Le visage sous le masque.

I.


Quelques jours s'étaient écoulés depuis la fin de l'affaire du témoin gênant, et les soupçons pesant sur The Lady Bat, puis le fait qu'elle ait été innocentée, n'étaient pas sans avoir fait parler d'eux. La cambrioleuse masquée avait ainsi bénéficié d'un regain de popularité, ce qui n'était, vous le savez, pas pour me déplaire.

Les propos que j'avais tenus devant le professeur et l'inspecteur, ce jour-là, avaient dû être entendus et mémorisés par quelque agent de sûreté, car je les retrouvais, deux jours plus tard, cités quasiment mot-à-mot dans les journaux, l'auteur en étant simplement indiqué comme « une source proche de l'enquête ».


Ma vie n'avait, finalement, pas si changé que ça depuis ce fameux premier cours où j'étais arrivé en retard, ce poste d'assistant du professeur Holdsom n'étant, en dehors de ces deux enquêtes que nous avions mené ensemble, pas particulièrement prenant, et me laissait presque autant de temps libre que ce que mes cours permettaient.

Je m'étais mis en tête, par défi personnel, de réussir un jour à percer l'identité de « la roussette », comme continuait de l'appeler mon mentor, mais je ne prenais pas véritablement ce défi au sérieux. Aucune enquête, aucune recherche un minimum sérieuse ; j'attendais simplement qu'un indice finisse par me tomber du ciel.

Le plus curieux fut que cela arriva.


Ce matin-là, mon père avait achevé la lecture de son journal, et j'y avais machinalement jeté un œil sans trop y penser, lorsqu'un titre d'article attira mon attention. J'empochais rapidement le journal avant de me précipiter vers l'Université, où je risquais une fois de plus d'arriver quelques minutes après le début des cours.

Sitôt que j'en eus le temps, cependant, j'entrepris de me pencher davantage sur la lecture de cet article. Il s'agissait d'un jeu de questions-réponses entre le journaliste et un détective privé en train de s'établir en ville. L'homme était, semblait-t-il, récemment revenu de l'étranger, où il s'était illustré en résolvant plusieurs mystères qui tenaient les maréchaussées locales en échec. Le titre, qui avait attiré mon attention, indiquait qu'il pensait être en mesure, lui, d'identifier The Lady Bat.


Je cherchais rapidement des yeux le passage d'où était tiré ce titre, avant de reprendre la lecture quelques questions plus tôt pour comprendre de quoi il était question exactement.

– Et donc, après ces voyages, vous voici de retour. Est-ce pour des raisons professionnelles ?


– Vous voulez-dire, suis-je au beau milieu d'une enquête ? Non. Ma dernière affaire était quelque peu éprouvante, comme vous le savez, et j'ai préféré prendre un peu de repos le temps de m'établir ; néanmoins, j'espère ne pas rester oisif trop longtemps : je compte ouvrir prochainement mon cabinet, et j'espère que des cas intéressants se présenteront à moi – bien que cette ville m'offre la meilleure concurrence possible.


– Vous parlez du professeur Holdsom ?


– Bien sûr. Qui d'autre ? Joseph Holdsom fut, il n'y a pas si longtemps, mon mentor, et malgré la très haute estime que j'ai de moi-même – et j'assure une fois encore mes futurs clients que cette estime n'est pas sans justification –, je ne peux que reconnaître que son talent dans ce métier dépasse encore très largement le mien. Si je devais ordonner selon leur mérite toutes les personnes exerçant notre métier que j'ai rencontré jusque là, je ne revendiquerais que la seconde place.


– Vous ne pensez donc pas être en mesure de réussir là où lui aurait échoué ?


– D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais vu le professeur échouer dans ses enquêtes ; et je ne conçois pas que cela soit possible. Si le professeur Holdsom se lance sur une affaire, il trouve la vérité à coup sûr, même lorsque ceci ne semble pas humainement possible. Ce qui me sauve, à la vérité, est simplement que le professeur ne se lance pas sur toutes les affaires : son emploi du temps est déjà fort chargé, quand le mien, consacré uniquement à cette tâche, me permet de réussir non pas où il aurait échoué, mais où il n'aurait pas essayé.


– Il y a une affaire à laquelle nous pensons tous… et que lui n'essaye précisément pas. Serait-ce dans vos cordes ?


– Vous parlez, j'imagine, de cette cambrioleuse masquée qui faisait la une de vos journaux récemment ? Je n'ai pas beaucoup suivi ses exploits, ayant quitté le pays peu avant qu'elle ne commence à agir. Cependant, je me suis quelque peu documenté suite à ces derniers articles ; et découvrir son identité réelle ne me semble pas particulièrement compliqué, pour peu que l'on y mette ce qu'il faut de méthode. En fait, je suis même surpris que la maréchaussée n'y soit pas encore parvenue.


– Beaucoup d'autres ont dit cela avant vous ; et ont fini par renoncer.


– Combien d'entre eux avaient mes références ? Mais soit : cela sonne comme un défi ; et je suis prêt à le relever. Démasquer cette cambrioleuse apportera sans doute à mon nouveau cabinet ce qu'il faudra de notoriété et de crédibilité. Puisque c'est vous qui me le demandez, j'accorde à votre journal le privilège des résultats de mon enquête, lorsque celle-ci sera achevée.


– Nos lecteurs en trépignent déjà d'impatience, j'imagine. Quand espérez-vous y parvenir ?


– Ma foi… compte tenu du fait que la maréchaussée, qui compte tout de même quelques agents compétents, enquête depuis trois ans, je pense pouvoir m'accorder quelque délai… disons, trois mois. Cela vous convient-il ?


Le reste de l'article était moins intéressant : l'homme refusant de s'exprimer plus en détail sur la manière dont il allait procéder (ce qu'il ne dévoilerait, disait-il, qu'au bout de ces trois mois, dans le compte-rendu détaillé de son enquête), le journaliste revenait sur des questions plus terre-à-terre sur la mise en place du cabinet de détective.


D'emblée, sa prétention – et peut-être aussi ses intentions au sujet de Lady Bat assez à l'opposée des miennes – m'avaient rendu ce type assez antipathique. Cependant, puisqu'il disait avoir bien connu le professeur Holdsom, et qu'il l'avait en si grande estime, je voulais réserver mon avis tant que je n'aurais pas parlé à ce dernier ; mon cours achevé m'accordant une petite pause, je me dirigeais donc aussitôt vers son bureau.

Lorsque j'entrais, il était en pleine conversation avec une jeune femme. Une étudiante comme moi, me semblait-il, bien que je ne l'aie jusque là pas encore croisé dans les couloirs – l'Université était vaste, après tout, et je ne devais même pas être en mesure de reconnaître un pour cent de ceux qui la fréquentaient.

« Entendu, je vais en toucher un mot à ton professeur. Je ne te promets rien, cependant, il peut se montrer assez têtu sur ce genre de sujets. En tout cas, transmet mes amitiés à ton père.

– Je n'y manquerai pas. »

Elle le salua, m'accorda un petit regard au passage, et sortit de la pièce.


« Vous connaissez donc le père de tout les étudiants ?

– Heureusement pas, mais c'est vrai que j'en connais quand même quelques uns. Comment va le tien, d'ailleurs ?

– Un peu trop de travail en ce moment, mais à part ça tout va bien.

– Les hommes comme Rémy Tollen nous sont essentiels, il en faudrait bien davantage.

– Vous ne m'avez toujours pas dit comment vous l'aviez rencontré.

– Eh bien, nous avons eu besoin de faire appel à lui au cours de plusieurs enquêtes. Tu sais, les suspects tentent souvent de faire disparaître des papiers importants, en les brûlant le plus souvent. Un professionnel de la restauration de documents peut donc s'avérer très utile, et ton père est de loin le meilleur de cette ville.

– Oui, en fait ça paraissait même assez évident.

– Comme tu le sais, il faut toujours se méfier de ce qui semble trop évident. Mais je suppose que tu n'étais pas là pour ça ?

– En effet, je voulais votre avis sur ceci. »


Je lui tendis le journal, dans lequel il parcouru rapidement l'article des yeux.

« Tiens donc, le revoilà ?

– Qui est-il ?

– Niels était un de mes élèves pendant la première année où j'ai enseigné, et le premier à avoir accepté d'être mon assistant.

– Il est bon ?

– Eh bien, je lui reprochais régulièrement de trop se concentrer sur l'hypothèse qui avait sa préférence sans chercher à examiner les autres, et d'être trop sûr de lui pour se remettre en question, mais ceci mis à part, je dirais que je l'ai considéré comme le plus brillant de mes élèves jusqu'à ce que je te rencontre. »

Je ne pris pas la peine de relever son compliment. « Vous pensez donc qu'il peut y arriver ? À la démasquer, je veux dire.

– Oui, je me doutais que c'était ce qui t'intéressait le plus. Honnêtement… je ne sais pas. Tel que je le connais, il ne se serait certainement pas laissé aussi grossièrement manipuler, et s'il a relevé ainsi le défi, c'est que telle était son intention dès le départ. Il est assez tête-brûlée pour mettre sa carrière en jeu sur un coup de bluff, ceci dit. Mais je pense en tout cas qu'il compte parmi les quelques personnes qui peuvent être susceptibles de réussir. »


Pendant que nous parlions, le professeur était en train de s'occuper de la pile de courrier qui traînait sur le coin de son bureau. Soudain, il s'arrêta pour regarder plus attentivement celle qu'il venait d'ouvrir.

« Tiens donc, quand on parle du loup… C'est justement lui qui m'écrit. Si tu veux bien m'accorder le temps de lire… »

Je me tus pendant qu'il parcourait la lettre des yeux, puis il les releva vers moi. « Eh bien, je pense que tu pourras avoir la réponse à ta question d'ici peu. Je te laisse lire, cela te concerne également. »

Il me tendit la lettre, que je m'empressais de regarder à mon tour.


