§ Posté le 29/09/2013 à 12h 32m 03
Attention, cet article n'a ni queue, ni tête.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme c'estui-là qui conquit la toison,
Puis s'en est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge…
Heureux qui, comme Ulysse, Joachim du Bellay (ici chanté par Ridan)
On peut noter deux points intéressants dans la dernière phrase : si « son âge » ne désigne plus très fréquemment « sa vie », on utilise en revanche encore « parents » pour désigner non seulement les pères et mères, mais également n'importe quel membre de la race, au sens secondaire que je vous évoquais dans l'article que je re-mentionnerai dans quelques lignes – dans le cas du héros mythologique cité en début de poème, ses parents sont, essentiellement, son fils Télémaque.
L'histoire d'Odysseus (c'est le nom grec d'Ulysse, d'où « odyssée ») fait mention, entre autres, d'une rencontre avec le cyclope Polyphème, auquel notre héros se présente comme « Oudeis ». Cette légère déformation de son nom se trouve signifier « personne », en grec… aussi, dans l'affrontement qui suit, lorsque d'autres cyclopes viennent au secours de Polyphème et lui demandent qui il combat, il répond « personne », et les autres, assez surpris, repartent.
Le même jeu de mot a été reprit, bien plus tard et dans une autre langue, par Tonino Valerii, avec en rôles principaux Terence Hill et Henry Fonda, ce qui permit de lire sur la tombe de Jack Beauregard : Nobody was faster on the draw
. Le jeu de mot ne rend pas aussi bien en français, compte tenu de notre façon de construire les négations (« Personne (n')était plus rapide »), mais que ça ne vous empêche pas de regarder My name is Nobody(1), qui, même traduit, est un excellent western.
Mais c'est de polysémies, et non de westerns, que je veux vous parler ici. Et les exemples ne manquent pas dans notre langue. J'ai d'ailleurs déjà consacré un article sur les différents sens du mot « race », comme je viens de l'évoquer, et un autre sur ceux du mot légume, mais je voulais ici faire un article générique, plutôt que dédié à un mot en particulier.
À partager sa couche, la belle l'invita :
En quelques coups de hache, il la lui débita !
L'époux, au bruit du bris survint, un peu inquiet :
Il partagea l'mari pour garder sa moitié !
Sentimental Bourreau, Boby Lapointe
Boby Lapointe s'était fait une spécialité des jeux de mots en chanson, même s'il s'appuyait, la plupart du temps, sur des ressemblances phonétiques plus que sur de réelles polysémies telles que nous en voyons dans cet extrait.
Bien sûr, on pense rarement à partager la couche de quelqu'un à coups de hache, mais le terme de « moitié » reste encore parfois utilisé pour désigner l'épouse. Je me souviens, notamment, d'une grille de mots fléchés qui donnait, pour le mot « guenon » (qui désigne, strictement, une espèce particulière de singes ; mais est utilisé couramment pour désigner un singe femelle de n'importe quelle espèce) la définition « la moitié du magot » (magot désignant, vous l'aurez compris, une espèce de singe aussi bien qu'un trésor).
D'une manière générale, les cruciverbistes chevronnés sont habitués à ce genre de définitions particulièrement peu évidentes. Je me souviens, notamment, d'un « feu à volontés » pour désigner le « testateur » ; ou encore d'une « huile de foi » pour désigner un évêque, ou je-ne-sais-plus-quel homme d'église important (dans ce dernier cas, l'orthographe du mot « foi », à ne pas confondre avec « foie » ou « fois », a été bien utile). Et j'en oublie pas mal d'autres du même genre.
– Comme le toit ne passait pas par la porte, j'ai voulu le passer par la fenêtre. Seulement, ma femme s'y est opposée. Elle a dit : « Si tu franchis ce pas(2), je ne pourrai plus vivre avec toi, car je ne saurais vivre sans toit. C'est le toit ou moi : ou tu me prends moi, ou tu prends le toit. »
– Et qu'est-ce que vous avez fait ?
– J'ai fait le mur.
La Porte, Raymond Devos
Les expressions également peuvent parfois être interprétées de plusieurs manières, ou, du moins, avoir un sens différent de ce qu'il pourrait sembler au premier abord. Dans le sketch dont provient l'extrait sus-cité, Raymond Devos décrit une situation où, son propriétaire lui ayant demandé de prendre la porte, il le ferait effectivement… au sens littéral.
