« Il y a, voyez-vous, deux manières diamétralement opposées de retrouver un meurtrier.
La première est de se laisser guider par les éléments matériels ; d'examiner attentivement toutes les traces avant de commencer à bâtir des hypothèses. Arriver sur la scène du crime l'esprit neutre, et se fier essentiellement aux indices pour parvenir à la solution. Cette méthode peut cependant être prise en défaut si l'adversaire que vous affrontez est particulièrement brillant, au point de ne laisser que des indices indiquant la voie dans laquelle il espère perdre les enquêteurs.
La seconde, vantée par quelques jeunes et brillants étudiants ou journalistes, ou par de gros détectives de romans policiers, est de bâtir des hypothèses au préalable, et de vérifier ensuite si celles-ci peuvent ensuite correspondre, ou non, aux faits que l'on connaît. Elle est séduisante, et dans les romans en question, produit de très bon résultats. Néanmoins, il n'y a pas de plus grand risques de partir dans une mauvaise direction, et de rechercher ensuite à adapter les faits à notre idée plutôt que d'adapter notre idée aux faits. »
Comme je m'y attendais, sitôt que j'eus exposé ces deux méthodes, plusieurs mains se levèrent parmi les étudiants, pour me demander laquelle des deux était la mienne lorsque je faisais fonction d'auxiliaire auprès de la sûreté.
« Je tente, pour ma part, l'exercice périlleux de choisir ma méthode de travail en fonction des faits auxquels je suis confronté. De cette manière, voyez-vous, je peux doubler mes chances de me tromper autant que d'être trompé, ce qui rend ce travail d'autant plus intéressant. »
Il y eut quelques rires parmi les étudiants.
« À la vérité, j'ai une certaine préférence pour la première, lorsque je peux l'utiliser. Voyez-vous, les considérations selon lesquels les preuves peuvent mentir si elles sont placées volontairement par un individu trop retors et trop brillant ne valent que lorsque l'on travaille à l'ancienne. Les méthodes modernes de la police scientifique – qui ne sont, j'en suis convaincu, qu'à leurs premiers instants, et seront encore plus efficaces avec les progrès prochains de la technique et de la connaissance – nous offrent une telle multitude de détails supplémentaires que même le plus organisé des assassin ne peut tous les prévoir. »
Un autre bras se leva. « Dans l'affaire Farlory, laquelle des deux méthodes avez-vous utilisé ? »
À vrai dire, je m'attendais à ce qu'il en soit question. L'affaire, et surtout sa surprenante conclusion, n'avait pas manqué de faire grand bruit, et cela semblait avoir attiré vers mon cours davantage d'élèves qu'il n'y en avait eu jusque là. Peut-être, la présence à mes côtés d'un simple étudiant, dont les journaux n'avaient pas manqué de rapporter le rôle décisif, avait eu quelque influence également.
Heureusement pour Victor, dont la timidité naturelle aurait été fort embarrassé d'un soudain regain de notoriété, nous avions obtenus de la presse qu'elle taise son nom, et seuls ceux de ses camarades ayant assisté à ses prouesses lors de nos cours n'avaient aucun doute quant à son identité.
« Si par “vous”, vous entendez mon assistant et moi, la bonne réponse est, je crois, “les deux”. En ce qui me concerne, je suis parti des faits ; et plus particulièrement de ce coffre au sujet duquel vous connaissez, je pense, mes conclusions, et du récit fait par le garde. Votre camarade, quant à lui, a prit pour seul point de départ le fait que la pièce était entièrement close, le passage que nous avons découvert ne faisant finalement qu'agrandir l'espace disponible sans offrir de véritable issue, et a recherché une explication qui pourrait faire coïncider le reste.
Nous avions travaillé de manière radicalement différente, et pourtant nous aboutissions à la même conclusion : ce simple point nous a, plus encore que nos deux raisonnements, convaincu de la validité de notre supposition. Et c'est son raisonnement personnel qui a permis à mon assistant, vous le savez sans doute, de prédire l'existence de cette preuve définitive qu'il n'a pu effectivement apporter que par la suite. »
En même temps que je parlais, je regardais de temps à autre Victor, qui feignait de prendre des notes comme s'il n'avait pas participé à l'affaire – raison pour laquelle j'évitais ainsi de prononcer son nom.
« Vous remarquerez d'ailleurs que, dans ce cas, ce sont les précautions prises par l'assassin pour ne pas laisser de traces qui ont finalement laissé une preuve plus explicite encore que toutes les traces qu'il aurait pu laisser. Car le crime parfait n'existe pas : à force de travail et de persévérance, la vérité finit toujours par éclater. Et l'objet de ce cours est précisément de vous donner les moyens de parvenir à l'établir. »
Après cette longue introduction, nous arrivions enfin au cœur du sujet. D'un geste, j'éteignis la lumière dans la pièce, et tous purent alors voir distinctement le plan que le projecteur de diapositive nous envoyait.
« Ceci est le plan du musée d'arts orientaux, que je me suis procuré auprès des services de la sûreté. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a quelques jours, alors que mon assistant et moi enquêtions encore sur l'affaire Farlory, The Lady Bat a entrepris de cambrioler ce musée. À titre d'exercice, nous travaillerons aujourd'hui à comprendre comment elle s'y est prise.
Je vous précise qu'à l'heure actuelle, la voleuse est probablement la seule à savoir réellement comment le vol a été opéré : je n'ai donc pas plus de réponses définitives que vous. Mais tous ensemble, nous pouvons probablement progresser vers la vérité. Peut-être pouvons-nous commencer par rappeler les faits… »
Victor leva la main. Je l'interrogeais.
« Connaît-on les raisons qui l'ont poussée à agir ?
– L'enquête a mis en évidence, d'après les membres de la sûreté qui me l'ont exposé, l'aspect possiblement douteux de l'acquisition de certains des objets dérobés. Il semble que ces pièces aient pu faire l'objet de transactions frauduleuses ; rien cependant n'est prouvé pour le moment, et cela ne concerne qu'une partie du butin. »
Je rappelais encore que cela, quoiqu'intéressant par soi-même, et un point crucial à prendre en compte lors d'une réelle enquête, n'était pas ici requis pour notre compréhension, car c'était sur le mode opératoire, et non sur le mobile, que portait l'exercice, et donc que devait s'aiguiller notre réflexion du moment.
« Voici donc le lieux du délit. Comme vous pouvez le voir, ce musée occupe trois étages. La porte principale est hermétiquement close hors des horaires d'ouverture, et, de jour comme de nuit, gardée en permanence. Les gardiens disent n'avoir rien vu ni rien entendu de suspect au cours de la nuit. La porte arrière, celle du personnel, n'est fermée qu'au cours de la soirée, et n'est pas directement gardée, mais le couloir qu'elle ouvre donne, avant d'atteindre n'importe quelle autre pièce, sur une salle de repos utilisée par les gardiens autant de jour que de nuit. Il est quasi-impensable de pénétrer par là sans être remarqué. »
À l'aide d'une baguette, j'indiquais les différents endroits sur le plan à mesure que je les décrivais oralement.
« La troisième, et dernière, entrée possible au rez-de-chaussée est celle de la salle des réserves. Celle-ci n'est pas gardée, et pour cause : c'est une lourde porte de fer, pareille à celle d'un château fort, et solidement cadenassée de l'intérieur. Elle n'est ouverte que lors des livraisons, et demeure, le reste du temps, entièrement fermée ; et est réputée pour n'être ouvrable que de l'intérieur. La nuit des faits, elle est demeurée aussi close que possible. »
Un autre étudiant leva le doigt à son tour, et je lui fis signe, à lui également, de parler.
« Vous dites “au rez-de-chaussée”… j'en déduis qu'il existe au moins une entrée à un autre étage ? »
Je ne pus m'empêcher de rectifier son erreur de vocabulaire.
« C'est en effet exact… à ceci près qu'il ne s'agissait pas d'une déduction. Voyez-vous, et même si le vocabulaire courant fait hélas souvent confusion entre ces deux principes, ce que vous venez d'opérer était en fait un raisonnement par induction.
– Quelle est la différence ?
– La déduction consiste à partir du cas général pour appliquer ses propriétés au cas particulier, tandis que l'induction consiste à supposer les propriétés du cas général à partir de celles du cas particulier. En l'occurrence, puisque vous m'entendez préciser qu'il s'agit des portes du rez-de-chaussée, vous induisez qu'il existe au moins une entrée dans les étages. Mais puisque nous savons que toutes les entrées étaient closes ou gardées, nous pouvons en déduire que celles des étages l'étaient aussi. »
Je repris alors ma baguette pour poursuivre l'énoncé de la situation. « Les fenêtres du second étage s'ouvrent de l'intérieur. Il serait peut-être possible également de les ouvrir de l'extérieur, mais aucun appui extérieur ne permet d'effectuer cette opération : cela nécessiterait d'être capable de voler dans l'autre sens du terme, ce que malgré ses actes impressionnants, notre voleuse n'est sans doute pas en mesure de faire. De plus, il faudrait pour cela travailler à la vue de tous les passants, et je doute qu'elle s'y soit risquée. »
Une autre main se leva. Ce cas, décidément, semblait intéresser mon auditoire, car à l'ordinaire, comme tous étudiants, ceux-ci ne prenaient que rarement la parole par eux-mêmes. Je supposais l'identité de la voleuse responsable de leur investissement : il n'était pas un apprenti criminaliste dans cette ville qui ne rêvât de la comprendre et de la démasquer.
« Toutes les fenêtres ne donnent pas sur la rue principale, je suppose… n'aurait-elle pu descendre par une corde jusqu'aux fenêtres donnant sur une cour intérieure, ou sur une petite ruelle ? Dans la nuit, avec son costume sombre, elle aurait facilement passé inaperçu même si quelques passants s'étaient manifestés…
– Ç'eut été en effet possible… à ceci près que la corde aurait dû rester, pendant tout le temps du vol, au toit du musée, les bâtiments alentours n'ayant qu'un étage au maximum, et plus petit que ceux du musée. Or, il existe également une porte permettant de rejoindre le toit… et celui-ci est donc gardé, lui aussi. Les gardiens ont des lampes, et n'auraient manqué, au cours de leur ronde, de remarquer une corde attachée devant eux. »
Comme seul un silence suivit cette objection, je repris.
