§ Posté le 05/12/2016 à 1h 35m 04
Marcel Gottlieb est mort ce dimanche.
Je l'ai principalement connu par les Dingodossiers, créés en complicité avec Goscinny, puis par les Rubriques-à-brac ayant prolongé la série lorsque son complice avait dû le laisser poursuivre seul. Entre son Isaac Newton qui, en vertu de la loi de l'attraction universelle, s'était pris à peu près tout ce qui est imaginable sur la tête, sa coccinelle, son professeur Burp et les enquêtes de ses Bougret et Charolles, il avait créé un univers dans lequel il faisait toujours bon se réfugier.
Il fut également l'auteur de Gai-Luron (que j'ai un peu lu, et dont je garde un souvenir flou mais agréable), et de Superdupont (que je n'ai pas encore eu l'occasion de connaître). Chacun des trois aurait, semble-t-il, suffit à faire de leur auteur un monument de la BD francophone. Un maître de l'humour qui, comme il le disait, est une chose « trop sérieuse pour être confiée à des rigolos »(1). Lui n'en était clairement pas un.
Gotlib rejoint donc la longue liste des personnalités mortes en 2016, parmi lesquelles je noterais, entre autres, un autre dessinateur, Siné ; un astrophysicien et grand vulgarisateur scientifique, André Brahic(2) ; deux géants de l'écran, Pierre Tchernia et Michel Galabru ; et deux grands de la musique, Prince et David Bowie. Au rayon musique, également, Michel Delpech et le dernier des Frères Jacques, Paul Tourenne, dont certains textes avaient été magistralement remis en musique par les Orchestres Génétiquement Modifiés.
Et puis, bien sûr, il y a aussi eu l'ancien compagnon de route du Che, Fidel Castro, qui avait déclaré qu'il ne mourrait pas avant la chute des USA, et aura sans doute jugé que l'élection de Donald Trump à la présidence suffirait.
Il y en a eu d'autres, que je n'avais pas vu passer au moment de la rédaction de cet article, comme Leonard Cohen, ou Kenny Baker, qui animait R2-D2 dans Star Wars. Qui fut rejoint, après la rédaction de l'article, par Carrie Fisher, elle-même suivie de peu par sa mère, Debbie Reynolds, qui fut l'héroïne de Singin' in the Rain. Et les choses ne se sont pas arrêtées là, puisqu'un accident d'avion survenu peu après a emporté une bonne partie des Chœurs de l'Armée rouge…
Ça fait beaucoup de morts en une seule année civile (en comptant en plus les morts du dernier attentat, l'état d'urgence permanent n'ayant évidemment rien empêché), ce qui me rappelle la vieille expression qui fait le titre de cet article : Cet Ankou-là est méchant.
En effet, dans la tradition celtique, l'Ankou est davantage une appellation générique qu'un personnage unique : le dernier mort de l'année civile(3) dans une région donnée devient, pour l'année qui suit, l'ouvrier de la mort de cette région, chargé d'emporter les âmes des défunts dans l'au-delà sur sa vieille charrette grinçante.
Quiconque entendait cette charrette ou apercevait l'Ankou était, dit-on, promis à une mort prochaine, et n'allait pas tarder à recevoir un coup de cette redoutable faux inversée (c'est-à-dire ayant le tranchant vers l'extérieur : quand les faux classiques se manient d'un mouvement qui ramène le blé vers le faucheur, tandis que l'Ankou porte son coup vers l'avant) d'où vient le surnom de « Grande Faucheuse » (et son équivalent anglais, Grim Reaper utilisé comme pseudonyme par un illustre lecteur de ce blog, le 7 représentant ladite faux).
Habituellement représenté sous les traits d'un vieil homme maigre et chevelu, l'Ankou fut également dessiné comme un squelette vêtu d'un linceul, représentation on ne peut plus classique puisqu'elle rappelle l'aspect que nous revêtons tou⋅te⋅s après notre mort.
Notre nez ne contenant que du cartilage, et pas d'os, cette « tête de mort »(4) n'est pas dotée de ce relief médifacien, ce qui valut également à la Mort le surnom de « Camarde » utilisé, notamment, par le Cyrano d'Edmond Rostand, qui pour sa part s'enorgueillissait d'un pareil appendice : Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Georges Brassens, qui eut à cœur de mourir plus haut que son cul, chanta à plusieurs reprises la Mort au court nez, qui ne lui avait, disait-il, jamais pardonné d'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez. Son Oncle Archibald, par exemple, fleurit de détails concernant la charmante personne. J'aurais également pu ouvrir cet article en vous chantant que les Quat'z'arts ont fait les choses comme il faut…
Mais, l'état de cadavre aidant sans doute à revêtir un masque mortuaire, la Mort a pris, au fil du temps, de nombreux autres visages.
