Ma septième année d'enseignement commençait, et mon cours, malgré la grande salle de conférence mise à ma disposition par l'université, n'avait jamais attiré plus d'une vingtaine d'étudiants. La criminalistique, discipline relativement nouvelle, n'attirait pas encore les foules, et l'absentéisme avait toujours été conséquent. Cette année encore, sur les quarante-deux inscrits, seuls seize s'étaient effectivement présentés.
Mais en contrepartie, tous étaient très intéressés, et s'étaient présentés en avance à ce premier cours. Aussi fus-je surpris d'entendre, au bout de quelques temps, la porte s'ouvrir. Je levais aussitôt les yeux de mes notes et détaillait rapidement du regard le nouvel arrivant.
Brun, essoufflé – s'il feignait avoir traversé le bâtiment en courant, il était excellent comédien –, son regard dénotait une certaine curiosité, mais également un aspect assez distrait, que confirmaient son absence de coiffure et sa tenue négligée. Les vêtements eux-mêmes, d'une relativement bonne qualité, le désignaient comme appartenant aux classes moyennes de la société.
Je jetais un coup d'œil à la pendule accrochée au mur et, avant qu'il n'ait eu le temps de prononcer un mot, lui adressais, d'un ton qui laissait faussement entendre que j'attachais une grande importance à la ponctualité, « Ce cours est commencé depuis trente-quatre minutes. »
Il s'avança vers le bureau en rougissant. « Excusez-moi… une roue du fiacre a cassé sur la route, le temps que le chauffeur fasse une réparation de fortune… »
En six ans, on m'avait sorti toutes sortes d'excuses pour les retards, mais il fallait reconnaître que celle-ci était inédite. Ses signaux corporels semblant indiquer qu'il disait la vérité – qui aurait inventé pareille histoire ? –, je lui adressais un bref sourire compréhensif, avant de désigner d'un geste le tableau.
« Eh bien, vos camarades ont eu une demi-heure pour réfléchir à ce petit problème… je ne peux vous en laisser autant, mais peut-être pouvez-vous le lire et nous donner votre avis immédiat dessus ? Nous partirons de vos premières idées pour trouver la solution. »
Je le laissais lire les données du problème que j'avais choisi pour présenter à mes élèves la matière sur laquelle nous allions travailler. J'en étais assez fier.
Les faits.
Mi-mars, une grande propriété isolée à quelques distances de la ville. Le maître des lieux, la quarantaine, veuf depuis quelques temps, est retrouvé assassiné dans son cabinet de travail. D'après les premières constatations du médecin légiste, il serait mort la veille au soir entre vingt-deux heures et minuit.
Depuis la mort de la maîtresse de maison, seules quatre personnes habitaient les lieux : la victime, ses deux frères et le majordome. L'aîné des deux frères, dépensier notoire, a été déshérité précisément le soir du crime au profit du second.
Avantage majeur : à la surprise générale, car cela ne se produit habituellement plus à cette période de l'année, la neige est tombée en abondance en début de soirée, permettant de repérer sans ambiguïté les traces laissées à l'intérieur de la propriété.
Si l'on excepte celles des agents de police venus inspecter les lieux, cinq traces de pas ont été relevées : trois se dirigeant vers la propriété et deux en repartant. Une sixième trace, semblable à celle laissée par un bicycle, joignait la porte à la route sans qu'il soit possible de dire dans quel sens elle avait été faite.
Les témoignages.
Le plus jeune des deux frères affirme n'avoir pas quitté sa chambre de la soirée ni de la nuit, et n'avoir rien entendu d'anormal. Néanmoins, il était – dit-il – légèrement souffrant, et a passé la soirée alité, en la seule compagnie de ses livres. Il se serait assoupi à plusieurs reprises, à des horaires indéterminés, et suppose que le crime a été commis au cours de l'un d'eux, sans qu'il puisse entendre quoi que ce soit.
L'autre frère a passé la majeure partie de la soirée dans une salle de jeux, en ville, qu'il aurait quitté suite à un malaise – dû à son état d'ébriété avancé – aux alentours de vingt-deux heures quinze. Il a alors prit place à bord d'une mancelle pour rentrer directement à son domicile. Les quelques autres occupants de la salle de jeu qui ont été retrouvés ont confirmé sa version, de même que le chauffeur du véhicule, qui a pu fournir l'avis de prise en charge indiquant explicitement un départ à vingt-deux heures et dix-sept minutes et la distance parcourue, de quatorze kilomètres.
Le chauffeur ajoute que son passager, qui, selon lui, semblait nerveux, pâle, mais pourtant relativement sobre, lui a demandé de rouler à vitesse maximale, prétextant que le vent et la vitesse le remettraient de sa crise. Cela semble avoir fonctionné, car celui-ci n'a eu besoin d'aucune aide pour franchir la distance entre la route et l'entrée de la propriété, malgré la neige qui venait de cesser de tomber. Le doute né de ce témoignage a conduit les agents à faire analyser les résidus d'alcoolémie de cet individu, qui se sont cependant révélés cohérents avec ses déclarations.
De retour à son domicile, le frère de la victime indique avoir simplement remarqué la lumière filtrant sous la porte fermée du cabinet de travail, preuve que cette dernière s'y trouvait encore, et être allé lui aussi se coucher sans y prêter davantage attention ni cherché à entrer en contact avec qui que ce soit.
Le majordome indique avoir achevé ses tâches quotidiennes, incluant notamment une inspection sommaire des lieux à la recherche d'un éventuel maraudeur, vers vingt-et-une heures, avant de rejoindre lui aussi une soirée, cette fois dans une auberge toute proche. Là encore, les participants confirment, et témoignent qu'ils l'ont vu pratiquement sans interruption de vingt-et-une heure trente à une heure du matin, heure à laquelle il s'est écroulé de fatigue dans l'une des chambres libres de l'auberge.
Il affirme ensuite être venu reprendre son service, comme à l'ordinaire, à neuf heures du matin précises – là encore, l'aubergiste et quelques clients confirment son départ de l'auberge quelques minutes plus tôt. Remarquant alors que la lumière était encore allumée dans le cabinet de travail, il est entré et a découvert le corps. Après s'être assuré de la mort de son employeur, il a aussitôt téléphoné aux services de polices.
Interrogé sur la propreté impeccable de sa tenue, alors qu'il disait avoir touché le corps maculé de sang, il a répondu ne pas avoir supporté de porter des habits tachés, et être allé immédiatement se changer dans ses quartiers en attendant la venue de l'autorité. Les deux frères ont eux aussi mentionné – en des termes moins graves que les siens – la tendance prononcée du majordome à l'extrême propreté le conduisant à changer de tenue plus souvent que n'importe qui d'autre.
Enfin, contacté un peu plus tard, le notaire a pu restreindre encore l'incertitude autour de l'heure de la mort, ainsi que fournir un possible mobile. En effet, rendez-vous avait initialement prit lors de l'ouverture du testament de la défunte pour réactualiser celui du veuf mais ce dernier avait par la suite demandé au notaire, en le croisant lors de l'enterrement, à en avancer la date.
Il s'était donc rendu chez la victime le soir du meurtre, alors que la neige commençait à peine à tomber, c'est-à-dire vers vingt-et-une heure trente. Le temps d'établir les nouvelles clauses et de remplir les formalités d'usage, le document officiel avait été signé très exactement à vingt-deux heures trente-sept, après quoi le notaire avait reprit son propre véhicule pour rentrer chez lui.
Pour justifier l'avance du rendez-vous et l'urgence à traiter la question du testament, la victime avait évoqué le fait que l'aîné de ses frères, dans une situation financière des plus délicate, aurait été susceptible de recourir à des actions insensées – chose que l'enquête de voisinage a effectivement laissé apparaître comme plausible.
« Alors, qu'en dites-vous ?
– Hmm, laissez-moi une seconde… »
J'aurais même été prêt à lui accorder toute une minute, mais, à ma grande surprise, il ne lui fallu qu'à peine la moitié de ce temps avant de déclarer « Je pense que j'ai trouvé le coupable. »
J'esquissais un petit sourire amusé. « Alors nous écoutons votre raisonnement. »
Il était toujours debout, son sac à l'épaule, et ne semblait pas vouloir aller s'asseoir avant qu'on l'y ait invité.
« Eh bien, commençons par le cas du majordome : puisqu'il faut, semble-t-il, plusieurs minutes pour rejoindre le domicile à pied, les témoignages lui fournissent un alibi jusqu'à une heure du matin : le crime a été commis au plus tard une heure plus tôt. Il semble donc hors de cause, ou du moins, n'a sans doute pas commis ce meurtre lui-même.
