§ Posté le 14/10/2013 à 1h 15m 31
Il est un fait que notre langue française est assez complexe. La correspondance entre les sons prononcés et les lettres écrites n'est pas immédiate : quelques mots peuvent se prononcer de plusieurs manières différentes, et pas mal d'autres contiennent des lettres qu'on ne prononcent simplement pas. C'est ce qui rend l'apprentissage de la lecture assez délicat(1).
Cependant, ces lettres muettes ne sont pas là « seulement » pour décorer, et leur présence n'est pas sans une certaine logique. Logique parfois un peu artificielle, dans la mesure où un certain nombre d'entre elles ne découlent pas de la seule déformation par l'usage, mais logique tout de même.
L'exemple type (le plus célèbre parmi un grand nombre d'autres) de ces ajouts « artificiels » est le -g- du mot « doigt ». Il a été choisi en fonction de l'étymologie (« doigt » vient du latin « digitus »), mais a fait son apparition lors d'une réforme orthographique, et n'existait tout simplement pas auparavant. La raison de cet ajout ? Pouvoir différencier, au premier coup d'œil, le doigt de la main de la forme conjuguée du verbe devoir, puisque les deux s'écrivaient, auparavant, « doit ».
Cette réforme, totalement artificielle et sortie de nulle part à l'époque, mais pourtant bien ancrée désormais, nous montre au passage qu'il est bel et bien possible, avec de la volonté (un peu d'officialité peut aussi aider, bien que l'usage soit souvent plus efficace), d'introduire des changements stables dans la norme. Les gens qui, comme dans cet article(2), se moquent de ce genre d'initiatives en se basant sur le fait que personne ne les suit, sont un peu comme les gens qui remarquent des erreurs sur Wikipédia et les reprochent plutôt que de les corriger : ils portent la responsabilité de la situation dont ils se gaussent.
Mais revenons aux autres de ces lettres muettes, celles qui portent sur le sujet qui nous intéresse ici. Cette fois, l'exemple type, c'est « petit », avec son -t final qui sert à préparer sa déclinaison au féminin, « petite ». Notre langue n'a en effet pas de neutre (j'y reviendrai un peu plus bas), mais, dans pas mal de cas, grâce à ces lettres muettes, les formes masculines et féminines n'ont qu'un -e de différence.
Citons le cas du permis, qui rend la chose permise (alors que « parmi », lui, n'a pas de féminin, bien que certaines personnes aient envie de lui mettre un s final immérité). En revanche, le fruit est pourri, car la version féminine de ce mot est pourrie et non pas « pourrite »(3).
Pour d'autres mots, par contre, la différence entre formes masculines et féminines saute bien plus aux yeux. Par exemple, les mots en -eau qui se féminisent en -elle, ayant amené à la célèbre litanie de Pierre Desproges au début de l'un de ses réquisitoires : françaises, français ; belges, belges ; tourterelles, tourtereaux ; Isabelle, Isabeau ; damoiselles, damoiseaux ; jouvencelles, jouvenceaux ; maquerelles, maquereaux ; béchamelles, beaux chameaux ; pucelles, puceaux ; Marcel Marceau.
Autre exemple, nombre de mots en « -teur » font leur féminin en « -trice » (acteur/actrice, formateur/formatrice, lecteur/lectrice, moteur/motrice…). Ça ne marche que quand il y a bien ce -t- avant le -eur, notez(4) : le féminin de « farceur » n'est pas « farçrice » !
Mais la terminaison en -euse de « farceuse » (ou, je le dis pour être consciencieux, de la forme féminine des mots en -eux) se retrouve aussi dans pas mal d'autres mots en -eur sans -t-, ou si le -t- est doublé : batteur/batteuse, lutteur/lutteuse. Pour certains mots, on ne féminise cependant pas du tout, et on parle d'une auteur ou d'une professeur.