Cher professeur Holdsom,


vous aurez peut-être entendu parler de mon retour et des fanfaronnades que les journalistes m'ont extorqué. Je ne suis pas convaincu d'avoir formulé les choses de façon aussi vantarde que cela a été rapporté, mais l'article n'est pour autant pas mensonger. Je pense en effet m'établir dans la région et, en guise de lettre de recommandation, j'espère, comme je l'ai annoncé, découvrir l'identité de celle que vous surnommez The Lady Bat.


Je sais que vous avez refusé de participer à l'enquête la concernant – faute de quoi, je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle serait déjà derrière les barreaux. Soyons francs : je vous soupçonne néanmoins d'avoir enquêté pour votre propre compte ; et je n'espère donc pas être le premier à la démasquer.


Mais qu'importe : j'ai l'intention d'y parvenir tout de même ; et j'ai d'ailleurs déjà quelques idées sur la façon de parvenir à ce résultat. Pour tout dire, mon raisonnement en fait est au point, et quoique je n'attende pas de vous que vous le confirmiez s'il rejoint le vôtre, je serais tout de même honoré si vous pouviez venir l'écouter.


Je serai demain soir au domicile de la famille Wayne : la maîtresse des lieux a convié quelques uns de ses amis et m'a convaincu d'exposer mes découvertes devant elles. Je vous invite donc, en son nom, à venir nous rejoindre. Si un nouvel assistant m'a remplacé à vos côtés, il sera le bienvenu également.


Me faisant par avance une joie de vous revoir prochainement, je vous renouvelle l'assurance de ma considération profonde.


Niels Apenur.


P.S. : comme je vous sais amateur d'énigmes, en voici une petite de mon invention qui, je l'espère, saura vous faire patienter en attendant que nous nous retrouvions.


Imaginez une table autour de laquelle cinq amis jouent aux cartes. L'un est blond, déguste un whisky et semble être pour une fois favorisé par la chance. Son voisin, moustache et cheveux roux, perd, comme à son habitude ; mais garde sa contenance en sirotant sa bière. Le troisième, les cheveux presque ras, et distribue les cartes ; son verre de vin est posé devant lui ; le second, brun, qui porte une courte barbe et gagne habituellement les parties, se ressert en vodka – il est le propriétaire des lieux, et le fait d'être pour une fois surpassé par un autre semble le mettre mal à l'aise. Le dernier des convives, cheveux châtains, attend la prochaine en trempant ses lèvres dans le verre de rhum qu'il tient en main.


L'atmosphère est lourde de fumée, car la partie se prolonge depuis déjà quelques heures, et que chacun d'entre eux a fini au moins un cigare. Ils sont tous riches ; mais jouent pour le plaisir, et non pour l'argent. La pièce est close, de lourds rideaux empêchant de distinguer quoi que ce soit par la fenêtre – du reste, la nuit est tombée depuis longtemps.

Comme à chaque fois, le brun a donné congé à ses serviteurs pour la soirée, et ils se sont débrouillés seuls. L'habituel tirage au sort de début de soirée avait, cette fois, désigné le rouquin pour cette tâche : il servit donc les boissons – quoique chacun d'entre eux se soit resservi soi-même à un moment ou à un autre – ainsi que l'en-cas.


Celui-ci fut copieux, composé de fruits et de gâteaux secs. Tous ont mangé ; le blond moins que les autres, cependant. L'homme aux cheveux châtains ne s'est pas privé pour s'en moquer, comme à l'accoutumée ; mais ses camarades l'ont fait taire. La chaleur de l'âtre et la musique diffusée par le phonographe n'étaient pas propices à ce genre de disputes. Ils ne préparaient cependant pas non plus à ce que l'un des cinq hommes s'effondre soudain sur la table, tué net.


Lequel des cinq est la victime, et quelle fut la cause de sa mort ?


Comme je l'avais fait lorsqu'il tenait la lettre en main, le professeur me laissa lire en silence ; puis il me regarda d'un air amusé.

« Qu'en dis-tu ?

– Eh bien… il parle beaucoup pour ne rien dire, je trouve. Il a une curieuse manière à la fois de paraître sûr de lui et de chercher à jouer les modestes…

– Oui, ça a toujours été dans son style. Mais je parlais surtout de l'invitation.

– Oh. Eh bien, je ne sais pas ; comptez-vous y aller ? »

Il me dévisagea en souriant.

« Tu ne m'avais pas habitué à autant de prudence. Pour ma part, je trouve le thème de la soirée intéressant ; et le manoir Wayne n'est pas exactement un endroit que l'on cherche à éviter, d'ordinaire. »


Il s'agissait en effet de l'une des demeures les plus riche de la ville, héritage d'une des grandes familles locales ; ceux qui avaient l'honneur d'y être invités s'y précipitaient sans se faire prier. Pour ma part, je n'étais pas suffisamment à l'aise avec les gens en général pour avoir de l'enthousiasme à fréquenter les membres de la haute société – qui, généralement, étaient encore plus antipathiques que les autres –, mais la perspective de voir le sieur Apenur faire son numéro suffisait à me décider. Nous convînmes que nous nous accepterions ensemble l'invitation.

II.


Le soir dit, l'automobile du professeur Holdsom nous déposa tous deux à proximité de la demeure Wayne.

Situé en périphérie de la ville, ce manoir était grand, luxueux, et entouré de jardins suffisamment vastes pour y organiser des courses de chevaux, des parades, et autres activités dont les gens riches étaient friands. Durant plusieurs années, cependant, ces jardins avaient été laissés à l'abandon ; et si la maîtresse des lieux avait décidé, lors de son retour en ville quelques années plus tôt, de leur faire redonner leur éclat d'antan, leur aspect encore quelque peu sauvage continuait d'auréoler la propriété d'une aura de mystère.

Un amateur de romans tel que moi ne pouvait manquer d'y imaginer un réseau de passages souterrains, partants des vieux murs du bâtiment principal pour s'étendre jusqu'à l'extérieur de la ville, ayant longtemps servi à la contrebande. Il était en effet de notoriété publique qu'une partie de la fortune de la famille Wayne avait autrefois été acquise de façon frauduleuse ; même si, depuis quelques générations, les membres de cette famille tâchaient de racheter les errements de leurs aïeux en la dépensant à des fins humanitaires.


Nous accédions à la propriété par la ville, au bout d'une rue qui comptait d'autres luxueuses habitations – même si aucune ne l'était autant que celle que nous avions comme destination. L'automobile correctement garée, le professeur et moi-même mîmes pied à terre, et il me désigna du doigt deux gamins qui semblaient jouer sur le bas-côté de la rue.

« Tiens… on dirait deux membres de la bande de Doyle. Tu te rappelles ?

– Ceux qui nous avaient aidé lors de ma première affaire, oui. Je croyais qu'ils étaient plutôt issus des quartiers pauvres.

– Pour la plupart d'entre eux, en effet, mais la ville entière leur sert de terrain de jeu. Ils n'est pas rare qu'ils viennent d'eux-mêmes s'amuser par ici… c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je les emploie parfois : où qu'ils soient, ils n'attirent jamais l'attention. »

Nous nous approchâmes davantage. Le garçon semblait plus âgé que Doyle lui-même – peut-être une petite quinzaine d'années, mais je n'étais pas très doué pour estimer cela –, et la fille était sans doute quelque peu plus jeune – quoiqu'elle soit un peu grande, pour son âge. Le professeur Holdsom, manifestement, les connaissait tous deux.

« Bonsoir, Poe. Comment se passent tes cours ?

– Pas trop mal. Mon prof' de rédaction trouve que je raconte des histoires un peu trop fantastiques à son goût.

– Il s'y habituera.

– Ouais. Christie dit qu'elle aime bien, elle. »

La demoiselle hocha la tête en entendant ce qui semblait être son nom. Je tâchais de lier connaissance.

« Christie, c'est un joli nom… ma mère se prénomme Christelle. »

Je n'eus pas de réponse de sa part. Poe, lui, reprit la parole.

« Vous venez faire quoi, dans le coin ? Une enquête ? »

Le professeur sourit, amusé.

« Pas pour cette fois. Nous sommes simplement invités à passer la soirée au manoir Wayne.

– Ah. Il y en a quelques autres qui sont déjà passés. Vous feriez mieux d'y aller, vous êtes peut-être en retard. »

Comprenant que la présence de deux adultes – ils me considéraient sûrement comme en étant un, même si j'avais moi-même encore du mal à me voir comme tel – n'était pas ce qu'ils appréciaient le plus dans l'instant, nous nous éloignâmes en direction de la propriété.

En m'éloignant, j'eus encore le loisir de les voir se pencher pour tracer quelques formes au sol. Je réalisai soudain que je n'avais moi-même pas pratiqué ce genre d'activité depuis des lustres. Cela me manquait, peut-être – mais les jeux des grandes personnes pouvaient parfois eux aussi être amusants, comme cette soirée allait le confirmer.


Lorsque le professeur actionna la clochette d'appel, je m'attendis à voir venir nous ouvrir un vieux serviteur, du genre de ceux qui sont dans la famille depuis toujours et qui ont presque servi de troisième parent aux héritiers. Mais ce fut en fait la maîtresse des lieux elle-même qui vint nous ouvrir.

« Professeur, vous voilà donc ! Et voici votre nouvel assistant, je suppose ?

– Bonsoir, Barbara. J'espère que nous ne nous sommes pas fait attendre ?

– Vous êtes très exactement à l'heure prévue. Ce sont plutôt mes autres invités qui se sont permis d'arriver en avance.

– Bien. Pendant un instant, j'ai cru que les fâcheuses habitudes de Victor n'aient quelque peu déteint sur moi. »

Je haussais les épaules, sans plus relever la légère moquerie de ses propos. J'avais presque réussi à être à l'heure à son dernier cours – disons que je l'aurais été si mon soulier n'avait pas eu la mauvaise idée de se défaire pendant que je montais l'escalier.

