§ Posté le 30/05/2014 à 1h 00m 02
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen – Article XI
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi(1).
Certes, les presses à imprimer ont quelque peu perdu de leur importance, ces dernières années, au profit des supports dématérialisés que sont la radio, la télévision et les réseaux numériques. Cependant, si l'on prend les mots « écrire » et « imprimer » dans leur sens large(2), la volonté exprimée par nos révolutionnaires s'applique bien évidemment aux nouveaux outils que nous avons mis en place depuis leur époque.
La possibilité que nous avons d'exprimer nos idées et d'échanger avec nos semblables à leur sujet a été formidablement renforcée par ces nouveaux outils, comme j'avais eu l'occasion de le souligner, et d'en discuter avec Marie-Lou, sur cette page ; mais en parallèle à ce renforcement des possibilités techniques, la vision qu'ont certains de nos concitoyens de cette liberté semble s'être quelque peu obscurcie. Sans doute est-il donc important de faire le point sur la façon dont le contexte Internet impacte notre liberté d'expression.
Internet, je l'ai déjà dit, constituait une formidable avancée par rapport aux réseaux « traditionnels », par sa nature dépourvue de centre et permettant à chaque machine de communiquer avec chaque autre.
Cela peut peut-être sembler paradoxal à certaines personnes qu'un outil initialement financé par l'armée des USA soit un si formidable outil de liberté. Cela s'explique en fait assez bien si l'on considère que l'objectif de ces militaires était d'obtenir un réseau totalement indestructible ; et qu'ils ont pour cela confié les travaux à une bande de scientifique un peu hippies qui rêvaient, eux, d'un réseau totalement incontrôlable. Indestructible et incontrôlable allant de pair, tout le monde a gagné dans l'affaire, nous y compris.
Hélas, si les possibilités techniques d'exprimer ont été renforcées, celles de brider l'expression n'ont pas disparu pour autant.
Les opérateurs téléphoniques et fournisseurs d'accès à Internet, par lesquels transitent bon nombre de nos propos et conversations, disposent d'un pouvoir de censure énorme, car ils peuvent mettre en place divers moyens de rendre ces propos inaccessibles ou de couper ces conversations ; et malheureusement, certains d'entre eux ont déjà montré qu'ils ne s'en privaient pas.
C'est pourquoi je milite, aux côtés de mes camarades de la Fédération FDN et de la Quadrature du Net pour que la neutralité des intermédiaires techniques, que j'ai déjà évoquée dans cet article, soit mieux encadrée. Nous avons progressé sur quelques points, mais il reste encore beaucoup de travail.
Mais intéressons-nous également, et surtout, à ce qui, contrairement peut-être à certaines apparences, n'est pas de la censure.
J'avais, voici quelques temps, consacré un article aux trois mots qui se terminent en -té
chantés par Marc Lavoine, au cours duquel j'indiquais rapidement quelques points à ce sujet :
Au sujet de [la liberté d'expression], j'aimerais signaler que répondre à un propos ne signifie pas chercher à l'interdire, au contraire : répondre à vos arguments ne sera jamais chercher à vous censurer ; donc si vous n'êtes pas d'accord avec les remarques que l'on vous fait, plutôt que de vous plaindre d'atteintes à votre liberté d'expression, servez-vous en.
Dit autrement, la loi nous garantit la liberté de nous exprimer ; mais n'oblige en rien nos interlocuteurs à écouter béatement nos propos sans réagir.
Certaines personnes qui, sans doute, ont l'habitude dans leur vie hors-Internet de professer leurs positions sans que personne n'ose ou ne puisse leur répondre, ont l'impression que le simple fait de remettre leurs propos en question serait une sorte de tentative de censure(3)… je ne peux qu'encourager ces personnes à méditer les quelques conseils que j'ai formulé dans ce texte.
Comme je le mentionnais également dans l'article sus-cité,
Mais notez tout de même que toute liberté, y compris celle-ci, dépend du contexte dans lequel vous l'utilisez : quand vous vous exprimez dans un espace qui ne vous appartient pas, faites-le en fonction des règles propres à ce lieu.
Relisez la citation de début d'article : la liberté fondamentale proclamée par nos révolutionnaires est bien celle d'imprimer, et non de faire imprimer. La liberté d'expression vous autorise à engager vos propres moyens pour publier vos textes ; mais n'oblige personne à vous en fournir les moyens.
