§ Posté le 07/10/2011 à 15h 02m 47
II.
Dans les jours qui suivirent, je fis plus ample connaissance avec Victor. J'eus à plusieurs reprises l'occasion de vérifier que le remarquable esprit de raisonnement dont il avait fait preuve lors de cette première rencontre n'était pas un accident. Je recherchais alors un esprit brillant susceptible de m'assister dans quelques unes de mes activités, et je décidais de ne pas laisser passer l'occasion. C'est ainsi que, le quatre vendémiaire de l'an CIV, jour des colchiques, je lui suggérais de m'accompagner sur les lieux d'un crime.
J'aurais sans doute hésité à le mettre en contact si tôt avec un cadavre, mais le message que j'avais reçu indiquait que la victime avait survécu. Cela impliquait que la scène ait été perturbée par les secours, et l'occasion n'en serait que meilleure de vérifier ses talents sur le terrain.
L'agression avait eu lieu pendant la nuit, et nous arrivâmes sur les lieux au petit matin. Les derniers rayons de l'été donnaient à la scène un aspect qui, je le lisait à ses yeux, éveillaient en lui un certain esprit poétique que je ne faisais alors que deviner, et que j'eus par la suite l'occasion de voir à l'œuvre.
L'heure n'était, cependant, pas à la poésie.
Lorsque l'inspecteur de police Casternade me vit arriver, son visage s'éclaira ; mais son enthousiasme retomba quelque peu en constatant que je n'étais pas seul. Avant de prendre la parole, il m'interrogea du regard sur l'identité de mon comparse.
« Victor Tollen, mon nouvel assistant. » Je laissais se dessiner sur mes lèvres un sourire entendu avant d'ajouter « Si vous m'aimez, vous allez l'adorer. »
Il hésita, puis poussa un soupir. « Oh, et puis, plus nombreux nous serrons, plus grandes seront nos chances d'y voir clair, j'imagine.
– L'affaire est donc mystérieuse ?
– Très. Je ne fais appel à vous que lorsque je doute de mes chances de faire la lumière seul, vous savez ? »
Il semblait tout disposé à m'instruire directement du problème, mais connaissait mes méthodes : afin d'éviter des préjugés aux conséquences possiblement douteuses, je préférais, lorsque c'était possible, inspecter moi-même la scène de crime avant que les détails déjà recueillis par les agents de sûreté ne me soient communiqués.
Tout ce que je savais, alors, était qu'une tentative de meurtre avait été commis dans une demeure des quartiers riches dont on m'avait communiqué l'adresse, que la victime avait été transportée à l'hôpital, et que mon aide était vivement requise. Nous n'étions alors que sur le pas de la porte.
« Je laisse l'agent Fogg vous amener sur les lieux. Nous causerons lorsque votre petit numéro sera terminé. »
J'avais rencontré l'agent de sûreté Billy Fogg à plusieurs reprises au cours de mes enquêtes précédentes, et je le retrouvais pareil à lui-même. Jeune – il ne devait pas être tellement plus âgé que Victor –, il avait la physionomie ouverte d'une personne optimiste, sauf lorsqu'il était chargé de mener les rondes de nuit dans les ruelles noires de la ville.
En l'occurrence, il attendit que son supérieur hiérarchique se soit éloigné pour me présenter un livre, l'air intimidé.
« Professeur… je sais que ce n'est pas le bon moment, mais… j'ai entendu dire que le professeur Narslan était de retour de sa dernière expédition ?
– En effet. Vous suivez toujours ses travaux, je vois. »
Car le livre en question, sur la couverture duquel étaient dessinés le chapeau et le fouet qui avaient fait la célébrité, auprès de son public, de mon mentor et ami, était le dernier des récits de voyages que celui-ci avait publié.
« Est-ce que vous pourriez… ?