Barbara Wayne tourna vers moi un regard amusé, avant de nous guider, au travers des couloirs, vers la salle principale où se situait la réception. La décoration de ces couloirs n'était pas sans me rappeler celle que j'avais pu observer au domicile urbain d'un riche banquier quelques temps plus tôt. Manifestement, les plus hautes fortunes de cette ville avaient quelques goûts communs – quoique deux échantillons, même s'ils étaient les plus notoires de tous, étaient sans doute insuffisants pour tirer de telles généralités. Je n'étais pas spécialement pressé d'aller en visiter d'autres pour vérifier mon hypothèse.


La pièce dans laquelle nous arrivâmes était ornée d'une grande table, sur laquelle huit couverts étaient installés.

« Nous serons en comité réduit, pour ce soir ; plusieurs de mes autres invités ont malheureusement décommandé. Mais je gage que nos deux hôtes d'honneur suffiront à rendre cette assemblée agréable. »

La salle était occupée par deux femmes, dont l'une semblait à peine plus âgée que moi – il me semblait l'avoir, elle, déjà croisé, sans doute dans les couloirs de l'université –, qui étaient en train de bavarder près de la cheminée ; et par un homme qui s'approcha de nous aussitôt qu'il nous vit entrer. Saluant gravement le professeur, il se présenta.

« Alexandre Farlory. C'est un plaisir de vous rencontrer enfin.

– Vous êtes l'aîné de votre fratrie, je crois ?

– En effet. Mon père, avec qui j'ai soupé hier soir, m'a chargé, en apprenant que nous nous parlerions aujourd'hui, de vous transmettre ses salutations et, une fois encore, ses remerciements pour votre aide précieuse au cours de… l'affaire.

– Je n'ai fait que mon devoir, rien de plus.

– Vous êtes trop modeste, professeur. Vous et votre assistant avez été remarquables. »

Il se tourna vers moi, sans doute pour me complimenter plus directement, mais la clochette d'appel retentit de nouveau à l'entrée, détournant l'attention. La maîtresse des lieux se fit encore une fois un devoir d'aller ouvrir elle-même ; j'en profitai pour m'approcher davantage de la cheminée, affectant de venir saluer les deux autres personnes, et laissant le professeur accueillir à ma place les remerciements.

Un instant plus tard, nous eûmes la surprise de voir apparaître un visage connu.

« Judith ! Je ne savais pas que tu devais venir.

– Bonsoir, Joseph. Victor, mesdemoiselles… »

Après nous avoir salué rapidement, elle se tourna vers les deux hommes.

« Oui, Barbara m'a convaincue de venir. Écouter un autre que toi faire son intéressant avec une enquête, cela peut être… très instructif. »


L'autre en question choisit cet instant pour entrer, seul, par une autre porte, dispensant le professeur de réponse. Niels Apenur avait la silhouette nordique que son nom suggérait : blond, plutôt grand, il semblait doté d'une certaine force de caractère.

« Messieurs-dames… Je propose, si cela sied à notre hôtesse, que nous passions d'abord à table, avant d'aborder le sujet qui a motivé cette soirée, qu'en dites-vous ? »

L'hôtesse en question fut la première à acquiescer, et les autres confirmèrent que ce programme leur convenait. La table était déjà mise, en tout cas pour le couvert nu ; il y manquait encore le pain et les boissons, ces dernières ayant sans doute été placées au frais à l'extérieur. Sitôt que l'ordre en fut donné, une paire de domestiques s'empressa de venir les disposer.

Pendant le déroulement de ces opérations, l'ancien assistant du professeur s'approcha de moi, l'air mi-curieux, mi-amusé.

« Tu es donc celui qui m'a remplacé, dirait-on. Puis-je connaître ton nom ?

– Victor Tollen.

– Tollen, Tollen, Tollen… ce nom me dit vaguement quelque chose… N'avions-nous pas fait plusieurs fois appel aux services de quelqu'un qui portait ce nom, professeur ? Ah, j'y suis : un restaurateur de documents, non ? »

J'étais assez dubitatif sur sa manière trop ostentatoire de chercher à se souvenir. Peut-être s'était-il effectivement souvenu de tels détails ; mais il me semblait plutôt qu'il s'était renseigné au préalable et préférait faire passer cela pour un effort de mémoire.

« Rémy Tollen. Mon père.

– Oh. Eh bien, il semble avoir aussi bien réussi à élever son fils qu'il n'arrive à récupérer un texte lisible à partir de vieux documents endommagés. Je suppose que tu as d'autres talents que celui d'enquêteur ?

– Je me débrouille.

– C'est tout ? C'est un peu court, jeune homme. »

La provocation était directe ; je décidais de relever le gant en improvisant ma réponse.

« Me faudra-t-il me fendre d'une longue tirade,

Toute d'alexandrins, qui, ensemble, paradent,

Avecque de bons mots, et, pour bonne mesure,

Ce qu'il faudra de rime, d'esprit et de césure ?(1)

Lors, vous devrez apprendre, cher interlocuteur,

Que cela me convient, et que j'aurais à cœur

De la clamer bien haut ; et je crains qu'en retour,

Votre fierté s'abîme à m'avoir joué ce tour. »

Les autres me regardèrent sans mot dire ; Apenur, lui, sitôt ma réplique achevée, éclata de rire.

« Ma foi, professeur, vous l'avez bien choisi, celui-ci ! Félicitations, Victor, ces vers étaient… presque parfaits. Mais puisque la table est prête, nous en feront la critique littéraire une autre fois. »


Pendant que nous nous installions, Apenur reprit la parole.

« En attendant que nous passions au vif du sujet, et pour égayer un peu le repas, je propose que le professeur Holdsom ici présent nous raconte quelques unes de ses dernières enquêtes. » Il adressa plus directement à l'intéressé un regard amusé. « Cela m'a un peu manqué, que de vous entendre faire cours. »

Joseph Holdsom affecta d'être quelque peu gêné par la question – j'avais cependant assez appris à le connaître au cours des dernières semaines pour savoir qu'il avait bien sûr anticipé cette demande.

« Eh bien, je ne saurais trop quelle histoire pourrait vous être intéressante… »

Alexandre Farlory intervint.

« Commencez peut-être par l'affaire qui concerna notre famille. Je serais curieux d'en avoir davantage de détails de votre part. »

Niels Apenur demanda si j'avais participé à cette enquête ; je répondis que cela avait été ma première, en effet. Ma voisine – l'étudiante, dont je ne connaissais pas encore le nom – demanda si celle qui devait être le sujet principal de cette soirée y intervenait, ce à quoi le professeur répondit qu'elle le faisait effectivement, quoique de manière très ponctuelle. Cela facilita sans doute l'enthousiasme des autres convives, et nous écoutâmes effectivement le récit de cette affaire.

Celle-ci m'avait à vrai dire assez marqué, et pas seulement parce que j'y avais débuté. Le responsable avait été particulièrement retors, plus que je n'imaginais jusque là qu'on put l'être, et la conclusion de l'enquête me laissait un sentiment d'inachevé. J'avais presque hâte d'être de nouveau confronté à lui, afin de régler les choses. Je tâchais cependant de ne rien laisser paraître de ces sentiments.

À la demande d'Apenur, Farlory confirma n'avoir encore aucune nouvelle du disparu. Le détective déclara qu'il pourrait peut-être reprendre lui-même les recherches lorsqu'il serait officiellement établi. Ma voisine, elle, s'intéressa davantage à la courte apparition de la cambrioleuse.

« Vous l'avez donc vu juste avant qu'elle n'entre dans le musée, c'est ça ?

– C'est ce qu'il semblerait, en effet. Cela a peut-être eu une certaine influence sur la fin de l'histoire, d'ailleurs : si la maréchaussée n'avait pas été mobilisée sur ce cambriolage, peut-être y aurait-il eu davantage d'hommes pour fouiller le quartier, et…

– Impossible de savoir ; peut-être n'y était-il simplement pas.

– Oui, en effet. »


L'autre inconnue de la soirée demanda si ce n'était pas, précisément, à propos de ce cambriolage-ci que l'affaire qui avait fait la une des journaux quelques temps plus tôt avait eu lieu ; ce à quoi le professeur répondit que c'était le cas en effet. Notre hôtesse intervint alors, comme on pouvait s'y attendre, pour lui demander de conter cette histoire également – manifestement habitué à l'exercice, il s'en sortait en effet admirablement.

Mon mentor interrogea cette fois sa voisine de table du regard avant de démarrer son récit. En effet, dès qu'ils apprirent sa présence au moment clef de la découverte du corps, elle fut à son tour assaillie de questions sur ce qu'elle avait ressenti à cet instant. Manifestement moins à l'aise que le professeur dans ce genre d'exercices, elle s'efforça néanmoins de répondre à ces questions du mieux qu'elle pu – ce qu'elle avait ressenti tenait essentiellement du dégoût, disait-elle.

« Tout de même, Joseph, n'avez-vous pas enjolivé quelque peu la façon de notre cambrioleuse a mis à terre cet agent de sûreté ? Il n'a pas pu lui opposer aussi peu de résistance !

– Je suis certain qu'il a essayé ; mais l'agent William Fogg, malgré l'estime que j'ai pour lui, n'est pas exactement l'archétype de l'agent de l'ordre choisi pour sa carrure ou pour son adresse. Et notre chère roussette, quant à elle, est assez douée pour ce genre de choses. Vous le verrez un peu plus tard, d'ailleurs ; et je n'exagérerai rien là non plus. »

Il reprit son récit – jusqu'à être de nouveau interrompu, cette fois par Niels Apenur, lorsqu'il évoqua mon petit monologue.

« Oui, j'étais sûr que ce commentaire était de notre Victor. »

Barbara Wayne se tourna cette fois vers moi, l'air amusée.