Chez les égyptiens, on lui prêtait ainsi la tête de chacal du dieu Anubis. Le dieu des morts lui-même était Osiris, souverain de l'Amenti (ou « Bel Occident », le royaume des morts s'étalant sous le soleil couchant), qui présidait au jugement des âmes(5) ; mais Anubis, pour avoir contribué à rassembler les morceaux d'Osiris pour le ramener à la vie, suite à son assassinat et à son démembrement par Seth, était celui qui présidait à la momification.
Le rôle de la momification, réservée aux élites, était de permettre au défunt de devenir des puissances supérieures parmi les morts – et on enterrait les momies en les entourant de nombreuses richesses qui devaient leur servir dans l'au-delà. Néanmoins, les individus plus modestes, quoique n'étant pas momifiés, avaient tout de même droit au repos éternel.
Si les morts grecs, pour leur part, étaient enterrés avec une pièce dans la bouche, c'était pour payer le prix de leur passage vers le monde des morts(6). En effet, celui-ci était situé de l'autre côté de l'Achéron (branche souterraine du Styx), et il était nécessaire de recourir aux services d'un passeur, Charon.
Lequel se faisait donc payer pour son travail, et se montrait inflexible avec les morts désargentés, qui devaient alors rester à errer de ce côté-ci du fleuve sans pouvoir connaître le repos éternel (cependant, des vivants qui payaient pouvaient traverser, et deux héros d'exception, Héraclès et Orphée, passèrent même sans le faire, l'un par la force, l'autre par son charme).
Vieillard revêche, il présente quelques traits communs avec l'Ankou, notamment le fait de n'être que celui qui emporte les âmes, et non le responsable de la mort (chez les grecs, celle-ci survenait lorsque la troisième des Moires tranchait le fil de l'existence).
Comme pas mal d'autres choses originaires de ou ayant transité par la Grèce, Charon reste assez ancré dans notre imaginaire, et a notamment été évoqué par quelques superbes rimes(7) dans le troisième volume de la saga dessinée De cape et de crocs.
Pour les scandinaves, en revanche, les morts n'avaient pas tous la même destination générale ni les mêmes passeurs : ceux qui mourraient de vieillesse ou de maladie devaient descendre jusqu'au Niflheim, le plus profond des neuf mondes portés par Yggdrasil, sur lequel régnait Hel, fille de Loki, sœur de Fenrir et de Jörmungand(8).
En revanche, les Valkyries, guerrières divines montées sur des loups (n'en déplaise à Wagner, elles ne « chevauchaient » donc pas vraiment), venaient choisir sur les champs de bataille les justes et courageux morts l'épée à la main pour les mener au Valhalla, où Odin prépare son armée en prévision de la bataille du Ragnarök, à la fin de ce monde.
Dans la mythologie musulmane, l'Ange de la Mort, en l'honneur de qui le Gargamel de Peyo a nommé son chat Azraël (ce nom existe en arabe, mais n'est apparemment pas utilisé tel quel dans le Coran), est l'un des quatre Archanges. Il récupère l'âme des défunts de manière plus ou moins agréable selon la façon dont celle-ci s'est comportée de son vivant, pour ensuite l'amener soit en Enfer, soit au Paradis (cette dernière partie du travail échoit à l'Archange Michel dans les mythologies hébraïque et chrétienne).
Chez les hindous, Yama, monté sur un bœuf noir, attrape les âmes des défunts au lasso, puis ses serviteurs les ramènent jusqu'en son royaume. Elles sont là aussi jugées en fonction des actions de la vie passée, mais il ne s'agit pas cette fois de décider du lieu de leur repos ou supplice éternel : cette mythologie parle plutôt de réincarnation, et ce jugement sert à déterminer quelle sera la prochaine vie des défunts(9).
Cela fait beaucoup de variantes différentes, et le Faucheur de Terry Pratchett ne manquera pas de nous rappeler (en petites capitales, naturellement) qu'il est très difficile de coller précisément aux attentes de chaque mort. Que sera-t-il donc arrivé à Gotlib, et à tous les autres ? Dieu seul le sait. Mais observons, en leur honneur, la traditionnelle minute de silence. De face, si possible, ce qui nous permettra de voir passer l'ange sans qu'un doute ne plane, comme le soulignait un autre de nos chers disparus.
Une bonne nouvelle, nez-en-moins néanmoins, pour finir ? Ce blog, lui, n'est pas mort. Je soutiens ma thèse vendredi prochain, et je tenterai ensuite de reprendre un rythme de publication plus régulier. En attendant, nous pouvons au moins compter sur Camille Saint-Saëns pour une Danse Macabre…