§ Posté le 10/09/2013 à 22h 02m 41
II.
Le soir dit, l'automobile du professeur Holdsom nous déposa tous deux à proximité de la demeure Wayne.
Situé en périphérie de la ville, ce manoir était grand, luxueux, et entouré de jardins suffisamment vastes pour y organiser des courses de chevaux, des parades, et autres activités dont les gens riches étaient friands. Durant plusieurs années, cependant, ces jardins avaient été laissés à l'abandon ; et si la maîtresse des lieux avait décidé, lors de son retour en ville quelques années plus tôt, de leur faire redonner leur éclat d'antan, leur aspect encore quelque peu sauvage continuait d'auréoler la propriété d'une aura de mystère.
Un amateur de romans tel que moi ne pouvait manquer d'y imaginer un réseau de passages souterrains, partants des vieux murs du bâtiment principal pour s'étendre jusqu'à l'extérieur de la ville, ayant longtemps servi à la contrebande. Il était en effet de notoriété publique qu'une partie de la fortune de la famille Wayne avait autrefois été acquise de façon frauduleuse ; même si, depuis quelques générations, les membres de cette famille tâchaient de racheter les errements de leurs aïeux en la dépensant à des fins humanitaires.
Nous accédions à la propriété par la ville, au bout d'une rue qui comptait d'autres luxueuses habitations – même si aucune ne l'était autant que celle que nous avions comme destination. L'automobile correctement garée, le professeur et moi-même mîmes pied à terre, et il me désigna du doigt deux gamins qui semblaient jouer sur le bas-côté de la rue.
« Tiens… on dirait deux membres de la bande de Doyle. Tu te rappelles ?
– Ceux qui nous avaient aidé lors de ma première affaire, oui. Je croyais qu'ils étaient plutôt issus des quartiers pauvres.
– Pour la plupart d'entre eux, en effet, mais la ville entière leur sert de terrain de jeu. Ils n'est pas rare qu'ils viennent d'eux-mêmes s'amuser par ici… c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je les emploie parfois : où qu'ils soient, ils n'attirent jamais l'attention. »
Nous nous approchâmes davantage. Le garçon semblait plus âgé que Doyle lui-même – peut-être une petite quinzaine d'années, mais je n'étais pas très doué pour estimer cela –, et la fille était sans doute quelque peu plus jeune – quoiqu'elle soit un peu grande, pour son âge. Le professeur Holdsom, manifestement, les connaissait tous deux.
« Bonsoir, Poe. Comment se passent tes cours ?
– Pas trop mal. Mon prof' de rédaction trouve que je raconte des histoires un peu trop fantastiques à son goût.
– Il s'y habituera.
– Ouais. Christie dit qu'elle aime bien, elle. »
La demoiselle hocha la tête en entendant ce qui semblait être son nom. Je tâchais de lier connaissance.
« Christie, c'est un joli nom… ma mère se prénomme Christelle. »
Je n'eus pas de réponse de sa part. Poe, lui, reprit la parole.
« Vous venez faire quoi, dans le coin ? Une enquête ? »
Le professeur sourit, amusé.
« Pas pour cette fois. Nous sommes simplement invités à passer la soirée au manoir Wayne.
– Ah. Il y en a quelques autres qui sont déjà passés. Vous feriez mieux d'y aller, vous êtes peut-être en retard. »
Comprenant que la présence de deux adultes – ils me considéraient sûrement comme en étant un, même si j'avais moi-même encore du mal à me voir comme tel – n'était pas ce qu'ils appréciaient le plus dans l'instant, nous nous éloignâmes en direction de la propriété.
En m'éloignant, j'eus encore le loisir de les voir se pencher pour tracer quelques formes au sol. Je réalisai soudain que je n'avais moi-même pas pratiqué ce genre d'activité depuis des lustres. Cela me manquait, peut-être – mais les jeux des grandes personnes pouvaient parfois eux aussi être amusants, comme cette soirée allait le confirmer.
Lorsque le professeur actionna la clochette d'appel, je m'attendis à voir venir nous ouvrir un vieux serviteur, du genre de ceux qui sont dans la famille depuis toujours et qui ont presque servi de troisième parent aux héritiers. Mais ce fut en fait la maîtresse des lieux elle-même qui vint nous ouvrir.
