§ Posté le 15/03/2012 à 18h 51m 16
III.
« Ça ne peut pas… elle n'a pas pu… »
J'avais, le lendemain, rapporté à Victor notre scène de la veille, et comme moi, il ne pouvait croire l'hypothèse avancée par l'inspecteur Casternade. Néanmoins, je dus me faire l'avocat du diable : aucune hypothèse, fut-elle déplaisante, ne pouvait être abandonnée sans preuve. Si une explication, quoiqu'improbable, paraissait plausible, nous ne pouvions simplement déclarer “cela n'est pas ainsi” et la laisser de côté.
« Qu'en sais-tu réellement ? Tu ne l'as rencontré qu'une seule fois, et encore n'avez-vous qu'à peine échangé deux mots.
– Je n'avais jamais vraiment fait attention à elle avant ce fameux soir… mais après l'avoir rencontré, j'ai voulu me renseigner. Tout ce que j'ai apprit sur ses affaires précédentes démontre des actes très exactement contraires à celui de tuer pour se protéger. La personnalité d'un suspect compte, non ?
– C'est en effet un élément crucial… mais cela a toujours moins de poids, face à des jurés, qu'une véritable preuve.
– Alors il faut trouver des preuves qui montrent qu'elle n'y est pour rien.
– Nous en chercherons. Vois-tu, mon cher, une bonne enquête doit toujours être à charger et à décharge : nous tentons d'innocenter nos suspects autant que de prouver leur culpabilité. Mais nous ne décidons pas à l'avance, et il arrive que les preuves aillent à l'encontre de notre intime conviction.
– Ça vous est déjà arrivé ?
– Plus d'une fois, hélas. Malgré mes quelques prédispositions naturelles à ce métier, je suis aussi faillible qu'un autre, et il m'est arrivé, comme à toi, de rejeter certaines hypothèses avant même de les avoir examiné.
– En avez-vous seulement examiné d'autres, d'hypothèses ? »
Je souris. Sa volonté inflexible de croire notre roussette innocente, pareille à celle d'un enfant qui refuse d'admettre que ses parents ou instituteurs puissent ne pas être parfaits, avait quelque chose d'attachant.
« J'en ai envisagé quelques autres, pour ma part. L'inspecteur Casternade aura sans doute fait de même de son côté. Je dois d'ailleurs me rendre à l'hôtel de police dans la journée pour qu'il me communique ses informations, car il a sans doute, à cet instant, beaucoup plus de matière à travailler que moi. Ma question est : vas-tu venir avec moi mener cette enquête ? »
Comme je m'y attendais, il n'hésita pas une seconde.
« Même si cela conduit à établir la culpabilité de notre voleuse nocturne ? »
Cette fois encore, il acquiesça, non sans exprimer clairement du regard sa certitude d'aboutir à un tout autre résultat.
Nous n'étions alors que dans mon bureau, et nous convînmes ensemble qu'établir des hypothèses avec aussi peu d'informations que nous en avions était vain. Avant de pouvoir travailler correctement, il nous faudrait au moins le résultat des recherches effectuées depuis la veille par les agents de sûreté. Aussi, sitôt que nos emplois du temps à tous deux nous le permirent, nous nous rendîmes à l'hôtel de police pour y recueillir ces nouvelles.
L'agent Fogg, qui avait reprit son service, vint à notre rencontre sitôt qu'il nous vit arriver.
« L'inspecteur Casternade est un peu occupé dans l'immédiat, mais il sera à vous dans quelques instants.
– Vous êtes-vous remis de la soirée ?
– Oh… les autres agents me charrient un peu à cause de ce qui s'est passé – vous savez, qu'elle m'ait mis au tapis si facilement, et tout ça –, mais à part ça, tout va bien. Comment va mademoiselle Judith ?
– La vue du cadavre lui a causé un choc auquel elle n'était pas préparée, mais elle s'en remet. Et elle est persuadée que vous et moi nous trouverons bientôt l'assassin.
