§ Posté le 10/09/2013 à 22h 02m 44
IV.
J'aurais voulu intervenir alors ; je n'en eus pas le temps.
Comme je l'avais deviné à peine quelques instants plus tôt, Apenur, qui observait la scène un sourire aux lèvres, nullement surpris, n'avait en fait aucunement eu l'intention de nous dévoiler par ses seuls propos l'identité de la voleuse. Tout dans ses actes, de la publicité qu'il s'était donné dans sa démarche jusqu'à l'ouverture, au début de son discours, de la fenêtre invitant la demoiselle à nous rejoindre, tout avait été un piège savamment calculé pour attirer Lady Bat elle-même sur place ; et l'accusation, apparemment imparable, formulée contre Barbara Wayne, n'avait été que le dernier appât la contraignant à entrer en scène. Une personne aussi vouée qu'elle l'était aux idéaux de Justice ne pouvait simplement pas, sans réagir, laisser une autre personne être accusée à sa place.
À peine était-elle entrée que les deux domestiques qui nous avaient servi le repas, et qui, appris-je plus tard, étaient en fait deux hommes de mains d'Apenur, avaient refermé la fenêtre derrière elle et se préparaient à la retenir de force.
Cela ne sembla cependant pas la déranger le moins du monde. Au contraire, un sourire se dessina clairement sous son masque.
« Pour ceux qui doutaient de la véracité des propos me concernant tenus tout-à-l'heure par le professeur Holdsom ; et plus particulièrement de mon aptitude à me battre, je demande humblement à la maîtresse des lieux la permission d'en démontrer l'exactitude. »
Barbara Wayne jeta un regard vers Apenur, lequel hocha la tête ; et ses deux hommes de main bondirent sur la cambrioleuse. Elle esquiva élégamment, sans dégainer la moindre arme. Ses adversaires étant eux-mêmes désarmés, elle n'en avait nullement besoin. Les deux hommes semblaient doués, maintenant qu'ils montraient clairement leur jeu, et ne la laissèrent pas s'échapper si facilement. Plusieurs coups s'enchaînèrent, qu'elle évita ou para sans problème.
Nous étions, tous autant que nous étions, demeurés à nos places à regarder la scène, les autres convives trop interloqués, Apenur trop sûr de ses hommes, le professeur trop neutre et moi-même trop sûr de ma plus parfaite inutilité pour intervenir.
L'un des deux finit par parvenir à lui saisir les bras, l'attirant en arrière ; elle n'en usa pas moins de ses pieds pour envoyer l'autre au tapis, avant de se libérer d'un mouvement aussi brusque que souple. Le temps que le premier se relève, le second avait frappé, manqué son coup, et reçu en retour de quoi le faire reculer de quelques pas.
Le doute devait commencer à se tracer sur le visage d'Apenur lorsqu'elle parvint à se saisir de l'un de ses adversaires, décochant au passage un autre douloureux coup de pied au second, et l'envoya rouler à nos pieds. Nous nous attendions à voir la vitre voler en éclat ; elle eût l'audace d'ouvrir aussi calmement que proprement la fenêtre, ne causant aucun préjudice au manoir Wayne.
« Vous apprendrez que deux hommes ne suffisent pas ; maintenant, arrêtez-moi, si vous le pouvez. »
Cela s'était passé si vite qu'elle avait disparu dehors avant même que nous nous soyons levés. Apenur bondit, ses complices se relevant aussitôt. Farlory, le professeur Holdsom et moi-même ne tardâmes pas à les rejoindre, et bondissant au dehors à notre tour – avec, il fallait l'avouer, nettement moins de grâce qu'elle –, nous nous lançâmes tous ensemble à sa poursuite.
Pourquoi les suivais-je ? Je n'avais, pour ma part, aucune envie de les voir l'attraper ; et j'aurais eu bien peu de chances d'être d'une quelconque aide dans un nouvel affrontement, pour un camp comme pour l'autre ; mais je voulais simplement assister au dénouement de cette curieuse histoire. Il me semblait que le professeur était animé des mêmes intentions ; mais peut-être souhaitait-il pouvoir également s'assurer qu'il n'y ait aucun blessé. Les quatre autres, en revanche, semblaient plutôt vouloir en découdre.