Néanmoins, il n'a sans doute pas dit toute la vérité : une personne aussi maniaque quant à la propreté n'aurait sans doute pas supporté de porter deux jours de suite la même tenue. Sa nuit à l'auberge n'ayant pas été prévue, pas plus que la découverte du corps l'ayant conduit à se changer une seconde fois, il est probable qu'il ait préféré repasser le faire avant de reprendre son service. Cela s'est nécessairement produit au cours de la nuit, d'autres témoignages indiquant qu'il a quitté l'auberge à l'heure normale, et non en avance.
Il doit donc être responsable de trois des traces de pas : un aller et un retour dans la nuit, pour changer de costume, puis son trajet “officiel” pour rejoindre la propriété au petit matin. »
Hmm, jusque là, il ne se débrouillait pas mal du tout, mais ce n'était que la partie la plus simple du raisonnement. Je l'encourageais d'un signe de tête, et il poursuivit.
« Continuons sur les traces : il en reste donc deux de pas, plus cette mystérieuse trace de bicycle. La trace de pas allant vers la propriété est sans doute celle du frère aîné revenant chez lui, et celle en repartant appartient sans doute au notaire, qui est arrivé quand la neige commençait à peine à tomber et reparti alors qu'elle s'installait – je reviendrai sur la chronologie de ces traces ultérieurement.
Si la trace de bicycle appartenait à un éventuel intrus, il faudrait admettre l'un ou l'autre de ces trois points : soit il est arrivé avant que la neige ne tombe, soit il est parvenu à arriver et à repartir en ne laissant qu'une seule trace, soit il est demeuré sur place. La troisième hypothèse paraît difficile à croire, la maison ayant sans doute été fouillée par la police. La seconde également : cela demande, si c'est possible, énormément d'habileté de passer très exactement dans une trace déjà existante. Je suppose que tous ceux qui ont un bicycle ont déjà essayé.
On pourrait donc en déduire que l'intrus est arrivé plus tôt. Cependant, l'inspection du domestique rend la chose plutôt douteuse : l'homme aurait certes pu se dissimuler lui-même, mais son bicycle aurait été plus dur à cacher. Certes, le majordome aurait tout de même pu être complice, mais dans ce cas, il sans doute prévu de rester à l'auberge pour parfaire son alibi, et n'aurait probablement pas eu à faire cette visite nocturne pour changer de tenue.
Il est donc bien plus probable, au contraire, qu'il n'y ait eu aucun intrus, et que le coupable soit l'une des personnes déjà identifiée comme ayant été sur place au moment du crime. »
Une fois admise la partie précédente, celle-ci semblait en effet couler de source. Je commençais néanmoins à être impressionné par le nombre de possibilités qu'il avait réussi à envisager en si peu de temps : tout son langage corporel indiquait qu'il exposait des informations déjà présentes à son esprit. S'il avait improvisé au fur et à mesure, je ne dis pas que je l'aurais nécessairement su, mais j'ai assez de prétention pour croire que j'aurais eu davantage de doutes.
« Et d'où vient cette trace, alors, selon vous ?
– Eh bien, je pense qu'elle démontre l'innocence d'un autre menteur. »
Ses camarades commençaient, eux aussi, à le regarder d'un air particulièrement surpris. Il reprit :
« La présence du plus jeune des deux frères dans la maison m'apparaît assez douteuse, au vu des circonstances. Certes, son explication tient la route, mais même légèrement souffrant, il me semble trop flou pour être crédible : la lumière sans doute restée allumée en continu pour sa lecture, n'avait-il aucune horloge, dans sa chambre, pour n'avoir absolument aucun semblant d'idée des heures auxquelles il était endormis et de celles durant lesquelles il veillait ?
Outre le crime, d'autres faits ont pu causer du bruit dans la maison au cours de cette soirée. Le retour du troisième frère, par exemple, n'a probablement pas été des plus discret, l'homme étant passé, j'imagine, à proximité de sa chambre tout ayant été ou ayant prétendu être aviné. On peut supposer qu'entre le crime et cet événement particulier, le temps écoulé soit faible, et qu'un seul sommeil, lourd, ait pu masquer les deux, mais ce ne l'aurait pas empêché de donner d'autres détails sur le déroulement de la soirée.
Je pense donc qu'il n'était pas présent, mais préférait dissimuler son absence pour une autre raison. Une affaire de cœur, par exemple, avec une demoiselle qu'il ne devrait pas fréquenter. Certes, l'absence d'un bicycle devait être aussi évidente que la présence d'un bicycle en trop, mais j'imagine beaucoup plus aisément le majordome complice d'une cachotterie amoureuse que du meurtre. »
Cela commençait à devenir plus que remarquable. Son raisonnement – opéré en moins de temps que je n'estimais qu'il m'en aurait fallu à moi – coïncidaient, jusque là, très exactement avec ce que j'avais imaginé. Si exactement que j'aurais pu soupçonner qu'il ait consulté mes notes… s'il y avait eu des notes à consulter, car j'avais conçu cette partie du problème pour l'essentiel dans mon esprit, et que le reconstituer depuis mes papiers aurait été plus délicat que depuis ce tableau.
Il continuait, cependant, sans hésiter, sûr de son fait. « Nous en arrivons maintenant au cas du second frère, qu'apparemment tout semble accabler. Il était présent sur les lieux au moment supposé des faits, dispose au moins d'un mobile pécunier, et son seul alibi, l'éthylisme, aurait pu être aisément contrefait – j'imagine qu'il n'aurait pas eu grande difficulté à avaler un verre d'alcool fort au petit matin pour faire remonter son taux d'alcoolémie. Néanmoins, je ne pense pas qu'il soit coupable.
– Pourquoi cela ?
– La chronologie des événements. Une mancelle parcourt aisément dix lieues de l'heure, ce qui fait, si j'ai bien compté, approximativement vingt-et-une minutes pour parcourir les quatorze kilomètres. Il a donc pu arriver sur place une minute après la signature du testament, et c'est moins qu'il n'en faut, je pense, au notaire pour prendre congé de son client et disparaître hors de vue. J'en déduis que notre homme a eu tout lieu de constater que le testament était déjà signé, et qu'il était donc trop tard pour espérer que le meurtre lui rapporte.
Bien sûr, s'il avait eu un mobile autre que l'argent, cela ne l'aurait pas dérangé, mais dans ce cas, l'urgence à commettre le meurtre n'aurait, je suppose, pas été suffisante pour l'empêcher d'attendre de meilleures circonstances – par exemple, un soir où la neige n'empêcherait pas de supposer la présence d'un intrus. »
Les regards tournés vers lui avaient exprimé d'autant plus de surprise au moment du calcul. Peu de mes étudiants, je crois, connaissaient la vitesse d'une mancelle – ou auraient eu l'idée de se servir ainsi de ces données dont la précision rendaient l'intérêt si évidente à mes yeux comme, manifestement, aux siens. Je n'envisageais moi-même de fournir ce détail que plus tard dans le déroulement de la séance.
Mais même pour ceux qui avaient pensé à faire le calcul, sa vivacité d'esprit avait surpris : le résultat n'était pas particulièrement délicat à trouver de tête, mais la vitesse à laquelle il l'avait obtenu, surtout au milieu de ses autres réflexions, avait effectivement de quoi impressionner.
« Il donc semble que vous veniez d'innocenter notre dernier suspect…
– Pas exactement. Aucun intrus ne pouvait être présent, mais il restait une personne sur place. »
Touché. J'avais fait mon possible pour que l'on ne pense pas à l'imaginer comme suspect, et cela semblait avoir marché pour certains de nos apprentis détectives, mais une fois tous les autres éliminés, sa culpabilité devenait d'autant plus évidente.
« Vous en concluez donc ?
– Que le coupable est très probablement le notaire. Il vient à titre officiel et fait signer le testament pour justifier sa présence sur les lieux d'une manière qui semble le mettre hors de cause, profite des quelques minutes aux cours desquelles personne ne le dérange pour frapper la victime à mort, puis referme le cabinet de travail, et s'en va comme si de rien n'était, sans savoir, lui, que la neige était suffisamment tombée pendant ce temps pour accuser les personnes présentes sur place.
– Une idée du mobile ?