« La porte pour le toit, elle aussi au second étage, est donc gardée presque en continu par deux hommes. Elle est également située dans ce couloir retiré, hors de vue des visiteurs dans la journée. Mais dans la nuit, elle n'est que simplement verrouillée. Entre ce second étage et le rez-de chaussée, aucune entrée possible : les fenêtres principales du premier étage, elles, sont scellées, pour éviter justement une irruption depuis les bâtiments alentours. Les seules fenêtres ouvrables, qui ne le sont qu'à des fins d'aération, sont trop petites pour que même un enfant puisse passer. »
J'observais, dans les yeux de mes étudiants, une intense réflexion : comment, dans ces conditions, aurait-elle pu entrer et ressortir sans être remarquée ? Comme je le leur indiquais, huit gardes au total surveillaient le musée au cours de la nuit. Deux pour l'entrée principale, deux sur le toit, et les quatre autres à l'intérieur, chargés de relayer leurs collègues à intervalles réguliers. Les gardiens extérieurs ne pénétraient dans le bâtiment que lorsque leurs remplaçants les avaient rejoints ; et afin que la porte de service ne reste jamais déserte, les deux relèves avaient lieu en décalage l'une de l'autre.
Plusieurs de mes étudiants s'interrogèrent quelques temps sur la nécessité de la présence de gardes sur les toits, puisqu'il était impossible d'arriver sur celui-ci par les bâtiments voisins, bien trop bas. Je leurs parlais alors d'une affaire vieille de quelques années, au cours de laquelle une équipe de brigands bien entraînés étaient parvenus à s'introduire dans un bâtiment par le toit, en y arrivant à bord d'un ballon. Cela avait été nettement moins discret, bien sûr, et il était impensable que notre voleuse ait choisi ce chemin, mais la voie des airs commençait à ne plus être interdite même aux criminels.
Nous remarquâmes également que, si laisser une corde attachée sans surveillance – ou pire, quelqu'un pour la surveiller – était suicidaire, car cela n'aurait pas manqué d'attirer l'attention des gardiens, quelqu'un de la trempe de The Lady Bat aurait tout de même été capable de se hisser, sans être remarquée, sur ce toit, à l'aide de cet étrange instrument composé d'une solide pince, d'une bonne longueur de corde métallique capable de soutenir son poids, et d'un mécanisme d'enroulement grâce auquel elle avait plusieurs fois échappé à ses poursuivants.
Après plusieurs propositions infructueuses de ses camarades, Victor finit par émettre une hypothèse qui tint davantage à notre examen. « Mais vous dites que les gardes du toit effectuent des rondes… il est donc tout-à-fait possible qu'ils se soient tous deux éloignés de la porte ; persuadés qu'ils étaient, du reste, que nul ne se hisserait jusqu'à eux. Si elle avait observé la scène depuis l'extérieur, elle aurait probablement pu trouver le moment opportun pour se hisser sur le toit, puis pour passer cette porte en restant hors de vue des gardes – par exemple alors que ceux-ci se penchaient pour vérifier que nul ne s'en prenaient aux fenêtres situées plus bas.
– Ce serait effectivement possible à l'aller… mais au moment de repartir, comment aurait-elle pu être sûre qu'elle ouvrait la porte à un moment où personne ne l'attendait au dehors ?
– Je crois que notre erreur, depuis le début, est de considérer qu'elle est nécessairement venue et repartie par le même chemin. Une fois pénétré dans le musée de cette manière, rien ne l'empêchait de choisir un tout autre moyen d'en ressortir – moyen qui ne présenterait pas cette difficulté.
– Lequel, par exemple ? »
Victor hésita un instant, et un autre étudiant en profita pour lui voler la parole.
« Elle aurait pu ouvrir une fenêtre du second étage, utiliser son instrument, et se laisser simplement glisser par là avec son butin, vers un toit en contrebas.
– À ceci près que toutes les fenêtres ont été, le lendemain, retrouvées fermées. »
L'étudiant hésita, puis, voulant tout de même défendre son idée, reprit. « Elle aurait pu faire glisser son butin – et pourquoi pas son costume – de cette manière, puis rester cachée à l'intérieur du musée, se débrouillant pour échapper aux rondes. Comme nul ne connaît son véritable visage, elle serait ensuite sortie par la porte principale après l'ouverture, en se mêlant aux premiers visiteurs…
— La théorie est intéressante, mais suite à la découverte du vol, le musée n'a pas ouvert ses portes le matin suivant, et tout a été entièrement fouillé avant la réouverture. »
Silence gêné, cette fois. La ruse de notre voleuse semblait encore battre notre perspicacité à tous.
Ne parvenant pas à conclure sur la manière dont elle était, sinon entrée, au moins ressortie du musée, nous nous concentrâmes davantage sur ce qu'elle avait pu faire une fois à l'intérieur.
« A-t-on relevé les empreintes digitales ?
– L'inspecteur de la sûreté en charge de cette affaire estime que ces empreintes ne sont d'aucune importance. »
Je dosais soigneusement le ton de ma réponse pour laisser entendre, sans être trop accusateur, toute ma désapprobation envers ces méthodes archaïques.
Néanmoins, je dus ajouter à sa décharge qu'en l'occurrence, cela n'aurait effectivement eu que peu d'utilité. D'une part, parce qu'il s'agissait d'un lieu public, et que par conséquent, on y aurait relevé beaucoup trop d'empreintes inutiles ; d'autre part parce que le costume de The Lady Bat incluait une paire de gants qu'elles n'ôtait sans doute jamais sur les lieux de ses actes.
Durant la suite du cours, et en observant d'autres diapositives présentant l'intérieur du musée, nous convînmes ensemble qu'elle avait pu, sans grande difficulté, échapper à l'attention des gardes une fois à l'intérieur pour dérober son butin. Dans l'obscurité, et persuadés que nul n'était entré, ceux-ci n'auraient certainement pas fait attention au contenu des vitrines.
Nous étions presque sûrs qu'elle était entrée, comme Victor le suggérait, par le toit, puis qu'elle s'était débarrassée de son butin par la fenêtre. Nous avions même pu reconstituer, assez simplement, son parcours à l'intérieur, en nous appuyant sur la disposition des objets volés et sur les horaires des relèves. La seule inconnue, mais elle était ô combien importante, restait la manière dont elle avait elle-même quitté les lieux.
Judith et moi nous étions retrouvés en début de soirée, et nous nous promenions ensemble dans les rues du vieux quartier. Quelques décennies plus tôt, nous nous serions trouvés dans une petite ville située à la périphérie étendue de notre Capitale ; à présent que la démographie avait augmentée et que la population de notre époque industrielle quittait les campagnes pour se réunir dans les villes, la Capitale avait englobé ses proches voisines dans une communauté urbaine d'une ampleur encore jamais rencontrée, et qui risquait de s'accroître encore dans les années à venir.
C'est, du moins, ce que m'expliquait ma compagne. Pour ma part, l'étude des comportements des foules comptait moins dans mes spécialités que celles des individus, et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui choisissaient la voie criminelle ; néanmoins Judith avait cette manière d'en parler qui rendait le sujet passionnant. J'aurais défié quiconque de ne pas partager son enthousiasme pour ses travaux lorsqu'elle le communiquait ainsi – mais il est vrai que je n'étais pas un observateur impartial.
« Allons, Joseph, oublie un peu tes manies de criminaliste et souviens-toi de l'époque où nous étions tous les deux sur les bancs du cours d'archéologie. Tu t'intéressais à l'Histoire et aux sociétés, à l'époque.
– Tu sais bien que ce qui m'intéressait le plus dans ce cours a toujours été le fait de mener l'enquête et de résoudre les mystères du passé. Le reste, c'était ton affaire… mais je reconnais que ça te permettait d'exceller dans cette matière, tu étais presque aussi douée que moi.
– Ha ! Je te surpassais, oui ! Dis plutôt que c'est toi qui étais presque aussi doué que moi ! »
Nous avions en fait des notes presque identiques, et le professeur Narslan se gardait bien de nous départager. Cette compétition amicale avait toujours eu cours entre nous, et quoi qu'elle n'eut – du moins l'espérais-je – que peu d'influence inhibitrice sur notre modestie naturelle en dehors de ce contexte, elle continuait de nous inciter à ces taquineries amusées au cours desquelles nous nous vantions d'être meilleur que l'autre.
À la vérité, chacun de nous deux, j'en ai la conviction, était persuadé que l'autre était meilleur, et s'efforçait simplement de faire de son mieux afin d'en être digne.
Le quartier était relativement pauvre, mais néanmoins bien entretenu, et il semblait y régner cette ambiance typique des lieux où la vie n'est pas toujours facile, mais où l'entre-aide et la camaraderie font loi.
Au hasard de nos déambulations, nous arrivâmes finalement aux abords d'un petit square, cœur vert agréable dans cet océan de constructions humaines. Nous décidâmes d'un commun accord de nous y arrêter un moment.
Alors que nous discutions tranquillement assis sur un banc, je vis passer du coin de l'œil une silhouette qui m'était familière. Mon attention étant portée sur Judith, et comme je n'étais pas accoutumé de le voir sans son uniforme, je ne le reconnus cependant que lorsqu'il s'approcha pour me saluer.
« Agent Fogg ! Quelle surprise !
– Monsieur, je ne suis pas en service…
– Pardon. William. »
Nous nous levâmes tous deux pour le saluer en retour.
« C'est la première fois que je vous vois dans le quartier…
– Nous nous promenions. C'est ici que vous habitez ?
– Un peu plus loin. Je viens souvent ici : autrefois, mon grand-père était le gardien de ce square.
– Oh ? C'est un beau métier… et le square est tout aussi beau.