« Vous avez donc, comme beaucoup, le béguin pour cette demoiselle masquée ?

– Au moment où j'ai dis ceci, je ne l'avais rencontré que quelques instants, sur un toit, lors de l'enquête précédente ; et je n'ai pas pour habitude de tomber amoureux de personnes qui ne sont pour moi rien de plus qu'un nom dans un article de journal. Et quand bien même ç'eut été le cas, c'était ma raison, et non mon cœur, qui s'exprimait : ce sont le masque et les actes, qui comptent, et non la personne qui le porte et les accomplit. »

Furent-ils convaincus ou non, je n'en sais rien ; peut-être avais-je seulement montré, jusque là, suffisamment d'éloquence pour que personne n'ose insister. Quoiqu'il en soit, cela en resta là pour ce sujet ; je ne cherchais pas non plus à comprendre, ce qui m'échappait encore, pourquoi les gens s'imaginaient si spontanément que, parce que je prenais sa défense sur le plan du symbole, j'aurais dû avoir un faible pour elle.


Le professeur reprit ensuite son récit, ménageant admirablement son suspense. S'il n'avait pas été vivant et indemne devant nous, il aurait été possible, à l'écouter, de craindre qu'il ne lui arrive quelque chose au cours de nos péripéties. J'avais, peut-être, quelques facilités à manier les mots, mais force m'était de reconnaître qu'il avait sur moi, et pour ce genre de récits, l'avantage de l'expérience.

Il tenta, par égard pour moi, de minimiser ce qui m'était arrivé durant la scène finale – je l'interrompis alors à mon tour.

« Inutile de prendre des gants, professeur : j'ai été parfaitement ridicule, et je l'assume.

– Pas tant que cela, Victor : moi-même, à ton âge, je n'aurais guère fait mieux. Judith pourra te le confirmer. »

Mais je secouais la tête ; quand bien même il avait été dans mon cas, j'avais peu d'espoir de devenir un jour comme il était à présent, pour cela tout du moins. Et je n'espérais pas jouer ma vie sur ce genre de choses.

Quoi qu'il en soit, lorsqu'il eut achevé son récit et ajouté les compléments d'informations que l'inspecteur Casternade nous avait apporté le lendemain, nous avions terminé notre repas. L'heure était venue de passer au véritable sujet de cette soirée.


III.


« Bien, résumons ce que nous savons. »

Pendant que les domestiques débarrassaient la table, Apenur alla ouvrir l'une des grandes fenêtres de la pièce, pour alléger quelque peu l'atmosphère, puis vint se placer devant la cheminée, tel un maître de cérémonie sur le point de faire son numéro. Nous vînmes nous installer dans les fauteuils disposés là à cet effet, prêts à assister au spectacle. J'avais toujours trouvé curieux ce goût pour la mise en scène que nombre de détectives de roman mettaient en avant, voulant théâtralement réunir un public avant de livrer leurs conclusions ; il était assez amusant de voir la situation se produire dans la réalité.


« La personne sous ce masque, nous a appris le second récit du professeur Holdsom, dispose de certaines compétences en matière d'archéologie, puisqu'elle a eu vent du trafic d'antiquités, et qu'elle a su identifier aisément les pièces du musée qui provenaient de ce trafic. »

Surpris par l'angle d'attaque choisi par Apenur, je décidais d'intervenir.

« Mais nous savons qu'elle est venue faire au moins un repérage préalable ; il est tout-à-fait possible que, prévenue par une tierce personne, elle ait demandé à cette tierce personne de venir identifier les objets pour elle. »

Apenur sourit, l'air nullement perturbé par ma remarque.

« Bonne remarque : tu es certainement intelligent, Victor ; mais je crains qu'il ne te manque encore la connaissance des comportements humains que nous autres, détectives, développons avec le temps. Vois-tu, une personne telle que notre roussette – je suppose que c'est ainsi que la surnomme notre cher professeur ? – est très probablement de nature solitaire. Si elle peut éprouver de l'affection pour les personnes de son entourage, il doit y en avoir bien peu en qui elle ait suffisamment confiance pour les informer de sa seconde identité. Or, pour demander une telle chose, il fallait qu'elle ait une telle confiance envers la personne concernée, car comment, ensuite, celle-ci n'aurait-elle pas fait le rapprochement ? Si elle a fait appel à une tierce personne, il doit alors s'agir d'une personne qui lui est si proche que leurs centres d'intérêts sont communs, et, notre voleuse étant suffisamment intelligente, cela signifie que les connaissances concernées, elle les a acquises elle aussi. Mon assertion semble donc bel et bien résister à cette objection. »

Je ne voyais en effet rien à y redire, bien que je ne sache toujours pas où il voulait en venir. Il ne tarda cependant pas à reprendre.

« Nous pouvons d'ailleurs aller plus loin : elle a découvert aisément les failles de ce vieux musée, qui semblait pourtant à d'autres – vous y compris, avez-vous affirmé, professeur – un coffre-fort imprenable. D'autres de ses affaires ont fourni les preuves d'un talent comparable, parfois même plus impressionnant encore, pour pénétrer dans des endroits pourtant bien clos. Or qui, mieux qu'un archéologue, est qualifié pour ce genre de choses, confrontés que sont nos chercheurs à des tombeaux savamment bâtis dans le but de repousser les pilleurs de tombe ? Celui qui peut, sans crainte, traverser le chemin plein de piège menant au sarcophage d'un antique empereur, ne craindrait certainement pas d'exercer un tel art sur des bâtiments plus modernes. »

Il marqua une pause, savourant manifestement le fait que personne d'autre ne soulève d'objection à ses propos.


« Plus basiquement, nous savons qu'il s'agit d'une personne dotée d'un grand courage et d'un sens aigu du devoir : elle ne se dérobera pas, quoi qu'il arrive. Son sens de la justice, également, est assez affûté pour motiver de tels actes. Et puis, il y a l'arme qu'elle a manié à plusieurs reprises : elle semble être une experte du maniement du fouet. Ces quelques éléments font, je crois, que s'il n'était question de notre Lady Bat, un autre nom nous viendraient, à tous, spontanément en tête. Qu'en dites-vous, professeur ? »

Le professeur Holdsom suivait, comme moi, l'avancée du discours avec beaucoup d'intérêt. La dernière question sembla beaucoup l'amuser.

« Ma foi, si ton propos est de dire que nous devrions associer les deux… j'imagine très mal Paul Narslan porter ce costume. »

Tous les autres participants, jusque là restés silencieux, rirent franchement à cette idée. Les quelques traits de caractère pointés, de même que l'arme de prédilection, correspondaient tout-à-fait au célèbre professeur d'archéologie dont le chapeau feutre et le blouson avaient marqué les esprits ; mais nous savions également que sa carrure ne correspondait pas exactement à celle de la svelte voleuse.


Apenur avait souri, lui aussi, comme s'il s'était attendu à la plaisanterie.

« Moi de même, bien sûr ; mais j'ai donc pris pour point de départ à mes recherches l'environnement proche du professeur Narslan, supposant que notre voleuse, si elle s'était tant inspirée de lui pour bâtir son personnage et en était consciente, aurait auparavant cherché à se rapprocher de lui. D'emblée, la personne de Marie Corbois, la femme du professeur, archéologue comme lui, m'avait apparu comme une candidate tout-à-fait acceptable. Malheureusement pour cette hypothèse, il s'est rapidement avéré qu'elle avait souvent des alibis irréfutables. Ainsi, lors de la première apparition publique de notre voleuse, madame Corbois se trouvait en train d'inaugurer des fouilles d'importance presque de l'autre côté de notre planète.

– Cela semble la mettre hors de cause, en effet. »

Farlory, qui venait de parler, semblait suivre le récit avec la plus grande attention. Je devinais qu'il avait prit très au sérieux la remarque faite par Apenur avant le début du repas – peut-être même était-il venu spécialement ce soir pour juger par lui-même les talents du détective, afin de voir s'il l'engagerait ou non pour son propre compte. Barbara Wayne, elle, semblait se prêter au jeu en cherchant elle aussi à deviner l'identité de notre reine des masques.

« Les époux Narslan ont une fille, je crois. Ne pourrait-ce pas être elle ?

– La question serait de savoir si ce genre de talents – et plus particulièrement, la grande intelligence qui est la leur à tous les deux – serait héréditaire. Qu'en pense notre jeune prodige ? »

Quoique la façon dont Apenur me désignait soit loin de m'être particulièrement agréable, je fis mon possible pour en faire abstraction dans ma réponse.

« Eh bien… en ce qui me concerne… mon père et ma mère sont tous deux très intelligents ; mais si c'est quelque chose qu'ils nous léguaient, je crains que ce ne soit ma jeune sœur Flora qui ait tout récupéré. »

J'eus au moins la satisfaction de les voir sourire à ma remarque.


Le détective récupéra cependant l'attention presque aussitôt.

« Quoiqu'il en soit, j'écartais rapidement cette possibilité, en raison d'un fait très simple : Lucie Narslan, me suis-je renseigné auprès de l'état-civil, naquit voici dix-neuf ans, et cela en fait trois que notre voleuse enchaîne les coups d'éclat. Je doute fortement qu'une adolescente de seulement seize ans ait pu mettre sur pied, seule, tous les éléments nécessaire à ce rôle. Notez que cet argument met également hors de tout soupçon Jeanne Vega, ici présente, bien qu'elle soit présentement une brillante étudiante en archéologie en même temps que notre représentante pressentie aux prochains championnats internationaux de whip cracking – discipline qui demande bien évidemment un grand savoir faire au fouet. »

L'étudiante, assise à mes côtés, avait fortement rougit en s'entendant désigner ainsi, et je réalisais que les convives avaient sans doute été choisis à dessein. Si Farlory évaluait le détective, celui-ci évaluait sans doute des suspectes potentielles. Jeanne Vega mise hors de cause, restait donc Judith et l'autre femme, dont je ne connaissais pas encore le nom. Si elles réalisaient ce fait comme moi, je me demandais comment elles réagiraient vis-à-vis de la maîtresse des lieux de les avoir invitées pour cette raison.