– Rien ne permet de l'indiquer… néanmoins, nous savons que la victime a rencontré son notaire lors de l'enterrement de sa femme. Puisqu'il est, à ma connaissance, relativement rare de convier le notaire à l'enterrement alors que le testament a déjà été ouvert, je suppose qu'il n'est pas venu à titre professionnel. S'il connaissait la défunte, il est possible qu'il ait tenu la victime pour responsable de sa mort et ait décidé de la venger. »
Un silence suivit… puis seize paires de mains se mirent spontanément à applaudir. Manifestement gêné, l'étudiant semblait vouloir minimiser son succès, mais sans savoir quoi dire. Quand le silence revint, j'esquissais un sourire.
« Eh bien, il semble que vous ayez été convaincus par les suppositions de votre camarade… qui semblent tout-à-fait cohérentes, en effet. Mais il ne s'agit pour l'instant que de présomptions : une telle base peut servir à aiguiller l'enquête, mais celle-ci ne s'y résume pas. Nous allons désormais étudier plus en détail les indices et vérifier si cette brillante théorie correspond ou non à la réalité. »
Avisant que le nouveau venu était resté debout devant la porte, son sac à la main, depuis sa surprenante entrée, j'ajoutais « N'hésitez pas à prendre un siège, Victor, je pense que la suite vous intéressera également. »
Ce fut son tour de me regarder surpris. Je répondis à sa question avant qu'il ne l'ait formulée.
« Vous n'êtes pas le seul à savoir tirer parti des indices, mon cher. En l'occurrence, j'avais remarqué le nom de Victor Tollen dans la liste des étudiants inscrits à ce cours, et j'étais d'ailleurs curieux de poser les yeux sur vous. Voyez-vous, j'ai plusieurs fois rencontré votre père, et la filiation est évidente à qui observe vos deux visages. »
Il y eut quelques rires pendant qu'il s'installait, puis nous reprîmes le déroulement du cours.
Dans les jours qui suivirent, je fis plus ample connaissance avec Victor. J'eus à plusieurs reprises l'occasion de vérifier que le remarquable esprit de raisonnement dont il avait fait preuve lors de cette première rencontre n'était pas un accident. Je recherchais alors un esprit brillant susceptible de m'assister dans quelques unes de mes activités, et je décidais de ne pas laisser passer l'occasion. C'est ainsi que, le quatre vendémiaire de l'an CIV, jour des colchiques, je lui suggérais de m'accompagner sur les lieux d'un crime.
J'aurais sans doute hésité à le mettre en contact si tôt avec un cadavre, mais le message que j'avais reçu indiquait que la victime avait survécu. Cela impliquait que la scène ait été perturbée par les secours, et l'occasion n'en serait que meilleure de vérifier ses talents sur le terrain.
L'agression avait eu lieu pendant la nuit, et nous arrivâmes sur les lieux au petit matin. Les derniers rayons de l'été donnaient à la scène un aspect qui, je le lisait à ses yeux, éveillaient en lui un certain esprit poétique que je ne faisais alors que deviner, et que j'eus par la suite l'occasion de voir à l'œuvre.
L'heure n'était, cependant, pas à la poésie.
Lorsque l'inspecteur de police Casternade me vit arriver, son visage s'éclaira ; mais son enthousiasme retomba quelque peu en constatant que je n'étais pas seul. Avant de prendre la parole, il m'interrogea du regard sur l'identité de mon comparse.
« Victor Tollen, mon nouvel assistant. » Je laissais se dessiner sur mes lèvres un sourire entendu avant d'ajouter « Si vous m'aimez, vous allez l'adorer. »
Il hésita, puis poussa un soupir. « Oh, et puis, plus nombreux nous serrons, plus grandes seront nos chances d'y voir clair, j'imagine.
– L'affaire est donc mystérieuse ?
– Très. Je ne fais appel à vous que lorsque je doute de mes chances de faire la lumière seul, vous savez ? »
Il semblait tout disposé à m'instruire directement du problème, mais connaissait mes méthodes : afin d'éviter des préjugés aux conséquences possiblement douteuses, je préférais, lorsque c'était possible, inspecter moi-même la scène de crime avant que les détails déjà recueillis par les agents de sûreté ne me soient communiqués.
Tout ce que je savais, alors, était qu'une tentative de meurtre avait été commis dans une demeure des quartiers riches dont on m'avait communiqué l'adresse, que la victime avait été transportée à l'hôpital, et que mon aide était vivement requise. Nous n'étions alors que sur le pas de la porte.
« Je laisse l'agent Fogg vous amener sur les lieux. Nous causerons lorsque votre petit numéro sera terminé. »
J'avais rencontré l'agent de sûreté Billy Fogg à plusieurs reprises au cours de mes enquêtes précédentes, et je le retrouvais pareil à lui-même. Jeune – il ne devait pas être tellement plus âgé que Victor –, il avait la physionomie ouverte d'une personne optimiste, sauf lorsqu'il était chargé de mener les rondes de nuit dans les ruelles noires de la ville.
En l'occurrence, il attendit que son supérieur hiérarchique se soit éloigné pour me présenter un livre, l'air intimidé.
« Professeur… je sais que ce n'est pas le bon moment, mais… j'ai entendu dire que le professeur Narslan était de retour de sa dernière expédition ?
– En effet. Vous suivez toujours ses travaux, je vois. »
Car le livre en question, sur la couverture duquel étaient dessinés le chapeau et le fouet qui avaient fait la célébrité, auprès de son public, de mon mentor et ami, était le dernier des récits de voyages que celui-ci avait publié.
« Est-ce que vous pourriez… ?
– Je lui demanderai un autographe de votre part. »
Il sourit, et je rangeais son livre dans ma sacoche. Puis il nous mena à travers les couloirs de la demeure, vers une chambre du second étage. C'était une de ces larges demeures à deux ailes, aux riches décorations intérieures.
Ma première constatation en arrivant sur les lieux fut que la porte avait été enfoncée, de l'extérieur, après avoir sans doute été verrouillée de l'intérieur. Il me sembla immédiatement que cela devait plutôt être du aux secours qu'à l'assassin. En effet, la porte était lourde et solide : lui causer de tels dégâts avait sans doute été si long et bruyant que le personnel des lieux aurait été alerté et serait arrivé sur place avant qu'il ne puisse entrer.
Une fois la porte passée, je sus immédiatement d'où venait cette impression de mystère ressentie par l'inspecteur de police : l'unique fenêtre de la pièce était, elle aussi, verrouillée de l'intérieur, et aucune trace n'indiquait qu'elle avait été refermée par les secours. Si l'assassin n'était parti ni par la porte, ni par la fenêtre, par où avait-il pu s'enfuir ? Car certainement, si l'on avait fait appel à moi, il n'avait pas été pris sur le fait.
L'agent Fogg resta à l'extérieur, pour ne pas nous déranger. Je jetais un regard à Victor, qui inspectait des yeux les murs au papier jaune de cette petite chambre, l'air de songer à ce curieux mystère qu'elle recelait.
« Eh bien, qu'est-ce cette scène évoque à ton âme d'artiste ?
– Je dirais… que le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. »
Je souriais à la référence. « Quelque chose comme ça, sans doute. Tâchons donc de prendre notre raison par le bon bout : puisque nous sommes sur les lieux, quels indices relèves-tu ? »
Il confirma bien sûr d'une manière plus explicite ma première impression. Puis il se pencha plus spécifiquement sur la large tâche de sang qui ornait le plancher.
« Puisque nous ne savons par où l'assassin est reparti, intéressons-nous plutôt à la victime, et aux autres personnes présentes sur les lieux. Nous y trouverons peut-être l'explication du mystère.
– Cela me semble effectivement une excellente idée. Je t'écoute.
– Cette trace indique clairement que la victime a été traînée sur le sol en direction de la porte. Il sera probablement tombé de son lit au cours de l'agression, et aura eu le réflexe de se cacher dessous. Quand les secours sont arrivés, ils ont dû l'en faire sortir pour lui apporter les premiers soins.
– Jusque là, cela semble correct. »
Je ne pouvais me départir de mon attitude d'enseignant évaluateur. Je n'avais pas davantage que lui de certitudes absolues sur la scène, mais mon expérience accrue m'avait permit de saisir du premier coup d'œil ce que son regard à lui devait rechercher activement.
« Il semble que deux… non, trois personnes différentes se soient relayées pour enfoncer cette porte. On remarque très bien deux hauteurs de coups différentes, l'une de ces personnes étant sans doute plus grande que les deux autres.
– En effet. Pour les traces les moins hautes, comment as-tu déterminé qu'il s'agissait de deux personnes différentes ?
– Je ne l'ai pas remarqué tout de suite, mais l'une des mains portait un anneau, et l'autre non. Or, les traces sont toutes deux du même côté et sembles être faites par deux mains droites : je ne vois pas pourquoi la personne aurait prit le temps de retirer, ou de remettre, son anneau.