– Un beau métier, oui. Quand j'étais petit, c'était celui que je voulais faire…
– Si vous l'étiez réellement devenu, la sûreté aurait manqué un excellent agent. »
Il rougit. « Merci, professeur… mais je me demande à quoi aurait ressemblé ma vie… entouré de bambins, à protéger les pelouses et les oiseaux…
– Vous protégez l'État, à présent. Ce n'est pas forcément ce qu'il y a de mieux, mais c'était un bon choix. »
Nous nous regardâmes un instant, puis je me souvins de la demande qu'il m'avait faite lors de notre rencontre au domicile Farlory, quelques jours plus tôt.
« Au fait, j'ai quelque chose pour vous. Je pensais vous l'apporter demain à l'hôtel de police, mais puisque nous nous croisons plus tôt… »
Et je sortis de ma sacoche le livre, à présent dédicacé, du professeur Narslan. « Merci, monsieur ! »
Un sourire éclaira immédiatement son visage, et il le prit vivement dès que je le lui tendais, pour lire le message marqué à son attention par l'auteur.
Cependant, un cri nous fit sursauter tous deux : Judith s'était éloignée de quelques pas pendant que nous bavardions ; et un individu venait de lui arracher sa propre sacoche. Aussitôt, et malgré le prix qu'il lui attachait, l'agent Fogg laissa tomber le livre au sol pour s'élancer à la poursuite du malotru.
Ma sacoche encore ouverte me gênant dans mes mouvements, je dus moi-même la retirer de mon épaule et la laisser tomber au sol pour m'élancer à mon tour. Le voleur avait dû s'approcher discrètement par l'arrière et la prendre par surprise, faute de quoi, je le savais, elle se serait vivement défendue.
L'homme était rapide, et nous partions avec plus d'une dizaine de mètres de retard. Il réussit à s'engager dans une ruelle proche alors que je rattrapais mon compagnon, et nous perdîmes de vue le fuyard une fraction de seconde.
Arrivant nous-mêmes au tournant, nous vîmes une ombre bondir du toit sur lui et le renverser. Quelques pas de plus, et l'homme se relevait pour s'enfuir de plus belle, ayant toutefois abandonné sa prise. Quelques pas encore, et nous avions rejoint l'intervenante.
The Lady Bat, toute vêtue de son mystérieux costume, nous attendait, tenant à la main la sacoche volée.
« Il ne me revient pas de vous livrer cet homme », dit-elle en lançant un regard dans la direction où le fuyard avait disparu, « mais il n'avait pas à commettre cette indélicatesse. Il est libre, votre bien vous est rendu, justice est faite. »
Elle semblait prête à nous bloquer le chemin si nous avions fait mine de le poursuivre encore, mais nous nous étions tous deux rangés à ses arguments. Nous avions le butin, que l'homme échappât aux menottes était en effet de faible importance.
Cependant, elle était elle-même considérée par la sûreté comme une criminelle recherchée, et mon camarade, quoique n'étant pas de service, conservait des obligations.
« Mes patrons vont me passer un savon si je n'essaye pas… »
Elle sourit et tendit les bras, comme pour se rendre. « Faites. »
Il s'avança, peu sûr de lui – je devinais qu'il était, comme tant d'autres, du parti de notre justicière, et que la mettre aux arrêts était une tâche dont il aurait préféré se passer –, et tenta de la saisir ; mais plus vite encore, elle avait exécuté une redoutable prise et c'était lui qui se retrouvait mains dans le dos, penché vers le sol, incapable du moindre mouvement.
Elle leva vers moi un regard amusé. « Vous serez témoins auprès de ses patrons : il aura fait tout son possible pour m'arrêter. »
Comme j'acquiesçais gravement, elle dégaina cette sorte de pince mécanique avec laquelle elle volait de toit en toit, et, dans le sifflement caractéristique de la corde métallique, disparaissait au loin en laissant notre agent de sûreté quelque peu vexé, mais indemne.
« Je savais que j'avais aucune chance… mais quand même, j'pensais pas qu'elle me maîtriserait si vite…
– Je suppose que pour faire ce qu'elle fait, de grands connaissances en arts martiaux sont requises…
– Heureusement que tous ceux que j'arrête ne sont pas aussi forts qu'elle. »
Nous nous retournâmes pour revenir sur nos pas… pour constater que Judith, ayant ramassé le livre et la sacoche que nous avions laissés tomber, avait entreprit de nous suivre. Et s'était arrêtée un peu plus loin, les laissant tomber à son tour, l'air horrifié.
Arrivés à sa hauteur, nous découvrîmes ce qui avait entraîné sa réaction : nous ne l'avions pas remarqué lors de la courte poursuite, notre attention concentrée sur le fuyard, mais étendu contre le mur, dans une marre de sang, se trouvait le corps d'un homme.
L'agent Fogg et moi étions plus habitué à cette vue que ma pauvre Judith, et nous réagîmes plus prestement. Après nous être assurés qu'il était trop tard pour lui porter secours – sa large plaie à la gorge nous dispensa de le toucher : même s'il avait été encore en vie, il n'aurait pas pu survivre jusqu'à l'hôpital –, nous inspectâmes rapidement les lieux pour vérifier que rien ne risquait de compromettre la scène de crime.
Puis notre compagnon fit quelques pas en direction de la rue principale. « Pourriez-vous rester ici à surveiller les lieux ? Je file à l'hôtel de police prévenir l'inspecteur. »
Nous patientâmes, sans décrocher un mot. Judith me regardait, ou regardait vers l'extérieur, sans oser poser les yeux sur le cadavre. Quant à moi, tout en m'assurant qu'elle n'allait pas défaillir, je commençais à détailler celui-ci du regard.
L'homme avait été grand et corpulent, son épaisseur physique due à la fois à la graisse et au muscle. Pour autant que je puisse en juger, car sa position ne me rendait pas la chose aisée, il avait pu mesurer dix a quinze centimètres de plus que moi. La blessure suggérait que son agresseur, lui, était quelque peu moins grand ; peut-être de ma taille au maximum.
La projection de sang causée par la blessure, probablement immédiate, avait taché le sol sur la longueur quasi-maximale, suggérant que rien ne s'était trouvé en face de la victime à ce moment. L'assassin pouvait donc l'avoir surpris par derrière pour lui trancher la gorge, cependant cela aurait nécessité de l'agripper, et notre homme aurait probablement tenté de se défendre ; or, la blessure fatale mise à part, le corps ne recelait aucune trace de lutte.
Je supposais donc plutôt que l'assassin s'était tenu en face de la victime, et avait frappé, par surprise, d'un mouvement latéral l'amenant sur le côté et lui faisant éviter le jaillissement de sang. J'avais déjà vu quelques spécialistes en arts martiaux effectuer des manœuvres de ce genre : cela impliquait un agresseur agile autant qu'expérimenté. Notre homme avait déjà tué, et ne se laisserait probablement pas facilement arrêter.
Étant donné ces positions, il me semblait que les deux hommes avaient dû être en train de discuter – peut-être pas nécessairement une discussion amicale, mais néanmoins sans risques apparents pour la victime –, et que le coup était parti brusquement, par surprise, sans que l'arme n'ait été visible auparavant ou n'ait pu être interprétée comme potentiellement dangereuse.
Dans toute autre situation, il y aurait eu lutte, même courte, et cela aurait laissé des marques visibles.
La victime était d'abord tombé à genoux, portant les mains à sa gorge, avant de basculer en arrière, sans doute poussé dans ce caniveau par son meurtrier. L'assassin, lui, était repartit tranquillement, rengainant son arme, sans avoir reçu le moindre coup.
Tout cela indiquait qu'il serait difficile de le confondre : rien ne le lierait probablement à la scène du crime, hormis l'arme dont il s'était servi pour le meurtre. Celle-ci, cependant, devait être particulière, et j'estimais qu'il la conserverait. Une lame tranchante et effilée, peut-être celle d'un poignard dissimulé dans sa manche, ou bien une dague d'assez grande valeur pour qu'on voit plus en elle une œuvre d'art qu'une arme.
S'il s'agissait du second cas, cela indiquait peut-être une transaction douteuse entre les deux hommes ; l'un voulant – ou prétendant vouloir – vendre l'objet à l'autre et le lui présentant. Si notre victime était le vendeur, le vol pouvait justifier le meurtre, et dans ce cas l'assassin ne se séparerait probablement pas de son butin. Si elle était l'acheteur, au contraire, le meurtrier tenterait peut-être une autre vente, mais celle-ci mettrait du temps avant d'aboutir.
Si l'arme, en revanche, avait été bien dissimulée plutôt qu'exposée, notre assassin avait pu la dégainer si rapidement qu'il devait avoir l'habitude de la conserver à portée de main. Il s'agissait alors de son arme favorite, et nul doute qu'il ne s'en débarrasserait pas. Il fallait que je prévienne les agents de sûreté d'être extrêmement vigilants lorsqu'ils tenteraient de l'arrêter.
Concernant l'identité de la victime, il n'y avait que peu d'indices que je pouvais relever visuellement, et je me refusais à fouiller le contenu de ses poches, même en mettant des gants, avant que les véritables autorités ne soient arrivées sur les lieux. Je me raccrochais donc à ce que je pouvais observer : sa tenue était relativement pauvre, à l'image du quartier dans lequel nous nous trouvions. Si l'un de nos deux hommes était un habitué des lieux, je penchais pour celui-ci.
Il semblait cependant s'être apprêté avec une certaine élégance, malgré ses faibles moyens : il semblait avoir eu un rendez-vous avec une personne qu'il estimait ou voulait impressionner. Une certaine rigueur dans la manière de tirer sa tenue me laissait supposer qu'il était habitué à porter un uniforme, et exerçait donc un métier dans lequel l'apparence avait une certaine importance.
Ses chaussures semblaient usées à force de déambulations. Il ne devait pas parcourir de longues distances, mais plutôt arpenter souvent les mêmes couloirs – couloirs intérieurs, aux planchers de bonne qualité et suffisamment entretenus pour que seule l'usure naturelle des chaussures se manifeste, sans traces extérieures.
De ces informations, je concluais que notre homme était probablement domestique auprès d'une famille plus riche, serveur dans un hôtel ou un restaurant, ou gardien dans un musée. La troisième possibilité semblait s'accorder plus particulièrement avec sa taille imposante, susceptible d'impressionner un éventuel indélicat, mais les trois pouvaient tout autant convenir.
