§ Posté le 17/10/2009 à 23h 50m 55
Tout le monde a, je pense, entendu parler du complexe d'Œdipe, ce désir inconscient qu'aurait chaque être humain pour son parent de sexe opposé, accompagnée de jalousie envers le parent du même sexe. On doit ce diagnostique, ce me semble, à Sigmund Freud, père fondateur de la psychologie.
Loin de moi l'idée de rejeter tout le travail des psychologues et de leurs confrères, je ne suis largement pas assez calé dans leur domaine pour ça. Simplement, je pense que s'ils sont des experts de notre inconscient, ils le sont nettement moins de la mythologie grecque, car le nom de ce complexe me semble assez mal trouvé. Jugez plutôt.
L'histoire commence à la cour du jeune roi de Thèbes, par ce qui semblait être une bonne nouvelle : la reine venait de tomber enceinte, un héritier au trône allait naître. Comme cela se faisait à l'époque, on décida de consulter les oracles à propos de l'avenir de cet enfant. Il y en avait un en particulier dont on reconnaissait la clairvoyance dans toute la Grèce : l'oracle d'Apollon à Delphes. Or, ce que cet oracle annonça changea le compte de fée en cauchemar : cet enfant à naître devait tuer son père.
Que faire ? L'oracle de Delphes ne pouvait se tromper. Si l'enfant vivait, il finirait par commettre le meurtre de son père, l'un des crimes les plus atroces qui soient. Laïos – c'était le nom du roi – prit alors sa décision : c'était lui ou son fils. Dès la naissance de l'enfant, il le confia à l'un de ses gardes pour qu'il parte le mettre à mort dans la forêt, le plus loin possible de la ville.
Le garde partit avec l'enfant dans son couffin. Cependant, comme dans beaucoup d'histoires où l'on retrouve cette situation, l'homme n'eût finalement pas le cœur de faire ce pourquoi il était venu : ses chances de survie étaient minces. Il se contenta de lui lier les pieds, et l'abandonna sur place.
Cependant, peu après, un berger passa dans la forêt et fut alerté par les cris de l'enfant. Ému, il l'emmena avec lui jusqu'à sa demeure, puis le nettoya et le changea. Les pieds du petit avaient enflé à cause de la corde qui les retenait. C'est ce qui lui valu son nom : « Œdipe », en grec ancien, signifie « pieds gonflés ».
Le berger était citoyen de Corinthe, et il décida d'amener l'enfant à son roi : celui-ci n'avait pas d'enfants, et choisit d'adopter le jeune garçon. Œdipe grandit donc à la cour de Corinthe, sans rien connaître de ce qui lui était arrivé. Il pensait être le fils du roi Polybe, et adorait ses parents.
Le temps passa, et Œdipe devint un jeune homme, qui eût à son tour envie de connaître son avenir. Il quitta donc Corinthe pour aller consulter l'Oracle de Delphes.
Parvenu dans le sanctuaire d'Apollon, après avoir déposé ses offrandes et fait un sacrifice au dieu, il fut amené devant la Pythie, la prêtresse qui prononçait les oracles.
Celle-ci confirma la prophétie qu'elle avait fait à son sujet des années auparavant, et en ajouta encore : elle lui annonça non seulement qu'il tuerait son père, mais également qu'il épouserait sa mère.
Le pauvre Œdipe fut horrifié. Tremblant de peur pour ceux qu'il appelait ses parents, le roi et la reine de Corinthe, il décida de partir au loin et de ne plus jamais revenir chez eux.
Le voilà donc qui partit sur les routes de Grèce. Peu après avoir quitté Delphes, son char rencontra celui d'un autre homme qui prenait la route opposée. C'était sur une route assez étroite, et il n'y avait pas la place de passer côté à côté.
Le ton monta entre les deux voyageurs, et Œdipe crut un instant être tombé sur un groupe de brigands qui choisissaient cet endroit pour agresser et piller les voyageurs. Un combat éclata, au cours duquel le jeune homme tua son adversaire.
Après cet incident, Œdipe erra quelques temps sur les routes, accomplissant divers exploits, puis le hasard finit par l'amener jusque sur la route de Thèbes.
Or, à cette époque, une créature terrifiait les habitants de Thèbes. Le Sphinx, comme on l'appelait, demeurait assis sur un rocher devant la porte principale de la ville, et chaque fois qu'un attelage s'approchait, il lui bloquait la route et posait une énigme.
Si le conducteur de l'attelage ne parvenait pas à répondre, le Sphinx se jetait sur lui et le dévorait, ainsi que tout son chargement. Et puisque ses énigmes étaient difficiles à résoudre, personne n'avait encore réussi à survivre à la rencontre.
Cela faisait donc un long moment que la cité était coupée du monde, sans qu'aucune marchandise ne puisse y pénétrer. Plus de commerce, plus aucun approvisionnement pour les objets et les aliments que la ville ne produisait pas.