– Je lui demanderai un autographe de votre part. »
Il sourit, et je rangeais son livre dans ma sacoche. Puis il nous mena à travers les couloirs de la demeure, vers une chambre du second étage. C'était une de ces larges demeures à deux ailes, aux riches décorations intérieures.
Ma première constatation en arrivant sur les lieux fut que la porte avait été enfoncée, de l'extérieur, après avoir sans doute été verrouillée de l'intérieur. Il me sembla immédiatement que cela devait plutôt être du aux secours qu'à l'assassin. En effet, la porte était lourde et solide : lui causer de tels dégâts avait sans doute été si long et bruyant que le personnel des lieux aurait été alerté et serait arrivé sur place avant qu'il ne puisse entrer.
Une fois la porte passée, je sus immédiatement d'où venait cette impression de mystère ressentie par l'inspecteur de police : l'unique fenêtre de la pièce était, elle aussi, verrouillée de l'intérieur, et aucune trace n'indiquait qu'elle avait été refermée par les secours. Si l'assassin n'était parti ni par la porte, ni par la fenêtre, par où avait-il pu s'enfuir ? Car certainement, si l'on avait fait appel à moi, il n'avait pas été pris sur le fait.
L'agent Fogg resta à l'extérieur, pour ne pas nous déranger. Je jetais un regard à Victor, qui inspectait des yeux les murs au papier jaune de cette petite chambre, l'air de songer à ce curieux mystère qu'elle recelait.
« Eh bien, qu'est-ce cette scène évoque à ton âme d'artiste ?
– Je dirais… que le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. »
Je souriais à la référence. « Quelque chose comme ça, sans doute. Tâchons donc de prendre notre raison par le bon bout : puisque nous sommes sur les lieux, quels indices relèves-tu ? »
Il confirma bien sûr d'une manière plus explicite ma première impression. Puis il se pencha plus spécifiquement sur la large tâche de sang qui ornait le plancher.
« Puisque nous ne savons par où l'assassin est reparti, intéressons-nous plutôt à la victime, et aux autres personnes présentes sur les lieux. Nous y trouverons peut-être l'explication du mystère.
– Cela me semble effectivement une excellente idée. Je t'écoute.
– Cette trace indique clairement que la victime a été traînée sur le sol en direction de la porte. Il sera probablement tombé de son lit au cours de l'agression, et aura eu le réflexe de se cacher dessous. Quand les secours sont arrivés, ils ont dû l'en faire sortir pour lui apporter les premiers soins.
– Jusque là, cela semble correct. »
Je ne pouvais me départir de mon attitude d'enseignant évaluateur. Je n'avais pas davantage que lui de certitudes absolues sur la scène, mais mon expérience accrue m'avait permit de saisir du premier coup d'œil ce que son regard à lui devait rechercher activement.
« Il semble que deux… non, trois personnes différentes se soient relayées pour enfoncer cette porte. On remarque très bien deux hauteurs de coups différentes, l'une de ces personnes étant sans doute plus grande que les deux autres.
– En effet. Pour les traces les moins hautes, comment as-tu déterminé qu'il s'agissait de deux personnes différentes ?
– Je ne l'ai pas remarqué tout de suite, mais l'une des mains portait un anneau, et l'autre non. Or, les traces sont toutes deux du même côté et sembles être faites par deux mains droites : je ne vois pas pourquoi la personne aurait prit le temps de retirer, ou de remettre, son anneau.
— Bien remarqué. C'est ce genre de détails que tu dois t'habituer à voir immédiatement : en l'occurrence, tu aurais pu déduire ceci avant même d'être entré dans la chambre. »
Du couloir où il nous observait, l'agent Fogg intervint, amusé. « Laissez-le un peu souffler, professeur : c'est la première fois que vous nous l'amenez, il ne peut pas encore être aussi fort que vous. »
Victor ne semblait cependant pas m'en vouloir et interrogea l'agent de sûreté un sourire aux lèvres « Vous le saviez, vous ?
– Oui… mais moi, j'ai recueilli les témoignages.
