§ Posté le 30/04/2013 à 0h 52m 14
Ce blog a été relativement peu actif au cours de ce mois d'avril (encore que cela reste tout-à-fait raisonnable en comparaison des mois de silence complet d'il y a un an ou deux), mais avant que celui-ci ne se termine (le mois d'avril, hein, pas le blog ), j'aimerais revenir sur un autre des multiples sujets me tenant à cœur : les droits d'auteurs et droits voisins, qui portent sur ce que l'on appelle également « propriété intellectuelle », ou « protection des œuvres de l'esprit ».
Sur cette dernière appellation(1), mettons les choses au clair tout de suite : la législation à ce sujet « protège » autant que la loi interdisant de tuer nous « protège » du fait de mourir de la main d'autres êtres humains : ça offre un cadre légal pour punir les coupables, mais ce n'est pas ça qui les empêche d'agir a priori, et ce d'autant plus que le passage à l'acte n'est pas toujours volontaire, ni même conscient(2).
En guise de préalable à cet article, je vous renvoie à l'excellente explication que Maître Eolas avait fourni à ce sujet il y a quatre ans, à l'époque où je commençais à mettre en place ce qu'il faut pour héberger moi-même mes propres œuvres.
Mais évitons de trop rentrer dans l'autopub', et abordons sans tarder le vif du sujet, du moins, dès que vous aurez fini la lecture chez notre estimé avocat. L'idée d'écrire cet article m'est initialement venue d'une chamaillerie amusée, mais qui a prit un tour plus sérieux que prévu, avec un camarade auteur, que je salue au passage.
Commençons donc par situer un peu les choses. Vous savez que je suis un fervent défenseur du mouvement du logiciel libre. Cependant, je voudrais spécifier clairement que, dans le cas général, donc quelles que soient mes positions par ailleurs, cet attachement n'implique en aucun cas le fait de vouloir de telles licences sur les autres œuvres de l'esprit, et ce, pour deux raisons principales.
En premier lieu, l'aspect technique : quelle que soit la dimension idéologique(3), l'utilisation d'une licence libre est une nécessité technique permettant l'adaptation du logiciel concerné aux évolutions, rapides, du reste du monde informatique ; quand les autres œuvres de l'esprit n'ont pas ce besoin d'adaptation et peuvent donc rester plus aisément figées en l'état.
En second lieu, l'aspect idéologique, également : un logiciel est avant tout un outil(4), quelque chose qui n'a pas spécialement pour vocation à être désigné comme « œuvre d'art » (bon, sauf peut-être si c'est codé en Piet, mais c'est assez rare). L'investissement émotionnel de l'auteur envers sa création n'est pas le même.
Ces deux raisons font, entre autres, que, lorsque les licences libres ont été exportées vers d'autres domaines que le logiciel, certains « élargissements » ont été réalisés. Prenons l'exemple des célèbres licences « Creative Commons », même si elles sont loin d'être les seules de ce type.
Si les licences du type CC-0(5), CC-by ou CC-by-sa fournissent exactement les libertés fondamentales, et sont donc considérées comme des licences libres (mais pas franchement adaptées pour un logiciel), en revanche, la licence CC-by-nc-sa, sous laquelle est placé ce blog, de même que sa consœur CC-by-nc (la même, sans la clause de conservation des conditions) ne le sont pas, car elles brident la liberté de faire commerce de l'œuvre.
De même, la licence CC-by-nd, empêchant la modification, n'est pas libre également ; pas plus, évidemment, que la combinaison de ces deux restrictions, le CC-by-nc-nd, licence la plus restrictive de la famille. (Il n'y a de combinaison entre les clauses « nd » et « sa », puisque le contenu, n'étant pas modifié, reste toujours soumis aux conditions d'origine).
Pour désigner l'ensemble de ces licences « libres, ou presque-libres-mais-pas-tout-à-fait », il fallait donc trouver une autre appellation : on les désigne généralement comme étant des licences « de libre diffusion ».
Tant que j'en suis à faire des précisions sur le vocabulaire : différencions également ça du contenu désigné comme « libre de droits », cette dernière appellation signifiant « tombé dans le domaine public »(6). La présence du mot « libre » dans chacune de ces trois appellations n'aide pas forcément à la compréhension, mais je n'y suis pour rien.
