Le Livre d'Argent

Ce soir, et avec un temps de retard absolument déplorable, voici sous vos yeux ébahis la FIN du livre VIII de Tite-Live.

On est en 326 et des poussières avant Jicé, les Romains sont en conflit avec les Samnites, ce qui les entraîne dans des imbroglios à n'en plus finir avec les cités et peuples d'Italie du Sud-Ouest

Rome tabassera-t-elle efficacement ses voisins du Sud après avoir fritté tous ses voisins proches ?

Tite-Livre, VIII, partie 2, un THREAD ⬇️

Carte de la partie centrale de l'Italie, en latin, de Tarquiniae (en Toscane actuelle) à Paestum (au sud de Naples).
Une ligne rouge un peu floue délimite la zone d'influence de Rome en 327 av. J.-C. : en gros, toute la partie nord-ouest, en bord de mer, jusqu'au nord de Neapolis (Naples). Une ligne verte un peu floue délimite la zone d'influence des Samnites : en gros, une bande centrale qui couvre le Sud-Est des Appenins et suit les cours des fleuves vers l'est jusqu'à l'Adriatique. Enjeu du conflit, plein de peuples au croisement de ces deux lignes : Sidicini, Aurunci, Campaniens, et quelques cités grecques qui auraient préféré ne pas être là.

DONC ! Là où nous en étions, les habitants de la cité grecque de Tarente, pas ravis de voir monter la puissance romaine, venaient de manipuler habilement les Lucaniens (tout au sud-est de la carte) pour qu'ils lâchent Rome et rejoignent les Samnites.

Tite-Live fait suivre cet événement crucial par... une histoire sans rapport qui s'est passée la même année, dans la plus pure tradition livienne.

Mais au moins ça parle de politique !
Et de la plèbe !
Réjouissez-vous petit.e.s gauchistes !

En effet, une réforme radicale est promulguée à Rome :
On met fin à tout esclavage de citoyen pour dettes.

– Queuouah ? font les lecteurices, c'est pas le truc qui engendrait toutes leurs divisions politiques depuis 170 ans ? comment se fait-ce et n'auraient-ils pas pu y penser plus tôt ?

Eh bien tout cela s'explique, dit Tite-Live, par une petite histoire.
*Oh oui Père Tite-Live, raconte-nous une histoire!*
Tout commença lorsque le méchant Lucius Papirius prêta à un gentil Publilius.

Le gentil Publilius ne pouvait pas rembourser le méchant Papirius. Alors, le gentil fils de Publilius, Gaius Publilius, décida de se donner en esclave au méchant Papirius.

– Ah ah, ricana le méchant Papirius, mais c'est que le gentil Gaius Publilius est très très bogoss ! Viens donc par là, bogoss Gaius Publilius, que nous nous roulions ensemble dans le stupre et la luxure !
– Fi ! répondit Gaius le BG, je suis chaste et pur, je n'ai que faire de tes avances méchant Papirius !

CW harcèlement, violence, esclavage antique

Le méchant Papirius roula des grands yeux, rappela à Gaius le bogoss qui était le maître et qui était l'esclave, et quand Gaius refusa de nouveau de coucher avec lui, le méchant Papirius fit fouetter le bogoss Gaius Publilius.

Publilius humilié et furieux s'échappa, courut sur le forum et dénonça publiquement son maître.

Ce qui déclencha un scandale.
Ce qui déclencha une émeute.
Ce qui déclencha une réunion d'urgence du Sénat.

Face au scandale, l'esclavage pour dettes fut interdit, dernière garantie à la liberté de la plèbe.
Bien sûr Tite-Live semble émettre des réserves face à cette idée car enfin si on ne peut pas emprisonner ou asservir les gens que va devenir l'économie, hein.

Mais alors qu'on passe de 326 en 325 le sénat a d'autres chats à fouetter, car les Vestini viennent de se ranger côté Samnites.

Les Vestini, c'est les types dans le bout pas entouré de la carte du haut.

Capture d'écran de la carte du haut, j'ai entouré la zone des Vestini et de leurs alliés/parents les Marsi, Paeligni et Marrucini. En gros c'est dans la région des Abruzzes, sur la côte est de l'Italie centrale.

– Relou, fait le sénat, on peut soit leur rentrer dans le lard pour leur apprendre la vie, soit s'abstenir pour ne pas nous fâcher avec leurs voisins/alliés/amis, les Marsi, Paeligni, Marrucini, et éviter de devoir se fritter avec la totalité de l'Italie. Demandons au peuple s'il veut voter la guerre.
– TROP COOL LA GUERRE, vote le peuple.
– Bon, ben... réagit le sénat, et ils envoient contre les Vestini un consul, qui tombe malade, alors ils nomment un dictateur : Lucius Papirius Cursor.