Ce dernier cas est intéressant : article différent, témoin d'un genre différent, mais forme identique. Il n'y a pas un mot féminin et un autre masculin, mais c'est le même qui l'est tour à tour. D'autres sont encore pire dans ce genre.
Ainsi, le mot « amour » change de genre en même temps que de nombre : il est masculin au singulier (on parle d'un bel amour), mais féminin au pluriel (de belles amours).
Le plus fou (ou le plus fol, si vous préférez), c'est le mot « gens ». Lui est toujours pluriel (il ne lui existe pas de singulier(5)), mais les adjectifs qui le qualifient s'accordent en fonction de leur position : de bonnes gens, des gens méchants. Ou de grandes gens épais… (et je simplifie).
Mais laissons un instant le genre (il reviendra), et intéressons-nous plus spécifiquement à ce nombre. J'ai quelques choses à vous dire aussi à ce sujet.
Je ne vous apprendrai rien, je suppose, en vous disant que le genre se marque généralement d'un -s, sauf pour les exceptions classiques prenant un -x : bijoux, cailloux, choux, genoux, hiboux, poux(6), mais aussi joujoux. Sauf que, dans le détail, c'est bien sûr plus compliqué. Par exemple, les mots dont le singulier se terminent déjà par -s, -x ou -z ne se différencient pas au pluriel (d'où la tirade des nez, avec un nez invariable (et invariablement long)).
Certains mots en -al font leur pluriel en -aux. Mais pas tous(7). Si je vous parle d'un journal, vous me répondrez peut-être des journaux, mais si je vous dit que c'est bancal, vous ne me répondrez sans doute pas « banco ». Autres exemples : cheval/chevaux, mais chacal/chacals.
Et au féminin pluriel, ces mots (du moins, ceux qui ont un féminin) se finissent tous en -ales, de la même façon que les mots en -eau au masculin et en -elle au féminin, dont je parlais plus tôt, font leurs pluriels, respectivement, en -eaux, et en -elles. Et je citerai cette fois un exemple en vous annonçant de mauvaises nouvelles : la partie de cet article qui mettait tout le monde d'accord touche à sa fin. J'ai, maintenant, quelques mises aux point à faire.
La première s'adresse à tous les gens qui pensent que les mots importés dans notre langue devraient imiter le pluriel de leur langue d'origine. Les cas les plus courants étant les mots italiens dont on doublerait le i (ainsi, virus donnerait « virii » et scénario, « scénarii »). Le plus ironique est que, parmi les gens qui font cela, s'en compte un certain nombre qui le font, d'une certaine manière, par snobisme, en se moquant des supposés ignorants qui ne connaîtraient pas cette « règle »… alors que, dans les faits, ce sont eux qui se trompent.
En effet, les pluriels italiens sont, comme leur nom l'indique, italiens (et la même chose vaut pour les autres pluriels étrangers). Or, les mots en question ont été intégrés à la langue française, et sont donc des mots français (notez, dans les exemples sus-cités, l'accent de scénario, qui n'existe pas en italien). Et, en tant que mots français, ils s'accordent « à la française ». Ce n'est pas moi qui l'invente, mais l'Académie elle-même qui le souligne. On écrit donc bien, au pluriel, virus et scénarios, entre autres.
La seconde est le cas de l'accord en nombre, quand ce nombre est nul(8). Doit-on écrire « sans mal » ou « sans maux » ? Grünt vous répondrait certainement par une formule que j'aime beaucoup : « l'un ou l'autre s'écrit ou s'écrivent ».
En effet, les deux formes sont tout à fait correctes. Le pluriel, c'est quelque chose de différent de un, mais pas forcément quelque chose de plus grand que un. Il y a cependant, vous l'aurez peut-être compris, une légère nuance de sens entre « sans mal » et « sans maux », d'où le fait que j'ai choisi cet exemple. La présence du pluriel sous-entend simplement que, s'il y en avait, il y en aurait plusieurs.