Œdipe ignorait la situation, et ne se méfia pas : le Sphinx se jeta donc sur lui dès qu'il le vit arriver, et lui posa l'une de ses énigmes. « Quel est l'animal qui va à quatre pieds le matin, à deux pieds à midi, et à trois pieds le soir ? »
Peut-être cela vous semble-t-il facile, car vous connaissez déjà la réponse ; imaginez cependant l'embarras de ceux à qui on l'a posé pour la première fois. Quelle bête se déplace ainsi ? Notre Œdipe ne faisait pas le fier, en tout cas, d'autant qu'il y avait la menace d'être dévoré.
Il réfléchit longuement, cependant, et finit par trouver la réponse. « Cet animal est l'homme. Au matin de sa vie, peu après sa naissance, il se déplace à l'aide de ses mains. Puis il apprend à se tenir debout et à marcher. Devenu vieux, il s'appuie sur une cane, qui lui fait comme une troisième jambe. »
Le Sphinx fut tellement surpris qu'un simple humain ait trouvé la bonne réponse qu'il s'étrangla de rage, et, puisque la route longeait une falaise, bascula dans le vide et disparu.
Œdipe fut alors accueilli en héros dans la ville de Thèbes qu'il avait libéré de ce mal. Le roi était mort peu de temps auparavant, et on lui proposa d'épouser sa veuve et de monter sur le trône, ce qu'il accepta.
L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais quelques années plus tard, une épidémie frappa la ville. Convaincu qu'il s'agissait d'une malédiction divine, Œdipe enquêta pour découvrir le responsable... qui se trouvait être lui-même.
Il retrouva le vieux garde qui l'avait abandonné dans la forêt, et d'après son récit, reconstitua son histoire. La reine Jocaste, qu'il avait épousé, était en fait sa mère, et l'homme qu'il avait tué en quittant Delphes était en fait son père, Laïos, qui venait consulter l'Oracle à propos du Sphinx.
La prophétie s'était finalement accomplie malgré tout ce que l'on avait tenté de faire pour l'empêcher, et l'épidémie punissait la ville d'avoir choisi pour roi le fils meurtrier. Horrifiée, Jocaste se pendit. Œdipe, quant à lui, quitta le trône et, après s'être rendu aveugle, se condamna lui-même à l'exil et à la condition de mendiant.
Voilà, monsieur Freud, le mythe d'Œdipe tel que je l'ai appris. Certes, il a tué son père et épousé sa mère. Mais ce n'est pas le résultat de désirs cachés de sa part, loin de là : en fait, il l'a fait précisément parce qu'il voulait l'éviter.
D'ailleurs, le roi Laïos et la reine Jocaste étaient peut-être les parents biologiques d'Œdipe, mais en aucun cas ses parents au sens affectif : ils l'ont abandonné à la naissance, ce qui ne lui a pas laissé de temps de développer quoi que ce soit, complexe ou non, envers eux : ses véritables parents ont été ceux qui l'ont élevé, à qui il n'est strictement rien arrivé, les autres n'étant pour lui que de parfait inconnus.
Il me semble d'ailleurs, mais je peux me tromper, que le complexe décrit par Freud commence par l'attachement au parent de sexe opposé, et que le rejet du parent de même sexe n'intervient qu'en conséquence. Or, toutes mes sources s'accordent sur ce point : le premier message de l'oracle parlait seulement du meurtre du père, l'idée du mariage avec la mère n'est arrivé que bien plus tard.
Encore une fois, je ne rejette aucunement le résultat des travaux des psychologues à ce sujet, je suis loin d'avoir les compétences requises pour cela. Mais ces travaux partent de ce que je considère être une très mauvaise lecture du mythe d'Œdipe, et donner ce nom au complexe est assez inapproprié.
Quelle morale tirer alors de cette histoire ?
Les plus pessimistes diront sans doute que l'on échappe pas à son destin, quoi que l'on tente pour l'éviter. Encore faut-il admettre que nous avons un destin, et qu'il peut nous être révélé de la sorte, ce qui reste encore à prouver.
Les autres –et j'en fait partie–, préféreront plutôt y voir le fait que les prédictions que l'on nous fait ont beaucoup plus d'influence que ce que l'on veut parfois croire. C'est la Pythie, en formulant sa première prédiction et en la confirmant par la suite, qui a été à l'origine de toute l'affaire.
Le mythe d'Œdipe est bien une fable, à mon humble avis, mais dont le sens est plutôt celui-ci : ce que l'on accepte comme vrai nous conditionne en fait à le confirmer. Cela se rapproche plus de ce que l'on appelle, en référence à un autre mythe, « l'effet Pygmalion ».
Si nous voulons garder un enseignement de cette histoire, faisons davantage confiance à nos proches qu'aux personnes qui ne les connaissent pas mais nous annoncent sans raison des catastrophes. Et n'écoutons pas les prophéties lorsqu'elles ne sont fondées sur rien : si ce qu'elles évoquent se produit finalement, elles n'y sont peut-être pas étrangères.
Le vrai complexe d'Œdipe, finalement, c'est de croire à son horoscope.