Mais pour l'heure, Apenur, après avoir adressé à l'innocentée tous ses encouragements pour les jeux à venir, s'intéressa justement à la première d'entre elles.

« Nulle autre n'éveillait ainsi mon attention dans son entourage proche, aussi me reportais-je sur la liste de ses étudiantes, que l'Université voulut bien me fournir. Son nom, me semblait-il, devrait ressortir parmi les autres. Et le premier nom sur lequel s'arrêta mon regard fut bien sûr le vôtre, ma chère. »

Il s'était tournée vers Judith, qui le dévisagea ébahie.

« Avant de vous tourner vers votre spécialité actuelle, vous étiez en effet une excellente élève au cours d'archéologie de Narslan. Seul notre cher professeur y rivalisait avec vous ; et cela aurait justifié du même coup que notre professeur ici présent n'intervienne pas pour vous démasquer. »

Tout le monde, en fait, semblait pris de court ; à l'exception notable de mon professeur, qui parvint à contenir son humeur. Sans doute avait-il, lui, anticipé une attaque de ce genre, y compris contre elle.

« Il y a aussi ce signe, qu'elle grave après ses œuvres. Quatre traits représentant, suppose-t-on, une chauve-souris. L'évidence, à les regarder, est de supposer qu'il s'agit d'une lettre M stylisée, mais il pourrait plutôt s'agir d'une sorte de H déformé.

– Tu sais que ce n'est pas plausible, Niels. »

Joseph Holdsom avait utilisé là son ton de professeur, le même qu'il employait pour corriger les hypothèses farfelues parfois proposées par mes camarades de classe. Il ne prit même pas la peine de justifier son propos ; se comportant comme s'il était une évidence que ces soupçons ne tiendraient pas un examen approfondi. Apenur répondit d'un éclat de rire.

« En effet ; qui oserait soupçonner une personne aussi calme, sage, et d'apparence si inoffensive d'être la redoutable voleuse masquée capable de mettre trois hommes hors d'état de nuire en si peu de temps ? Quelle meilleure manière d'écarter tout soupçons que de se comporter, sans le masque, de façon totalement opposée à celle que l'on a quand on le porte ? Notre cambrioleuse, sans doute, y a songé. »

J'hésitais à intervenir tant il me semblait improbable qu'Apenur se trompe à ce point ; Barbara Wayne, elle, sembla avoir moins de doutes que moi.

« Mais voyons, mon cher, le second récit de notre professeur situait clairement Judith et la voleuse sur les lieux du crime, et elle n'aurait pas pu passer ainsi d'un rôle à l'autre. Si le professeur avait été seul témoin, il aurait pu mentir en ce sens ; mais tromper l'agent de police aurait été autrement plus délicat. »


Le maître de cérémonie écouta poliment la maîtresse des lieux, sourire aux lèvres.

« En effet, ma chère ; si j'avais, en arrivant ici, encore eu quelques doutes à ce sujet, ce récit aurait pu me convaincre ; encore aurait-il fallu, malgré toute la confiance que nous portons envers notre cher professeur Holdsom, vérifier le ressenti de ce policier lui-même, car ce témoin providentiel aurait tout aussi bien pu n'être qu'une invention. Mais il était inutile de procéder ainsi, puisque je n'avais aucun doute, bien avant mon arrivée ici, au sujet de votre innocence, Judith, et je vous prie de m'excuser des quelques soupçons que j'ai pu avoir de prime abord. »

Se tournant de l'une à l'autre durant sa tirade, Apenur avait passé les yeux sur la femme qui me demeurait inconnue, et qui était assise entre elles. Ce fut elle qui lui répondit.

« Et peut-on savoir pour quelle raison ces soupçons se sont envolés ?

– Pour la même raison que je ne vous ai pas soupçonnée, ma chère, alors même que je savais, des informations fournies par l'Université, que mademoiselle Sélina Holly avait été, fut une époque, l'assistante du professeur Narslan, comme j'ai été, et comme notre Victor l'est aujourd'hui, l'assistant du professeur Holdsom : tout simplement le manque d'élément déclencheur. »

Ainsi, les trois femmes que la situation avait présentées comme des suspectes possibles avaient été innocentées depuis longtemps. C'est à cet instant que je compris à quel jeu jouait véritablement Apenur, et ce qu'il avait exactement en tête quant à l'identité de Lady Bat.

La dénommée Sélina, cependant, le dévisageait, l'air d'attendre la suite, qui advint en effet.

« Il nous faut maintenant revenir à la raison pour laquelle Marie Corbois m'avait apparu, au premier abord, comme une suspecte des plus intéressantes.

– Ce fameux élément déclencheur dont vous venez de parler ?

– En effet. Nombreux sont ceux qui rêvent de devenir un jour des justiciers masqués tels que notre voleuse ; mais combien passent véritablement à l'acte ? Aucun, parce que l'on ne passe pas ainsi du rêve à la réalité sans une douleur particulière qui abaisse les barrières que nous posons à notre propre volonté pour éviter cela. Il faut un incident grave, pour rendre la chose possible. La femme du professeur Narslan a rencontré un tel événement, quelques années avant leur mariage, lorsque ses parents ont été tués par des brigands. Il n'y a que ce genre de choses qui peut conduire à se façonner ainsi une seconde identité. »

Un silence gêné suivit cette déclaration ; nous savions tous qui était indirectement visé par ces mots.


« Nous recherchons donc une femme intelligente, cultivée ; riche, sans doute, car l'équipement qu'elle utilise est d'assez bonne qualité pour être hors de portée de la plupart des bourses. Cette femme, durant ses études, a probablement suivi le cours d'archéologie du professeur Narslan, et doit disposer d'un emploi du temps lui permettant de s'entraîner aux différents arts martiaux qu'elle maîtrise. Sans doute semble-t-elle, lorsqu'elle apparaît sans son masque, avoir un comportement à l'opposé de celui que l'on prêterait à la cambrioleuse. Mais surtout, l'on doit trouver, dans son histoire personnelle, un drame particulier qui déclencha son comportement, tel que la perte de ses parents dans des circonstances liées au crime qu'elle a choisi de combattre. Une seule et unique personne, dans cette ville, présente simultanément toutes ces caractéristiques ; et cette personne n'est autre que notre hôtesse de la soirée, Barbara Wayne elle-même. »

Le drame ayant frappé, près de vingt ans plus tôt, la famille Wayne, était désormais à l'esprit de tous. Moi-même, qui étais à peine né à l'époque, j'avais entendu de nombreuses fois cette histoire par la suite : les époux Wayne, philanthropes réputés pour les nombreux soutiens financiers qu'ils prodiguaient, avaient été confrontés, à la sortie d'un opéra, à un voleur de rue, qui leur avait dérobé leurs bourses sous la menace d'une arme, avant de les abattre lâchement sous les yeux de leur fille unique.

Celle-ci s'écoutait désormais accuser, blême, sans oser avancer quoi que ce fut pour sa défense.


Aussi fut-ce une autre voix qui s'éleva, posément, mais fermement.

« Votre hypothèse pourrait sembler très intéressante ; il s'avère cependant qu'elle est loin d'être exacte. »

Nous nous retournâmes tous en l'entendant : passant par la fenêtre demeurée ouverte, The Lady Bat, toute vêtue de son sombre costume, venait de faire irruption à nos côtés.

IV.


J'aurais voulu intervenir alors ; je n'en eus pas le temps.

Comme je l'avais deviné à peine quelques instants plus tôt, Apenur, qui observait la scène un sourire aux lèvres, nullement surpris, n'avait en fait aucunement eu l'intention de nous dévoiler par ses seuls propos l'identité de la voleuse. Tout dans ses actes, de la publicité qu'il s'était donné dans sa démarche jusqu'à l'ouverture, au début de son discours, de la fenêtre invitant la demoiselle à nous rejoindre, tout avait été un piège savamment calculé pour attirer Lady Bat elle-même sur place ; et l'accusation, apparemment imparable, formulée contre Barbara Wayne, n'avait été que le dernier appât la contraignant à entrer en scène. Une personne aussi vouée qu'elle l'était aux idéaux de Justice ne pouvait simplement pas, sans réagir, laisser une autre personne être accusée à sa place.

À peine était-elle entrée que les deux domestiques qui nous avaient servi le repas, et qui, appris-je plus tard, étaient en fait deux hommes de mains d'Apenur, avaient refermé la fenêtre derrière elle et se préparaient à la retenir de force.


Cela ne sembla cependant pas la déranger le moins du monde. Au contraire, un sourire se dessina clairement sous son masque.

« Pour ceux qui doutaient de la véracité des propos me concernant tenus tout-à-l'heure par le professeur Holdsom ; et plus particulièrement de mon aptitude à me battre, je demande humblement à la maîtresse des lieux la permission d'en démontrer l'exactitude. »

Barbara Wayne jeta un regard vers Apenur, lequel hocha la tête ; et ses deux hommes de main bondirent sur la cambrioleuse. Elle esquiva élégamment, sans dégainer la moindre arme. Ses adversaires étant eux-mêmes désarmés, elle n'en avait nullement besoin. Les deux hommes semblaient doués, maintenant qu'ils montraient clairement leur jeu, et ne la laissèrent pas s'échapper si facilement. Plusieurs coups s'enchaînèrent, qu'elle évita ou para sans problème.

Nous étions, tous autant que nous étions, demeurés à nos places à regarder la scène, les autres convives trop interloqués, Apenur trop sûr de ses hommes, le professeur trop neutre et moi-même trop sûr de ma plus parfaite inutilité pour intervenir.