— Bien remarqué. C'est ce genre de détails que tu dois t'habituer à voir immédiatement : en l'occurrence, tu aurais pu déduire ceci avant même d'être entré dans la chambre. »
Du couloir où il nous observait, l'agent Fogg intervint, amusé. « Laissez-le un peu souffler, professeur : c'est la première fois que vous nous l'amenez, il ne peut pas encore être aussi fort que vous. »
Victor ne semblait cependant pas m'en vouloir et interrogea l'agent de sûreté un sourire aux lèvres « Vous le saviez, vous ?
– Oui… mais moi, j'ai recueilli les témoignages.
– Eh bien, vous pourrez donc me corriger si je me trompe. »
Victor se pencha ensuite sur les traces de pas ensanglantées qui parcouraient la pièce.
« Hmm… on dirait que le propriétaire de ces traces était penchée sur la victime, au sol, lorsqu'il a marché dans le sang. Je dirais qu'il s'agissait d'un secouriste. On voit clairement qu'il s'est penché sur elle d'abord, avant d'aller inspecter la pièce, sans doute à la recherche de l'assassin. Mais il n'y a pas grand espace où se cacher ici… Il s'est d'abord approché de la fenêtre, sans doute pour vérifier qu'elle était bien fermée… »
Mon jeune assistant, joignant le geste à la parole, suivait les traces et vérifiait lui-même à mesure qu'il parlait.
« Comme elle l'était bien de l'intérieur, ce qui empêchait que l'assassin se soit enfui par là, il a ensuite inspecté la commode, puis le lit… on voit d'ailleurs la marque de sa main, elle aussi couverte de sang, qu'il a laissé en s'appuyant pour vérifier que l'agresseur n'avait pas pu se cacher là.
– Comment sais-tu que ce n'est pas l'assassin qui a laissé cette marque ?
– La trace de pas retourne ensuite vers la porte, où elle se mêle aux pas des deux autres secouristes, qui eux sont restés près du corps. Les pas de l'assassin auraient été recouverts par les autres, alors que celle-ci les recouvre par endroits.
– Cela ne concerne que les empreintes de pas. La trace de main pourrait avoir une origine différente.
– Je ne pense pas… » Il se pencha, mimant l'homme en train de s'appuyer au mur. « la position coïncide trop bien. Il serait peu probable que le secouriste et l'assassin se soient tous deux tenus exactement dans la même position. De plus, la victime se tenait de l'autre côté du lit : il n'y avait, pour l'agresseur, aucune raison de se pencher de ce côté-ci. »
J'opinais du chef, satisfait de son analyse.
« Je ne vois cependant aucune trace de l'assassin. Il n'en a sans doute pas laissé avant son crime, mais je ne comprends pas comment il a pu ne pas être couvert de sang, ou, s'il l'était bien, ne pas en laisser derrière lui en repartant, par où qu'il soit reparti.
– La scène du crime donne d'importantes indications, mais elle ne suffit pas. Nous n'avons, par exemple, encore aucune information sur la nature des blessures de la victime. Peut-être n'ont-elles pas saigné immédiatement, laissant le temps à l'assassin de s'éloigner. Peut-être aussi que les couvertures de la victime ont suffit à retenir les projections de sang.
– Hormis le crime, l'agresseur n'aura donc laissé aucune trace de son passage ?
– Aucune qui soit visible, semble-t-il, mais il y a toujours des traces, si infimes soient-elles. Vois-tu, par exemple, nos doigts laissent des empreintes sur tous les objets que nous touchons. Ces empreintes sont invisibles à l'œil nu, mais on peut les faire apparaître avec le matériel adapté. À moins que l'assassin n'ait porté des gants, nous pourrons relever ces empreintes sur l'arme du crime et probablement ailleurs dans la maison.
– Mais n'importe quels autres doigts ont pu laisser de telles empreintes. Que l'assassin ait, ou non, porté des gants, les habitants de la maison ne devaient pas en mettre pour toucher leur propre mobilier. »
L'agent Fogg répondit à ma place. « Sauf que ces empreintes sont uniques. Il n'y a pas deux individus donnés qui portent les mêmes. Nous pouvons donc savoir, en les relevant, si c'est une seule et même personne ou deux individus distincts qui ont touché quelque chose, et si nous nous trouvons en présence d'un suspect, nous pouvons confirmer ou infirmer sa présence sur les lieux. »
Surpris, je me tournais vers l'agent de sûreté. « Notre police a-t-elle enfin décidé d'utiliser les méthodes modernes ?
– Pas encore officiellement, même si l'inspecteur Casternade espère bien faire bouger les choses à ce sujet. En ce qui me concerne, je suis au courant parce que… je lis d'autres œuvres que celles du professeur Narslan. »
Cela me visait franchement : j'avais publié, au cours de l'été précédent, une monographie sur les empreintes digitales, et notre agent comptait apparemment au nombre des lecteurs.
Victor, cependant, continuait d'examiner les lieux.
« Ce que je ne parviens pas à m'expliquer, c'est cette trace de sang-ci… elle n'a l'air liée à rien d'autre, et pourtant ça ne ressemble ni à une projection, ni à un écoulement…
– Tu as raison. On dirait plutôt qu'il s'agit d'un objet qui a été lancé là, puis ramassé. D'après la forme, je dirais un couteau ou un poignard de petite taille. Et vu la position, je dirais que l'assassin l'avait laissé planté dans le corps de la victime, et que c'est l'un des secouristes, en voulant soigner la blessure, qui l'a retiré et lancé là. Me trompes-je, agent Fogg ?
– Non, en effet. C'était un couteau de poche, comme ceux que les voleurs de rue utilisent. L'inspecteur l'a fait emporter au laboratoire pour procéder à des analyses.
– Il a bien fait. S'il avait attendu que nous arrivions, quelques traces laissées par l'assassin sur son arme auraient pu se perdre. C'est une chance que l'agresseur nous l'ait laissé : l'arme du crime fournit souvent de très précieuses indications. »
Mon jeune assistant était, je le voyais, déçu de ne pouvoir y jeter un œil par lui-même, mais c'était néanmoins la meilleure des choses. Au cours d'une enquête précédente, un rongeur avait failli emporter l'arme avant que l'inspecteur Casternade ou moi ayons pu l'examiner. Une autre fois, où nous la cherchions encore, c'était un agent de sûreté maladroit qui l'avait découvert sur les lieux en donnant un coup de pied dedans. Mieux valait ne laisser les éléments mobiles d'une scène de crime reposer au sol que le moins longtemps possible.
« Bien, je crois que j'ai relevé et interprété tous les indices que je pouvais voir.
– Je n'en suis pas si sûr… Ce n'était pas évident à relever, mais je crois avoir remarqué quelque chose… qui pourrait d'ailleurs bien nous donner quelques indications sur la façon dont notre assassin a quitté les lieux.
– Vraiment ? Qu'est-ce que j'ai manqué ?
– Prend cette lampe, si tu as besoin, et examine le sol, en face du lit. »
Il s'exécuta aussitôt, mais resta un long moment à chercher sans trouver, se déplaçant pour changer d'angle de vue.
« Non, je ne vois rien…
— Peut-être est-ce mon regard qui me joue des tours ? Agent Fogg, s'il-vous-plaît, entrez et faites-nous profiter de vos yeux. »
L'agent de sûreté pénétra dans la pièce et examina lui aussi attentivement l'endroit.
« Oh. Je ne les aurais jamais remarqué seul, mais maintenant que vous le dites, effectivement, ces marques… mais je ne vois pas en quoi elles nous intéressent. Un meuble déplacé, peut-être ? »
Victor soupira, découragé. « Je vous avais prévenu, professeur : ma perception des détails laisse cruellement à désirer.
– C'est en effet un problème, mais ton intelligence, ta patience et ta bonne volonté sauront compenser ce handicap. Allons, réessaye. »
Mon jeune assistant sortit d'abord un mouchoir de sa poche, et entreprit – longuement – de nettoyer ses lunettes. Puis il se pencha de nouveau et, au bout d'encore quelques instants, laissa échapper « Oh, mais bien sûr, ces traces… »
Comme je m'y attendais, lui comprit immédiatement ce qu'elles signifiaient. Il amorça d'ailleurs le geste, mais je le retins : il était temps d'écouter ce que l'inspecteur Casternade avait à nous dire.
L'inspecteur Casternade nous attendait à l'extérieur. À ses côtés, un vieil homme nous guettait lui aussi.