Je n'avais pas tellement progressé dans mes réflexions lorsque l'inspecteur Casternade se présenta, accompagné de l'agent Fogg et d'une demi-douzaine d'autres agents de sûreté – en service et en uniformes, ceux-là.
« Ah, Joseph. Pour une fois, vous pouvez vous vanter d'être arrivés plus tôt que moi sur la scène du crime.
– Et je dois vous avouer que pour cette fois, je m'en serais bien passé.
– Oui, cela, je peux le comprendre. »
Il s'inclina devant Judith et fit signe à l'agent chargé de recueillir son témoignage de l'éloigner des lieux : elle avait suffisamment été éprouvée pour la soirée. Un autre de ses hommes interrogeait son infortuné collègue, manifestement peu habitué à se trouver de ce côté-ci de la prise de déposition. Les autres agents sécurisaient la zone et inspectaient les alentours.
« Au moins, cette fois, j'ai deux témoins en lesquels j'ai toute confiance. Racontez-moi ce qui s'est passé. »
J'entamais le récit rapide des événements ayant conduits à la découverte du corps, puis enchaînais avec mes propres observations. La seule chose que je ne mentionnais pas était qu'en levant les yeux, pendant que nous attendions son arrivée, j'avais plusieurs fois aperçu l'ombre d'une chauve-souris qui, elle aussi, étudiait des yeux la victime.
« Oui, je crois que j'en arrive aux mêmes conclusions… Je n'attendais pas moins de vous, mon cher. Je suppose que vous voudrez participer à cette enquête ?
– Puisqu'elle a si bien su s'imposer à moi, oui, si cela ne vous dérange pas.
– Vous êtes parfois très dérangeant, Joseph, mais pour cette fois, je saurai le supporter. »
Et, avec un sourire amusé, il me tendit une paire de gants. « Eh bien puisque vous vous proposez, je vous laisse terminer d'examiner de la victime. »
Je pris la paire qu'il me tendait et, la passant à mes mains pour ne pas couvrir les éventuelles empreintes que nous y trouverions par les miennes, entrepris de fouiller les poches de la victime. J'y dénichais bientôt ce qui ressemblait à une pile de papiers agrafés ensemble sur un support de carton plus long qu'eux.
« Des talons de billets… pour accueillir les visiteurs, probablement. Votre troisième hypothèse était la bonne, semble-t-il : notre homme devait être gardien de musée. »
Il hésita, observant le symbole qui ornait ces talons, cherchant sans doute à l'identifier. N'y parvenait pas, il déclara qu'il faudrait commencer par faire le tour des musées de la ville pour trouver celui où travaillait la victime. Je répondis que cela serait probablement inutile.
« J'ai vu ce symbole plusieurs fois sur le papier comme sur les murs en préparant mes derniers cours : c'est celui du musée d'arts orientaux, celui qui est prêt de l'hôpital.
– Vous êtes sûr ?
– Autant que de vous avoir en face de moi. Du reste, plusieurs de vos hommes ont certainement participé à cette enquête : ils pourront vous le confirmer. »
L'inspecteur Casternade me regarda, atterré.
« Et vous dites qu'elle se trouvait dans les parages avant que vous ne découvriez le corps ? Diable… si je n'étais certain qu'elle s'est arrangée, dans toutes les affaires précédentes, pour ne jamais faire couler de sang, je dirais qu'il a assisté au cambriolage du musée, et qu'elle l'a tué pour le faire taire… »
« Ça ne peut pas… elle n'a pas pu… »
J'avais, le lendemain, rapporté à Victor notre scène de la veille, et comme moi, il ne pouvait croire l'hypothèse avancée par l'inspecteur Casternade. Néanmoins, je dus me faire l'avocat du diable : aucune hypothèse, fut-elle déplaisante, ne pouvait être abandonnée sans preuve. Si une explication, quoiqu'improbable, paraissait plausible, nous ne pouvions simplement déclarer “cela n'est pas ainsi” et la laisser de côté.
« Qu'en sais-tu réellement ? Tu ne l'as rencontré qu'une seule fois, et encore n'avez-vous qu'à peine échangé deux mots.
– Je n'avais jamais vraiment fait attention à elle avant ce fameux soir… mais après l'avoir rencontré, j'ai voulu me renseigner. Tout ce que j'ai apprit sur ses affaires précédentes démontre des actes très exactement contraires à celui de tuer pour se protéger. La personnalité d'un suspect compte, non ?
– C'est en effet un élément crucial… mais cela a toujours moins de poids, face à des jurés, qu'une véritable preuve.
– Alors il faut trouver des preuves qui montrent qu'elle n'y est pour rien.
– Nous en chercherons. Vois-tu, mon cher, une bonne enquête doit toujours être à charge et à décharge : nous tentons d'innocenter nos suspects autant que de prouver leur culpabilité. Mais nous ne décidons pas à l'avance, et il arrive que les preuves aillent à l'encontre de notre intime conviction.
– Ça vous est déjà arrivé ?
– Plus d'une fois, hélas. Malgré mes quelques prédispositions naturelles à ce métier, je suis aussi faillible qu'un autre, et il m'est arrivé, comme à toi, de rejeter certaines hypothèses avant même de les avoir examiné.
– En avez-vous seulement examiné d'autres, d'hypothèses ? »
Je souris. Sa volonté inflexible de croire notre roussette innocente, pareille à celle d'un enfant qui refuse d'admettre que ses parents ou instituteurs puissent ne pas être parfaits, avait quelque chose d'attachant.
« J'en ai envisagé quelques autres, pour ma part. L'inspecteur Casternade aura sans doute fait de même de son côté. Je dois d'ailleurs me rendre à l'hôtel de police dans la journée pour qu'il me communique ses informations, car il a sans doute, à cet instant, beaucoup plus de matière à travailler que moi. Ma question est : vas-tu venir avec moi mener cette enquête ? »
Comme je m'y attendais, il n'hésita pas une seconde.
« Même si cela conduit à établir la culpabilité de notre voleuse nocturne ? »
Cette fois encore, il acquiesça, non sans exprimer clairement du regard sa certitude d'aboutir à un tout autre résultat.
Nous n'étions alors que dans mon bureau, et nous convînmes ensemble qu'établir des hypothèses avec aussi peu d'informations que nous en avions était vain. Avant de pouvoir travailler correctement, il nous faudrait au moins le résultat des recherches effectuées depuis la veille par les agents de sûreté. Aussi, sitôt que nos emplois du temps à tous deux nous le permirent, nous nous rendîmes à l'hôtel de police pour y recueillir ces nouvelles.
L'agent Fogg, qui avait reprit son service, vint à notre rencontre sitôt qu'il nous vit arriver.
« L'inspecteur Casternade est un peu occupé dans l'immédiat, mais il sera à vous dans quelques instants.
– Vous êtes-vous remis de la soirée ?
– Oh… les autres agents me charrient un peu à cause de ce qui s'est passé – vous savez, qu'elle m'ait mis au tapis si facilement, et tout ça –, mais à part ça, tout va bien. Comment va mademoiselle Judith ?
– La vue du cadavre lui a causé un choc auquel elle n'était pas préparée, mais elle s'en remet. Et elle est persuadée que vous et moi nous trouverons bientôt l'assassin.
– Plutôt vous que moi, professeur. Je ne suis qu'un agent, c'est l'inspecteur et vous qui menez l'enquête.
– Pour l'instant, peut-être, mon cher, mais je suis certain que bientôt, vous serez vous-même inspecteur.
– Merci… j'aimerais que mes patrons soient du même avis que vous. »
Quelques instants plus tard, l'inspecteur Casternade put enfin nous recevoir.
« Comme je m'y attendais, plusieurs de mes collègues, parmi ceux en charge des enquêtes sur ses actions, sont prêts à la déclarer immédiatement coupable. Je ne crois même pas qu'ils se posent réellement la question de savoir si ce crime lui ressemble ou non : ils voient simplement une raison supplémentaire de la poursuivre, et s'arrêtent là.
– Elle est donc à ce point leur bête noire ?
– Cela fait maintenant trois ans qu'elle les nargue. Certaines de nos enquêtes ont duré plus longtemps, mais c'est parce que les criminels recherchés ne faisaient plus parler d'eux, et que donc les preuves nouvelles manquaient. Elle continue ses coups d'éclats, et pourtant ils en sont encore aux premiers stades de l'enquête.
– Fort heureusement, celle-ci vous est confiée à vous, et non à eux. Et vous convenez que sa culpabilité est au minimum douteuse, n'est-ce pas ?
– Oh, en ce qui me concerne, c'est précisément le fait qu'elle soit suspecte qui me la fais penser innocente. Si vraiment elle avait commis ce crime, cette diablesse se serait arrangée pour être aperçue à l'autre bout de la ville à la seconde précise du meurtre.
– Ne lui accordez tout de même pas de pouvoirs surnaturels.
– Comme je vous l'ai dit, trois ans d'enquête, et toujours pas la moindre piste. »
Victor nous observait tous les deux sans rien dire. L'inspecteur Casternade se tourna soudain vers lui.
« Et vous, alors, le brillant apprenti, qu'est-ce que vous en pensez ?
– Qu'il ne faut pas qu'elle soit coupable.
– Et pourquoi donc ? Vous vous êtes entiché d'elle, comme tant d'autres ? »
Mon jeune assistant inspira profondément, semblant chercher les mots au fond de son cœur.
« Ce qui compte avant tout, c'est qu'elle est un symbole.
La vie est parfois injuste, et les honnêtes gens sont parfois confrontés à de actes injustes, mais que la loi, pourtant, ne réprouve pas. Même lorsqu'elle est saisie, la Justice ne parvient pas toujours à être rendue de façon satisfaisante. Si confiant que l'on soit envers les juges et la Sûreté, on ne peut que constater que, parfois, ils échouent. Alors que reste-t-il ? La foi, l'espérance aveugle qu'il existe un autre monde où les méchants seront punis et les bons récompensés.
Mais ce n'est qu'une espérance aveugle, immatérielle, alors que The Lady Bat est un être réel, une vraie personne, qui vient rendre la Justice dans notre véritable existence. Elle récompense notre foi. Elle donne un sens à nos espérances. Elle nous rend certains que l'histoire finira par bien se terminer. C'est là tout ce qu'est un héros.