Brutus Scaeva se débrouille pas mal, ravageant tranquillou le territoire des Vestini, les forçant ainsi à l'affronter, menant une grosse bataille, gagnant cette grosse bataille, forçant les Vestini à se retrancher dans leurs cités, assiégeant lesdites cités, les prenant et les laissant piller par les soldats. Une affaire rondement menée.
Non, le drama de cette année 325 allait venir de l'autre front : la guerre contre les Samnites.

En même temps que Scaeva, le sénat avait envoyé l'autre consul, Camillus, taper les Samnites.
Or Camillus tombe malade.
Qu'à cela ne tienne : on nomme un dictateur, Lucius Papirius Cursor.

Attention, ce n'est pas le même que le libidineux de l'année précédente (ils portent tous les mêmes noms à Rome TOUS ça rend DINGUE). Ce Papirius-là est le spécialiste de la chose militaire le plus en vue de l'époque, l'expert de la guerre, le champion des bataillons, l'as de la bidasse.

Comme maître de cavalerie/n°2, Cursor choisit un certain Quintus Fabius Maximus Rullianius, 30 ans environ. Vous avez reconnu à son nom un type du clan Fabia, le gratin du gratin romain. Son papa, c'est pas n'importe qui, c'est Marcus Fabius Ambustus, trois fois ex-consul.

On appellera le fils Rully, pour faire court.
Cursy et Rully partent taper les Samnites. Ils s'installent dans leur camp, peinards. Cursy prend les auspices, mais c'est vexant, les auspices ne sont pas clairs.

– Gardien des poulets sacrés, que dis-tu de ces auspices ? demande Cursy.
– Ah moi, fait le gardien, je vous dirais bien d'aller à Rome prendre de nouveaux auspices parce que là moi je dirais pas que y a validation des dieux pour la baston.
– Entendu. Rully ! Écoute, je pars pour Rome prendre d'autres auspices. En attendant, tu gardes le camp et surtout, surtout, tu n'engages pas le combat, OK ?
– Oui Cursy.
– Tu m'as entendu, Rully ? Pas de combat. C'est noté ?
– Tout à fait Cursy.

Cursy part.

Rully reçoit cependant le rapport d'éclaireurs : les Samnites se méfient pas, ils se baladent dans le Samnium comme s'il y avait là 0 Romain prêt à les zigouiller, franchement si on les attaquait ce serait iii-ziii.

Que fait alors Rully ?
Se souvient-il de l'ordre du dictateur et de son autorité inviolable ?
A-t-il un flash-back du début du livre VIII où le consul Titus Manlius mettait à mort son propre fils pour désobéissance, https://mastodon.top/@hist_myth/114021663344021426 ?

Nope.

Rully attaque.
Et gagne.

Il défait les Samnites avec efficacité et enthousiasme, entre autres grâce à une charge fervente de la cavalerie, fait plein de butin, en brûle même une partie en l'honneur des dieux tellement il en a. Après quoi il envoie un messager au sénat dire en substance : j'ai gagné, enfin on a gagné, car moi Rully je suis tout à fait prêt à partager la gloire avec Cursy.

– Youpi on a gagné ! s'écrient Rome et le sénat.
Mais Cursy, lui, s'écrie :
– Il m'a désobéi petit ce merdeux !!!

@hist_myth Va-t-il engager le combat? Le suspense est à son comble!

@fgrosshans Le spoiler pour un truc historique d'il y a 2351 ans :D

Et Cursy de congédier le sénat et de quitter leur lieu de réunion en clamant qu'on a attenté au prestige de la dictature et à la discipline militaire. Il saute sur un cheval et file vers le camp.

Cependant des messagers arrivent avant lui :
– Rully ! Cursy revient !
– Pour me faire ses félicitations ?
– Ah, j'ai entendu un autre mot... punition, je crois ? Ah non ! c'était décapitation !

Rully sue à grosses gouttes.
Il réunit les soldats de son camp, les supplie de le défendre.

@hist_myth N'empêche que si on avait retenu de l'Histoire romaine qu'un dictateur, c'est un type à qui tout le monde désobéit tout le temps, on ne s'en porterait pas forcément plus mal.
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Après tout, Cursy est tout jaloux de leur victoire, et puis s'il est prêt à raccourcir du ciboulot le n°2 de l'armée, qu'arrivera-t-il aux n°3, n°4, n°5000 !...

– Ouais Rully, perds pas espoir, on est de ton côté ! clament les soldats.

Cursy débarque alors.
Son de trompette : il convoque toute l'assemblée de l'armée. Il fait monter Rully sur la tribune.
– Alors mon petit Rully? fume Cursy. L'autorité du dictateur, la discipline, le respect des dieux, ça te parle ou bien ?