L'un des deux finit par parvenir à lui saisir les bras, l'attirant en arrière ; elle n'en usa pas moins de ses pieds pour envoyer l'autre au tapis, avant de se libérer d'un mouvement aussi brusque que souple. Le temps que le premier se relève, le second avait frappé, manqué son coup, et reçu en retour de quoi le faire reculer de quelques pas.

Le doute devait commencer à se tracer sur le visage d'Apenur lorsqu'elle parvint à se saisir de l'un de ses adversaires, décochant au passage un autre douloureux coup de pied au second, et l'envoya rouler à nos pieds. Nous nous attendions à voir la vitre voler en éclat ; elle eût l'audace d'ouvrir aussi calmement que proprement la fenêtre, ne causant aucun préjudice au manoir Wayne.

« Vous apprendrez que deux hommes ne suffisent pas ; maintenant, arrêtez-moi, si vous le pouvez. »

Cela s'était passé si vite qu'elle avait disparu dehors avant même que nous nous soyons levés. Apenur bondit, ses complices se relevant aussitôt. Farlory, le professeur Holdsom et moi-même ne tardâmes pas à les rejoindre, et bondissant au dehors à notre tour – avec, il fallait l'avouer, nettement moins de grâce qu'elle –, nous nous lançâmes tous ensemble à sa poursuite.


Pourquoi les suivais-je ? Je n'avais, pour ma part, aucune envie de les voir l'attraper ; et j'aurais eu bien peu de chances d'être d'une quelconque aide dans un nouvel affrontement, pour un camp comme pour l'autre ; mais je voulais simplement assister au dénouement de cette curieuse histoire. Il me semblait que le professeur était animé des mêmes intentions ; mais peut-être souhaitait-il pouvoir également s'assurer qu'il n'y ait aucun blessé. Les quatre autres, en revanche, semblaient plutôt vouloir en découdre.

La fenêtre franchie donnait sur les jardins ; il n'y avait aucune sortie de la propriété à moins d'une bonne distance. Quelque direction qu'elle choisissait, la voleuse devait donc distancer ses poursuivants. Nous avions vu sa cape claquer entre deux arbres, nous donnant une première piste à suivre ; le temps d'arriver sur place, en revanche, plus rien d'autre n'indiquait sa présence.

« Toutes les issues du manoir sont gardées par des hommes armés. Je m'attendais à ce qu'elle ne soit pas si facile à arrêter ; même si je dois reconnaître qu'elle l'a été moins encore que ce que j'aurais cru. Elle n'ira pas loin, cependant, nous la retrouverons bientôt.

– Vous aviez prévu cela depuis le début ? »

Farlory semblait particulièrement interloqué.

« Mes excuses, mon cher, si ma petite mise en scène vous a laissé croire que j'allais, réellement, vous révéler son nom : il fallait l'illusion d'un piège parfait dirigé contre quelqu'un d'autre pour qu'elle se décide à intervenir, et ainsi à tomber dans celui que je lui tendais.

– Mais connaissez vous son identité, ou non ?

– Je pense que oui ; mais cela paraîtra sans doute si improbable que peu de gens le croiront sans une preuve explicite. C'est pourquoi je ne révélerai rien de plus avant de l'avoir, elle, entre mes mains, pour appuyer mes dires. »

Si Apenur se masquait d'affabilité, on sentait transparaître dans sa voix une certaine animosité envers celle qui avait échappé aussi aisément à son piège. Nous marchions depuis quelques instants, au hasard, sans pouvoir déterminer où elle se cachait dans l'obscurité grandissante, lorsqu'Apenur retrouva la trace qu'il cherchait.

« Là haut. Quelqu'un est monté dans cet arbre. »

Nous levâmes tous la tête, pour constater qu'en effet, plusieurs branches semblaient avoir été cassées récemment. À défaut de pouvoir réellement voler comme les pipistrelles qu'elle imitait, notre cambrioleuse masquée s'était-elle enfuie en sautant d'arbre en arbre ? Continuant de regarder en hauteur, nous ne tardâmes pas à remarquer d'autres traces du passage de ce qui était, sinon un être humain, au moins un animal d'une certaine taille, et semblait-il d'une grande agilité.


La piste nous entraînait vers le fond du parc, lorsqu'Apenur s'arrêta net.

« C'est trop facile, trop évident… des traces aussi régulières… elle aura sans doute préparé son stratagème à l'avance pour nous attirer dans la mauvaise direction. Pendant que nous mangions, elle en avait amplement le temps… »

Il paru hésiter un instant. Farlory regarda autour de lui.

« Il nous faut donc revenir sur nos pas et changer de direction ?

– Pas forcément. Elle est sans doute plus douée que je ne le croyais. » Il ne put s'empêcher de rire. « Au contraire, continuons. Nous sommes sur la bonne voie.

– Mais vous disiez que la piste était trop évidente…

– Justement. Une personne comme elle ne commettrait pas l'erreur de me sous-estimer. Si elle avait réellement voulu nous embarquer sur une fausse piste, elle aurait pris soin de simuler les choses de façon plus convaincante. Ceci est fait de telle sorte qu'un œil exercé ne peut pas ne pas en remarquer les erreurs.

– Alors ? »

Le professeur et moi-même échangeâmes un regard amusé. Nous avions déjà compris où Apenur voulait en venir ; mais les trois autres hommes semblaient réellement perdus.

« Alors elle a préparé cette piste en faisant délibérément en sorte que nous pensions qu'il s'agit d'un leurre, afin que nous nous engagions dans une toute autre direction, et surtout pas dans celle-la. Et elle se sera donc enfuie précisément par là, s'attendant à ce que nous ne suivions pas. En avant ! »

Et nous reprîmes notre route, au pas de course pour tenter de rattraper le retard pris. En plus d'être rusée, la demoiselle semblait également rapide…


Néanmoins, nous finîmes, à force de courir, par tomber sur quelque chose. Plus exactement, ce fut Farlory qui, relevant les yeux, cru remarquer une forme dans l'arbre, à peine visible, car la nuit devenait de plus en plus noire. Il nous en prévint, et Apenur fit signe à ses hommes. Continuer à progresser dans l'obscurité n'aurait pas apporté grand chose ; d'ailleurs, nous approchions sans doute des limites de la propriété.

Des lampes furent allumées, et braquées vers les arbres. Et nous devinâmes alors le revers d'une cape qui claquait parmi les feuillages.

« Ne tirez qu'en dernier recours. Tâchons de la prendre vivante, et si possible, en bon état. »

Les hommes d'Apenur avaient-ils réellement caché sur eux des armes en plus de leurs lampes ? Difficile à dire, puisque les faisceaux de lumières partaient d'eux et ne les éclairaient donc pas. Je supposais cependant qu'il ne s'agissait que de bluff : le détective avait parlé assez fort pour qu'elle entende, espérant sans doute lui faire peur et ainsi obtenir qu'elle se rende en douceur. Elle était cependant d'une trempe suffisante pour ne pas craindre ce genre de choses.


Plus rien ne bougeait. Cela faisait maintenant quelques minutes que nous avions aperçu sa présence, et que nous scrutions les arbres, lampes braquées, encerclant l'arbre suspect du mieux que nous pouvions. Pas le moindre mouvement de feuilles indiquant, de sa part, une tentative de fuir.

« Allons ; nous avons vu bouger. Elle est bien dans cet arbre-ci. »

Il me revenait en tête plusieurs histoires dans lesquelles les hommes cernaient toute la nuit l'endroit où était censé se trouver le fugitif, pour découvrir au petit matin qu'il n'y était plus. D'une façon plus générale, les affaires où quelqu'un semblait ainsi disparaître comme par magie d'un lieu entièrement clos n'étaient pas rares dans les récits policiers – et se rencontraient également ailleurs que dans les récits, j'avais été moi-même, dans ma très courte expérience, confronté à une affaire de ce genre.

Allions-nous demeurer ainsi, sans bouger, durant aussi longtemps ?

Apenur décida soudain que c'en était trop, et, faisant signe à ses hommes de demeurer à leur place, entreprit de grimper. L'arbre n'était pas particulièrement aisé d'accès, et il dû s'y reprendre à plusieurs reprises avant de parvenir à se hisser sur les branches les plus basses. J'hésitais un court instant, puis décidais que je pouvais le rejoindre. À peine avais-je cependant demandé au professeur Holdsom de me faire la courte échelle, qu'un juron nous parvint depuis les arbres.

Il n'y avait pas eu lutte. Pas le moindre cri, à part le bref éclat de voix d'Apenur. Mais nous vîmes deux silhouettes redescendre presque aussitôt, l'une d'entre elles portant le costume que nous recherchions. Il nous sembla cependant que quelque chose n'allait pas… la silhouette masquée, qui précédait docilement le détective, semblait plus petite que celle de la voleuse.


Lorsqu'ils furent tous deux redescendus au sol – nous nous approchâmes pour les y aider –, Apenur retira le masque de sa captive… et je reconnus alors le visage de la jeune Christie, que nous avions croisé, le professeur et moi, en arrivant. Elle semblait amusée. Le détective restant en retrait, de mauvaise humeur, ce fut Farlory qui s'approcha pour l'interrogatoire.

« Qu'est-ce que tu fichais là-haut, gamine ?

– Ben je vous attendais, tiens.

– Mais comment est-ce que tu t'es retrouvée là ?

– C'est elle qui m'a aidé à entrer. »

Le professeur et moi échangeâmes un regard admiratif. La cambrioleuse n'avait pas eu deux, mais trois coups d'avance : elle avait préparé cette piste de telle sorte qu'Apenur croit en un faux leurre… alors que c'en était un vrai. Et pendant que nous suivions cette mauvaise piste, et que nous attendions un geste de sa doublure, elle s'enfuyait par un autre côté.

Farlory continuait cependant son interrogatoire.

« Tu la connais ?

– Comme tout le monde.

– Tu as vu son visage ?