« Joseph, permettez-moi de vous présenter monsieur Farlory, le père de la victime. »
Oh, bien sûr. Les armoiries sur la porte d'entrée me paraissaient vaguement familières, mais je n'y avais pas encore prêté attention. La famille Farlory était l'une des plus riches de la ville, et peut-être même du pays. Le père, banquier, avait trois fils, dont seul le plus jeune vivait encore au domicile familial.
« Je suis… heureux que vous participiez à cette enquête, professeur Holdsom. Bien malin celui qui échapperait à l'inspecteur Casternade et à vous : je sais que vous trouverez le responsable de tout ceci.
– Je peux vous assurez que nous ferons de notre mieux, monsieur.
– Mon fils a lu tous vous livres, vous savez ?
– Vraiment ? Je me ferai une joie de le rencontrer dès qu'il se sera remis de ses blessures. Pour l'heure, pouvez-vous m'instruire de ce qui s'est passé cette nuit ? »
Monsieur Farlory jeta un œil à l'inspecteur Casternade, qui acquiesça, puis se tourna de nouveau vers moi pour entamer le douloureux récit des sombres événements de la nuit.
« Eh bien… comme je le disais à l'inspecteur et à ses agents, mon fils s'est couché vers minuit hier soir… je l'ai accompagné jusqu'à sa chambre, tout semblait normal…
– L'assassin s'est donc introduit sur les lieux dans la nuit ?
– Je pense… à moins qu'il ait été dissimulé sous le lit, car je ne vois pas d'autre cachette dans la chambre. »
Cela n'avait pas semblé être le cas, mais ses traces avaient pu être couvertes par celles de la victime se réfugiant au même endroit, puis en étant tirée par les secours.
« Votre fils fermait-il habituellement sa porte au verrou ?
– Rarement lorsqu'il était seul, je crois…
– Ce sera donc l'assassin qui aura tiré celui-ci pour pouvoir faire son œuvre en toute tranquillité…
– J'ai toujours pensé que ces verrous nous mettaient en sécurité… désormais, je crois que je vais les faire retirer.
– Comment avez-vous su qu'il se passait quelque chose d'anormal ?
– Hélas ! Je n'ai été averti que par le cri de douleur poussé par mon fils vers deux heures et demie du matin. Nous nous sommes aussitôt précipités vers sa chambre, mais il a fallu d'abord enfoncer sa porte avant de parvenir jusqu'à lui.
– Vous étiez trois, je crois. Qui était avec vous ?
– Mon majordome, ainsi que mon garde.
– Où se trouvaient-ils, lorsque le crime a eu lieu ?
– Mon majordome se trouvait dans ses quartiers, je crois… quant à mon garde, il veillait sur notre salle des coffres. »
Victor intervint. « Excusez-moi, mais… où se situe votre salle des coffres ?
– Dans l'aile droite, au premier étage, mais…
– Juste en dessous de la chambre de votre fils ?
– Oui, mais pourquoi ? »
Mon jeune assistant garda le silence, les yeux tournés vers moi.
« Voilà qui éclaire ce qui s'est passé d'un jour nouveau, en effet… Si je ne m'abuse, vous devriez vérifier le contenu de vos coffres.
– Vous pensez que… vraiment ? »
Le vieil homme, troublé, retourna aussitôt à l'intérieur. L'inspecteur Casternade se tourna vers nous, surpris.
« Qu'avez-vous découvert, Joseph ?
– Vous le verrez je l'espère vous-même si nous accompagnons le père de la victime, Al. Victor, veux-tu retourner dans la chambre avec l'agent Fogg et tenter de trouver comment l'ouvrir ?
– Bien sûr, professeur. »
Et pendant que mon assistant s'éloignait avec l'agent de sûreté en direction de l'escalier, l'inspecteur et moi emboîtâmes le pas du banquier vers la salle des coffres.
Le garde avait, semble-t-il, reprit son poste devant la chambre forte. Comme sa fonction le suggérait, il était grand et fort, assez grand pour dépasser son employeur d'une bonne tête. Cela correspondait avec la plus haute des trois traces que Victor et moi avions remarqué sur la porte de la chambre.
Sur un geste de son employeur, il saisit un trousseau de clef attaché à sa ceinture et ouvrit la lourde porte. Celle-ci s'ouvrit… et le vieux banquier poussa un cri de surprise. À l'intérieur, quatre coffres massifs étaient entreposés chacun contre un mur, et trois d'entre eux étaient grand ouverts, et vides. La serrure du dernier semblait avoir été en partie forcée ; pas suffisamment pour que la porte ne s'ouvre. Une partie de ce qui avait du être le contenu des coffres était étalé au sol – de nombreux papiers et quelques bijoux.
« Comment est-ce possible ? »
Ce nouveau coup dur, après l'agression dont son fils venait d'être la victime, était de trop pour le vieil homme. Il chancela ; nous nous élançâmes tous trois pour le soutenir.
Au bout de quelques minutes, monsieur Farlory sembla reprendre ses esprits. L'inspecteur Casternade, avec ménagement, l'interrogea sur le contenu d'origine de ces coffres.
« Mon fils et moi… nous avions classé tout cela hier au soir. Il n'y avait là que nos richesses personnelles ; celles de nos clients sont dans les coffres de la banque. Chaque coffre contenait une sorte de valeur différente : bijoux, billets de banque, obligations diverses, et le coffre encore fermé contient nos titres de propriété. Mais je ne comprends pas comment… »
Victor lui donna la réponse un instant plus tard, en apparaissant dans un coin du plafond.
« J'ai trouvé ! »
Un instant plus tard, l'agent Fogg et lui étaient descendus par la trappe qui s'était refermée derrière eux : l'ouverture était quasi-indécelable.
« Comment avez-vous fait ça ? »
Tout sourire, Victor se tourna vers l'inspecteur Casternade et expliqua comment les marques que j'avais remarqué sur le plancher, semblables à celles laissées par une porte trop large qui frotte contre son support, nous avaient permis de supposer l'existence d'une ouverture à cet endroit.
Remonté sur les lieux, avec l'aide de l'agent Fogg, il avait inspecté ce plancher jusqu'à découvrir le mécanisme caché entre deux lames permettant de déclencher l'ouverture de la trappe, par laquelle il avait pu descendre tranquillement nous rejoindre.
Nous inspectâmes aussitôt le mur : un autre mécanisme, caché dans une moulure, réouvrait cette trappe par laquelle on pouvait aisément remonter en prenant appui sur l'un des coffres.
L'inspecteur Casternade laissa échapper un juron.
« Le saligaud ! Il n'aura agressé la victime que pour détourner l'attention, puis se sera glissé par cette trappe pour dévaliser les coffres pendant que l'on tentait de lui porter secours ! »
Je lui fis remarquer que l'un des coffres était toujours fermé.
« Eh bien, je suppose qu'il comptait sur le bruit que ferait le fait d'enfoncer la porte de la chambre pour accomplir son œuvre, et se sera arrêté lorsque la maison sera redevenue silencieuse. »
Il se tourna vers le garde. « Cette porte était bien fermée au moment où vous avez repris votre poste ?
– Oui, et la clef n'en a à aucun moment quitté ma ceinture. »
L'inspecteur de police me lança alors un regard maussade. « Alors je crains que la fuite de cet animal ne me soit en partie due… après avoir fouillé la chambre, persuadé qu'il ne s'y trouvait plus, je n'ai pas prit la peine d'en faire garder l'entrée. Il n'aura eu qu'à attendre le moment propice pour s'extirper d'ici et disparaître à notre barbe… si seulement vous aviez été là dès le début, ou si j'avais remarqué cette trappe !
– Vous pensez donc qu'il est resté ici à attendre de pouvoir sortir ?
– Quelle autre explication ? Il en aura même profité pour se payer le luxe d'examiner les bijoux et de trier les papiers pour ne garder que les plus chers et les plus faciles à écouler. »
Il se tourna ensuite vers le père de la victime, l'air déterminé. « Mais je rattraperai mon erreur ! Je le retrouverai, soyez-en assuré ! »
Nous quittâmes alors la pièce et nous séparâmes peu de temps après. L'inspecteur partit poursuivre son travail : la connaissance de cette trappe, dont le propriétaire des lieux lui-même ignorait l'existence, supposait que le voleur avait ou connaissait quelqu'un ayant soit habité autrefois cette demeure, soit participé à des travaux ; ou bien s'en était procuré les plans de quelques douteuses manières. Cela faisait donc plusieurs pistes à creuser.