– Plutôt vous que moi, professeur. Je ne suis qu'un agent, c'est l'inspecteur et vous qui menez l'enquête.
– Pour l'instant, peut-être, mon cher, mais je suis certain que bientôt, vous serez vous-même inspecteur.
– Merci… j'aimerais que mes patrons soient du même avis que vous. »
Quelques instants plus tard, l'inspecteur Casternade put enfin nous recevoir.
« Comme je m'y attendais, plusieurs de mes collègues, parmi ceux en charge des enquêtes sur ses actions, sont prêts à la déclarer immédiatement coupable. Je ne crois même pas qu'ils se posent réellement la question de savoir si ce crime lui ressemble ou non : ils voient simplement une raison supplémentaire de la poursuivre, et s'arrêtent là.
– Elle est donc à ce point leur bête noire ?
– Cela fait maintenant trois ans qu'elle les nargue. Certaines de nos enquêtes ont duré plus longtemps, mais c'est parce que les criminels recherchés ne faisaient plus parler d'eux, et que donc les preuves nouvelles manquaient. Elle continue ses coups d'éclats, et pourtant ils en sont encore aux premiers stades de l'enquête.
– Fort heureusement, celle-ci vous est confiée à vous, et non à eux. Et vous convenez que sa culpabilité est au minimum douteuse, n'est-ce pas ?
– Oh, en ce qui me concerne, c'est précisément le fait qu'elle soit suspecte qui me la fais penser innocente. Si vraiment elle avait commis ce crime, cette diablesse se serait arrangée pour être aperçue à l'autre bout de la ville à la seconde précise du meurtre.
– Ne lui accordez tout de même pas de pouvoirs surnaturels.
– Comme je vous l'ai dit, trois ans d'enquête, et toujours pas la moindre piste. »
Victor nous observait tous les deux sans rien dire. L'inspecteur Casternade se tourna soudain vers lui.
« Et vous, alors, le brillant apprenti, qu'est-ce que vous en pensez ?
– Qu'il ne faut pas qu'elle soit coupable.
– Et pourquoi donc ? Vous vous êtes entiché d'elle, comme tant d'autres ? »
Mon jeune assistant inspira profondément, semblant chercher les mots au fond de son cœur.
« Ce qui compte avant tout, c'est qu'elle est un symbole.
La vie est parfois injuste, et les honnêtes gens sont parfois confrontés à de actes injustes, mais que la loi, pourtant, ne réprouve pas. Même lorsqu'elle est saisie, la Justice ne parvient pas toujours à être rendue de façon satisfaisante. Si confiant que l'on soit envers les juges et la Sûreté, on ne peut que constater que, parfois, ils échouent. Alors que reste-t-il ? La foi, l'espérance aveugle qu'il existe un autre monde où les méchants seront punis et les bons récompensés.
Mais ce n'est qu'une espérance aveugle, immatérielle, alors que The Lady Bat est un être réel, une vraie personne, qui vient rendre la Justice dans notre véritable existence. Elle récompense notre foi. Elle donne un sens à nos espérances. Elle nous rend certains que l'histoire finira par bien se terminer. C'est là tout ce qu'est un héros.
Peu importe qui elle est en vérité ; peu importe qu'elle ait, sans doute, bien plus de défauts sous son masque que ce qu'elle laisse à deviner : tant que nous gardons d'elle cette image non pas surnaturelle, mais très naturelle, au contraire, de celle qui s'est décidée à agir, et qui le fait sans blesser ni tuer personne, elle inspire chacun de nous et nous persuade que chacun peut œuvrer au bien de tous, et qu'une seule personne peut suffire à faire changer les choses. »
L'inspecteur Casternade dévisagea Victor un instant, puis hésita encore un instant de plus avant de répondre.
« Si vous ne veniez pas de faire l'éloge d'une criminelle recherchée, je crois bien que j'applaudirais. Mais n'allez pas répéter ce baratin devant mes collègues, vous risqueriez de finir la journée en cellule. »
Et, se retenant de rire, notre hôte retourna vers la pile de rapports qui occupaient son bureau.