– Eh bien, vous pourrez donc me corriger si je me trompe. »
Victor se pencha ensuite sur les traces de pas ensanglantées qui parcouraient la pièce.
« Hmm… on dirait que le propriétaire de ces traces était penchée sur la victime, au sol, lorsqu'il a marché dans le sang. Je dirais qu'il s'agissait d'un secouriste. On voit clairement qu'il s'est penché sur elle d'abord, avant d'aller inspecter la pièce, sans doute à la recherche de l'assassin. Mais il n'y a pas grand espace où se cacher ici… Il s'est d'abord approché de la fenêtre, sans doute pour vérifier qu'elle était bien fermée… »
Mon jeune assistant, joignant le geste à la parole, suivait les traces et vérifiait lui-même à mesure qu'il parlait.
« Comme elle l'était bien de l'intérieur, ce qui empêchait que l'assassin se soit enfui par là, il a ensuite inspecté la commode, puis le lit… on voit d'ailleurs la marque de sa main, elle aussi couverte de sang, qu'il a laissé en s'appuyant pour vérifier que l'agresseur n'avait pas pu se cacher là.
– Comment sais-tu que ce n'est pas l'assassin qui a laissé cette marque ?
– La trace de pas retourne ensuite vers la porte, où elle se mêle aux pas des deux autres secouristes, qui eux sont restés près du corps. Les pas de l'assassin auraient été recouverts par les autres, alors que celle-ci les recouvre par endroits.
– Cela ne concerne que les empreintes de pas. La trace de main pourrait avoir une origine différente.
– Je ne pense pas… » Il se pencha, mimant l'homme en train de s'appuyer au mur. « la position coïncide trop bien. Il serait peu probable que le secouriste et l'assassin se soient tous deux tenus exactement dans la même position. De plus, la victime se tenait de l'autre côté du lit : il n'y avait, pour l'agresseur, aucune raison de se pencher de ce côté-ci. »
J'opinais du chef, satisfait de son analyse.
« Je ne vois cependant aucune trace de l'assassin. Il n'en a sans doute pas laissé avant son crime, mais je ne comprends pas comment il a pu ne pas être couvert de sang, ou, s'il l'était bien, ne pas en laisser derrière lui en repartant, par où qu'il soit reparti.
– La scène du crime donne d'importantes indications, mais elle ne suffit pas. Nous n'avons, par exemple, encore aucune information sur la nature des blessures de la victime. Peut-être n'ont-elles pas saigné immédiatement, laissant le temps à l'assassin de s'éloigner. Peut-être aussi que les couvertures de la victime ont suffit à retenir les projections de sang.
– Hormis le crime, l'agresseur n'aura donc laissé aucune trace de son passage ?
– Aucune qui soit visible, semble-t-il, mais il y a toujours des traces, si infimes soient-elles. Vois-tu, par exemple, nos doigts laissent des empreintes sur tous les objets que nous touchons. Ces empreintes sont invisibles à l'œil nu, mais on peut les faire apparaître avec le matériel adapté. À moins que l'assassin n'ait porté des gants, nous pourrons relever ces empreintes sur l'arme du crime et probablement ailleurs dans la maison.
– Mais n'importe quels autres doigts ont pu laisser de telles empreintes. Que l'assassin ait, ou non, porté des gants, les habitants de la maison ne devaient pas en mettre pour toucher leur propre mobilier. »
L'agent Fogg répondit à ma place. « Sauf que ces empreintes sont uniques. Il n'y a pas deux individus donnés qui portent les mêmes. Nous pouvons donc savoir, en les relevant, si c'est une seule et même personne ou deux individus distincts qui ont touché quelque chose, et si nous nous trouvons en présence d'un suspect, nous pouvons confirmer ou infirmer sa présence sur les lieux. »
Surpris, je me tournais vers l'agent de sûreté. « Notre police a-t-elle enfin décidé d'utiliser les méthodes modernes ?
