Deuxième chapitre

Message 1, par Elzen

§ Posté le 31/10/2011 à 0h 33m 35

II.


Judith et moi nous étions retrouvés en début de soirée, et nous nous promenions ensemble dans les rues du vieux quartier. Quelques décennies plus tôt, nous nous serions trouvés dans une petite ville située à la périphérie étendue de notre Capitale ; à présent que la démographie avait augmentée et que la population de notre époque industrielle quittait les campagnes pour se réunir dans les villes, la Capitale avait englobé ses proches voisines dans une communauté urbaine d'une ampleur encore jamais rencontrée, et qui risquait de s'accroître encore dans les années à venir.

C'est, du moins, ce que m'expliquait ma compagne. Pour ma part, l'étude des comportements des foules comptait moins dans mes spécialités que celles des individus, et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui choisissaient la voie criminelle ; néanmoins Judith avait cette manière d'en parler qui rendait le sujet passionnant. J'aurais défié quiconque de ne pas partager son enthousiasme pour ses travaux lorsqu'elle le communiquait ainsi – mais il est vrai que je n'étais pas un observateur impartial.

« Allons, Joseph, oublie un peu tes manies de criminaliste et souviens-toi de l'époque où nous étions tous les deux sur les bancs du cours d'archéologie. Tu t'intéressais à l'Histoire et aux sociétés, à l'époque.

– Tu sais bien que ce qui m'intéressait le plus dans ce cours a toujours été le fait de mener l'enquête et de résoudre les mystères du passé. Le reste, c'était ton affaire… mais je reconnais que ça te permettait d'exceller dans cette matière, tu étais presque aussi douée que moi.

– Ha ! Je te surpassais, oui ! Dis plutôt que c'est toi qui étais presque aussi doué que moi ! »

Nous avions en fait des notes presque identiques, et le professeur Narslan se gardait bien de nous départager. Cette compétition amicale avait toujours eu cours entre nous, et quoi qu'elle n'eut – du moins l'espérais-je – que peu d'influence inhibitrice sur notre modestie naturelle en dehors de ce contexte, elle continuait de nous inciter à ces taquineries amusées au cours desquelles nous nous vantions d'être meilleur que l'autre.

À la vérité, chacun de nous deux, j'en ai la conviction, était persuadé que l'autre était meilleur, et s'efforçait simplement de faire de son mieux afin d'en être digne.


Le quartier était relativement pauvre, mais néanmoins bien entretenu, et il semblait y régner cette ambiance typique des lieux où la vie n'est pas toujours facile, mais où l'entre-aide et la camaraderie font loi.

Au hasard de nos déambulations, nous arrivâmes finalement aux abords d'un petit square, cœur vert agréable dans cet océan de constructions humaines. Nous décidâmes d'un commun accord de nous y arrêter un moment.

Alors que nous discutions tranquillement assis sur un banc, je vis passer du coin de l'œil une silhouette qui m'était familière. Mon attention étant portée sur Judith, et comme je n'étais pas accoutumé de le voir sans son uniforme, je ne le reconnus cependant que lorsqu'il s'approcha pour me saluer.

« Agent Fogg ! Quelle surprise !

– Monsieur, je ne suis pas en service…

– Pardon. William. »

Nous nous levâmes tous deux pour le saluer en retour.

« C'est la première fois que je vous vois dans le quartier…

– Nous nous promenions. C'est ici que vous habitez ?

– Un peu plus loin. Je viens souvent ici : autrefois, mon grand-père était le gardien de ce square.

– Oh ? C'est un beau métier… et le square est tout aussi beau.

– Un beau métier, oui. Quand j'étais petit, c'était celui que je voulais faire…

– Si vous l'étiez réellement devenu, la sûreté aurait manqué un excellent agent. »

Il rougit. « Merci, professeur… mais je me demande à quoi aurait ressemblé ma vie… entouré de bambins, à protéger les pelouses et les oiseaux…

– Vous protégez l'État, à présent. Ce n'est pas forcément ce qu'il y a de mieux, mais c'était un bon choix. »


Nous nous regardâmes un instant, puis je me souvins de la demande qu'il m'avait faite lors de notre rencontre au domicile Farlory, quelques jours plus tôt.

« Au fait, j'ai quelque chose pour vous. Je pensais vous l'apporter demain à l'hôtel de police, mais puisque nous nous croisons plus tôt… »

Et je sortis de ma sacoche le livre, à présent dédicacé, du professeur Narslan. « Merci, monsieur ! »

Un sourire éclaira immédiatement son visage, et il le prit vivement dès que je le lui tendais, pour lire le message marqué à son attention par l'auteur.