La fenêtre franchie donnait sur les jardins ; il n'y avait aucune sortie de la propriété à moins d'une bonne distance. Quelque direction qu'elle choisissait, la voleuse devait donc distancer ses poursuivants. Nous avions vu sa cape claquer entre deux arbres, nous donnant une première piste à suivre ; le temps d'arriver sur place, en revanche, plus rien d'autre n'indiquait sa présence.
« Toutes les issues du manoir sont gardées par des hommes armés. Je m'attendais à ce qu'elle ne soit pas si facile à arrêter ; même si je dois reconnaître qu'elle l'a été moins encore que ce que j'aurais cru. Elle n'ira pas loin, cependant, nous la retrouverons bientôt.
– Vous aviez prévu cela depuis le début ? »
Farlory semblait particulièrement interloqué.
« Mes excuses, mon cher, si ma petite mise en scène vous a laissé croire que j'allais, réellement, vous révéler son nom : il fallait l'illusion d'un piège parfait dirigé contre quelqu'un d'autre pour qu'elle se décide à intervenir, et ainsi à tomber dans celui que je lui tendais.
– Mais connaissez vous son identité, ou non ?
– Je pense que oui ; mais cela paraîtra sans doute si improbable que peu de gens le croiront sans une preuve explicite. C'est pourquoi je ne révélerai rien de plus avant de l'avoir, elle, entre mes mains, pour appuyer mes dires. »
Si Apenur se masquait d'affabilité, on sentait transparaître dans sa voix une certaine animosité envers celle qui avait échappé aussi aisément à son piège. Nous marchions depuis quelques instants, au hasard, sans pouvoir déterminer où elle se cachait dans l'obscurité grandissante, lorsqu'Apenur retrouva la trace qu'il cherchait.
« Là haut. Quelqu'un est monté dans cet arbre. »
Nous levâmes tous la tête, pour constater qu'en effet, plusieurs branches semblaient avoir été cassées récemment. À défaut de pouvoir réellement voler comme les pipistrelles qu'elle imitait, notre cambrioleuse masquée s'était-elle enfuie en sautant d'arbre en arbre ? Continuant de regarder en hauteur, nous ne tardâmes pas à remarquer d'autres traces du passage de ce qui était, sinon un être humain, au moins un animal d'une certaine taille, et semblait-il d'une grande agilité.
La piste nous entraînait vers le fond du parc, lorsqu'Apenur s'arrêta net.
« C'est trop facile, trop évident… des traces aussi régulières… elle aura sans doute préparé son stratagème à l'avance pour nous attirer dans la mauvaise direction. Pendant que nous mangions, elle en avait amplement le temps… »
Il paru hésiter un instant. Farlory regarda autour de lui.
« Il nous faut donc revenir sur nos pas et changer de direction ?
– Pas forcément. Elle est sans doute plus douée que je ne le croyais. » Il ne put s'empêcher de rire. « Au contraire, continuons. Nous sommes sur la bonne voie.
– Mais vous disiez que la piste était trop évidente…
– Justement. Une personne comme elle ne commettrait pas l'erreur de me sous-estimer. Si elle avait réellement voulu nous embarquer sur une fausse piste, elle aurait pris soin de simuler les choses de façon plus convaincante. Ceci est fait de telle sorte qu'un œil exercé ne peut pas ne pas en remarquer les erreurs.
– Alors ? »
Le professeur et moi-même échangeâmes un regard amusé. Nous avions déjà compris où Apenur voulait en venir ; mais les trois autres hommes semblaient réellement perdus.