Peu importe qui elle est en vérité ; peu importe qu'elle ait, sans doute, bien plus de défauts sous son masque que ce qu'elle laisse à deviner : tant que nous gardons d'elle cette image non pas surnaturelle, mais très naturelle, au contraire, de celle qui s'est décidée à agir, et qui le fait sans blesser ni tuer personne, elle inspire chacun de nous et nous persuade que chacun peut œuvrer au bien de tous, et qu'une seule personne peut suffire à faire changer les choses. »
L'inspecteur Casternade dévisagea Victor un instant, puis hésita encore un instant de plus avant de répondre.
« Si vous ne veniez pas de faire l'éloge d'une criminelle recherchée, je crois bien que j'applaudirais. Mais n'allez pas répéter ce baratin devant mes collègues, vous risqueriez de finir la journée en cellule. »
Et, se retenant de rire, notre hôte retourna vers la pile de rapports qui occupaient son bureau.
« Mais vous n'êtes pas venus ici pour échanger des considérations philosophiques, je suppose ? J'ai là les premiers résultats de cette enquête, je pense que c'est cela qui vous intéressait. La victime se nommait Élie Gamme, et demeurait à quelques rues de la scène de crime. Célibataire, sans enfants. Nous avons fouillé son appartement : rien qui puisse laisser à penser qu'elle était impliquée dans quelque trafic que ce soit.
– Mon hypothèse de la vente ne semble pas tenir la route, donc…
– En effet. En revanche, en ce qui concerne l'arme et la blessure, le médecin légiste a confirmé vos premières impressions. Je suppose que cela ne vous surprend pas.
– Nous partons donc de l'hypothèse que l'assassin possède une arme efficace, mais discrète ; qu'il garde en permanence à portée de sa main ?
– Mes hommes ont été informés de se méfier lorsqu'ils procéderont à l'arrestation.
– L'enquête de voisinage a donné quelque chose ?
– Notre homme était relativement discret dans le quartier, mais on ne m'en a dit que du bien. Même avant que nous indiquions à nos témoins qu'il était mort. Il semble qu'il n'hésitait pas à participer aux activités de la vie du quartier – la veille du crime, il a aidé à remettre en service une aire de jeux pour enfants à quelques rues du square.
– Un brave type, en somme.
– Ce qui ne fait que donner plus envie de retrouver le saligaud qui l'a tué. »
L'inspecteur Casternade consulta un instant ses notes avant de continuer.
« Le domicile de la victime était situé quelques rues plus loin. Nous l'avons consciencieusement inspecté : pas la moindre trace de lutte, ni d'effraction. D'après les voisins qui ont assisté aux perquisitions, rien de particulier ne semblait avoir disparu. Bref, absolument aucun indice n'indique que l'assassin, ou quelque autre intrus que ce soit, soit entré à l'intérieur. Le crime a eu lieu dehors, et son auteur y est resté. »
Et, devançant la remarque que nous attendions tous les deux de Victor, il s'empressa d'ajouter : « ce qui n'innocente pour autant pas la roussette. Si elle avait eu quelque chose à dérober à son domicile, elle aurait très bien pu entrer sans laisser de trace – c'est ce qu'elle a fait au musée, après tout.
– Et la victime aurait aussi pu porter sur elle l'éventuelle preuve contre elle, ce qui fait qu'elle n'aurait pas eu à se donner la peine d'entrer chez lui. Mais si ça ne l'innocente pas, cela ne l'accuse pas davantage : il n'y a pas le moindre petit soupçon de commencement de preuve pour l'hypothèse de sa culpabilité, pas davantage que pour celle de son innocence. Donc laissons-lui au moins le bénéfice du doute. »
L'inspecteur considéra mon assistant avec amusement. « Tu pourrais faire un bon avocat, gamin. J'en ai vu gagner des affaires avec moins d'éloquence et largement moins de confiance en leur cause. Laissons-lui si tu veux ce bénéfice du doute, et revenons plutôt à nos moutons. »
Trouvant moi aussi que la passe d'armes avait assez duré, je repris. « Je vous connais, Al : vous avez tout de même trouvé quelque chose au domicile de la victime.
– En effet. Son répertoire. Dans lequel, à la date d'hier, il avait inscrit le lieu et l'heure du meurtre.
– Il n'a donc pas rencontré son assassin par hasard. Ils avaient rendez-vous.
– Tout juste. Mais hélas, aucune précision n'accompagnait le message. Pas de nom, rien qui permette de soupçonner quelqu'un en particulier. L'écriture semblait bien être celle de la victime, mais l'inscription avait dû être faite à la hâte. Bref, cela ne nous apprend finalement pas grand chose.
– Disons que cela justifie au moins que l'on s'intéresse autant à la victime, puisque cela prouve qu'elle était sans doute spécifiquement visée. La question est : pourquoi spécifiquement cet Élie Gamme ? Qu'est-ce que sa mort pouvait rapporter ?
– Là est la question, en effet… »
L'inspecteur se tut un instant, semblant revérifier mentalement les détails.
« Vous avez vérifié le lieu de travail de la victime ?
– Bien sûr. Il s'agissait bien, comme vous l'aviez supposé, du musée d'arts orientaux. Il était gardien dans la section dédiée aux armées du second empire, ou quelque chose comme ça – je dois vous avouer ne pas être un grand amateur de ce genre de choses.
– Le vol… ?
– Trois objets ont été dérobés dans la section en question. Un casque de général, une espèce de sabre ouvragé – très dangereux, paraît-il…
– Il s'agit sans doute d'un katana.
– Si vous le dites. Et le troisième objet est une pièce d'armure – une épaulette, je crois, ou quelque chose comme ça – ornementée d'un dragon fait de jade. Le genre de truc qui ne devait être porté que pour les cérémonies, si leurs guerriers n'étaient pas stupides au point de se battre avec un trésor sur le dos.
– Quelle était leur valeur par rapport à celle des autres objets dérobés ?
– Il s'agissait très probablement de la meilleure part de sa prise. D'après les experts, ces trois objets valaient, réunis, près du tiers de la somme totale du vol.
– Curieux…
– En effet. Et bien évidemment, cela ne fait que renforcer les soupçons de mon collègue.
– Oh, il semble tout de même assez probable que son assassinat soit en rapport avec ce cambriolage… reste à établir en quoi exactement.
– Je me doutais que ce serait votre avis. Et j'ai donc prit la liberté de précéder votre demande et de vous faire établir un mandat vous permettant d'examiner, en plus de la scène du crime, celle du délit.
– Le musée ?
– Bien évidemment. »
L'inspecteur Casternade sonna, et quelques instants plus tard, l'agent Fogg revint frapper à la porte du bureau, cette fois pour nous apporter une pile de documents administratifs.
« J'étais en train de terminer de vous obtenir cette paperasse quand vous êtes arrivés. On dirait que ces messieurs du tribunal ont envoyé ça rapidement, pour une fois. Si vous voulez bien venir signer ça… »
Je m'approchais du bureau pour regarder les papiers qu'il me tendait. « Cela nous donne bien le droit de nous trouver dans le musée… sans préciser la manière dont nous devons y entrer ?
– Je me doutais que vous préféreriez cela comme ça.
– Vous vous souvenez de l'affaire… ?
– Je n'oublie pas ce genre de choses. »
Et comme il me regardait avec un sourire amusé, je me penchais pour signer, me remémorant ce qui avait été l'une de nos toutes premières collaborations.
Pendant que je m'occupais de ces formalités, j'entendis vaguement Victor qui demandait, en tâchant vainement de rester discret, à l'agent Fogg s'il en savait plus sur ma compagne de la veille, intrigué par l'hypothèse que je pus avoir une fiancée. Je souris malgré moi à cette question – étais-je si difficile à imaginer vivant en couple ?
L'inspecteur Casternade et moi échangeâmes un regard entendu – lui connaissait Judith, même si pas assez, avais-je appris la veille, pour la considérer comme un témoin aussi fiable que l'agent Fogg ou moi – et savait bien ce qu'il en était en réalité.
Le papier signé et empoché, Victor et moi sortâmes de l'hôtel de police ensemble. Sitôt que nous fûmes à l'extérieur, mon jeune assistant me posa la question qui lui trottait dans la tête depuis celle que j'avais posé à l'inspecteur.
« Excusez-moi, professeur, mais… pourquoi avez-vous demandé si le mandat indiquait comment nous devions entrer dans le musée ?
– Dis-moi, Victor… est-ce que tes parents te laisseraient passer une nuit à l'extérieur ?
– Si je le leur demande, sans doute…
– La nuit prochaine ?
– Si c'est vous le leur demandez, peut-être.
– Et serais-tu prêt à tenter quelque chose… de quelque peu illégal ?
– Vous ne pensez quand même pas à… ?
– Si. Nous allons tester ta théorie sur la manière d'entrer dans le musée. »
Suspendu au rebord du toit, je guettais le moment propice pour me hisser sans être vue par les gardes. Victor n'était pas avec moi : nous avions convenus ensemble qu'il était vain d'espérer passer tous deux hors de vue par ce chemin – surtout en tenant compte du fait que mon jeune assistant était moins adroit que moi.
Il attendait en fait sur le toit d'un bâtiment voisin que je pénètre, seul, à l'intérieur, pour ouvrir de l'intérieur une des fenêtres du second étage et lui envoyer une corde par laquelle il pourrait entrer à son tour. Mais pour cela, il fallait tout d'abord que je parvienne à y pénétrer.
Comme nous l'avions supposé, les gardes, peu convaincus de la réalité d'une menace à cet endroit, n'étaient pas particulièrement attentifs à leur tâche. Ils discutaient entre eux – à voix basse, tout de même, qui ne les aurait pas empêcher d'entendre le moindre bruit de ma part – et ne gardaient pas une position précise, mais au contraire déambulaient sur le toit dans un simulacre de ronde de surveillance.