Cependant, un cri nous fit sursauter tous deux : Judith s'était éloignée de quelques pas pendant que nous bavardions ; et un individu venait de lui arracher sa propre sacoche. Aussitôt, et malgré le prix qu'il lui attachait, l'agent Fogg laissa tomber le livre au sol pour s'élancer à la poursuite du malotru.

Ma sacoche encore ouverte me gênant dans mes mouvements, je dus moi-même la retirer de mon épaule et la laisser tomber au sol pour m'élancer à mon tour. Le voleur avait dû s'approcher discrètement par l'arrière et la prendre par surprise, faute de quoi, je le savais, elle se serait vivement défendue.

L'homme était rapide, et nous partions avec plus d'une dizaine de mètres de retard. Il réussit à s'engager dans une ruelle proche alors que je rattrapais mon compagnon, et nous perdîmes de vue le fuyard une fraction de seconde.

Arrivant nous-mêmes au tournant, nous vîmes une ombre bondir du toit sur lui et le renverser. Quelques pas de plus, et l'homme se relevait pour s'enfuir de plus belle, ayant toutefois abandonné sa prise. Quelques pas encore, et nous avions rejoint l'intervenante.

The Lady Bat, toute vêtue de son mystérieux costume, nous attendait, tenant à la main la sacoche volée.

« Il ne me revient pas de vous livrer cet homme », dit-elle en lançant un regard dans la direction où le fuyard avait disparu, « mais il n'avait pas à commettre cette indélicatesse. Il est libre, votre bien vous est rendu, justice est faite. »


Elle semblait prête à nous bloquer le chemin si nous avions fait mine de le poursuivre encore, mais nous nous étions tous deux rangés à ses arguments. Nous avions le butin, que l'homme échappât aux menottes était en effet de faible importance.

Cependant, elle était elle-même considérée par la sûreté comme une criminelle recherchée, et mon camarade, quoique n'étant pas de service, conservait des obligations.

« Mes patrons vont me passer un savon si je n'essaye pas… »

Elle sourit et tendit les bras, comme pour se rendre. « Faites. »

Il s'avança, peu sûr de lui – je devinais qu'il était, comme tant d'autres, du parti de notre justicière, et que la mettre aux arrêts était une tâche dont il aurait préféré se passer –, et tenta de la saisir ; mais plus vite encore, elle avait exécuté une redoutable prise et c'était lui qui se retrouvait mains dans le dos, penché vers le sol, incapable du moindre mouvement.

Elle leva vers moi un regard amusé. « Vous serez témoins auprès de ses patrons : il aura fait tout son possible pour m'arrêter. »

Comme j'acquiesçais gravement, elle dégaina cette sorte de pince mécanique avec laquelle elle volait de toit en toit, et, dans le sifflement caractéristique de la corde métallique, disparaissait au loin en laissant notre agent de sûreté quelque peu vexé, mais indemne.

« Je savais que j'avais aucune chance… mais quand même, j'pensais pas qu'elle me maîtriserait si vite…

– Je suppose que pour faire ce qu'elle fait, de grands connaissances en arts martiaux sont requises…

– Heureusement que tous ceux que j'arrête ne sont pas aussi forts qu'elle. »

Nous nous retournâmes pour revenir sur nos pas… pour constater que Judith, ayant ramassé le livre et la sacoche que nous avions laissés tomber, avait entreprit de nous suivre. Et s'était arrêtée un peu plus loin, les laissant tomber à son tour, l'air horrifié.


Arrivés à sa hauteur, nous découvrîmes ce qui avait entraîné sa réaction : nous ne l'avions pas remarqué lors de la courte poursuite, notre attention concentrée sur le fuyard, mais étendu contre le mur, dans une marre de sang, se trouvait le corps d'un homme.

L'agent Fogg et moi étions plus habitué à cette vue que ma pauvre Judith, et nous réagîmes plus prestement. Après nous être assurés qu'il était trop tard pour lui porter secours – sa large plaie à la gorge nous dispensa de le toucher : même s'il avait été encore en vie, il n'aurait pas pu survivre jusqu'à l'hôpital –, nous inspectâmes rapidement les lieux pour vérifier que rien ne risquait de compromettre la scène de crime.

Puis notre compagnon fit quelques pas en direction de la rue principale. « Pourriez-vous rester ici à surveiller les lieux ? Je file à l'hôtel de police prévenir l'inspecteur. »



Nous patientâmes, sans décrocher un mot. Judith me regardait, ou regardait vers l'extérieur, sans oser poser les yeux sur le cadavre. Quant à moi, tout en m'assurant qu'elle n'allait pas défaillir, je commençais à détailler celui-ci du regard.