On ne porte, par exemple, « pas de chaussures » dans une mosquée, en mettant chaussures au pluriel parce qu'à moins d'être unijambiste, on en porte généralement deux. En revanche, dans une église, on ne porte « pas de chapeau », au singulier, parce que l'on a rarement deux couvre-chef. L'Académie a choisi les mêmes vêtements que moi dans son explication à elle, entre autres exemples.
Dans l'exemple que je citais, et compte tenu de l'usage habituel de ce mot, on écrit donc plus habituellement « sans mal » pour désigner l'absence de difficulté(s), et « sans maux » (de tête, de ventre…) pour désigner l'absence de douleur(s). Quoique les différences de sens entre pluriel et singulier soient moins importantes dans d'autres cas, mettre un -s ou pas à une négation peut parfois être une nuance assez intéressante.
Lorsque genre et nombre se croisent, quelques difficultés peuvent apparaître. Si je parle, par exemple, d'un couple hétérosexuel(9), constitué donc d'un homme et d'une femme, dois-je dire « ils », ou « elles » ? Pas facile, au premier abord. S'il y avait deux hommes et une femme, ou deux femmes et un homme, on pourrait se dire que le nombre a priorité, mais quand il y a l'exacte parité, la décision n'est pas évidente.
Bien sûr, vous « savez » (c'est-à-dire qu'on vous l'a suffisamment imposé pour que ça vous semble normal) que l'usage habituel de la langue est de dire « ils », dans ce cas (et s'il y a moins d'hommes que de femmes aussi, d'ailleurs). Peut-être citez-vous cette règle en disant « le masculin a valeur de neutre », énoncé beaucoup plus politiquement correct, de nos jours, que la justification qui était avancée à l'époque où cette règle a été imposée, qui était, pour mémoire, que « des deux genres, le plus noble doit l'emporter ». Oui, cet énoncé-ci est profondément sexiste.
Au niveau des accords, la règle qui prévalait jusqu'à l'imposition du « masculin pour tous », était ce que l'on appelle la « règle de proximité » : en cas de désaccord, le mot à accorder prend la marque de genre du mot le plus proche auquel on l'accorde. Ainsi, l'homme et la femme sont belles, et la femme et l'homme sont beaux.
C'est une manière d'accorder qui vient assez facilement, et il me semble que pas mal de gens ont tendance à faire « naturellement » comme ça, même si nombre d'entre eux se reprennent ensuite (s'ils s'en rendent compte) pour appliquer plutôt la règle habituelle. Certaines personnes, cependant, choisissent de ne surtout pas “corriger” cela, mais de l'employer à des fins militantes, contre le sexisme de notre langue.
Ces mêmes personnes utilisent parfois également, plutôt que d'avoir à choisir entre « ils » et « elles », le pronom « illes », construit pour offrir enfin à notre langue ce véritable neutre qui lui manque. Il est intéressant à l'écrit, mais présente, à l'oral, l'inconvénient de ne pas se distinguer du masculin.
Au singulier, où un neutre est parfois également requis (chaque fois, en fait, qu'il y a incertitude sur le genre, mais également qu'il n'y a aucun besoin particulier de mettre un genre en avant), leur proposition est d'utiliser le pronom « iel »(10). Ce qui est loin d'être une mauvaise idée.
Si vous pensez que ces personnes n'ont aucune chance de faire changer les choses… relisez plus attentivement le second paragraphe de cet article.
Je vais terminer en vous demandant un peu d'égards pour certains membres de la gent féminine qui se trouvent avoir un taux de « geekisme » assez prononcé : ne les appelez pas « geekettes ». Le -ette est un suffixe diminutif, et brunette, jeunette ou fillette ne sont pas les féminins de brun, jeune, ou garçon, mais de brunet, jeuneôt, et garçonnet. À moins que vous ne considériez leurs homologues masculins comme des « geekets », si vous voulez vraiment féminiser le mot les décrivant, alors écrivez « geekes ». Merci pour elles.