De mon côté, j'avais quelques cours à donner, et Victor en avait plus encore à suivre : je le ramenais donc jusqu'à l'Université. Nous discutâmes quelque peu de cette affaire sur le trajet ; plus encore en nous retrouvant lors du repas de midi, après y avoir réfléchi chacun de notre côté.
Je fus encore surpris de constater la vivacité d'esprit de mon jeune assistant. N'ayant pas à examiner des marques peu visibles, il avait cette fois fait les mêmes observations que moi, et avait cheminé autant que moi dans ses interprétations. Certains détails auxquels je n'avais pas assez accordé d'importance s'étaient avérés plus parlants pour lui, et réciproquement : en combinant nos deux points de vues, nous arrivâmes bientôt à une conclusion fort intéressante.
Mes cours achevés, je retournais, seul, au domicile de la victime pour vérifier quelques hypothèses. L'agent Fogg était parti avec l'inspecteur Casternade, mais les autres agents de sûreté qui occupaient les lieux me connaissaient et me laissèrent entrer sans problème.
Le majordome, qui faisait effectivement la même taille que son employeur, mais dont le doigt ne portait aucune alliance, m'introduisit tout d'abord auprès de monsieur Farlory. Le vieil homme semblait s'être remit de sa stupeur de la matinée, et ne s'inquiétait désormais plus que pour son fils.
« Les médecins disent qu'il est hors de danger, mais qu'il n'est pas encore en état de recevoir des visites. Nous espérons pouvoir aller le voir dans la soirée.
– Ce sera assurément une excellente chose. Je suis certain qu'il se remettra de ses blessures, monsieur, ne vous inquiétez pas pour cela.
– Merci, professeur. Puis-je faire quelque chose pour vous aider à retrouver son agresseur ?
– Me permettre d'examiner de nouveau votre salle des coffres, si cela ne vous dérange pas. Je n'ai, ce matin, pas eu le temps de vérifier quelques détails qui, avec le recul, me paraissent pouvoir nous renseigner sur l'identité du voleur.
– Bien sûr, je vais dire à mon garde de vous laisser passer. Nous n'avons fait que vérifier ce qui manquait ; vous retrouverez la pièce dans le même état.
– Cela me facilitera la tâche. J'imagine que la somme dérobée a été importante ?
– Une bonne part de ma fortune personnelle. Fort heureusement, les titres de propriétés en constituaient la partie la plus importante : en vendant quelques bâtiments, je devrais pouvoir reconstituer mes liquidités.
– Je vous le souhaite, en tout cas. »
Lui adressant un sourire réconfortant, je pris congé pour rejoindre la salle des coffres.
Lors de mon arrivée sur place, la porte était ouverte, et l'un des hommes de l'inspecteur Casternade achevait d'y relever les empreintes. J'attendis qu'il ait terminé en bavardant avec le garde qui demeurait à l'extérieur, sans cependant cesser de surveiller les agissements de l'agent de sûreté, à tout hasard.
« Lorsque vous avez reprit votre poste, après que l'on ait emporté la victime à l'hôpital, vous n'avez rien remarqué de suspect ?
– Rien. Si seulement j'avais su qu'il se tenait juste de l'autre côté… il était très silencieux. Peut-être même s'est-il payé le luxe de dormir un moment…
– Vous-même, j'ai cru comprendre que vous étiez en poste depuis près de vingt-quatre heures… N'avez-vous donc pas besoin de dormir ?
– Oh, je ne fais habituellement que le service de nuit, mais j'ai proposé à monsieur Farlory de rester en poste au cas où les enquêteurs auraient des questions à me poser. Mon collègue qui fait habituellement les journées aurait pu vous ouvrir, mais pas vous répondre, et l'enquête n'aurait pas progressé si vous aviez dû attendre que je me réveille, non ?
– En effet, et c'est tout à votre honneur. Et puisque vous êtes restés pour cela, je ne résiste pas à me montrer curieux : comment vous nourrissez-vous durant votre garde ? Est-ce que d'autres personnels vous apportent vos repas ?
– Non… je suis habitué à manger froid. Dans la journée, les domestiques de monsieur Farlory me préparent les repas, puis les déposent dans ce meuble avant de quitter leur service, ainsi, je peux me restaurer seul sans avoir à quitter mon poste.
– Vous étiez donc le seul occupant de cette maison à demeurer éveillé au moment où le crime a été commis ? »
Il parut quelque peu gêné. « En théorie oui… dans les faits, je crains ne m'être légèrement assoupi cette nuit. Très peu, car j'ai été le premier sur pied après avoir entendu les cris, mais j'ai pu manquer quelques bruits de pas, si c'est ce que vous voulez savoir. »
Je lui adressais un sourire réconfortant. « Cela peut arriver à n'importe qui. Je ne pense pas que vous ayez à vous en vouloir pour cela. »
Puis, comme l'agent de sûreté avait achevé son travail, j'entrais moi-même examiner les coffres, restant sous la surveillance du garde.
Lorsque je revins à l'Université, Victor m'attendait dans mon bureau, et je pus lui faire part de mes découvertes. Cela corroborait nos raisonnements. Puisque nous n'avions plus rien à tenter dans l'immédiat, je proposais de le raccompagner chez lui, mais juste à cet instant, un courrier vint me prévenir que la victime était en état d'être interrogée. Ce fut donc vers l'hôpital que nous partîmes tous deux.
Lorsque nous arrivâmes, l'inspecteur Casternade nous attendait à l'extérieur.
« Ah, Joseph. Vous avez été bien plus brillant que moi sur le début de cette enquête, aussi vais-je vous laisser interroger vous-même la victime.
– Ne vous tourmentez pas ainsi, Al. Vous n'avez commis aucune erreur en ne faisant pas surveiller cette chambre.
– Peut-être, mais je ne serai soulagé que lorsque nous tiendrons notre homme avec certitude. »
Pénétrant dans la chambre d'hôpital, je me présentais à Diego Farlory, notre victime, qui dit être ravi de me rencontrer, même s'il aurait évidemment préféré de meilleures circonstances.
Sans avoir à guider particulièrement notre entretient par mes questions, je l'écoutais me raconter comment il s'était réveillé en sursaut en percevant la présence d'un individus dans sa chambre, et comment, avant d'avoir pu faire un geste, il avait senti une violente douleur au ventre.
« Les médecins disent que j'ai eu beaucoup de chance… aucun des coups n'a touché une zone réellement sensible. Pourtant, je peux vous assurer que sur le moment, j'ai eu plusieurs fois l'impression d'en mourir. »
La supposition initiale de Victor était correcte : blessé, le fils Farlory avait glissé au pied du lit, cherchant à s'y dissimuler, avant de perdre connaissance. Il n'avait pas vu ce qu'avait fait son agresseur ensuite et, compte tenu de l'obscurité de la pièce, était incapable de le décrire physiquement.
« Tout ce que je peux dire, c'est qu'il faisait, je pense, à peu près ma taille… sans doute un peu plus musclé… »
Car Diego Farlory n'était en effet pas particulièrement épais, et l'on l'imaginait sans peine avoir des difficultés à se défendre contre un adversaire ayant l'avantage de l'arme et de la surprise.
Puisqu'il s'était évanoui juste après l'agression, je lui expliquais ce que nous avions découvert dans sa chambre.
« Un passage secret ? »
La surprise était clairement lisible, et franche, sur son visage. J'acquiesçais.
« Eh bien, je ne l'imaginais pas du tout… on connaît finalement peut-être mieux l'extérieur que son propre domicile… »
J'exposais ensuite le raisonnement de l'inspecteur Casternade quant au plan de l'agresseur.
« Oui, sans doute… c'est barbare, mais rusé…
– Oh, je dois reconnaître que cette personne ne manque sans doute pas d'intelligence, en effet. Mais nous allons vous laisser vous reposer, monsieur : nous ne trouverons pas votre agresseur en restant à bavarder avec vous, n'est-ce pas ?
– En effet, professeur. Allez faire votre travail.
– Je le trouverai, ne vous en faites pas. »
Je lui adressais un sourire confiant, puis me levais et me dirigeais vers la porte. Avant que je l'eus franchis, cependant, sa voix m'arrêta de nouveau.
« Quand vous l'arrêterez… pensez à moi et brutalisez-le quelque peu, d'accord ? »
Je me retournais. « Si les circonstances s'y prêtent, je n'y manquerais pas. Reposez-vous bien, monsieur. »
L'inspecteur Casternade et Victor m'attendaient toujours de l'autre côté de la porte, n'ayant rien manqué de notre conversation. Toujours vexé, l'inspecteur de police renchérit à la dernière demande de la victime. Mais entre temps, le vieux banquier était arrivé sur place lui aussi, et nous le laissâmes parler à son fils.