« Professeur, vous voilà donc ! Et voici votre nouvel assistant, je suppose ?
– Bonsoir, Barbara. J'espère que nous ne nous sommes pas fait attendre ?
– Vous êtes très exactement à l'heure prévue. Ce sont plutôt mes autres invités qui se sont permis d'arriver en avance.
– Bien. Pendant un instant, j'ai cru que les fâcheuses habitudes de Victor n'aient quelque peu déteint sur moi. »
Je haussais les épaules, sans plus relever la légère moquerie de ses propos. J'avais presque réussi à être à l'heure à son dernier cours – disons que je l'aurais été si mon soulier n'avait pas eu la mauvaise idée de se défaire pendant que je montais l'escalier.
Barbara Wayne tourna vers moi un regard amusé, avant de nous guider, au travers des couloirs, vers la salle principale où se situait la réception. La décoration de ces couloirs n'était pas sans me rappeler celle que j'avais pu observer au domicile urbain d'un riche banquier quelques temps plus tôt. Manifestement, les plus hautes fortunes de cette ville avaient quelques goûts communs – quoique deux échantillons, même s'ils étaient les plus notoires de tous, étaient sans doute insuffisants pour tirer de telles généralités. Je n'étais pas spécialement pressé d'aller en visiter d'autres pour vérifier mon hypothèse.
La pièce dans laquelle nous arrivâmes était ornée d'une grande table, sur laquelle huit couverts étaient installés.
« Nous serons en comité réduit, pour ce soir ; plusieurs de mes autres invités ont malheureusement décommandé. Mais je gage que nos deux hôtes d'honneur suffiront à rendre cette assemblée agréable. »
La salle était occupée par deux femmes, dont l'une semblait à peine plus âgée que moi – il me semblait l'avoir, elle, déjà croisé, sans doute dans les couloirs de l'université –, qui étaient en train de bavarder près de la cheminée ; et par un homme qui s'approcha de nous aussitôt qu'il nous vit entrer. Saluant gravement le professeur, il se présenta.
« Alexandre Farlory. C'est un plaisir de vous rencontrer enfin.
– Vous êtes l'aîné de votre fratrie, je crois ?
– En effet. Mon père, avec qui j'ai soupé hier soir, m'a chargé, en apprenant que nous nous parlerions aujourd'hui, de vous transmettre ses salutations et, une fois encore, ses remerciements pour votre aide précieuse au cours de… l'affaire.
– Je n'ai fait que mon devoir, rien de plus.
– Vous êtes trop modeste, professeur. Vous et votre assistant avez été remarquables. »
Il se tourna vers moi, sans doute pour me complimenter plus directement, mais la clochette d'appel retentit de nouveau à l'entrée, détournant l'attention. La maîtresse des lieux se fit encore une fois un devoir d'aller ouvrir elle-même ; j'en profitai pour m'approcher davantage de la cheminée, affectant de venir saluer les deux autres personnes, et laissant le professeur accueillir à ma place les remerciements.
Un instant plus tard, nous eûmes la surprise de voir apparaître un visage connu.
« Judith ! Je ne savais pas que tu devais venir.
– Bonsoir, Joseph. Victor, mesdemoiselles… »
Après nous avoir salué rapidement, elle se tourna vers les deux hommes.
« Oui, Barbara m'a convaincue de venir. Écouter un autre que toi faire son intéressant avec une enquête, cela peut être… très instructif. »
L'autre en question choisit cet instant pour entrer, seul, par une autre porte, dispensant le professeur de réponse. Niels Apenur avait la silhouette nordique que son nom suggérait : blond, plutôt grand, il semblait doté d'une certaine force de caractère.
« Messieurs-dames… Je propose, si cela sied à notre hôtesse, que nous passions d'abord à table, avant d'aborder le sujet qui a motivé cette soirée, qu'en dites-vous ? »
L'hôtesse en question fut la première à acquiescer, et les autres confirmèrent que ce programme leur convenait. La table était déjà mise, en tout cas pour le couvert nu ; il y manquait encore le pain et les boissons, ces dernières ayant sans doute été placées au frais à l'extérieur. Sitôt que l'ordre en fut donné, une paire de domestiques s'empressa de venir les disposer.
Pendant le déroulement de ces opérations, l'ancien assistant du professeur s'approcha de moi, l'air mi-curieux, mi-amusé.
