sur la sexualité, mais enfin à bien regarder les différentes époques, je pense qu'avec ou sans religion monothéiste, on voit toujours la confrontation d'une morale officielle et d'une contre-culture populaire moins hypocrite.

Voilà, c'est tout, et merci de ne pas penser que les fresques du lupanar de Pompéi résument à elles toutes seules la culture romaine (ce serait drôlement plus rigolo).

Merci pour la lecture !

@hist_myth
Je ne sais pas si tu connais ce petit livre , bien utile pour enrichir son vocabulaire latin 😁

Couverture du livre " Lasciva Venus - Petit guide de l'amour latin " par Michel Dubuisson , Éditions La Différence La littérature latine peut passer pour l'une des plus pornographiques qui soient. Les textes latins qui nomment et décrivent sans fausse pudeur les accessoires et les phases des jeux de l'amour ne sont pas seulement des graffiti de pissotière ou de caserne mais font aussi partie de l'œuvre des plus grands poètes: Catulle, Martial, Juvénal. Le vocabulaire latin du sexe n'est donc pas seulement amusant à connaître mais aussi utile pour lire de beaux textes. Né en Belgique, Michel Dubuisson (1956-2008) fut professeur de langue et de littérature latine à Liège. Bruxelles et Grenoble. Auteur d'une thèse sur l'influence du latin dans l'œuvre de Polybe (Le Latin de Polybe, Klincksieck), il se spécialisa dans l'étude des contacts culturels dans le monde méditerranéen. Sa production scientifique compte plus de cinquante titres et s'étend à de nombreux domaines de la philologie et de l'histoire ancienne. Il fut le coéditeur, dans la Collection des Universités de France (Budé). du traité Des magistratures de l'État romain de Jean le Lydien, un érudit byzantin de l'époque de Justinien. EN COUVERTURE: Fresque dans la maison du centurion à Pompéi. www.ladifference.fr

10 euros

@GazouilleurFou Lire Catulle...

Aussi, petit ajout : quiconque affirmera devant moi que le christianisme a rendu le monde plus sexiste sera condamné.e à lire toute l'œuvre d'Euripide et d'Aristote...

@GazouilleurFou Mais enfin pour dire que la littérature latine est l'une des plus pornographiques, le gars n'a jamais effleuré les romans chinois...

@hist_myth Une figure importante du développement du Christianisme est Saint Paul, qui était citoyen romain. Je pense que très clairement, la morale romaine de l'époque a influencé la chrétienté.

Forcément c'est pas simple, mais je pense que la chrétienté a été d'abord influencé par la culture romaine, puis, à partir de la christianisation de l'Empire, et en particulier de Constantin, la culture impérial a été fortement influencée.

@Sobex Citoyen romain sur le plan juridique... Cela ne veut pas forcément dire qu'il a eu des attaches personnelles avec Rome avant son voyage là-bas (Rome accordait souvent la citoyenneté romaine aux notables locaux afin de les intégrer dans le système).

Paul de Tarse est cela dit une figure multiculturelle : le type était sûrement trilingue, docteur de la Loi, citoyen romain, a traversé tout l'Empire... Une vraie figure de la Rome impériale cosmopolite !!

@hist_myth Oh bah cela me rappelle la version chaste que je regardais enfant : géniale !
https://www.youtube.com/watch?v=u0yd9plJCEg

@bucheronnerie Un épisode moins...
Bref.
Renart s'est fait arnaquer par le cerf, le coq et le loup. Mais il a un plan, et pour cela il se sert des ambitions de paysagiste du roi Noble le lion.

https://roman-de-renart.blogspot.com/2015/11/la-peau-du-cerf.html

@hist_myth Histony avait publié une vidéo pour causer du fait qu'une bonne partie de nos conceptions autour de la sexualité vient de la Rome antique, en effet :

https://skeptikon.fr/w/dBq8LLAt1S58ENB5m2VyzM

(Deux vidéos, en fait, mais j'ai regardé celle-ci qui dure 20 minutes et pas encore l'autre qui dure 2h de plus ^^")
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@hist_myth
Malgré le fait qu’il soit tentant de condamner la chrétienneté pour la morale si on dispose que d’une seconde pour répondre,

À y réfléchir il est trop réducteur de l’opposer à l’empire romain car il faut rappeller que les deux ont évolués sur :
- des échelles de temps très longues
- un territoire immense avec assimilation d’autres cultures et coutumes de parts et d’autre des empires

il faudrait donc opposer un lieux précis et une époque précise

j’ai tout lu j’apprécie vos posts!