« Alors elle a préparé cette piste en faisant délibérément en sorte que nous pensions qu'il s'agit d'un leurre, afin que nous nous engagions dans une toute autre direction, et surtout pas dans celle-la. Et elle se sera donc enfuie précisément par là, s'attendant à ce que nous ne suivions pas. En avant ! »
Et nous reprîmes notre route, au pas de course pour tenter de rattraper le retard pris. En plus d'être rusée, la demoiselle semblait également rapide…
Néanmoins, nous finîmes, à force de courir, par tomber sur quelque chose. Plus exactement, ce fut Farlory qui, relevant les yeux, cru remarquer une forme dans l'arbre, à peine visible, car la nuit devenait de plus en plus noire. Il nous en prévint, et Apenur fit signe à ses hommes. Continuer à progresser dans l'obscurité n'aurait pas apporté grand chose ; d'ailleurs, nous approchions sans doute des limites de la propriété.
Des lampes furent allumées, et braquées vers les arbres. Et nous devinâmes alors le revers d'une cape qui claquait parmi les feuillages.
« Ne tirez qu'en dernier recours. Tâchons de la prendre vivante, et si possible, en bon état. »
Les hommes d'Apenur avaient-ils réellement caché sur eux des armes en plus de leurs lampes ? Difficile à dire, puisque les faisceaux de lumières partaient d'eux et ne les éclairaient donc pas. Je supposais cependant qu'il ne s'agissait que de bluff : le détective avait parlé assez fort pour qu'elle entende, espérant sans doute lui faire peur et ainsi obtenir qu'elle se rende en douceur. Elle était cependant d'une trempe suffisante pour ne pas craindre ce genre de choses.
Plus rien ne bougeait. Cela faisait maintenant quelques minutes que nous avions aperçu sa présence, et que nous scrutions les arbres, lampes braquées, encerclant l'arbre suspect du mieux que nous pouvions. Pas le moindre mouvement de feuilles indiquant, de sa part, une tentative de fuir.
« Allons ; nous avons vu bouger. Elle est bien dans cet arbre-ci. »
Il me revenait en tête plusieurs histoires dans lesquelles les hommes cernaient toute la nuit l'endroit où était censé se trouver le fugitif, pour découvrir au petit matin qu'il n'y était plus. D'une façon plus générale, les affaires où quelqu'un semblait ainsi disparaître comme par magie d'un lieu entièrement clos n'étaient pas rares dans les récits policiers – et se rencontraient également ailleurs que dans les récits, j'avais été moi-même, dans ma très courte expérience, confronté à une affaire de ce genre.
Allions-nous demeurer ainsi, sans bouger, durant aussi longtemps ?
Apenur décida soudain que c'en était trop, et, faisant signe à ses hommes de demeurer à leur place, entreprit de grimper. L'arbre n'était pas particulièrement aisé d'accès, et il dû s'y reprendre à plusieurs reprises avant de parvenir à se hisser sur les branches les plus basses. J'hésitais un court instant, puis décidais que je pouvais le rejoindre. À peine avais-je cependant demandé au professeur Holdsom de me faire la courte échelle, qu'un juron nous parvint depuis les arbres.
Il n'y avait pas eu lutte. Pas le moindre cri, à part le bref éclat de voix d'Apenur. Mais nous vîmes deux silhouettes redescendre presque aussitôt, l'une d'entre elles portant le costume que nous recherchions. Il nous sembla cependant que quelque chose n'allait pas… la silhouette masquée, qui précédait docilement le détective, semblait plus petite que celle de la voleuse.
Lorsqu'ils furent tous deux redescendus au sol – nous nous approchâmes pour les y aider –, Apenur retira le masque de sa captive… et je reconnus alors le visage de la jeune Christie, que nous avions croisé, le professeur et moi, en arrivant. Elle semblait amusée. Le détective restant en retrait, de mauvaise humeur, ce fut Farlory qui s'approcha pour l'interrogatoire.
« Qu'est-ce que tu fichais là-haut, gamine ?
– Ben je vous attendais, tiens.
– Mais comment est-ce que tu t'es retrouvée là ?
– C'est elle qui m'a aidé à entrer. »
Le professeur et moi échangeâmes un regard admiratif. La cambrioleuse n'avait pas eu deux, mais trois coups d'avance : elle avait préparé cette piste de telle sorte qu'Apenur croit en un faux leurre… alors que c'en était un vrai. Et pendant que nous suivions cette mauvaise piste, et que nous attendions un geste de sa doublure, elle s'enfuyait par un autre côté.