– Non. Et même si c'était le cas, je ne vous le dirais pas. »

Il semblait manifeste que nous n'en tirerions pas grand chose de plus.


L'homme essayait toujours de la questionner lorsque Sélina Holly, accompagnée de ce qui semblait être un domestique – j'ignorais s'il s'agissait d'un autre homme d'Apenur, ou bien d'un membre du véritable personnel du manoir Wayne – nous rejoignit.

« Ah, vous voilà. Elle vous a plus fait courir que ce à quoi je m'attendais. »

Nullement étonnée de la présence de l'enfant, mais peut-être quelque peu inquiète de celle des armes, elle se pencha pour vérifier son état. Mais Christie était en grande forme.

« C'est complètement inconscient de t'avoir fait servir d'appât à ces… brutes. »

Je ne savais, au juste, quel était son avis concernant Apenur lui-même, mais le dédain que lui inspirait ses hommes de main était manifeste. Cependant, la fillette répondit, sans se démonter :

« Elle voulait seulement qu'on l'aide à préparer les choses. C'est moi qui ait insisté pour rester.

– Elle n'aurait pas dû te laisser faire.

– Ben on savait toutes les deux qu'ils ne tireraient pas. Ils auraient eu trop d'ennuis s'ils l'avaient blessée. »

Farlory, toujours éberlué, s'enquit : « Vous saviez ?

– Pas avant que le jeune homme ne nous explique. »

En prenant le chemin du retour, nous apprîmes que Lady Bat s'était, entre temps, enfuie en assommant au passage d'autres hommes d'Apenur, et que Poe avait fait son apparition, demandant des nouvelles de sa jeune amie. La cambrioleuse, consciente du fait qu'elle avait affaire à forte partie, avait fait appel aux jeunes gens pour qu'ils l'aident à mettre en place sa diversion, et s'était simplement dissimulée près de la maison en attendant que nous partions sur la fausse piste.


La soirée ne dura guère plus longtemps : après s'être assurée, elle aussi, que la jeune Christie se portait bien et n'avait pas été blessée, Barbara Wayne lui proposa, ainsi qu'à Poe, de passer la nuit à son domicile, mais les deux jeunes gens déclinèrent l'invitation et repartirent comme ils étaient venus. Le détective, après avoir passé quelques instants auprès de ses hommes, revint s'excuser, à plate couture, de son comportement de la soirée : il avait, disait-il, tenu des propos par trop blessants, et la fin était telle qu'elle ne justifiait en rien les moyens. Il avait gravement sous-estimé son adversaire, et le reconnaissait humblement.

Lorsque Farlory, cependant, lui demanda ce qu'il comptait faire après cet échec, il répondit crânement qu'il n'avait pas encore échoué. Il s'était engagé à démasquer et à arrêter la cambrioleuse en trois mois ; il lui en restait encore plus de deux pour mettre ce plan à exécution. Il était encore certain de réussir – mais devait réajuster sa manière de procéder. Tout n'avait, disait-il, pas encore été tenté.

Jeanne Vega et Sélina Holly se préparèrent ensuite à la nuit au manoir Wayne ; tandis que Farlory et nous-mêmes prîmes congé. Le banquier, qui me semblait décidément moins intelligent que son frère, était encore assez perplexe concernant les événements de la soirée ; le professeur et lui échangèrent quelques mots à ce sujet.

Pour ma part, je me demandais quels seraient les prochaines attaques du détective, et si sa cible parviendrait à chaque fois à les éviter aussi aisément. Certes, Apenur avait échoué ; il m'avait, néanmoins, convaincu qu'il était un adversaire de taille, intelligent et plein de ressources. Si l'un des ennemis de la roussette devait finir par la démasquer, c'est sur lui que j'aurais misé.

V.


« Au fait, professeur… avez-vous jeté un œil à mon énigme ? »

Les événements de la soirée nous l'avaient totalement fait sortir de l'esprit ; mais Apenur s'en souvint alors que nous repartions. Il nous posa la question alors que nous remontions dans la voiture du professeur.

« Assez intéressante, et j'ai bien reconnu ta façon d'amener les choses.

– Vous l'avez résolu ?

– Ma foi… pour quelqu'un ayant des habitudes de détective, il venait de façon assez évidente que la seconde partie de la question était primordiale : il fallait trouver comment le meurtre avait eu lieu, et cela conduirait à identifier la victime.

Pour commencer à raisonner ainsi, il fallait d'abord poser que la chose avait été discrète ; le meurtrier ne souhaitant pas éveiller l'attention de ses camarades par un acte inconsidéré – à moins qu'ils n'aient tous été complices, mais cela aurait fait perdre tout intérêt à cet exercice. Il était donc inutile d'envisager un coup de feu ou de poignard, qui aurait trop ouvertement désigné son auteur.

Bien sûr, il aurait été tout à fait possible que l'assassin ne soit pas l'un des convives ; mais un coup de feu tiré par la fenêtre, ou l'irruption d'une tierce personne dans la pièce, semblaient une hypothèse trop étrangère à la scène ; la réponse devait être dans les propos que tu tenais. Besoin était donc de réfléchir aux moyens que l'on pouvait employer pour tuer dans ces circonstances.

Le poison aurait pu faire l'affaire, d'autant que chacun d'entre eux avait sa boisson attitrée, et qu'il y avait donc peu de risques de victimes non visées ; mais tu décrivais une soirée assez avancée, où, sans nul doute, chacun avait déjà vidé plusieurs verres – s'il avait été assez foudroyant pour tuer ainsi, ses effets auraient eu lieu depuis un bon moment. La nourriture, quant à elle, avait été consommée par tous ; pour qu'un poison ne frappe que l'un d'entre eux, il aurait donc fallu qu'il s'agisse d'une substance qui ne présente de danger que pour l'un d'entre eux – ce que l'on nomme, je crois, une réaction allergique.

Mais la chose aurait-elle été plausible ? Si l'un d'entre eux avait eu connaissance d'une telle faiblesse, tous l'auraient sans doute su, et le responsable aurait été démasqué par une simple autopsie – celui qui avait préparé le repas. Certes, le tirage au sort n'empêchait pas nécessairement que le serveur du soir manipule l'un des aliments : si sa volonté de tuer était prise, il n'aurait eu qu'à attendre patiemment que le sort finisse par le désigner. Mais la manœuvre aurait été par trop risquée, elle aussi.

Y avait-il d'autres manières de tuer devant trois témoin sans être démasqué ? Je n'en voyais pas.

– Vous aurais-je réellement posé une énigme que vous n'avez su résoudre ? J'en doute fortement.

– Et tu fais bien. Comme je l'ai dit, chercher d'abord le moyen du meurtre et supposer qu'il mènerait ensuite à la victime paraissait évident pour un détective – mais c'était là ce que l'on appelle une déformation professionnelle. En l'occurrence, l'autre approche, quoique plus profane, était plus adaptée.

Vois-tu, je n'ai pas manqué de remarquer que tu avais donné la couleur de cheveux de quatre des convives, mais pas du cinquième. Et tu as par la suite insisté en désignant chacun par sa couleur de cheveux, au singulier, comme si cela l'identifiait avec certitude. Il devait donc y avoir, à la table, cinq couleurs de cheveux différentes, pour qu'aucun des convives n'ait la même qu'un autre.

Or, outre le blond, le châtain, le roux et le brun, les cheveux humains ne prennent qu'une seule autre couleur : le blanc, qui vient avec le grand âge. Si tu t'es gardé de mentionner cette couleur, c'est qu'elle était importante ; et puisque meurtre il ne pouvait y avoir, c'est que le dernier homme, doyen du groupe aux cheveux blancs, quoique ras, était mort de sa belle mort, de vieillesse, et sans aide extérieure. »

Apenur, semblant avoir oublié ses déboires de la soirée, partit d'un franc éclat de rire.

« Tout juste, professeur. Je vous tire une nouvelle fois mon chapeau. »


Le lendemain, je retrouvais comme à l'accoutumée le professeur Holdsom dans son bureau, et nous reparlâmes bien sûr de ce qui était advenu la veille.

« Pensez-vous qu'Apenur ait mis sur pied ce stratagème parce qu'il ne parvenait pas à découvrir son identité, ou bien a-t-il, comme il l'a avancé, un raisonnement meilleur que celui qu'il nous a tenu ?

– Oh, le raisonnement qu'il nous a proposé tenait la route, dans les grandes lignes… il me semble d'ailleurs qu'il fournit beaucoup plus d'informations sur l'identité de notre voleuse masquée que ce qu'il semble de prime abord, pour peu que l'on veuille bien y réfléchir un peu plus.

– Pour cette fois, vous avez compris des choses qui m'échappent encore totalement.

– Je réfléchis au sujet depuis bien plus longtemps que toi, sans doute. Mais permet-moi de t'interroger comme le fait un professeur : que penses-tu de ses propos concernant les éléments déclencheurs ?

– Que c'est peut-être une condition nécessaire, comme il le dit ; mais certainement pas une condition suffisante. Malheureusement, un grand nombre de personnes ont subi – et probablement subiront encore — ce genre de choses au cours de leur existence, et toutes ne se lancent pas dans ce genre de projets.

– En effet : toutes les personnes qui subissent ceci ne passent pas à l'acte ensuite ; mais peut-être cela peut-il les inciter à prévoir de passer à l'acte.

– Vous voulez dire… ?

– Qu'une personne qui a subi un tel traumatisme, même si elle ne devient pas Lady Bat elle-même, peut créer le personnage de Lady Bat. Mettre au point le costume, l'arsenal, peut-être également le quartier général. Tout ce qu'il faut pour permettre à la cambrioleuse d'exister.

– Une personne qui aurait tout préparé, tout mis au point, qui serait fin prête à enfiler le costume ; mais qui, au dernier moment, renoncerait finalement à porter le masque ?