@Kat Tout à fait ! D'autant que les personnes qui décrivent une Rome orgiaque à la sexualité débridée ont généralement à l'esprit une vision fantasmée de la Rome du Ier ou IIe siècle.

@hist_myth il faudrait démontrer initialement que les français.es sont coincés du cul,
puis démontrer pourquoi le christianisme en serait la cause.

Le comportement sexuel d’après les instituts de sondages peut grandement évoluer d’une décennie à l’autre,

à une époque où la pornographie et l’opportunité d’avoir des pratiques en tout genre n’ont jamais été aussi accessibles et si peu blâmées,

il est amusant de remarquer que l’activité sexuelle de la population soit au plus bas.

@Kat alors que Rome, de la fondation à la déposition de Romulus Augustule, dure presque 1200 ans.

@hist_myth Agreed. Augustus was trying to stamp out immoral sexual behavior, back when Jesus was still Jewish.

@Virginicus And Cicero was already accusing his opponents of immorality back when Jesus was not born yet!!

CW mention d'homophobie

@hist_myth Le derrière rebondi (καλός) et le petit pénis (ἀγαθός vertueux et réservé) seraient la représentation iconographique des attributs de l'éphèbe dans l'institution pédérastique, qui avec l'âge et l'usage se muent en postérieur avachi et phallus hypertrophié (façon satyre).
C'est en tout cas de que j'ai retenu de ma terminale 🤫 (on avait présenté Aristophane et Pétrone au bac).

CW mention d'homophobie

@geppe Aristophane a aussi une description assez précise de l'éphèbe "bien élevé"/pudique face à l'éphèbe impudique, le premier prenant garde à bien masquer son (bien sûr petit) sexe !

CW sexe, homosexualité avec détails concrets et différence d'âge euuuuuuuh douteuse

@hist_myth Les cités italiennes de la Renaissance, avec leurs nombreux hommes faits qui "fréquentaient" de jeunes garcons de 13-18 ans (ces derniers étant "passifs") avant de se marier et de mener leur bonne petite vie de pater familias, c’etait pas mal aussi dans ce registre, et beaucoup plus proche de nous. Par contre l’Eglise kiffait pas trop. Florence était débonnaire mais Venise condamnait sévèrement.

@hist_myth Merci pour ce mini-exposé.
De mon humble expérience, je constate que pudeur et sexualité anciennes sont des sujets piégeux tant nous sommes encombrés de grilles de lecture contemporaines (au hasard: le puritanisme hérité du XIXe), de mots au sous-texte moderne envahissant (homosexuel) et d’affects débordants.
Souvent on applique aux mœurs anciennes des gradations linéaires genre "plus coincé-moins coincé" alors qu’il faudrait penser en arborescences.
Ca fait des nœuds au cerveau...

@musographes En effet. Après, je pense que le terme homosexuel, ou gay, est parfaitement utile pour décrire les relations amoureuses entre hommes dans l'Antiquité, tant qu'on l'accompagne des explications nécessaires sur les différences avec notre vision moderne de l'orientation sexuelle.
Sinon, il faudrait renoncer à la majorité des termes modernes pour parler de l'Antiquité, ainsi "État", "économie", "roman"...

CW sexe, homosexualité avec détails concrets et différence d'âge euuuuuuuh douteuse

@musographes Oui, c'est un peu le même schéma.
On le retrouve aussi dans d'autres civilisations, ainsi Babur le fondateur de l'empire mogol (en Inde) a apparemment écrit de la poésie pour un jeune serviteur de 16 ans qui lui avait tapé dans l'œil...