Farlory continuait cependant son interrogatoire.
« Tu la connais ?
– Comme tout le monde.
– Tu as vu son visage ?
– Non. Et même si c'était le cas, je ne vous le dirais pas. »
Il semblait manifeste que nous n'en tirerions pas grand chose de plus.
L'homme essayait toujours de la questionner lorsque Sélina Holly, accompagnée de ce qui semblait être un domestique – j'ignorais s'il s'agissait d'un autre homme d'Apenur, ou bien d'un membre du véritable personnel du manoir Wayne – nous rejoignit.
« Ah, vous voilà. Elle vous a plus fait courir que ce à quoi je m'attendais. »
Nullement étonnée de la présence de l'enfant, mais peut-être quelque peu inquiète de celle des armes, elle se pencha pour vérifier son état. Mais Christie était en grande forme.
« C'est complètement inconscient de t'avoir fait servir d'appât à ces… brutes. »
Je ne savais, au juste, quel était son avis concernant Apenur lui-même, mais le dédain que lui inspirait ses hommes de main était manifeste. Cependant, la fillette répondit, sans se démonter :
« Elle voulait seulement qu'on l'aide à préparer les choses. C'est moi qui ait insisté pour rester.
– Elle n'aurait pas dû te laisser faire.
– Ben on savait toutes les deux qu'ils ne tireraient pas. Ils auraient eu trop d'ennuis s'ils l'avaient blessée. »
Farlory, toujours éberlué, s'enquit : « Vous saviez ?
– Pas avant que le jeune homme ne nous explique. »
En prenant le chemin du retour, nous apprîmes que Lady Bat s'était, entre temps, enfuie en assommant au passage d'autres hommes d'Apenur, et que Poe avait fait son apparition, demandant des nouvelles de sa jeune amie. La cambrioleuse, consciente du fait qu'elle avait affaire à forte partie, avait fait appel aux jeunes gens pour qu'ils l'aident à mettre en place sa diversion, et s'était simplement dissimulée près de la maison en attendant que nous partions sur la fausse piste.
La soirée ne dura guère plus longtemps : après s'être assurée, elle aussi, que la jeune Christie se portait bien et n'avait pas été blessée, Barbara Wayne lui proposa, ainsi qu'à Poe, de passer la nuit à son domicile, mais les deux jeunes gens déclinèrent l'invitation et repartirent comme ils étaient venus. Le détective, après avoir passé quelques instants auprès de ses hommes, revint s'excuser, à plate couture, de son comportement de la soirée : il avait, disait-il, tenu des propos par trop blessants, et la fin était telle qu'elle ne justifiait en rien les moyens. Il avait gravement sous-estimé son adversaire, et le reconnaissait humblement.
Lorsque Farlory, cependant, lui demanda ce qu'il comptait faire après cet échec, il répondit crânement qu'il n'avait pas encore échoué. Il s'était engagé à démasquer et à arrêter la cambrioleuse en trois mois ; il lui en restait encore plus de deux pour mettre ce plan à exécution. Il était encore certain de réussir – mais devait réajuster sa manière de procéder. Tout n'avait, disait-il, pas encore été tenté.
Jeanne Vega et Sélina Holly se préparèrent ensuite à la nuit au manoir Wayne ; tandis que Farlory et nous-mêmes prîmes congé. Le banquier, qui me semblait décidément moins intelligent que son frère, était encore assez perplexe concernant les événements de la soirée ; le professeur et lui échangèrent quelques mots à ce sujet.
Pour ma part, je me demandais quels seraient les prochaines attaques du détective, et si sa cible parviendrait à chaque fois à les éviter aussi aisément. Certes, Apenur avait échoué ; il m'avait, néanmoins, convaincu qu'il était un adversaire de taille, intelligent et plein de ressources. Si l'un des ennemis de la roussette devait finir par la démasquer, c'est sur lui que j'aurais misé.