S'ensuit tout un discours de Cursy qui se résume à : "Tu m'as désobéi, oui ou non ? Au fait, derrière toi y a mon licteur, tu vois le type avec une grosse hache."

– D'où tu me juges Cursy ? D'façon même si tu me tues tu n'effaceras pas ma gloire ! dit Rully, ce qui n'est pas ce que j'appellerais une stratégie d'apaisement.
Cursy hurle aux licteurs de passer à l'exécution, les licteurs attrapent Rully, celui-ci crie "À l'aide soldats", s'échappe en déchirant sa tunique et s'enfuit dans la foule.

Dans l'armée, c'est le boxon, les soldats défendent Rully par les prières ou les menaces, les gradés proposent diverses solutions pour calmer le jeu, mais Cursy enrage de plus belle et seule la tombée de la nuit met fin aux débats.
Nuit que Rully met à profit pour filer chez papa Marcus Fabius Ambustus trois fois consul, à Rome.
À Rome, avec son papa, Rully rassemble le sénat et lui fait un grand discours pour se plaindre du dictateur...

... quand un grand bruit agite la salle :
Cursy entre en trombe !
Avec ses licteurs et leurs grosses haches !
– Licteurs ! Saisissez-le ! ordonne Cursy à ses exécuteurs en plein sénat.

(Non mais le drama de cette fin de livre, c'est ouf.)

– Wopopo, intervient le sénat, peut-être qu'on va pas procéder à des arrestations violentes là sous nos yeux par-dessus le nouveau tapis ?
– Je veux sa tête je veux JE VEUX ! bout Cursy.
– Laisse-moi parler, dictateur, fait alors Marcus Fabius Ambustus.

Sur ce, Marcus Fabius Ambustus fait usage de son droit de provocatio : il en appelle au jugement du peuple pour son fils.

Cursy avec ses quelques fidèles, Marcus Fabius et Rully avec un immense groupe de leurs partisans vont parler en public au peuple romain.
Ils commencent par se chamailler en public comme des chiffonniers, puis Marcus Fabius réussit à se faire entendre, et Tite-Live nous présente un duel de discours entre Cursy et Fabius.

Fabius parle à la fois en homme et prestige et en père aimant qui essaie de sauver son fils malgré son indiscipline (reflet inversé de Titus Manlius si je peux me permettre).

Cursy défend sa position en refusant par principe tout déclin des valeurs traditionnelles de discipline et de respect de l'autorité, selon lui une pente glissante vers la faiblesse (et on sait que Tite-Live pense un peu comme lui).

Aussi, ils font mille allusions aux livres précédents, c'est quasi un duel de namedropping.

Cursy conclut en disant que si l'indiscipline dégénère en confusion et anarchie complète, ce seront le peuple et les tribuns de la plèbe (rangés du côté de Rully) qui en porteront la faute !
Les tribuns sont tout confus.

Mais là, pouf, alors que la situation est insoluble, et que toute cette histoire ressemble vachement à la structure d'une tragédie antique d'ailleurs, je serais curieuse de connaître la source de Tite-Live tiens, voilà un deus ex machina, ou plutôt un populus ex machina :

Le peuple romain, comme un seul homme, se tourne vers Cursy et le supplie humblement de faire preuve de clémence.
Oui, Rully l'a bien mérité, mais bon, il est plus jeune et à peine moins nigaud que Gabriel Attal, il faut lui pardonner.

Même Marcus Fabius s'agenouille devant le dictateur !!!

Ça prend Cursy au dépourvu, et ça lui chatouille sûrement très agréablement l'égo.

– Si vous admettez que j'ai raison et qu'il a tort, je veux bien lui accorder la vie. Mais que je ne l'y prenne plus !

Joie générale, admission des torts du bouillant Rully, rappel de l'importance de l'autorité, tout le monde est content.

Les opérations reprennent donc, mais avec Rully privé de commandement. Les soldats de Cursy sont quand même tout vexés, parce que leur dictateur a écouté le peuple alors qu'il ne les avait pas écoutés, et quand Cursy mène ensuite une grosse bataille contre les Samnites, les soldats y vont à reculons, transformant une occasion de victoire facile en accrochage indécis.

Cursy doit mener une opération séduction auprès de son armée, allant serrer les mains des soldats blessés et promettant de leur laisser tout le butin en cas de victoire, pour regagner leur confiance, pourrir les Samnites lors d'une 3e bataille, et piller tranquillou leur territoire.
Les Samnites n'arrivant pas à contenir les Romains cherchent à signer un traité, qui se transforme en simple trêve d'un an pendant que le dictateur rentre à Rome organiser les élections des consuls.