J'étais à cet instant bien content de ne pas porter de haut-de-forme. Certains de mes collègues se faisaient un devoir de porter ce genre de couvre-chef, qu'ils ne retiraient quasiment jamais. Vu ma situation, il aurait pu me trahir en dépassant bien plus de ce rebord que ce qu'il ne fallait à mes yeux pour observer.
Les gardes passèrent deux fois à proximité relative de ma position, sans toutefois remarquer ma présence, avant de finalement se diriger véritablement de l'autre côté. Sitôt que je les jugeais assez éloigné, j'escaladais le restant de rebord et me hissais, aussi rapidement et silencieusement qu'il m'était possible, pour enfin reprendre appui sur mes seuls pieds.
J'avais dû être moins discret que je ne l'espérais, car je l'un des gardes se retourna presque aussitôt, l'air méfiant. Fort heureusement, cette section du toit – je l'avais choisi à dessein – était hérissée de plusieurs cheminées, et je parvins sans encombre à me glisser derrière elle avant que ses yeux ne me saisissent.
Sur ses gardes cependant, et ayant peut-être cru percevoir le mouvement, il fit signe à son collègue, et tous deux firent demi-tour pour venir inspecter l'endroit où je me trouvais. Je contournais cette cheminée pour rester hors de vue, avant de rejoindre, en quelques pas, la porte menant vers l'intérieur.
Je n'étais, sans doute, pas aussi entraîné à ce genre de pratiques que celle qui avait dû me précéder. Néanmoins, la porte extérieure n'était pas verrouillée, et je parvins à la franchir sans encombre – et sans donner l'alerte. Voilà qui prouvait, comme l'avait supposé Victor, qu'il était bien possible de pénétrer dans le musée de cette façon. Restait à vérifier que l'on pouvait ensuite en ressortir ; mais j'avais pour l'heure une mission plus urgente. Nous n'étions, nous pas entrés pour pratiquer un cambriolage, mais pour résoudre un meurtre.
Je descendis rapidement le petit escalier en colimaçon qui amenait jusque dans le musée. La porte au bas de cet escalier était verrouillée, mais je n'eût guère de difficulté à la crocheter – l'exercice de mon activité m'avait plusieurs fois amené à me livrer à ce type de pratiques. Cette porte ouverte, je pénétrais enfin dans le musée lui-même.
Éclairées de la seule lueur de ma lampe, les vitrines avaient un aspect différent de celui qu'elles arboraient à la lumière du jour. Je ne m'arrêtais cependant pas sur ce détail, laissant la poésie à des heures plus appropriées. Je ne prenais pas non plus le temps de me livrer à un examen minutieux des lieux : je préférais retarder cette tâche jusqu'à ce que mon jeune assistant m'ait rejoint.
Je me dirigeais donc vers la fenêtre que je devais lui ouvrir… pour constater, surpris, qu'elle l'était en fait déjà, bloquée par une sorte de lame de poche plantée dans son cadre et qui l'empêchait de se refermer complètement. M'approchant, je commençais par chercher, sur le toit opposé, la silhouette du jeune homme des yeux dans la pénombre de la nuit, dont je ne découvris aucune trace. Et pour cause.
« Je suis là, professeur. »
Victor, manifestement assez amusé de ma surprise, sortit soudain de derrière une vitrine.
« Comment ?
– Disons que j'ai eu droit à un peu d'aide… pour me consoler de mon erreur. »
Et en échos à ses paroles, The Lady Bat en personne apparut à son tour à ses côtés.
« Bonsoir, professeur. Alors vous me faites concurrence, à présent ? »
Je devais décidément paraître bien stupide à m'être ainsi fait avoir, car elle aussi me regardait d'un air moqueur.
« Votre assistant m'a exposé sa théorie sur la façon dont je serais entrée ici l'autre jour. C'était très amusant… mais je crains que vous n'ayez gravement surestimé ce modeste musée. Il est en fait beaucoup moins inviolable que vous ne le pensiez. »
Manifestement ravie de son effet, elle s'approcha de la fenêtre pour saisir la petite lame qui la maintenait ouverte. Sitôt qu'elle l'eut retiré, la fenêtre claqua sur elle-même et demeura bien fermée.
« Vous voyez : ces fenêtres ne demandent qu'à se refermer. Il m'a suffit de venir visiter le musée dans la journée – sans le costume, bien entendu – et à coincer discrètement ceci pour la maintenir ouverte, et j'avais une voie d'accès tout-à-fait à ma portée, sans laisser aucune trace après mon passage.
– Ingénieux… et plus simple, en effet, que tout ce à quoi nous avions pensé. »
Nous nous dévisageâmes un instant – ou plutôt, elle nous dévisagea, et nous dévisageâmes son masque – avant que je ne décide de reprendre la parole.
« Et la raison de votre nouvelle visite… ?
– La même que la vôtre, je suppose : j'enquête. »
Elle marqua une pause puis, comme ni Victor ni moi ne répondions, reprit son explication.
« Au cas où l'idée vous aurait traversée l'esprit, je ne suis pas l'assassine du sieur Élie Gamme.
– Je n'en doutais pas… » Je souris, désignant Victor « …et le jeune homme ici présent encore moins. »
Leurs regards se croisèrent un instant, au cours duquel il me sembla qu'elle l'étudiait d'un regard particulièrement pénétrant, comme si elle cherchait à percer le secret de ses pensées. Puis elle se tourna de nouveau vers moi.
« Cependant, je crains de n'être pas entièrement étrangère à sa mort. Ce jour-là, lui et moi avions rendez-vous. »
Le rendez-vous n'était pas avec le meurtrier. Ce simple aveu faisait considérer l'enchaînement des événements d'une tout autre manière, confirmant peut-être l'une des hypothèses que j'avais envisagé.
« Ce qui explique votre présence sur les lieux lorsque nous y sommes nous-même arrivés.
– En effet. Ne l'ayant pas vu venir, et jugeant que j'avais assez patienté, je m'apprêtais à repartir lorsque j'ai entendu votre poursuite, à laquelle je n'ai pu m'empêcher de participer. À la vérité, il était lui-même déjà sur les lieux… mais plus en état de révéler quoi que ce soit.
– Vous attendiez donc des révélations ?
– Il avait… cherché à prendre contact avec moi. Des éléments intéressants, prétendait-il… En rapport avec le cambriolage. Je n'y aurais habituellement même pas prêté attention, mais j'ai eu… une funeste intuition. »
Même si elle s'efforçait de n'en rien laisser paraître, il était évident, pour quelqu'un d'aussi habitué que moi à observer les réactions humaines, que cette mort l'affectait particulièrement. Il n'était pas malaisé de deviner qu'ayant fixé ce rendez-vous qui avait amené la victime droit devant son meurtrier, elle se sentait responsable de sa mort – d'autant plus qu'il s'agissait de l'un de ces pauvres gens qu'elle s'était juré de protéger.
« Je ne crois pas que vous deviez vous en vouloir. Le simple fait qu'il ait eu quelque chose a dire aurait sans doute scellé son destin, que vous ayez ou non accepté de l'écouter.
– Peut-être… mais c'est parce que j'ai cambriolé ce musée qu'il avait quelque chose à dire. »
Il me semblait qu'aucune de mes réponses n'aurait pu apaiser ses sentiments, et que je l'aurais peut-être même blessée davantage en tentant de la réconforter. Je choisis donc d'éluder, et de reprendre le fil de notre enquête.
« Sa mort vous empêchant d'apprendre de sa bouche ce dont il était question, vous avez choisi de revenir ici pour tenter de le découvrir par vous-même.
– En effet. Le musée était déjà fermé lorsque vous avez découvert le corps, et je ne pouvais donc appliquer ma méthode. J'ai attendu cette nuit, ce qui a permis cette heureuse rencontre. »
Elle se tut, et comme Victor lui aussi restait muet, je pris de nouveau la parole.
« Bien, dans ce cas, mettons-nous à l'œuvre. Par où désirez-vous commencer ? »
Elle n'hésita pas.
« Savez-vous dans quelle section il travaillait ? C'est certainement là que nous trouverons le plus d'indices.
– C'est également mon avis. D'après les informations dont je dispose… suivez-moi. »
Les deux jeunes gens m'emboîtèrent le pas en direction de la section concernée.
« Êtes-vous sûr, professeur ?
– À moins que les informations qui m'ont été fournies ne soient erronées – et je ne vois pas pourquoi elles le seraient –, oui, je le suis. Quelque chose ne va pas ? »
The Lady Bat regardait autour d'elle, inspectant les vitrines, manifestement surprise.
« Oui, en effet : durant le cambriolage, je ne suis jamais venue dans cette section du musée. »
L'idée qui commençait à s'imposer dans ma tête ne s'en trouva que confortée, mais je pris soin néanmoins de demander confirmation.
« Êtes-vous sûre… ? D'après l'inventaire, trois des plus importants objets du vol provenaient d'ici. »
Le masque ne couvrait pas suffisamment son visage pour que je ne la remarque pas, à cet instant, blêmir de rage en comprenant ce que cela signifiait. Ce fut cependant Victor qui formula le premier la conclusion à laquelle nous étions tous trois arrivés.
« Ils ont profité du cambriolage pour faire disparaître d'autres de leurs objets… pour gonfler la somme des assurances, sans doute, et peut-être les revendre eux-mêmes au marché noir.
– Élie Gamme s'en est douté, et a voulu tenter de vous prévenir. Mais ils s'en sont rendu compte, alors ils ont envoyé un tueur à ses trousses. »
Le coup semblait dur à encaisser pour notre jeune héroïne. C'était – pour autant que je puisse en juger, d'après ce que j'avais suivi de ses exploits – la première fois que les malfaiteurs à qui elle s'en prenaient parvenaient à “retourner” ainsi ses actes. Victor tenta de la réconforter.
« Ils paieront pour cela.
– Ils paieront, en effet. Mais il faudra des preuves, car à moins que notre amie ici présente ne vienne témoigner à visage découvert, nous n'avons rien qui soit recevable devant un tribunal. »
Elle jeta un œil presque amusé à Victor.
« Et rassurez-vous : malgré cela, je ne compte pas raccrocher le masque de sitôt.