– Exactement. Et dans l'hypothèse où une telle chose serait advenue… eh bien, cela change la donne, n'est-ce pas ?

– Cela signifie que les personnes “innocentées” parce qu'elles n'auraient pas pu mettre sur pied la chose ne le sont en fait pas, puisqu'il leur “suffisait” de reprendre pour leur compte le travail déjà effectué par une autre.

– Et que notre véritable Lady Bat pourrait bien ne pas être la personne ayant affronté l'élément déclencheur, mais se trouver dans l'entourage proche de cette personne. »

Il n'y avait rien à ajouter. Trouver, parmi les suspectes de la veille, laquelle semblait la meilleure candidate était désormais aussi évident pour moi que cela l'était pour le professeur.

« Et vous pensez qu'Apenur le sait ?

– Niels est intelligent. S'il n'a pas encore mené son raisonnement à terme, il le fera probablement très bientôt. Mais je pense qu'il en sait déjà autant que nous.

– Et il n'a vraiment joué ce numéro que pour attirer Lady Bat dans un piège ?

– Tu l'as déjà expérimenté par toi-même : la force du raisonnement ne suffit pas toujours. Savoir de qui il s'agit et être en mesure de le prouver aux yeux du monde sont deux choses radicalement différentes – il a d'ailleurs avancé lui-même un argument de poids contre l'évidence de la chose – ; je doute donc qu'il révèle quoi que ce soit de ce qu'il sait avant d'en avoir la meilleure preuve qu'il puisse avancer : la personne sous le masque elle-même.

– Vous pensez qu'elle doit le craindre ?

– Il n'est pas idiot, tu sais : il ne se risquera à rien qui puisse se retourner contre lui, du moins pas quand la chose attirerait autant l'attention. Il essayera, je pense, de reproduire une situation de ce genre : la capturer, et la démasquer devant témoins. Et nous avons pu constater hier qu'elle ne manque pas de ressources pour échapper à ce genre de choses, d'autant qu'elle se méfiera désormais davantage. »


J'allais répondre, lorsque nous entendîmes frapper à la porte. Le professeur Holdsom se leva pour aller ouvrir : il s'agissait de l'étudiante avec qui il discutait quand j'étais arrivé pour le voir, quelques jours plus tôt, avec dans ma main l'article parlant d'Apenur.

« Oh. Bonjour.

– Bonjour, Professeur. Je venais vous remercier d'avoir bien voulu intercéder en ma faveur.

– C'était tout naturel. Ton professeur a accepté de te faire repasser l'épreuve ?

– J'en sors à l'instant. Je n'aurai pas une note excellente, je pense, mais au moins, j'en aurai une.

– Bien. Tu m'en vois ravi. La prochaine fois, tâche de ne plus t'endormir sur une copie de devoir.

– J'essayerai, en tout cas. »

Le professeur, faisant peu cas du rose gêné qui, à la suite de sa remarque, était monté aux joues de l'étudiante, jeta ostensiblement l'œil à l'horloge de son bureau.

« Veuillez m'excuser, cependant : j'ai une réunion avec quelques collègues qui va commencer d'ici peu.

– Oh, je vais vous laisser, dans ce cas.

– Tant que tu es ici, j'ai un livre à rendre à ton père. Il doit être dans le second tiroir de mon bureau. Victor, peux-tu le lui sortir ? »

J'acquiesçais, quelque peu surpris qu'il ne s'en charge pas par lui-même.

« N'oublie pas de fermer en partant. À plus tard. »

Et il s'en fut assez rapidement, nous laissant seuls dans son bureau.


Je sortis le livre en question – un traité d'Histoire annoté, semblait-il – et le tendis à l'étudiante.

« Merci… j'espère que je ne vous ai pas interrompu ?

– Nous avions à peu près terminé… et le professeur allait partir, de toute façon.

– Un homme pressé, ce professeur Holdom.

– En effet. »

Nous nous regardâmes un instant, aussi surpris l'un que l'autre de nous trouver dans cette situation ; puis elle finit par reprendre la parole.

« De quoi parliez-vous, si ce n'est pas indiscret ?

– De Lady Bat. » répondis-je machinalement.

« Oh. La fameuse cambrioleuse. » Elle eut un sourire amusé. « Il paraît que beaucoup de gens se sont mis en tête de découvrir son identité, dernièrement.

– Oui, c'est ce que j'ai cru comprendre aussi.

– Et vous, qu'en pensez-vous ? Ce nouveau détective parviendra-t-il à la démasquer ?

– Ma foi, j'espère que non… »

Elle me sourit, l'air amusé.

« Vous êtes l'auteur de ce fameux texte paru dans les journaux lors de l'affaire du musée, non ? Du moins, j'ai tout de suite pensé qu'il devait provenir de l'assistant du professeur.

– C'est le cas, en effet.

– Plusieurs de mes amis, en lisant ce texte, ont immédiatement affirmé que l'auteur devait être un autre de ses admirateurs énamourés. Il a fallu que je leur explique que les propos portaient sur les actes, et rien qu'eux ; et que ces propos n'étaient pas ceux d'un amoureux.

– Oui, j'ai eu le même problème avec les miens. À croire que les gens sont incapables d'admettre qu'on puisse simplement admirer le masque, sans pour autant ressentir d'attirance pour lui ; et ce, de façon totalement indépendante de la personne qui le porte. »

Nous nous regardions tous deux, satisfaits de croiser pour une fois quelqu'un qui partageait notre façon d'envisager les choses.


Elle sembla hésiter un instant, puis questionna de nouveau.

« Et vous ? Pensez-vous savoir qui se cache sous ce masque ?

– Je le pense, oui. Ou disons que je connais son visage à coup sûr et, séparément, que je pense connaître son nom, mais sans avoir encore cherché à associer les deux.

– Vous m'intriguez.

– Eh bien, pour le nom, c'est simple : j'ai suivi les raisonnements tissés par d'autres, et leurs conclusions me semblent raisonnables ; néanmoins, je n'ai rien entrepris pour vérifier cette information, et je ne sais si je le ferai.

– Je vois… et pour le visage ? L'avez-vous donc vu ôter son masque ?

– Je n'en ai eu nul besoin. »

Elle me regardait d'un air de me demander d'en dire plus ; je m'efforçais de rassembler mes idées en un propos cohérent.

« Voyez-vous, j'ai… eu l'occasion de croiser le masque à trois reprises. La toute première ne fut qu'une rencontre fortuite : elle m'impressionna, certes, parce que la légende prenait corps devant moi ; mais ce fut tout. La seconde se produisit au cours de l'affaire du musée, après que j'aie énoncé les propos en question… c'était dans une situation particulière, où une partie de sa confiance en elle s'était envolée, ce qui faisait que le masque, d'une certaine façon, la couvrait moins qu'à l'ordinaire. Je rencontrais là, sans qu'elle le veuille, sans doute, également un peu de l'autre partie d'elle-même.

– Je… je crois que je vois ce que vous voulez dire.

– Sur le moment, je n'y prêtai guère attention ; mais peut-être cela changea-t-il mon regard lors de la rencontre suivante, où je cherchais cette fois vraiment à voir au delà du masque.

– Et qu'y avez-vous vu ?

– J'ai vu… j'ai reconnu son visage, tel que j'avais pu le voir quelques jours plus tôt à peine, lorsque, par hasard, je l'avais croisée sans les artifices de son costume.

– Comment pouviez-vous être sûr qu'il s'agissait de la même personne ? Il aurait aussi bien pu s'agir d'une autre femme avec des traits similaires. »

Je pris soin de bien choisir les mots que j'allais utiliser.

« Je savais que non. Voyez-vous, je n'avais fais aucun lien entre cette personne et Lady Bat lorsque je l'avais croisée sans masque ; mais elle ne m'en avait pas moins parue remarquable. Et en cherchant, ensuite, à voir sous ce masque, j'eu la surprise de reconnaître le sursaut qu'a fait mon cœur, et que nulle autre ne m'inspire. »

Maîtresse de ses émotions, elle s'efforça de ne rien laisser transparaître de sa réaction à mes paroles ; je remarquais cependant le très léger rosissement de ses joues qu'elle ne put contrôler et qui me confirma que je ne me trompais pas à son propos.

« Je… “l'essentiel est invisible pour les yeux”, dit-on : “on ne voit bien qu'avec le cœur”. Votre manière de la reconnaître est certes peu habituelle, mais… je pense qu'elle peut en effet fonctionner. »


Nous nous tûmes de nouveau un moment ; et de nouveau, elle reprit :

« Et… que comptez-vous faire de ces informations ?

– Moi ? Rien. Il ne m'appartient pas d'en faire quoi que ce soit.

– Ne voudriez-vous pas savoir, en retour, si elle peut vous reconnaître de la même façon ?

– Si, bien sûr ; mais je n'irai pas le lui demander. Je sais qu'elle connaît mon visage, et que découvrir mon nom ne lui sera d'aucune difficulté. Si elle désire venir me trouver, elle le peut ; si elle désire me répondre, elle le fera d'elle-même, quand le moment lui semblera venu.

– Et en attendant que ce moment vienne, ne souhaiteriez-vous pas vous rapprocher d'elle par une autre manière ? Peut-être aurait-elle besoin de vous connaître en tant qu'ami avant de prendre cette décision.

– J'en serais honoré ; cependant, là encore, tout est entre ses mains. Si elle juge pouvoir me faire confiance pour cela, elle n'aura qu'à me confirmer ce nom que je crois lui connaître. »

Elle se tut un instant, me regardant de ce regard qui semble lire au plus profond de vous. Puis elle m'adressa un charmant sourire.

« Au fait, on ne nous a pas vraiment présentés. Je suis Lucie Maria Narslan. »

Et, indiquant par son attitude qu'elle avait l'habitude d'entendre des remarques à ce sujet, « oui, je suis bien la fille unique du célèbre professeur Paul Narslan. »