« Tu es donc celui qui m'a remplacé, dirait-on. Puis-je connaître ton nom ?
– Victor Tollen.
– Tollen, Tollen, Tollen… ce nom me dit vaguement quelque chose… N'avions-nous pas fait plusieurs fois appel aux services de quelqu'un qui portait ce nom, professeur ? Ah, j'y suis : un restaurateur de documents, non ? »
J'étais assez dubitatif sur sa manière trop ostentatoire de chercher à se souvenir. Peut-être s'était-il effectivement souvenu de tels détails ; mais il me semblait plutôt qu'il s'était renseigné au préalable et préférait faire passer cela pour un effort de mémoire.
« Rémy Tollen. Mon père.
– Oh. Eh bien, il semble avoir aussi bien réussi à élever son fils qu'il n'arrive à récupérer un texte lisible à partir de vieux documents endommagés. Je suppose que tu as d'autres talents que celui d'enquêteur ?
– Je me débrouille.
– C'est tout ? C'est un peu court, jeune homme. »
La provocation était directe ; je décidais de relever le gant en improvisant ma réponse.
« Me faudra-t-il me fendre d'une longue tirade,
Toute d'alexandrins, qui, ensemble, paradent,
Avecque de bons mots, et, pour bonne mesure,
Ce qu'il faudra de rime, d'esprit et de césure ?(1)
Lors, vous devrez apprendre, cher interlocuteur,
Que cela me convient, et que j'aurais à cœur
De la clamer bien haut ; et je crains qu'en retour,
Votre fierté s'abîme à m'avoir joué ce tour. »
Les autres me regardèrent sans mot dire ; Apenur, lui, sitôt ma réplique achevée, éclata de rire.
« Ma foi, professeur, vous l'avez bien choisi, celui-ci ! Félicitations, Victor, ces vers étaient… presque parfaits. Mais puisque la table est prête, nous en feront la critique littéraire une autre fois. »
Pendant que nous nous installions, Apenur reprit la parole.
« En attendant que nous passions au vif du sujet, et pour égayer un peu le repas, je propose que le professeur Holdsom ici présent nous raconte quelques unes de ses dernières enquêtes. » Il adressa plus directement à l'intéressé un regard amusé. « Cela m'a un peu manqué, que de vous entendre faire cours. »
Joseph Holdsom affecta d'être quelque peu gêné par la question – j'avais cependant assez appris à le connaître au cours des dernières semaines pour savoir qu'il avait bien sûr anticipé cette demande.
« Eh bien, je ne saurais trop quelle histoire pourrait vous être intéressante… »
Alexandre Farlory intervint.
« Commencez peut-être par l'affaire qui concerna notre famille. Je serais curieux d'en avoir davantage de détails de votre part. »
Niels Apenur demanda si j'avais participé à cette enquête ; je répondis que cela avait été ma première, en effet. Ma voisine – l'étudiante, dont je ne connaissais pas encore le nom – demanda si celle qui devait être le sujet principal de cette soirée y intervenait, ce à quoi le professeur répondit qu'elle le faisait effectivement, quoique de manière très ponctuelle. Cela facilita sans doute l'enthousiasme des autres convives, et nous écoutâmes effectivement le récit de cette affaire.
Celle-ci m'avait à vrai dire assez marqué, et pas seulement parce que j'y avais débuté. Le responsable avait été particulièrement retors, plus que je n'imaginais jusque là qu'on put l'être, et la conclusion de l'enquête me laissait un sentiment d'inachevé. J'avais presque hâte d'être de nouveau confronté à lui, afin de régler les choses. Je tâchais cependant de ne rien laisser paraître de ces sentiments.
À la demande d'Apenur, Farlory confirma n'avoir encore aucune nouvelle du disparu. Le détective déclara qu'il pourrait peut-être reprendre lui-même les recherches lorsqu'il serait officiellement établi. Ma voisine, elle, s'intéressa davantage à la courte apparition de la cambrioleuse.
« Vous l'avez donc vu juste avant qu'elle n'entre dans le musée, c'est ça ?
– C'est ce qu'il semblerait, en effet. Cela a peut-être eu une certaine influence sur la fin de l'histoire, d'ailleurs : si la maréchaussée n'avait pas été mobilisée sur ce cambriolage, peut-être y aurait-il eu davantage d'hommes pour fouiller le quartier, et…
– Impossible de savoir ; peut-être n'y était-il simplement pas.