Et, pour comparer un peu avec ce qui se fait chez nos voisins anglophones, notons que le copyright est différent du droit d'auteur. Plus précisément, « copyright » désigne ce qui ressort, dans notre droit, du droit patrimonial (retournez lire l'article de Maître Eolas cité au début si cette notion ne vous est pas familière ), quand ce qui ressort du droit moral est désigné par l'appellation « author's right ».
La traduction que l'on rencontre parfois de « copyleft » en « gauche d'auteur » est donc assez maladroite, puisque, d'une part, elle oppose deux choses qui n'ont pas à l'être, et d'autre part, elle ne permet pas de refléter le jeu de mot (si « right », en anglais, veut dire « droit » aux différents sens du terme, « left » signifie également « laisser », et en plus de l'opposition gauche/droit, « copyleft » signifie donc également « laisser copier »).
Bon, cessons les histoires de vocabulaire et revenons au sujet d'origine. Je vous disais que défendre, y compris farouchement, le logiciel libre n'est pas incompatible avec le fait d'accepter, pour autre chose que du logiciel, des licences plus restrictives. Et je ne parle ici pas seulement des licences de libre diffusion, mais également de toutes les licences « fermées » que nous croisons habituellement.
Quoiqu'il existe pas mal d'associations promouvant, notamment, la musique libre, la plupart des libristes que je connais n'ont absolument aucun problème avec le fait de lire, d'écouter ou de regarder des œuvres sous licence fermée(7), et sont mêmes particulièrement fans de certaines d'entre elles (la série télévisée Game of Thrones et les livres dont elle est issue sont très à la mode(8) à l'instant où j'écris ces lignes).
Du côté des artistes (ou, du moins, de l'ami dont je vous parlais au début), il semble y avoir en revanche une certaine méfiance envers ce type de licences en général, et plus particulièrement envers le fait qu'elles permettent la mise à disposition gratuite des œuvres. Ce qui se comprend aisément : comme le signalait fort justement Maître Eolas dans le sus-cité article, le but initial de l'invention des droits d'auteurs est de permettre aux auteurs de vivre de leurs œuvres, ce qui suppose évidemment une rétribution financière.
Au cours de ce petit débat, l'ami en question avait insisté sur ce point, en signalant que l'usage de licences de libre diffusion lui semblait tout-à-fait compréhensible et respectable pour les auteurs comptant sur un autre moyen de subvenir à leurs besoins, mais était pour lui totalement inadapté dans un cas comme le sien.
Quoique je sois d'accord sur le principe, il me semble nécessaire d'apporter quelques nuances de taille : d'abord (et, sans doute, malheureusement pour les sus-cités auteurs désirant vivre de leurs œuvres), les licences restrictives n'empêchent, comme je le disais au début, absolument pas les échanges gratuits de ces œuvres, elle ne fait que les rendre illégaux(9).
Ensuite et surtout, je ne crois pas que la récupération gratuite, légale ou non, d'un exemplaire d'une œuvre, empêche d'en acheter un autre exemplaire, quand les deux sont sur des supports différents.
Car c'est ce changement de support qui est la clef, à mon humble avis. Bien que nous soyons dans une société massivement numérisée, il me semble qu'une majorité d'entre nous désire encore disposer d'une copie « physique » de ses acquisitions. Pour les rôlistes, par exemple, la disponibilité des règles en ligne n'empêche pas d'acheter les manuels ; pour les audiophiles, un Vinyle ou un CD vaut tous les enregistrements téléchargeables.
Mon expérience personnelle n'a bien sûr pas valeur de preuve, mais pour autant que j'ai pu voir, les contrefacteurs d'œuvres numériques(10) ont essentiellement deux comportement : soit ils récupèrent massivement des contenus, trop massivement pour qu'il soit plausible qu'ils aient tout acheté si la récupération illégale n'avait été possible ; soit ils récupèrent pour évaluer l'œuvre, en vue de l'acheter ensuite, et la suppriment si finalement ils décident qu'ils n'en veulent pas.
Mais soit ; comme je l'ai dit, je suis tout de même d'accord sur le principe, et même si mes réserves portent sur son importance, je ne doute pas de la réalité du phénomène : nous supposerons donc, pour la suite, que la disponibilité légalement gratuite de l'œuvre numérisée nuit à sa vente sur quelque support que ce soit, y compris non-numériques.