– Pas encore officiellement, même si l'inspecteur Casternade espère bien faire bouger les choses à ce sujet. En ce qui me concerne, je suis au courant parce que… je lis d'autres œuvres que celles du professeur Narslan. »
Cela me visait franchement : j'avais publié, au cours de l'été précédent, une monographie sur les empreintes digitales, et notre agent comptait apparemment au nombre des lecteurs.
Victor, cependant, continuait d'examiner les lieux.
« Ce que je ne parviens pas à m'expliquer, c'est cette trace de sang-ci… elle n'a l'air liée à rien d'autre, et pourtant ça ne ressemble ni à une projection, ni à un écoulement…
– Tu as raison. On dirait plutôt qu'il s'agit d'un objet qui a été lancé là, puis ramassé. D'après la forme, je dirais un couteau ou un poignard de petite taille. Et vu la position, je dirais que l'assassin l'avait laissé planté dans le corps de la victime, et que c'est l'un des secouristes, en voulant soigner la blessure, qui l'a retiré et lancé là. Me trompes-je, agent Fogg ?
– Non, en effet. C'était un couteau de poche, comme ceux que les voleurs de rue utilisent. L'inspecteur l'a fait emporter au laboratoire pour procéder à des analyses.
– Il a bien fait. S'il avait attendu que nous arrivions, quelques traces laissées par l'assassin sur son arme auraient pu se perdre. C'est une chance que l'agresseur nous l'ait laissé : l'arme du crime fournit souvent de très précieuses indications. »
Mon jeune assistant était, je le voyais, déçu de ne pouvoir y jeter un œil par lui-même, mais c'était néanmoins la meilleure des choses. Au cours d'une enquête précédente, un rongeur avait failli emporter l'arme avant que l'inspecteur Casternade ou moi ayons pu l'examiner. Une autre fois, où nous la cherchions encore, c'était un agent de sûreté maladroit qui l'avait découvert sur les lieux en donnant un coup de pied dedans. Mieux valait ne laisser les éléments mobiles d'une scène de crime reposer au sol que le moins longtemps possible.
« Bien, je crois que j'ai relevé et interprété tous les indices que je pouvais voir.
– Je n'en suis pas si sûr… Ce n'était pas évident à relever, mais je crois avoir remarqué quelque chose… qui pourrait d'ailleurs bien nous donner quelques indications sur la façon dont notre assassin a quitté les lieux.
– Vraiment ? Qu'est-ce que j'ai manqué ?
– Prend cette lampe, si tu as besoin, et examine le sol, en face du lit. »
Il s'exécuta aussitôt, mais resta un long moment à chercher sans trouver, se déplaçant pour changer d'angle de vue.
« Non, je ne vois rien…
— Peut-être est-ce mon regard qui me joue des tours ? Agent Fogg, s'il-vous-plaît, entrez et faites-nous profiter de vos yeux. »
L'agent de sûreté pénétra dans la pièce et examina lui aussi attentivement l'endroit.
« Oh. Je ne les aurais jamais remarqué seul, mais maintenant que vous le dites, effectivement, ces marques… mais je ne vois pas en quoi elles nous intéressent. Un meuble déplacé, peut-être ? »
Victor soupira, découragé. « Je vous avais prévenu, professeur : ma perception des détails laisse cruellement à désirer.
– C'est en effet un problème, mais ton intelligence, ta patience et ta bonne volonté sauront compenser ce handicap. Allons, réessaye. »
Mon jeune assistant sortit d'abord un mouchoir de sa poche, et entreprit – longuement – de nettoyer ses lunettes. Puis il se pencha de nouveau et, au bout d'encore quelques instants, laissa échapper « Oh, mais bien sûr, ces traces… »
Comme je m'y attendais, lui comprit immédiatement ce qu'elles signifiaient. Il amorça d'ailleurs le geste, mais je le retins : il était temps d'écouter ce que l'inspecteur Casternade avait à nous dire.