Sitôt que nous nous fûmes tous deux suffisamment éloignés pour être hors de portée de voix, mon jeune assistant me demanda « Que vous ayez, pour l'instant, épargné Farlory, je le comprends, mais pourquoi ne pas avoir dit à l'inspecteur Casternade qu'il faisait fausse route ?
– Vois-tu, mon cher, il vaut parfois mieux ne pas dévoiler ses cartes avant d'avoir de quoi prouver ce que l'on avance. En ce qui nous concerne, j'ai bien peur que de véritables preuves soient encore manquantes. »
En ressortant de l'hôpital, j'arrêtais un infirmier qui se dirigeait vers les salles du personnel.
« Excusez-moi… vous avez dû entendre parler de Diego Farlory ?
– Oui, ils l'ont amené dans la nuit… je n'ai pas eu de détails.
– On l'a changé après s'être occupé de lui. Savez-vous ce que sont devenues ses affaires ?
– Elles auront probablement été jetées… nous conservons les objets personnels, mais pas les habits déchirés et tachés de sang.
– Dommage, j'aurais aimé y jeter un œil… son agresseur peut y avoir laissé des traces importantes.
– Je vais me renseigner. Compte tenu des circonstances, peut-être…
– Si vous les retrouvez, faites-les porter à l'hôtel de police. Adressés à l'inspecteur Casternade, de la part du professeur Holdsom. »
Puis je lui souhaitais une bonne soirée et m'éloignais, toujours accompagné de Victor.
Lorsque nous ressortâmes du bâtiment, le Soleil était sur le point de se coucher. Mon jeune assistant me demanda ce que nous allions faire ensuite.
« Nous ? Il commence à se faire tard, et il semble de rien y avoir à faire pour le moment : je crois plutôt que je vais te ramener chez toi. »
Comme je m'y attendais, il maugréa, mais j'étais responsable de lui et ne pouvais le laisser déambuler toute la nuit dans la ville sans même avoir prévenu ses parents. Et nous n'avions vraiment rien de mieux à faire pour l'instant.
Nous nous dirigeâmes donc vers le véhicule mis à ma disposition par l'Université. Rien d'aussi luxueux que la mancelle évoquée lors de mon premier cours, mais tout de même un véhicule automobile de bonne qualité, avec lequel je pouvais aisément dépasser les cinq lieues de l'heure.
Je préférais, pour ma part, me déplacer en bicycle, et quoi qu'il ne me l'eût pas encore avoué, je soupçonnais Victor de préférer, pour ses propres déplacements, les voitures à cheval, voire les chevaux eux-mêmes. Après tout, il était bien venu en fiacre à notre premier cours – avec les conséquences que l'on sait –, et les fiacres étaient de moins en moins fréquents en ville.
Mais nous avions dû, pour l'heure, céder sur nos préférences, car ce véhicule était le seul dont nous disposions qui soit capable de nous emporter tous deux.
Au moment où j'allais démarrer, cependant, un bruit attira mon attention.
« As-tu entendu ? »
Il secoua négativement la tête, silencieux. Son ouïe, il me l'avait dit, n'était pas meilleure que sa vue – et son odorat était certainement le pire des trois –, mais il écoutait, cherchant à capter ce que moi j'entendais encore. Un doigt superflu sur mes lèvres, je lui fis signe de me suivre.
Il y avait, près de l'hôpital, un vieux bâtiment désaffecté, ancienne résidence qui devait être démolie pour permettre d'agrandir la zone de soins. Les travaux devaient commencer dans le courant de l'année – s'ils n'étaient pas de nouveau repoussés. C'est là que je l'emmenais.
Comme les murs n'abritaient plus que des pièces vides, la porte n'était plus fermée, et nous pûmes aisément nous glisser à l'intérieur, toujours silencieux. Vérifiant du regard qu'il me suivait, je gravis prestement les escaliers jusqu'à parvenir au dernier étage, d'où je cherchais un moyen de gagner le toit.
Ayant compris mon objectif – et peut-être enfin entendu ce bruit caractéristique –, Victor me désigna une fenêtre par laquelle il semblait effectivement aisé de grimper. Je m'y employais aussitôt ; il m'imitât immédiatement après.
Notre irruption sur le toit fut remarquée, cependant, et pendant quelques instants, il n'y eut plus ni bruit, ni mouvement auquel rattacher nos sens. Puis sa silhouette jailli de l'ombre.
Svelte et agile, elle portait toujours ce curieux costume qui l'avait rendu célèbre. La cape qui l'enveloppait donnait à ses mouvements une apparence quasi-surnaturelle, qui n'était pas sans rappeler le vol d'une chauve souris – cela, comme l'étrange signature qu'elle gravait sur les murs après ses œuvres, lui avait valu son surnom : The Lady Bat, celle qui vole dans la nuit.
Ce masque qu'elle arborait dissimulait une bonne partie de son visage, mais ne m'empêchait pas de lui deviner une certaine jeunesse. Elle ne devait pas être tellement plus âgée que Victor ou que l'agent Fogg. Cela ne l'empêchait cependant pas d'être acclamée par une bonne partie de la population ; ni d'être pourchassée par la sûreté.
Car cette demoiselle était une cambrioleuse accomplie : on se souvenait par exemple de la manière dont elle avait magistralement, et sans blesser personne, vidé les coffres d'un riche commerçant que l'on soupçonnait, mais sans pouvoir le prouver, d'avoir mis le feu à l'un de ses propres ateliers pour toucher la prime d'assurance. Le lendemain, la somme exacte dérobée lors de ce vol – qui dépassait de loin la prime en question – était versée, à titre de don anonyme, à l'orphelinat qui avait recueilli les enfants de l'ouvrier mort accidentellement dans l'incendie.
L'inspecteur Casternade ne s'occupait pas des affaires la concernant, mais plusieurs de ses collègues m'avaient demandé personnellement de l'aide à son sujet – aide que je leur avais, par principe, toujours refusé.
« Professeur Holdsom. Vous êtes là pour Diego Farlory, je suppose.
– En effet. Et vous-même ?
– J'avais… à faire, dans le secteur. Rien qui vous concerne, pour cette fois.
– Je ne serai donc pas surpris de découvrir un nouveau vol dans les journaux de demain. Puis-je vous poser une question ?
– Puisque vous venez de le faire, je suppose que vous en avez la capacité, oui. »
Je souriais. Ce n'était pas la première fois que je me trouvais en sa présence, et le ton acide qu'elle employait envers moi m'avait toujours amusé.
« Admettons que je veuille endormir quelques temps la vigilance d'une personne… disons, sans qu'elle en ait nécessairement conscience. Comment pourrais-je procéder ?
– Oh. L'un de vos agents de sûreté vous poserait-il problème ? »
Elle me dévisagea un instant, amusée à son tour, puis redevint sérieuse.
« De l'éther sulfurique. J'y ai déjà eu recours : la personne peut croire s'être simplement légèrement assoupie, et cela ne cause rien de plus que quelques nausées… Il y a d'autres procédés, mais ce produit présente peu de risques et s'obtient auprès d'un pharmacien sans éveiller l'attention.
– Merci…
– C'est toujours un plaisir, professeur. Autre chose, ou puis-je retourner à mes activités ?
– J'aimerais vous en dissuader, mais je crains de ne pas y parvenir.
– Si vous essayiez, vous pourriez constater que je connais des moyens plus… douloureux de se débarrasser d'un gêneur.
– Je n'en doute pas. »
Elle s'inclina devant moi dans un simulacre de révérence, adressa un signe de tête doublé d'un « Jeune homme. » à mon assistant, puis tendit le bras, et l'arme qu'elle tenait dans sa main fit feu : un câble terminé d'un crochet fut propulsé vers un bâtiment voisin, produisant le sifflement caractéristique qui avait, quelques minutes plus tôt, attiré mon attention ; puis le mécanisme d'enroulement s'enclencha, l'entraînant gracieusement dans les airs.
Victor, qui s'était tu pendant toute notre conversation, la regarda disparaître, puis se tourna vers moi, surpris.
« Vous la connaissez ?
– Ses méthodes diffèrent des miennes, mais nous avons les mêmes adversaires. Nous nous sommes mutuellement rendu service une fois ou deux.
– Est-ce que… ?
– Je l'ai déjà vu ôter son masque ? Non. Mais j'ai quelques suppositions quant à sa réelle identité. »
Il n'insista pas pour les connaître, mais regarda de nouveau dans la direction dans laquelle elle s'était envolée.