Devos était lui aussi un maître dans ce genre de jeux de langues(3). Dans un autre célèbre sketch, l'Artiste fustige l'expression « un bout de bois », puisque le morceau en question a deux extrémités : un bois, ça a deux bouts, alors on devrait dire “les deux bouts d'un bois”
(d'ailleurs, si je vous tends un bout de bois tout en continuant de le tenir de mon côté, vous me direz sans doute de lâcher l'autre bout, ce qui prouve bien qu'il y en a deux).
Notre langue n'est d'ailleurs pas la seule dans ce cas : pas mal d'autres ont des expressions idiomatiques dont le sens véritable n'est pas le sens littéral. Les traduire peut parfois être un drôle de jeu. Mais même sans aller chercher ce genre d'expressions, les traductions peuvent parfois être un casse-tête, car la ressemblance entre les mots ne suffit pas toujours pour que ces mots aient le même sens.
Ainsi, le « penguin » anglais est peut-être en partie responsable du fait que beaucoup de gens désignent à tort comme « pingouin » l'oiseau empereur du pôle sud qui, s'il ne vole pas, est un excellent nageur, et qui s'appelle en réalité « manchot » dans notre langue. Le véritable pingouin, appelé « razorbill » en anglais, est un oiseau beaucoup plus petit, qui vole très bien, et qui vit dans plusieurs coins de l'hémisphère nord, dont notamment la Bretagne.
Autre exemple de ces proximités malencontreuses, les librairies anglaises sont désignées comme étant des « book shop », et leur terme « library » désigne en fait ce que nous appelons bibliothèques. L'erreur de traduction est courante chez les programmeurs, qui utilisent la library – donc, normalement, la bibliothèque – comme métaphore pour désigner les parties communes de code dans lesquelles les applications viennent emprunter certaines fonctionnalités dont elles ont besoin.
D'autres mots ont une traduction autre que celle qui sauterait aux yeux : le firefox dont la fondation Mozilla a choisi le nom pour son navigateur, par exemple, peut peut-être éventuellement désigner un renard de feu, mais c'est surtout un surnom commun pour le petit panda, ou panda roux (qui ne ressemble pas à son gros cousin noir et blanc servant de mascotte au WWF).
T'es le caïd de la Canebière,
Et t'as un fameux coup d'racket :
Si on veut qu'tu nous payes une bière,
À tes combines y a qu'à dire niet…
Maboul, La Tordue
L'expression « payer une bière » peut sembler très amicale, tant qu'on ne pense pas au fait que le mot « bière » peut désigner également le cercueil…
Sans aller jusqu'à cette tournure volontairement trompeuse, il convient de noter que, dans certains cas, un mot peut sembler désigner une chose et son contraire. Et plus que sembler, parfois : ainsi, le mot « hôte », le plus célèbre cas de ce genre, désigne simultanément la personne qui invite et celle qui est invitée.
Il n'est pas le seul dans ce cas : si je loue le talent de La Tordue, au sens où j'en fais les louanges, ce verbe « louer » peut aussi désigner l'action de verser un loyer pour profiter de quelque chose, autant que le fait de recevoir cedit loyer en échange de la mise à disposition de la chose en question.
Dans un autre registre, « apprendre » peut désigner aussi bien l'action de donner que le fait de recevoir un enseignement ; et ce même s'il convient de noter qu'enseigner est très instructif en soi, et qu'un bon professeur(4) est quelqu'un qui apprend tout au long de sa vie.
On peut parler, dans ces quelques cas, d'« auto-antonymes », c'est-à-dire de termes qui, d'une certaine manière, se contredisent eux-mêmes. C'est, sans doute, la forme de polysémie ayant le plus grand dédoublement de personnalité(5).
Bref, tout ça pour vous dire de vous méfier quand même un peu des mots que vous utilisez : s'il est possible, comme le font les quelques personnes que j'ai cité plus haut, de jouer avec les différents sens des mots, il est également possible que, parfois, ce que vous vouliez dire ne semble signifier autre chose. Je n'ai fait ici, après tout, que vous lister une petite poignée de mots ayant plusieurs sens…
…Mais le pire de tous est un petit vocable,
De trois lettres, pas plus, familier, coutumier,
Il est inexpliquable, il est irrévocable,
Honte à celui-là qui l'employa le premier ;
Honte à celui-là qui, par dépit, par gageure,
Dota du même terme, en son fiel venimeux,
Ce grand ami de l'homme et la cinglante injure,
Celui-là, c'est probable, en était un fameux…
Le Blason, George Brassens