« Mais vous n'êtes pas venus ici pour échanger des considérations philosophiques, je suppose ? J'ai là les premiers résultats de cette enquête, je pense que c'est cela qui vous intéressait. La victime se nommait Élie Gamme, et demeurait à quelques rues de la scène de crime. Célibataire, sans enfants. Nous avons fouillé son appartement : rien qui puisse laisser à penser qu'elle était impliquée dans quelque trafic que ce soit.
– Mon hypothèse de la vente ne semble pas tenir la route, donc…
– En effet. En revanche, en ce qui concerne l'arme et la blessure, le médecin légiste a confirmé vos premières impressions. Je suppose que cela ne vous surprend pas.
– Nous partons donc de l'hypothèse que l'assassin possède une arme efficace, mais discrète ; qu'il garde en permanence à portée de sa main ?
– Mes hommes ont été informés de se méfier lorsqu'ils procéderont à l'arrestation.
– L'enquête de voisinage a donné quelque chose ?
– Notre homme était relativement discret dans le quartier, mais on ne m'en a dit que du bien. Même avant que nous indiquions à nos témoins qu'il était mort. Il semble qu'il n'hésitait pas à participer aux activités de la vie du quartier – la veille du crime, il a aidé à remettre en service une aire de jeux pour enfants à quelques rues du square.
– Un brave type, en somme.
– Ce qui ne fait que donner plus envie de retrouver le saligaud qui l'a tué. »
L'inspecteur Casternade consulta un instant ses notes avant de continuer.
« Le domicile de la victime était situé quelques rues plus loin. Nous l'avons consciencieusement inspecté : pas la moindre trace de lutte, ni d'effraction. D'après les voisins qui ont assisté aux perquisitions, rien de particulier ne semblait avoir disparu. Bref, absolument aucun indice n'indique que l'assassin, ou quelque autre intrus que ce soit, soit entré à l'intérieur. Le crime a eu lieu dehors, et son auteur y est resté. »
Et, devançant la remarque que nous attendions tous les deux de Victor, il s'empressa d'ajouter : « ce qui n'innocente pour autant pas la roussette. Si elle avait eu quelque chose à dérober à son domicile, elle aurait très bien pu entrer sans laisser de trace – c'est ce qu'elle a fait au musée, après tout.
– Et la victime aurait aussi pu porter sur elle l'éventuelle preuve contre elle, ce qui fait qu'elle n'aurait pas eu à se donner la peine d'entrer chez lui. Mais si ça ne l'innocente pas, cela ne l'accuse pas davantage : il n'y a pas le moindre petit soupçon de commencement de preuve pour l'hypothèse de sa culpabilité, pas davantage que pour celle de son innocence. Donc laissons-lui au moins le bénéfice du doute. »
L'inspecteur considéra mon assistant avec amusement. « Tu pourrais faire un bon avocat, gamin. J'en ai vu gagner des affaires avec moins d'éloquence et largement moins de confiance en leur cause. Laissons-lui si tu veux ce bénéfice du doute, et revenons plutôt à nos moutons. »
Trouvant moi aussi que la passe d'armes avait assez duré, je repris. « Je vous connais, Al : vous avez tout de même trouvé quelque chose au domicile de la victime.
– En effet. Son répertoire. Dans lequel, à la date d'hier, il avait inscrit le lieu et l'heure du meurtre.
– Il n'a donc pas rencontré son assassin par hasard. Ils avaient rendez-vous.
– Tout juste. Mais hélas, aucune précision n'accompagnait le message. Pas de nom, rien qui permette de soupçonner quelqu'un en particulier. L'écriture semblait bien être celle de la victime, mais l'inscription avait dû être faite à la hâte. Bref, cela ne nous apprend finalement pas grand chose.
– Disons que cela justifie au moins que l'on s'intéresse autant à la victime, puisque cela prouve qu'elle était sans doute spécifiquement visée. La question est : pourquoi spécifiquement cet Élie Gamme ? Qu'est-ce que sa mort pouvait rapporter ?