L'homme avait été grand et corpulent, son épaisseur physique due à la fois à la graisse et au muscle. Pour autant que je puisse en juger, car sa position ne me rendait pas la chose aisée, il avait pu mesurer dix a quinze centimètres de plus que moi. La blessure suggérait que son agresseur, lui, était quelque peu moins grand ; peut-être de ma taille au maximum.


La projection de sang causée par la blessure, probablement immédiate, avait taché le sol sur la longueur quasi-maximale, suggérant que rien ne s'était trouvé en face de la victime à ce moment. L'assassin pouvait donc l'avoir surpris par derrière pour lui trancher la gorge, cependant cela aurait nécessité de l'agripper, et notre homme aurait probablement tenté de se défendre ; or, la blessure fatale mise à part, le corps ne recelait aucune trace de lutte.

Je supposais donc plutôt que l'assassin s'était tenu en face de la victime, et avait frappé, par surprise, d'un mouvement latéral l'amenant sur le côté et lui faisant éviter le jaillissement de sang. J'avais déjà vu quelques spécialistes en arts martiaux effectuer des manœuvres de ce genre : cela impliquait un agresseur agile autant qu'expérimenté. Notre homme avait déjà tué, et ne se laisserait probablement pas facilement arrêter.

Étant donné ces positions, il me semblait que les deux hommes avaient dû être en train de discuter – peut-être pas nécessairement une discussion amicale, mais néanmoins sans risques apparents pour la victime –, et que le coup était parti brusquement, par surprise, sans que l'arme n'ait été visible auparavant ou n'ait pu être interprétée comme potentiellement dangereuse.

Dans toute autre situation, il y aurait eu lutte, même courte, et cela aurait laissé des marques visibles.

La victime était d'abord tombé à genoux, portant les mains à sa gorge, avant de basculer en arrière, sans doute poussé dans ce caniveau par son meurtrier. L'assassin, lui, était repartit tranquillement, rengainant son arme, sans avoir reçu le moindre coup.


Tout cela indiquait qu'il serait difficile de le confondre : rien ne le lierait probablement à la scène du crime, hormis l'arme dont il s'était servi pour le meurtre. Celle-ci, cependant, devait être particulière, et j'estimais qu'il la conserverait. Une lame tranchante et effilée, peut-être celle d'un poignard dissimulé dans sa manche, ou bien une dague d'assez grande valeur pour qu'on voit plus en elle une œuvre d'art qu'une arme.

S'il s'agissait du second cas, cela indiquait peut-être une transaction douteuse entre les deux hommes ; l'un voulant – ou prétendant vouloir – vendre l'objet à l'autre et le lui présentant. Si notre victime était le vendeur, le vol pouvait justifier le meurtre, et dans ce cas l'assassin ne se séparerait probablement pas de son butin. Si elle était l'acheteur, au contraire, le meurtrier tenterait peut-être une autre vente, mais celle-ci mettrait du temps avant d'aboutir.

Si l'arme, en revanche, avait été bien dissimulée plutôt qu'exposée, notre assassin avait pu la dégainer si rapidement qu'il devait avoir l'habitude de la conserver à portée de main. Il s'agissait alors de son arme favorite, et nul doute qu'il ne s'en débarrasserait pas. Il fallait que je prévienne les agents de sûreté d'être extrêmement vigilants lorsqu'ils tenteraient de l'arrêter.


Concernant l'identité de la victime, il n'y avait que peu d'indices que je pouvais relever visuellement, et je me refusais à fouiller le contenu de ses poches, même en mettant des gants, avant que les véritables autorités ne soient arrivées sur les lieux. Je me raccrochais donc à ce que je pouvais observer : sa tenue était relativement pauvre, à l'image du quartier dans lequel nous nous trouvions. Si l'un de nos deux hommes était un habitué des lieux, je penchais pour celui-ci.

Il semblait cependant s'être apprêté avec une certaine élégance, malgré ses faibles moyens : il semblait avoir eu un rendez-vous avec une personne qu'il estimait ou voulait impressionner. Une certaine rigueur dans la manière de tirer sa tenue me laissait supposer qu'il était habitué à porter un uniforme, et exerçait donc un métier dans lequel l'apparence avait une certaine importance.

Ses chaussures semblaient usées à force de déambulations. Il ne devait pas parcourir de longues distances, mais plutôt arpenter souvent les mêmes couloirs – couloirs intérieurs, aux planchers de bonne qualité et suffisamment entretenus pour que seule l'usure naturelle des chaussures se manifeste, sans traces extérieures.

De ces informations, je concluais que notre homme était probablement domestique auprès d'une famille plus riche, serveur dans un hôtel ou un restaurant, ou gardien dans un musée. La troisième possibilité semblait s'accorder plus particulièrement avec sa taille imposante, susceptible d'impressionner un éventuel indélicat, mais les trois pouvaient tout autant convenir.