– Alors raison plus pour nous remettre à travailler. »
Ce que nous fîmes, effectivement. Nous étions trois : chacun de nous examina – avec l'instruction formelle de ma part de ne surtout rien toucher pour le moment – l'emplacement d'origine de l'un des objets dérobés, à la recherche d'une trace quelconque pouvant conduire à établir scientifiquement l'identité de l'auteur de ce vol-ci.
Relever les empreintes digitales n'aurait, hélas, servit à rien : quand bien même notre second voleur n'aurait pas porté de gants, une infinité de gens pouvaient avoir touché l'extérieur des vitrines, et quant à l'intérieur, y relever les empreintes d'un employé du musée n'aurait strictement rien prouvé, leur métier comprenant d'accéder à ces endroits.
Nous avions plus d'espoir au niveau des serrures : si elles n'avaient été ouvertes que par leur clef, elles ne porteraient aucune marque de crochetage. Hélas, il y en avait.
« Ils ont bien imité mon travail… on dirait qu'elles portent très exactement les marques laissées par l'outil que j'utilise…
– Oui, en effet… j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'examiner les marques laissées par votre outil, et ces traces sont étrangement similaires. Est-il possible qu'ils aient employé le même ?
– Très peu probable. Je n'utilise quasi-exclusivement que du matériel que j'ai fabriqué moi-même.
– Il faut alors supposer qu'ils aient prit le temps, en découvrant le vol, de copier minutieusement vos marques sur ces serrures avant de prévenir la police… »
Victor, qui observait pensivement sa serrure, intervint soudain. « L'alerte n'a-t-elle pas été donnée dès le petit matin ? Il n'auraient pas eu le temps d'effectuer un tel travail de précision, dans ces conditions. »
Touché. Je retrouvais bien là le ton, à la fois hésitant et sûr de lui, de mon jeune assistant lorsqu'il venait de découvrir la vérité.
« Il semble en effet que tu aies raison… as-tu une meilleure explication ?
– Vous connaissez comme moi le principe, professeur : “lorsque l'on a éliminé l'impossible, ce qui reste, si improbable que cela paraisse, doit nécessairement être la vérité”. Si ces serrures portent les marques laissées par par un outil particulier, et qu'il est impossible que ces marques aient été copiées, c'est que c'est l'outil lui-même qui les a faites, même s'il n'est pas censé être arrivé jusqu'ici. »
The Lady Bat se releva brusquement pour le toiser du regard. « Affirmerais-tu que je vous ai menti ?
– Pas du tout. Vous dites que vous n'êtes pas entrée dans cette section du musée, et je le crois. Mais c'est bien votre outil qui a crocheté ces serrures.
– Si tu penses que quelqu'un me l'a dérobé, c'est tout autant impossible : il n'a pas quitté mon arsenal.
– Oh, on n'en a pas eu besoin : pourquoi s'ingénier à copier les marques sur les serrures… quand on a déjà des serrures marquées à portée de main ? »
Bien sûr. J'avais commencé à deviner ce qu'il avait en tête à mesure qu'il parlait, et l'idée m'apparaissait tout-à-fait séduisante. Le hochement de tête de notre jeune voleuse indiqua d'ailleurs qu'elle partageait notre avis : possédant le matériel adéquat, les auteurs du second vol n'auraient eu aucune difficulté à carrément démonter les serrures intactes pour les remplacer par des serrures endommagées.
Un rapide examen nous permit de constater qu'en effet, les trois serrures endommagées étaient d'un format légèrement différent de celui des autres serrures de la section. Chose que les agents de sûreté venus inspecter le musée, n'ayant porté leur attention que sur les vitrines vides, n'avaient pas pu constater, mais qu'un habitué des lieux un tant soit peu observateur, comme avait dû l'être la victime, n'aurait pas manqué de remarquer.
« S'ils ont prit ces serrures sur des vitrines que vous avez vous-même ouvertes, ma chère, il faut également admettre qu'ils aient camouflé trois des vols, pour ne pas montrer à la maréchaussée trois vitrines sur lesquelles ils auraient fatalement dû remettre des serrures intactes.
– Sans doute des objets dont ils disposaient de faux assez convainquants. Il semble donc qu'il y ait un autre trafic en plus de celui auquel je m'attaquais…
– Mettre en lumière cette affaire de contrefaçon nous sera sûrement utile. Nous devrions comparer la liste des vols “officiels” avec ceux que vous avez réellement perpétré, et aller étudier de plus près les objets qui auraient du disparaître.
– Ce ne sera pas nécessaire. »
Nous sursautâmes tous trois en entendant cette quatrième voix : à la porte de la pièce se tenaient trois hommes, chacun tenant une arme à feu braquée sur l'un de nous.
Le premier des trois hommes s'avança, manifestement sûr de lui.
« De brillantes déductions, je dois l'admettre. Monsieur… ? »
« Professeur Joseph Holdsom. » Je jetais un regard entendu à Victor. « Mais il s'agissait pour partie d'inductions, en vérité.
– Si vous le dites, professeur… Quoi qu'il en soit, vous comprenez sans doute qu'avec ce que vous avez découvert, nous ne pouvons vous laisser repartir vivants d'ici. »
Son expression n'en laissait effectivement aucun doute. Vêtu d'un costume élégant, ses cheveux bruns soigneusement coiffés, une canne ouvragée sous le bras, il pointait son arme vers moi, tandis que ses deux comparses, manifestement des hommes de main, se concentraient sur mes compagnons. À peine eus-je esquissé un geste que son doigt se referma ostensiblement sur le déclencheur. Aucune parole n'était nécessaire, et je cessais de bouger.
« J'ai là dans la poche un mandat qui m'autorise à fouiller les lieux.
– Vraiment ? Quel dommage dans ce cas que vous n'en ayez pas fait usage avant que mes gardes du corps ne soient contraints, par votre attitude menaçante, à faire feu sur vous. Il faut dire que malheureusement, le fait que nous vous ayons surpris en train de comploter avec une criminelle notoire nous avait conduit à vous considérer comme ses complices. Votre mort n'aura sans doute été qu'un déplorable malentendu… »
Il semblait tout-à-fait dans son rôle, savourant l'ironie cruelle de la situation, sûr que son argumentaire déjà préparé le dédouanerait de toute conséquence. Je savais pour ma part qu'il n'échapperait pas aussi facilement aux soupçons de l'inspecteur Casternade, mais était-ce cependant la peine que nous mourrions tous les trois juste pour le priver de ses illusions ?
Je jetais, autant que possible sans bouger la tête, un rapide coup d'œil à mes compagnons. C'était sans doute la première fois que Victor se trouvait dans ce genre de situation, cependant il semblait rester assez calme. La « criminelle notoire », quant à elle, avait sans doute davantage d'expérience, et si, comme je le devinais, son humeur et sa considération vis-à-vis de notre interlocuteur n'avaient guère été améliorés par l'intention de celui-ci de se servir d'elle comme alibi pour notre meurtre, elle savait rester maîtresse d'elle-même.
« Eh bien, dans ce cas… puisqu'il ne nous reste plus qu'à nous préparer à mourir, pourriez-vous au moins confirmer notre petit raisonnement d'une manière plus appropriée ?
– Dissimuleriez-vous quelque part un dispositif d'enregistrement vocal, professeur ? Non, la miniaturisation et la stabilisation n'ont probablement pas encore atteint ce point…
– Au moins, je mourrai de la main d'une personne s'intéressant aux progrès techniques, c'est une consolation. Mais quand bien même, je n'aurais pas eu le temps d'activer un tel dispositif. Et vous savez comme moi que les expériences de transmissions d'informations par ondes électromagnétiques sont encore loin d'être fructueuses. Faute de quoi vous auriez fait feu sans nous adresser la parole.
– En effet, je n'aurai de toute façon qu'à fouiller vos cadavres. Pourquoi cette demande, dans ce cas ?
– Simple curiosité de ma part. Une énigme n'est véritablement résolue que lorsque la réponse que l'on y apporte a été confirmée.
– Vraiment ?
– Eh bien, pour être tout-à-fait honnête, je cherchais également à gagner un peu de temps. Vous savez, pour lui laisser la possibilité de faire ceci… »
Imperceptiblement, pendant que je parlais, The Lady Bat avait entamé un léger mouvement du poignet destiné à faire sortir de sa manche l'une des armes de dernier recours que sa tenue dissimulait. À peine avais-je achevé ma phrase que je me jetais sur le côté, évitant de justesse la balle tirée en sursaut par notre adversaire, pendant que son fouet claquait par trois fois et arrachait les trois armes à feu avant qu'elles n'aient eu le temps de servir davantage.
Le maître des lieux nous dévisagea un instant, manifestement surpris de ce retournement de situation. Il n'était cependant pas homme à se laisser si facilement désarçonner.
« Intéressant… »
Une quatrième arme jaillit brusquement dans sa main, qu'il pointa ostensiblement vers notre habile cambrioleuse.
« …mais vous n'êtes pas la seule à dissimuler vos atouts dans vos manches, très chère. Et vous ne m'aurez pas si facilement la seconde fois.
– Je prends le pari. »
Le fouet claqua une fois de plus, arrachant bien l'arme de sa main, mais il avait cette fois réagit brusquement en tirant de sa cane une sorte d'épée effilée qui trancha net le fouet, le rendant inutilisable. Je ne pus m'empêcher d'admirer l'arme redoutable.
« Celle que vous avez utilisé pour tuer Élie Gamme, je présume ? Vous n'aviez pas envoyé d'homme de main pour le liquider, finalement…
– Non, en effet. Je préfère toujours m'occuper moi-même de la besogne, pour être sûr qu'elle soit bien accomplie. »
Il fit signe à ses hommes. « Occupez-vous de la fille. Je me charge de notre cher professeur… »
Ils s'avancèrent, menaçants, tandis que leur patron pointait sa troisième arme vers moi. Combien en dissimulait-il encore ?
Fort heureusement, j'étais assez bon escrimeur, et si je n'avais pour ma part prévu d'emporter aucune arme, son coup de feu avait brisé une vitrine dans laquelle je pus m'emparer, au prix de quelques accrocs à mes manches plus honnêtes que les leurs, de ce qui me semblait être un katana du second empire dans un état tout-à-fait utilisable.