– Oui, en effet. »
L'autre inconnue de la soirée demanda si ce n'était pas, précisément, à propos de ce cambriolage-ci que l'affaire qui avait fait la une des journaux quelques temps plus tôt avait eu lieu ; ce à quoi le professeur répondit que c'était le cas en effet. Notre hôtesse intervint alors, comme on pouvait s'y attendre, pour lui demander de conter cette histoire également – manifestement habitué à l'exercice, il s'en sortait en effet admirablement.
Mon mentor interrogea cette fois sa voisine de table du regard avant de démarrer son récit. En effet, dès qu'ils apprirent sa présence au moment clef de la découverte du corps, elle fut à son tour assaillie de questions sur ce qu'elle avait ressenti à cet instant. Manifestement moins à l'aise que le professeur dans ce genre d'exercices, elle s'efforça néanmoins de répondre à ces questions du mieux qu'elle pu – ce qu'elle avait ressenti tenait essentiellement du dégoût, disait-elle.
« Tout de même, Joseph, n'avez-vous pas enjolivé quelque peu la façon de notre cambrioleuse a mis à terre cet agent de sûreté ? Il n'a pas pu lui opposer aussi peu de résistance !
– Je suis certain qu'il a essayé ; mais l'agent William Fogg, malgré l'estime que j'ai pour lui, n'est pas exactement l'archétype de l'agent de l'ordre choisi pour sa carrure ou pour son adresse. Et notre chère roussette, quant à elle, est assez douée pour ce genre de choses. Vous le verrez un peu plus tard, d'ailleurs ; et je n'exagérerai rien là non plus. »
Il reprit son récit – jusqu'à être de nouveau interrompu, cette fois par Niels Apenur, lorsqu'il évoqua mon petit monologue.
« Oui, j'étais sûr que ce commentaire était de notre Victor. »
Barbara Wayne se tourna cette fois vers moi, l'air amusée.
« Vous avez donc, comme beaucoup, le béguin pour cette demoiselle masquée ?
– Au moment où j'ai dis ceci, je ne l'avais rencontré que quelques instants, sur un toit, lors de l'enquête précédente ; et je n'ai pas pour habitude de tomber amoureux de personnes qui ne sont pour moi rien de plus qu'un nom dans un article de journal. Et quand bien même ç'eut été le cas, c'était ma raison, et non mon cœur, qui s'exprimait : ce sont le masque et les actes, qui comptent, et non la personne qui le porte et les accomplit. »
Furent-ils convaincus ou non, je n'en sais rien ; peut-être avais-je seulement montré, jusque là, suffisamment d'éloquence pour que personne n'ose insister. Quoiqu'il en soit, cela en resta là pour ce sujet ; je ne cherchais pas non plus à comprendre, ce qui m'échappait encore, pourquoi les gens s'imaginaient si spontanément que, parce que je prenais sa défense sur le plan du symbole, j'aurais dû avoir un faible pour elle.
Le professeur reprit ensuite son récit, ménageant admirablement son suspense. S'il n'avait pas été vivant et indemne devant nous, il aurait été possible, à l'écouter, de craindre qu'il ne lui arrive quelque chose au cours de nos péripéties. J'avais, peut-être, quelques facilités à manier les mots, mais force m'était de reconnaître qu'il avait sur moi, et pour ce genre de récits, l'avantage de l'expérience.
Il tenta, par égard pour moi, de minimiser ce qui m'était arrivé durant la scène finale – je l'interrompis alors à mon tour.
« Inutile de prendre des gants, professeur : j'ai été parfaitement ridicule, et je l'assume.
– Pas tant que cela, Victor : moi-même, à ton âge, je n'aurais guère fait mieux. Judith pourra te le confirmer. »
Mais je secouais la tête ; quand bien même il avait été dans mon cas, j'avais peu d'espoir de devenir un jour comme il était à présent, pour cela tout du moins. Et je n'espérais pas jouer ma vie sur ce genre de choses.
Quoi qu'il en soit, lorsqu'il eut achevé son récit et ajouté les compléments d'informations que l'inspecteur Casternade nous avait apporté le lendemain, nous avions terminé notre repas. L'heure était venue de passer au véritable sujet de cette soirée.