– Là est la question, en effet… »
L'inspecteur se tut un instant, semblant revérifier mentalement les détails.
« Vous avez vérifié le lieu de travail de la victime ?
– Bien sûr. Il s'agissait bien, comme vous l'aviez supposé, du musée d'arts orientaux. Il était gardien dans la section dédiée aux armées du second empire, ou quelque chose comme ça – je dois vous avouer ne pas être un grand amateur de ce genre de choses.
– Le vol… ?
– Trois objets ont été dérobés dans la section en question. Un casque de général, une espèce de sabre ouvragé – très dangereux, paraît-il…
– Il s'agit sans doute d'un katana.
– Si vous le dites. Et le troisième objet est une pièce d'armure – une épaulette, je crois, ou quelque chose comme ça – ornementée d'un dragon fait de jade. Le genre de truc qui ne devait être porté que pour les cérémonies, si leurs guerriers n'étaient pas stupides au point de se battre avec un trésor sur le dos.
– Quelle était leur valeur par rapport à celle des autres objets dérobés ?
– Il s'agissait très probablement de la meilleure part de sa prise. D'après les experts, ces trois objets valaient, réunis, près du tiers de la somme totale du vol.
– Curieux…
– En effet. Et bien évidemment, cela ne fait que renforcer les soupçons de mon collègue.
– Oh, il semble tout de même assez probable que son assassinat soit en rapport avec ce cambriolage… reste à établir en quoi exactement.
– Je me doutais que ce serait votre avis. Et j'ai donc prit la liberté de précéder votre demande et de vous faire établir un mandat vous permettant d'examiner, en plus de la scène du crime, celle du délit.
– Le musée ?
– Bien évidemment. »
L'inspecteur Casternade sonna, et quelques instants plus tard, l'agent Fogg revint frapper à la porte du bureau, cette fois pour nous apporter une pile de documents administratifs.
« J'étais en train de terminer de vous obtenir cette paperasse quand vous êtes arrivés. On dirait que ces messieurs du tribunal ont envoyé ça rapidement, pour une fois. Si vous voulez bien venir signer ça… »
Je m'approchais du bureau pour regarder les papiers qu'il me tendait. « Cela nous donne bien le droit de nous trouver dans le musée… sans préciser la manière dont nous devons y entrer ?
– Je me doutais que vous préféreriez cela comme ça.
– Vous vous souvenez de l'affaire… ?
– Je n'oublie pas ce genre de choses. »
Et comme il me regardait avec un sourire amusé, je me penchais pour signer, me remémorant ce qui avait été l'une de nos toutes premières collaborations.
Pendant que je m'occupais de ces formalités, j'entendis vaguement Victor qui demandait, en tâchant vainement de rester discret, à l'agent Fogg s'il en savait plus sur ma compagne de la veille, intrigué par l'hypothèse que je pus avoir une fiancée. Je souris malgré moi à cette question – étais-je si difficile à imaginer vivant en couple ?
L'inspecteur Casternade et moi échangeâmes un regard entendu – lui connaissait Judith, même si pas assez, avais-je appris la veille, pour la considérer comme un témoin aussi fiable que l'agent Fogg ou moi – et savait bien ce qu'il en était en réalité.
Le papier signé et empoché, Victor et moi sortâmes de l'hôtel de police ensemble. Sitôt que nous fûmes à l'extérieur, mon jeune assistant me posa la question qui lui trottait dans la tête depuis celle que j'avais posé à l'inspecteur.
« Excusez-moi, professeur, mais… pourquoi avez-vous demandé si le mandat indiquait comment nous devions entrer dans le musée ?
– Dis-moi, Victor… est-ce que tes parents te laisseraient passer une nuit à l'extérieur ?
– Si je le leur demande, sans doute…
– La nuit prochaine ?
– Si c'est vous le leur demandez, peut-être.
– Et serais-tu prêt à tenter quelque chose… de quelque peu illégal ?
– Vous ne pensez quand même pas à… ?
– Si. Nous allons tester ta théorie sur la manière d'entrer dans le musée. »