Je n'avais pas tellement progressé dans mes réflexions lorsque l'inspecteur Casternade se présenta, accompagné de l'agent Fogg et d'une demi-douzaine d'autres agents de sûreté – en service et en uniformes, ceux-là.

« Ah, Joseph. Pour une fois, vous pouvez vous vanter d'être arrivés plus tôt que moi sur la scène du crime.

– Et je dois vous avouer que pour cette fois, je m'en serais bien passé.

– Oui, cela, je peux le comprendre. »

Il s'inclina devant Judith et fit signe à l'agent chargé de recueillir son témoignage de l'éloigner des lieux : elle avait suffisamment été éprouvée pour la soirée. Un autre de ses hommes interrogeait son infortuné collègue, manifestement peu habitué à se trouver de ce côté-ci de la prise de déposition. Les autres agents sécurisaient la zone et inspectaient les alentours.

« Au moins, cette fois, j'ai deux témoins en lesquels j'ai toute confiance. Racontez-moi ce qui s'est passé. »

J'entamais le récit rapide des événements ayant conduits à la découverte du corps, puis enchaînais avec mes propres observations. La seule chose que je ne mentionnais pas était qu'en levant les yeux, pendant que nous attendions son arrivée, j'avais plusieurs fois aperçu l'ombre d'une chauve-souris qui, elle aussi, étudiait des yeux la victime.


« Oui, je crois que j'en arrive aux mêmes conclusions… Je n'attendais pas moins de vous, mon cher. Je suppose que vous voudrez participer à cette enquête ?

– Puisqu'elle a si bien su s'imposer à moi, oui, si cela ne vous dérange pas.

– Vous êtes parfois très dérangeant, Joseph, mais pour cette fois, je saurai le supporter. »

Et, avec un sourire amusé, il me tendit une paire de gants. « Eh bien puisque vous vous proposez, je vous laisse terminer d'examiner de la victime. »

Je pris la paire qu'il me tendait et, la passant à mes mains pour ne pas couvrir les éventuelles empreintes que nous y trouverions par les miennes, entrepris de fouiller les poches de la victime. J'y dénichais bientôt ce qui ressemblait à une pile de papiers agrafés ensemble sur un support de carton plus long qu'eux.

« Des talons de billets… pour accueillir les visiteurs, probablement. Votre troisième hypothèse était la bonne, semble-t-il : notre homme devait être gardien de musée. »

Il hésita, observant le symbole qui ornait ces talons, cherchant sans doute à l'identifier. N'y parvenait pas, il déclara qu'il faudrait commencer par faire le tour des musées de la ville pour trouver celui où travaillait la victime. Je répondis que cela serait probablement inutile.

« J'ai vu ce symbole plusieurs fois sur le papier comme sur les murs en préparant mes derniers cours : c'est celui du musée d'arts orientaux, celui qui est prêt de l'hôpital.

– Vous êtes sûr ?

– Autant que de vous avoir en face de moi. Du reste, plusieurs de vos hommes ont certainement participé à cette enquête : ils pourront vous le confirmer. »


L'inspecteur Casternade me regarda, atterré.

« Et vous dites qu'elle se trouvait dans les parages avant que vous ne découvriez le corps ? Diable… si je n'étais certain qu'elle s'est arrangée, dans toutes les affaires précédentes, pour ne jamais faire couler de sang, je dirais qu'il a assisté au cambriolage du musée, et qu'elle l'a tué pour le faire taire… »

Message 2, par grim7reaper

§ Posté le 16/09/2013 à 7h 08m 44

Tiens j’avais manqué la sortie du 2nd volume, heureusement que le volume 3 est sortie récemment dans mes RSS : je vais pouvoir rattraper mon retard :-)


Deux petites coquilles :

- faction de seconde

- le corps de recelait

Message 3, par Elzen

§ Posté le 16/09/2013 à 10h 45m 47

Si on va par là, le troisième volume est sorti 😋


Corrigé, merci 😉

(Suite au décès inopiné de mon précédent serveur, je profite de mettre en place une nouvelle machine pour essayer de refaire un outil de blog digne de ce nom. J'en profiterai d'ailleurs aussi pour repasser un peu sur certains articles, qui commencent à être particulièrement datés. En attendant, le système de commentaires de ce blog n'est plus fonctionnel, et a donc été désactivé. Désolé ! Vous pouvez néanmoins me contacter si besoin par mail (« mon login at ma machine, comme les gens normaux »), ou d'ailleurs par n'importe quel autre moyen. En espérant remettre les choses en place assez vite, tout plein de datalove sur vous !)