Le Livre d'Argent

Philosophie antique, zététique
Une petite réflexion que j'avais envie de partager. Je précise tout de suite que je suis loin d'être un spécialiste en philosophie antique (et il y a aussi plus calé que moi sur le milieu « zététique » contemporain qui est l'autre versant de ma comparaison) : les personnes qui s'y connaissent réellement là-dessus trouveront vraisemblablement que je caricature un peu trop, donc toutes les remarques et précisions que vous pourrez avoir sont les bienvenues.

D'ailleurs ce thread en huit pouets sera peut-être retravaillé pour devenir un billet de blog, voire une vidéo, s'il s'avère avec vos retours et davantage de réflexion que ça semble le mériter. Sinon, on va juste le laisser disparaître dans les tréfonds des flux du Fédivers et ce sera très bien comme ça :-)

Philosophie antique, zététique
Quand on parle de philo antique et de scepticisme, le nom qui revient le plus souvent, c'est celui de Pyrrhon d'Élis, le type qui doutait tellement de tout qu'il fonçait dans les arbres et/ou dans les précipices si des gens faisant un peu plus confiance à leurs yeux que lui ne le retenaient pas. Même si, en vrai, c'est surtout à ce qu'a écrit Sextus Empiricus quelques siècles plus tard qu'on pense, Pyrrhon lui-même n'ayant rien laissé comme écrits.

Mais il y a un autre philosophe de l'antiquité, qui plus est beaucoup plus connu, qui pourrait aussi pas mal représenter une certaine forme de scepticisme : ce cher vieux Socrate. Considérer que la seule chose qu'on sait, c'est qu'on ne sait rien, ça paraît plutôt un pas mauvais point de départ pour du scepticisme. Et d'ailleurs, comme il ne sait rien, Socrate pose plein de questions, et préfigure ainsi ce qu'on appelle maintenant l'« entretien épistémique », qui est aussi plutôt pas mal, dans le genre.

Philosophie antique, zététique
Sauf que Socrate lui-même n'écrit pas grand chose non plus : ce qu'on sait de lui vient de plusieurs auteurs, Aristophane, Xénophon, et surtout Platon. Et que ce dernier est assez loin d'être sceptique lui-même : il considère qu'il y a un « monde des idées » qui prime sur la réalité matérielle, et que la seule force de sa réflexion suffit à percer la réalité des choses (je caricature, hein).

(D'ailleurs, pour caricaturer un peu moins, la célèbre allégorie de la caverne, par exemple, est aussi un texte qui invite à sortir de sa zone de confort et une critique politique, et quelque part, ça cause aussi de la difficulté à changer de paradigme. Les idées de Platon sont évidemment plus intéressantes dans le détail que ce que j'en résume grossièrement ici.)

Philosophie antique, zététique
Et donc Platon, dans ses textes, met en scène Socrate du début à la fin, mais en changeant de propos au fil du temps : dans ses premiers livres, il semble plus ou moins rapporter la parole du vrai Socrate, dans ses derniers, il s'en sert juste comme prête-nom pour raconter ses idées à lui, qui sont parfois en contradiction avec celles qu'il lui mettait dans la bouche plus tôt.

Mais donc, malgré ce changement de propos, Platon continue du début à la fin à se poser comme héritier de Socrate et à faire parler son ancien mentor. Et il me semble même tout à fait possible que ça n'ait pas été qu'une posture, mais qu'il ait vraiment cru tout du long qu'il continuait de suivre les pensées de Socrate et que celui-ci aurait réellement pu dire ça.

Philosophie antique, zététique
D'ailleurs, Platon prêtera à Socrate, et donc par extension à lui-même, une mission quasi-divine, avec l'histoire de l'oracle de Delphes qui aurait déclaré qu'il n'y a pas d'homme plus sage que lui, ce qui l'aurait alors motivé à se lancer dans sa carrière de grand questionneur (sauf erreur de ma part, Xénophon est largement plus soft à ce niveau-là).

Il y a d'ailleurs une différence notable entre les deux philosophes : Socrate est accusé d'impiété et finit condamné à mort, tandis que Platon est à la tête de la prestigieuse Académie, et n'a à ma connaissance jamais d'ennuis de ce genre. Les deux ont un engagement politique, mais qui n'est pas le même, et surtout qui s'exprime assez différemment selon le contexte.

Philosophie antique, zététique
…Et vous aurez sans doute compris où je veux en venir : j'ai l'impression que ce qu'on appelle aujourd'hui la « zététique » a connu une évolution assez semblable à celle du Socrate des bouquins de Platon. Au siècle dernier, c'était une démarche qui visait à questionner, qui allait se frotter à la contradiction, et qui ne prétendait rien savoir.

Avec la « zet-set » actuelle, on utilise toujours le terme « zététique », comme Platon utilisait toujours le personnage de Socrate, mais on a un angle qui a pas mal changé, et dont la façon de le revendiquer frise parfois à la mission divine, quitte à contredire ce que portait le mouvement au départ. Typiquement, « rationaliste » et « sceptique » sont présentés comme des presque synonymes, alors que les deux sont assez opposés à la base.
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Ça marche parce que les idées ont changées. La façon rationaliste d'utiliser les « biais cognitifs », par exemple, ce n'est plus du tout la même chose que la façon dont les zététiciens et zététiciennes de l'époque faisaient gaffe à essayer d'éviter les pièges de leur propre façon de penser en montant des protocoles.

Mais ça marche aussi parce que le positionnement et le contexte politiques ont changé, et parce que la « zet-set » a réussi à monter et à légitimer un ensemble de blogs et de chaînes YouTube qu'on doit pouvoir au moins d'une certaine façon comparer à l'Académie. Ce qui doit quand même leur être reconnu, d'ailleurs, c'était loin d'être rien comme boulot.

Philosophie antique, zététique
Mais là où la comparaison me semble intéressante, aussi, c'est que finalement, la pensée de Platon ne tient plus énormément en place une fois que Platon lui-même arrête d'être à la tête de l'Académie pour l'imposer. Ses successeurs ont pris en compte l'apport d'autres courants philosophiques, et se sont ouvertement réclamés de Socrate (celui d'origine) et même du scepticisme.

Je pense que c'est pareil pour la « zet-set ». Ils ont de l'audience et de l'influence dans l'état actuel, mais sur le long terme, le rationalisme marche moins bien et finira par laisser la place. Continuez d'être sceptiques, camarades : comme on dit dans mes autres cercles militants, « à la fin, on gagne. »