C'est pour cette raison que, avant l'ère Internet, la « liberté d'imprimer » restait toute théorique : avoir sa propre presse d'imprimerie, cela n'a jamais été à la portée de tout le monde ; et il était souvent nécessaire, pour atteindre la lisibilité, d'obtenir au préalable l'accord d'une maison d'édition(4).
Cette situation est toujours celle que vous rencontrez lorsque vous utilisez un espace d'expression qui ne vous appartient pas, comme par exemple les commentaires du blog de quelqu'un d'autre, ou bien votre page sur un site comme Facebook(5).
Il est donc absurde de crier à la censure lorsque vos propos disparaissent de l'espace privé que vous utilisez pour communiquer bien qu'il ne vous appartienne pas. Les personnes qui possèdent et qui gèrent cet espace ont toute liberté de décider des propos qu'elles veulent, ou non, diffuser – ce qu'elles font pour vous le cas échéant.
Le propriétaire des ressources décide de ce à quoi il désire que ces ressources servent, il n'y a là rien qui ne soit parfaitement naturel.
Ce qu'Internet a changé à cette situation, et c'est un changement fondamental, c'est qu'à peu près n'importe lequel d'entre nous(6) peut monter son propre serveur et, se faisant, devenir son propre « éditeur », ce qui permet de s'affranchir des conditions posées par les autres. Vous voulez tenir des propos dont l'on ne voudra pas ailleurs ? Auto-hébergez-vous. C'est le moyen le plus efficace de décider vous-mêmes des conditions selon lesquelles vos œuvres seront diffusées.
On m'objectera cependant (quota_atypique l'a déjà fait) que si le statut d'éditeur se comprend fort bien pour un site de journal en ligne, par exemple, avec une ligne éditoriale clairement définie et une relecture avant publication, c'est un peu plus curieux pour une plateforme d'échange où la surveillance, si elle a lieu, ne se fait qu'après-coup.
J'ai tendance à y répondre que même si ce genre d'espaces est aussi librement utilisable, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'espaces privés, dont les propriétaires sont en droit de fixer leurs propres conditions. Ce qui est tout à fait exact ; mais ne prend peut-être pas tous les aspects en compte.
La loi, ai-je appris durant mes cours de Droit de l'informatique, considère deux statuts distincts pour l'hébergement des données(7), selon l'existence ou non d'une surveillance des contenus avant leur mise à disposition.
Si une telle surveillance existe, le statut est celui d'un éditeur, et la personne en charge de cette surveillance est juridiquement responsable de ce qu'elle met à disposition. Dans le cas contraire, elle est présumée ignorer les éventuels problèmes posés par les contenus transitant par son site tant qu'on ne l'en a pas dûment informée.
Sur le papier, ces dispositions pourraient sembler tout à fait satisfaisantes ; en pratique, cela ne l'est pas forcément tant que ça. En effet, cela conduit tout de même les hébergeurs à devoir juger eux-mêmes de la légalité d'un contenu qu'on leur signalerait comme douteux, car s'il s'avère que le contenu est illégal et qu'ils en ont été informés, ils sont responsables. Or, la légalité d'un contenu, en cas de litige, devrait n'être tranchée que par un juge.
Ce statut fait donc en sorte que les hébergeurs, pour ne pas prendre de risque, vont parfois être contraint de supprimer des contenus dont il ne leur appartient pourtant pas de déterminer la, ou l'absence de, légalité.
Nous avons, malheureusement, régulièrement des exemples de ce type avec les contenus bloqués sur des sites de diffusion parce qu'un éditeur de films ou de musique estime détenir des droits qu'il n'a en réalité pas. L'un des derniers exemples en date fut celui de Sintel, film conçu par la Fondation Blender et diffusé sous licence libre, qui a été temporairement bloqué sur Youtube à cause d'une réclamation infondée de Sony. Et la contre-histoire de l'Internet nous rappelle qu'il y a également eu d'autres soucis plus graves.
Sans doute faudrait-il donc que le législateur, afin de véritablement garantir ce « droit parmi nos plus précieux » qu'est la liberté d'expression, se penche de nouveau sur certains sujets. Et histoire de ne pas attendre que cela arrive sans rien faire, servons-nous des possibilités techniques que nous offre Internet pour nous exprimer et communiquer.
Comme George Bernard Shaw l'écrivait, si tu as une pomme, que j’ai une pomme, et que l’on échange nos pommes, nous aurons chacun une pomme. Mais si tu as une idée, que j’ai une idée et que l’on échange nos idées, nous aurons chacun deux idées.