À peine Cursy a-t-il quitté son poste de dictateur avec l'élection des nouveaux consuls, que les Samnites ignorent la trêve comme le premier gouvernement israélien venu, et en plus une guerre se déclenche avec les Apulini (tout à l'est de la carte au nord). Mais il faut attendre l'année d'après pour que les Samnites arrivent à recruter une armée de mercenaires, qui tombent sur les légions romaines menées par un nouveau dictateur, Aulus Cornelius Arvina.

Arvina s'aperçoit que son camp est super mal positionné oskour et que la nuit tombe et que demain les Samnites vont l'attaquer dans cette position de mayrde. Du coup, pendant la nuit, il ordonne de laisser plein de feux allumés dans le camp et profite du noir pour retirer son armée discrétos. Mais flûte de zut, les Samnites s'aperçoivent qu'il leur file sous le nez, et leur cavalerie le file au train dans le but d'attaquer à l'aube.
– Bon ben alors on monte un nouveau camp ! se dit le dictateur.

Mais impossible, la cavalerie samnite est trop près et risque de harceler les Romains s'ils lâchent leurs armes pour dresser le camp.
– Bon ben alors on enlève nos bagages, on prend nos armes et on se met en ordre de bataille.
Mais les Samnites, se disant "ahah les Romains ont essayé de fuir pendant la nuit ils ont la trouille ils tremblent ils font dans leurs toges !", se mettent à leur tour en ordre de bataille et c'est la bagarre !!
C'est qu'ils sont nombreux, les Samnites. Et costauds.

La bataille reste donc indécise, avec, nous dit Tite-Live, 5 heures (!) d'engagement ininterrompu, de bataille pied à pied, bouclier contre bouclier, sans qu'aucune armée ne prenne d'avantage décisif. Les deux camps allaient défaillir d'épuisement, quand la cavalerie samnite se dit : "Hey, et les Romains, ils avaient des bagages, non ? Avec de la bouffe, des trucs à eux, des objets précieux peut-être ? Mais ! Ils les ont posés dans un coin pour se battre ! PILLAAAAGE !"

– Hey ! ils nous piquent nos affaires ! s'émeut-on chez les Romains.
– Laissez-les faire ! ordonne le dictateur. Qu'ils s'alourdissent !
– Mais ! Ces affaires ont une très forte valeur sentimentale !
– Laissez-les j'ai dit ! Et toi, maître de la cavalerie (qui se trouve incidemment être Marcus Fabius de l'épisode précédent), charge-les quand ils seront tout désorganisés dans leur pillage !

Aussitôt dit, aussitôt fait, et la cavalerie samnite est démantibulée.

Une petite manœuvre de contournement du dictateur et l'armée samnite est prise entre deux feux, et c'est une nouvelle victoire des Romains.

La nouvelle parvient aux autorités samnites, et cette fois, ils perdent espoir. Toutes ces défaites, c'est que le ciel leur en veut. Peut-être que les dieux les punissent parce qu'ils ont violé la trêve précédente ?
D'ailleurs qui les a poussés à violer cette trêve ? Un aristocrate du nom de Papius Brutulus.

CW mention de suicide

Eh bien, c'est décidé : les Samnites vont livrer Papius Brutulus aux Romains, ils rendre tout le butin amassé depuis le dernier traité, et négocier la paix sous ces conditions.

Petit accroc à leur plan, Brutulus se suicide plutôt que de se laisser emmener à Rome : qu'à cela ne tienne, les Samnites chargent son cadavre avec le butin sur des chariots et envoient le tout à Rome.

– Prenez tout ça, Romains ! Donnez-nous la paix en échange !
– Ben c'est que... font les Romains.

En fait, les Romains veulent bien récupérer les objets du butin qui leur appartiennent, mais refusent d'écouter l'ambassade et de conclure la paix.

Une note de la traduction anglaise suggère que c'est parce qu'ils l'estimeraient pas assez profitable : les Samnites proposent de revenir à la situation du dernier traité, alors que les Romains espèrent bien gagner plus dans de prochaines batailles.

Massacrer plus pour gagner plus, en somme.

Ce refus de signer la paix est-il une stratégie fine qui sera couronnée de succès ? Ou une marque d'insupportable hubris qui débouchera sur la défaite la plus humiliante de l'histoire romaine ?

Vous le saurez dans le livre IX !
Merci pour la lecture !

@hist_myth magistral 👋

@hist_myth fourche.

@jehansanspour C'est quoi ces gens qui font pour moi la séquence post-générique :D

@paul_denton Vous me flattâtes !

@hist_myth Nous dîmes la vérité

@hist_myth
Cette histoire d'abolition de l'esclavage pour dettes là est-ce que c'était pas finalement du Wokisme avant l'heure ?

@s_mailler @hist_myth parle pas trop fort, sinon dans deux un decret presidentiel retavlit l'esclavage pour dette.

@tomtom @s_mailler Aujourd'hui on appelle ça les heures d'activité pour valider son RSA