La question est en fait de savoir combien de temps doivent durer ces licences restrictives. Car nous serons, je pense, tous d'accord pour dire que celles-ci n'ont pas pour vocation à durer éternellement. Quels intérêts entendrait-on protéger à interdire encore de diffuser gratuitement les textes de Molière(11) ou les partitions de Mozart(11) ?
La tombée dans le domaine public représente le moment où la création cesse d'être le privilège de son seul auteur (ou des ayants-droits de ce dernier, en cas de cession) pour profiter à la société toute entière. Actuellement, la loi prévoit que cela se produit soixante-dix ans après la mort de l'auteur(12) ; je pense ne choquer personne en déclarant trouver ceci démesurément long. Mon ami auteur est d'ailleurs du même avis sur ce point.
Nous divergeons, en revanche, sur l'estimation de la durée correcte adaptée : mon ami trouve qu'une restriction « à vie », prenant fin à la mort de l'auteur, serait la situation idéale. Je ne partage pas cet avis.
Il me semble en effet qu'une durée de restriction devrait dépendre de la date de création de l'œuvre, et non de celle de destruction de son auteur. Entre autres motifs, j'envisage le cas auquel il n'avait me semble-t-il pas pensé (et que je n'ai moi-même pas pensé à lui présenter sur le moment) des auteurs ayant une vie de famille, et disparaissant malheureusement en laissant des enfants en bas âge : il me semblerait opportun, dans ce cas, que l'exploitation des droits des œuvres parentales puisse assurer la survie des orphelins, ce qu'une ouverture à la mort de l'artiste empêcherait, du moins dans cette optique.
Par ailleurs et surtout, je rejoins l'analyse du chercheur britannique Rufus Pollock présentée dans cet article, selon laquelle, notamment, une durée trop longue inciterait l'artiste ayant réussi à « se reposer sur ses lauriers », et à ne plus rien produire, sa rente étant assurée.
Mon ami m'a rétorqué, à juste titre, que rares sont les auteurs dont les premiers succès suffisent à les nourrir toute leur vie, et que, même après plus de quatorze ans, les revenus assurés par les ventes des premiers ouvrages peuvent être bienvenus, malgré les publications suivantes.
Alors, que proposer ? Quatorze ans, comme le suggère Pollock ? Plus longtemps ?
Il y a en fait un autre facteur à prendre en compte, qui me semble assez important également : le fait que l'auteur n'est pas le seul à décider. La publication d'un livre est généralement le fruit d'un contrat entre l'auteur et un éditeur(13), et c'est ce dernier qui décide de la mise en vente de nouveaux livres, en fonction de la rentabilité qu'il en espère.
Il vient malheureusement toujours un moment où l'éditeur décide que la vente d'un livre ne lui rapportera plus suffisamment, et ferme les presses à imprimerie. Cela me semble être le moment opportun pour placer l'œuvre, qui, de fait, ne rapportera plus à son auteur, sous une licence de libre diffusion.
Ce qui n'empêche d'ailleurs pas que l'éditeur décide, plusieurs années après cette date, de finalement ressortir une nouvelle édition ; celle-ci trouvera alors, à mon sens, son public, de la même façon que les ventes continuent même pour certains supports tombés dans le domaine public (à titre personnel, j'ai acheté tous mes Sherlock Holmes et la plupart de mes Arsène Lupin alors qu'ils étaient déjà libres de droits, par exemple).
Je n'ai pris ci-dessus en compte que les questions pécuniaires ; elles ne sont bien sûr pas seules, quoiqu'elles soient essentielles. Notamment, la question de la modification est importante également.
Personnellement, et comme je l'ai déjà exposé dans cet article (qu'il faudrait que je retravaille sur certains points), je pense que permettre les modifications d'une œuvre, c'est lui permettre de vivre, ce qui ne peut que lui être profitable ; je comprends cependant que d'autres auteurs ne soient pas enthousiastes au fait que d'autres qu'eux puissent modifier leurs œuvres.
À ceux-là, je voudrais rappeler qu'il existe, quelle que soit la licence choisie par ailleurs, un droit au respect de l'œuvre, éternel comme le reste des droits moraux, leur permet de s'opposer aux atteintes déraisonnables à leurs œuvres, quand bien même les modifications seraient autorisés. Mais vous le saviez déjà, bien sûr : Maître Eolas avait déjà insisté sur ce point dans l'article que je citais comme pré-requis, et qui se retrouve du coup me servir également de conclusion