Dès lors qu'il s'élança, je pus parer son coup et répliquer sans réelle difficulté. Son point fort semblait clairement être l'effet de surprise : une fois l'arme dégainée, un adversaire ayant survécu pouvait amplement se défendre contre lui, à condition d'être un minimum entraîné. Nous échangeâmes quelques passes d'armes sans mot dire, ayant plus pour intention de nous évaluer mutuellement que d'en finir rapidement.
Il était, il faut dire, persuadé d'avoir l'avantage du nombre et de la force, ce qu'il n'était pas loin de posséder. Mais ses hommes découvrirent à leur dépend que notre jeune cambrioleuse n'échappait pas aux forces de police depuis plusieurs années sans raison. Même désarmée – ou gardant ses autres armes pour un moment où elles seraient réellement utiles –, elle restait une redoutable pratiquante de plusieurs arts martiaux qui leur donnèrent du fil à retordre.
Victor tenta lui aussi de se lancer dans la bagarre, mais il y était nettement moins préparé, et fut envoyé au tapis en moins de quelques secondes. Cela suffit cependant à décupler l'ardeur de notre héroïne, qui trouvait là ce qui était au cœur de son engagement : un innocent à protéger. Celui des deux hommes de mains qui avait frappé mon jeune assistant fut aussitôt récompensé d'un coup de pied à la mâchoire qui lui arracha un vif cri de douleur.
Je perdis alors la scène de vue quelques instants, toute mon attention focalisée sur mon propre duel. Mon adversaire ne retenait pas ses coups, et je fus quelques instants surpris par une technique parfaite que je n'avais pas soupçonnée au premier abord. Je parais néanmoins, cherchant la faille dans sa défense. J'étais avantagé par une allonge plus grande, mais le poids de mon arme était plus important, et mon adversaire connaissait probablement mieux le terrain.
Je pris quelque peu de recul, tentant de donner à mes coups toute la puissance que l'arme pouvait m'apporter – le katana était, après tout, l'une des seules variantes d'épées capables de trancher une tête d'un seul coup sans nécessiter la force d'un surhomme, à condition de bien savoir le manier –, et tentais de profiter de ce que j'observais de mon adversaire.
Je repris peu à peu l'avantage en exploitant les informations que mes yeux découvraient. Légère claudication : il devait s'être blessé au pied quelques semaines plus tôt, mais cela ne le dérangeait plus pour combattre. Plus intéressant, sa main semblait parfois laisser échapper un tremblement. Conséquence de la blessure, sans doute, comme me le confirmais son haleine : il devait avoir abusé de médicaments pour retrouver sa forme physique plus vivement, et avait souffert d'une accoutumance suivie maintenant d'un léger effet de manque.
Je pus mettre ces tremblements à profits pour porter un coup qui failli lui faire lâcher son arme, et le temps qu'il la reprenne en main, lui porter un coup à l'épaule. Il recula cependant trop vivement pour que ma lame entame plus que ses vêtements.
Nous reprenions positions et je cherchais une autre faiblesse à exploiter, lorsqu'un coup reçu par l'arrière le fit tomber au sol : The Lady Bat avait manifestement, dans l'intervalle, réussi à venir à bout de ses adversaires, qui étaient maintenant ficelés l'un contre l'autre, se débattant en grognant.
« Veuillez me pardonner, professeur, mais j'avais un compte personnel à régler avec ce type qui ne pouvait pas attendre que vous l'ayez mis au tapis vous-même.
– Vous êtes toute excusée, très chère. Comment va Victor ?
– Je pense qu'il s'en remettra. Néanmoins, si vous voulez bien vous charger de consolider les attaches de ces messieurs, que j'ai fait trop à la hâte pour espérer les voir tenir plus de quelques minutes, je pourrais me charger davantage de lui. »
Je m'exécutais, amusé, pendant qu'elle se penchait sur mon assistant, cherchant sans doute dans sa tenue les remèdes qu'elle devait également porter sur elle. Notre jeune étudiant se releva bientôt en se frottant douloureusement les membres. « C'est fini ? J'espérais quand même être plus utile que ça…
– Oh, tu ne t'en es pas trop mal tiré, pour un débutant… je connais un agent de sûreté qui n'aurait pas fait mieux. Pas vrai, professeur ? »
Avec un sourire entendu à mon attention, la jeune cambrioleuse l'aida à reprendre pied.
« Je suppose que ces tristes individus vous apporteront les preuves qu'il vous manque, professeur. Je pense donc pouvoir les laisser sous surveillance et partir d'ici avant que quelques inspecteurs trop zélés ne viennent voir ce qui vous est arrivé cette nuit.
– Faites, ma chère, nous saurons bien nous débrouiller. »
Je détournais alors mon regard vers l'assassin, afin de m'assurer qu'il restait bien en place… ce qui n'était évidemment pas le cas. Sans doute moins assommé qu'il ne l'avait paru, il avait rampé jusqu'à l'une des armes que ses comparses avaient perdus au sol, et s'était ensuite relevé pour viser. Avant qu'il n'ait eu le temps de faire feu, cependant, deux poignards avaient volé dans sa direction. Deux tirs parfaits, l'un lui arrachant de nouveau son arme, l'autre se plantant dans le mur derrière lui après avoir frôlé son entrejambe.
The Lady Bat accompagna ces deux traits d'un regard et d'une voix qui exprimaient clairement sa colère. « J'ai fais une fleur au professeur en le laissant vous livrer vivant et entier à la sûreté. Un seul écart, et je reviens sur cette décision. »
Blanc comme un linge, il me laissa cette fois l'attacher sans opposer de résistance.
Quelques heures plus tard, nous nous trouvâmes de nouveau à l'hôtel de police, dans les bureaux de l'inspecteur Casternade. Victor avait été examiné par un médecin, qui avait conclu lui aussi qu'il n'avait subi aucun grave dommage – mais avait ajouté qu'il serait judicieux d'éviter à l'avenir toute forme de bagarre, pour lesquelles le jeune homme n'était manifestement pas taillé.
« Votre homme s'est montré… très coopératif, finalement. Je suppose que notre cambrioleuse a touché… un point sensible ?
– Frôlé serait plus exact, mais je crois que vous avez saisi l'idée. »
Nous échangeâmes un sourire amusé.
« Quoi qu'il en soit, il a maintenant compris qu'il avait affaire à plus forte partie. Il nous a gentiment livré tout son petit trafic, et je pense qu'il lui faudra un moment avant d'oser s'attaquer de nouveau à elle – je n'en mettrais pas ma main à couper, ceci dit. Mais notre système judiciaire se chargera de toute façon de lui un bon moment.
– Vous avez donc ce qu'il vous faut ?
– Les aveux complets. Ainsi que les premières preuves, puisque vous avez eu l'obligeance de nous indiquer où chercher. Il semble que tout soit parti d'un trafic d'œuvres d'arts, dont je ne sais au juste comment notre voleuse a eu vent. Tous les objets de la liste du vol – la vraie – provenaient d'une série de pillages de tombes orchestrés quelque part là-bas. Une enquête avait été déclenchée par les autorités locales qui soupçonnaient une équipe étrangère… ils étaient en train de se mettre en relation avec notre gouvernement.
– Oui, je crois que le professeur Narslan a fait allusion à ces pillages dans son dernier livre. Ils auraient détruit plusieurs artefacts de grande valeur juste pour en emporter les morceaux qu'ils jugeaient les plus intéressants. Une grande perte pour l'archéologie.
– Alors peut-être qu'elle lit ses livres. En tout cas, le musée n'était pas la destination finale des objets. Ceux-ci étaient soigneusement copiés, puis revendus au marché noir.
– D'où la disparition des trois objets qu'Élie Gamme avait remarquée.
– Oui, en effet : comme vous l'aviez deviné, ils ont remplacé trois des objets du vol initial par les copies qu'ils avaient déjà eu le temps de fabriquer, histoire de toucher le pactole des assurances en déclarant des objets de plus grande valeur. Élie Gamme a commencé à avoir quelques soupçons, et ils l'ont tué pour l'empêcher de révéler leur trafic.
– …ce qui, finalement, n'a fait que contribuer à faire tomber ledit trafic.
– Si seulement tous les criminels pensaient à ce genre de choses, on en arrêterait peut-être moins, mais au moins, il y aurait moins de morts regrettables. »
Ayant déjà compris tout cela à la suite de notre enquête et de l'interrogatoire improvisé que nous avions pratiqués au musée, Victor hésita un instant avant de poser la seule question qui, finalement, l'intéressait.
« Et pour elle ?
– Entièrement innocentée de toute forme de responsabilité dans l'affaire Élie Gamme. J'ai passé mes ordres pour que toutes nos communications à la presse signalent bien ce fait. Ne vous en faites pas, jeune homme, nous la soignons, votre héroïne.
– Elle reste une personne recherchée.
– Et qu'attendiez vous ? Qu'on la déclare héroïne de la ville, et qu'on allume un phare à l'effigie de son animal fétiche ? Il faudra un bon moment avant d'en arriver là.
– Vous auriez pu faire un geste…
– J'ai fait ce que j'ai pu. Elle devra un jour répondre des multiples infractions qu'elle a commises depuis trois ans. Cependant, votre rapport m'a permit d'obtenir que le cambriolage du musée, au moins, soit retiré de son dossier, pour “services rendus à la Justice”. Mes collègues sont furieux, mais on dirait qu'elle commence à plaire en haut lieu.
– Merci.
– Je considère que cela fait partie de mon Job, jeune homme. Je ne l'ai fait ni pour vous, ni pour elle, mais parce que c'était juste. »
À notre sortie de l'hôtel de police, j'eus la bonne surprise de voir venir à notre rencontre Judith, qui semblait remise de ses émotions des jours précédents.
« Bonjour, Joseph… j'ai pense que nous pourrions reprendre notre dernière conversation là où nous l'avions laissée.
– Une bonne idée, en effet. Au fait, je me permet de te présenter mon nouvel assistant, Victor Tollen, dont je t'ai déjà parlé. Victor, je te présente Judith Holdsom… ma sœur. »