« Si l'on m'avait dit ce matin que je la rencontrerais, je ne l'aurais pas cru.
– Nous avons de la chance d'être tombés sur elle. Je vais tout de même faire quelques recherches sur les soporifiques, mais l'avis d'une experte est toujours le bienvenu.
– Vous pensez que c'est bien le produit… ?
– Ma foi, cela semble correspondre. Je vérifierai cela. »
Nous retournâmes jusqu'à notre véhicule, et il ne protesta cette fois pas lorsque je le ramenais à son domicile. Sitôt de retour dans le mien, je mettais en route mon phonographe et me plongeais dans les ouvrages traitant de produits médicaux. Lorsque j'allais me coucher, je commençais à être persuadé que l'intuition de notre roussette était la bonne. Mes recherches complémentaires du lendemain le confirmèrent d'ailleurs.
Lorsque Victor se présenta à mon bureau ce cinquième jour de vendémiaire, je ne m'y trouvais pas seul : l'un de mes collaborateurs préférés m'y avait déjà rejoint.
« Victor, je te présente Doyle. Doyle, voici Victor, mon assistant. »
Le garçon – il avait, je crois, une douzaine d'années – se leva brusquement et salua. « Bonjour, m'sieur ! »
Victor sourit et lui indiqua qu'il préférait qu'on l'appelle par son prénom. Doyle salua de nouveau. « D'accord, m'sieur ! »
Je leur fis ensuite signe à tous deux de s'asseoir. « Je venais d'exposer à Doyle ce que ses camarades et lui devaient rechercher. J'offre deux sous à chacun de ceux qui participeront, et deux de plus à celui qui me retrouvera la personne concernée.
– On vous le trouvera, m'sieur !
– Je n'en doute pas : vous trouvez toujours. »
Je me levais, plaçais le papier que je tenais dans la machine à polycopier, puis enclenchais à plusieurs reprises le lourd mécanisme d'impression pour en tirer une reproduction exacte que chacun de ces enfants pourrait emporter avec lui.
« Ce dessin montre à quoi ressemble la personne dont je vous ai parlé. Distribue-le à tes camarades, cela devrait vous aider dans vos recherches. »
Il prit la pile de papiers que je lui tendais, les plia, et les glissa dans sa poche. « Merci, m'sieur !
– Est-ce que tu as d'autres questions ?
– Aucune, m'sieur !
– Alors au travail, jeune homme. Prévenez-moi dès que vous aurez trouvé. »
Il se leva, salua une troisième fois, et se sauva.
Victor regarda le garçon courir vers l'extérieur, puis se tourna de nouveau vers moi.
« J'ai déjà plusieurs fois fait appel à Doyle et à sa bande. Ces garçons passent déjà leur temps à courir par toute la ville : cela ne surprend donc personne de les voir, et ils n'attirent pas l'attention. En outre, on répond facilement à leurs questions, et sont donc très efficace pour certaines recherches.
– Et ça leur fait un peu d'argent de poche, ce dont ils ne se plaignent pas, je suppose.
– En effet. Et comme je l'ai dit, ils trouvent toujours – ou presque – ce que je leur ai demandé. »
J'espérais fortement qu'ils trouveraient cette fois encore, car c'était sans doute notre meilleure chance de prouver que le coupable était bien celui que nous imaginions – et sans une preuve solide, même l'inspecteur Casternade ne nous croirait certainement pas.
Je réalisais soudain à quel point avait été lourd, lors de plusieurs de mes enquêtes précédentes, d'être le seul à percevoir la vérité à des moments où elle semblait contraire même au plus élémentaire des bons sens. Je pouvais aujourd'hui partager mes informations avec Victor – en fait, je n'aurais peut-être même pas encore trouvé sans lui –, et par cela, ma tâche n'en était que plus facile à porter.
Mon jeune assistant brillait d'une sorte de confiance, de certitude innocente que nous ne pouvions échouer, qui m'empêchait de douter de notre succès. Doyle trouverait ; ou l'un de ses jeunes compagnons le ferait à sa place. L'autre preuve majeure jouerait pour nous. Il ne nous échapperait pas.
« Que faisons-nous, maintenant ?
– Eh bien, nos filets sont tendus, nous ne pouvons guère autre chose qu'attendre que le poisson vienne y mordre…
– Cela peut être long. Nous n'avons vraiment rien à faire d'autre que d'attendre ?
– Eh bien, je suppose que nous pouvons aller rendre visite à l'inspecteur Casternade, et voir s'il a, de son côté, avancé. Te reste-t-il des cours ?
– Plus pour aujourd'hui.
– Alors allons-y dès maintenant. »
Lorsque nous y arrivâmes, l'hôtel de police semblait l'objet d'une agitation hors de coutume. Il s'y trouvait moins d'agents de sûreté qu'à l'ordinaire, et ceux qui étaient sur place semblaient anormalement énervés et occupés.
En nous reconnaissant, l'agent Fogg s'éloigna de ses collègues pour venir à notre rencontre. L'inspecteur Casternade, nous le lui demandâmes, était dans son bureau ; il nous accompagna jusqu'à celui-ci. Pendant que nous nous y rendions, je ne résistais pas à questionner notre guide.
« Que se passe-t-il ?
– Il y a eu un vol…
– Tout cela pour un simple vol ?
– Pas si simple que ça… il porte sa signature. À elle.
– Oh. » Victor et moi échangeâmes, aussi discrètement que possible, un regard amusé. « Où était-ce ?
– Au musée situé près de l'hôpital. La moitié des hommes essayent de comprendre comment elle s'y est prise.
– Et l'autre moitié ?
– Ils essayent de trouver ce que les responsables du musée ont commis de répréhensible pour qu'elle s'en prenne à eux. »
L'inspecteur Casternade nous accueillit d'un air, lui aussi, préoccupé. Mais c'était, dans son cas, à propos de notre affaire.
« Ah, Joseph. Vous tombez bien : mes hommes viennent de finir l'étude de nos empreintes digitales.
– À votre expression, je devine que les nouvelles ne sont pas bonnes.
– En effet. Nous avons relevé les empreintes des deux Farlory, père et fils, pour comparaison, et toutes celles que nous avons relevés sur les lieux leurs correspondent.
– Pas la moindre empreinte extérieure ? Même du garde ou du majordome ?
– Pas la moindre. Vous savez comme moi que la sûreté ne reconnais pas encore officiellement cette méthode d'identification : j'escomptais que le succès de cette affaire permettrait de convaincre ma hiérarchie de son intérêt ; hélas, dans ces conditions…
– Cela viendra. Une prochaine affaire vous donnera cette occasion, ne vous en faites pas.
– Si les malfaiteurs se mettent à porter des gants avant même que nous commencions, j'en doute.
– Al, vous savez comme moi que ça ne se produira pas. The Lady Bat et notre homme sont assez intelligents et cultivés pour y penser ; tous ne sont pas dans ce cas. Et seuls ceux qui préméditent leurs actes peuvent prévoir de prendre de telles précautions.
– Je l'espère, en tout cas. Au fait, un courrier de l'hôpital a apporté un paquet de votre part.
– Excellente nouvelle. Puis-je vous demander des précisions sur la disposition des empreintes que vous avez trouvé ? »
L'inspecteur haussa les épaules. « Quel intérêt ? Enfin, si cela vous intéresse… Sur la trappe, évidemment, pas d'empreinte, ni d'un côté, ni de l'autre. Sur l'arme du crime, les deux : le fils aura tenté de retirer le couteau de ses blessures, sans y parvenir, et le père aura achevé le geste en venant à son secours. Les papiers retrouvés au sol comptaient également les deux jeux d'empreintes. Sur les coffres eux-mêmes, en revanche, seules celles du père était présentes.
– Oui, cela… correspond approximativement à ce que j'avais imaginé. »
J'allais poursuivre, lorsqu'un agent de sûreté, manifestement essoufflé, et se frottant douloureusement le crâne, fit irruption dans le bureau où nous nous trouvions. « Inspecteur ! »
Celui-ci se tourna vers le nouveau venu, l'air surpris. « Que se passe-t-il ?
– La victime… elle vient d'être enlevée ! »
Nous nous regardâmes tous, stupéfaits. Il fallut un instant pour que l'inspecteur Casternade se ressaisisse, et propose un siège au nouveau venu. « Racontez-nous. »
L'agent de sûreté se laissa tomber sur le siège en question, et mit encore plusieurs longues secondes avant de reprendre son souffle et de prendre la parole.
« Je montais la garde devant sa chambre comme vous l'aviez demandé. La victime a passé un long moment à lire, son père lui ayant apporté plusieurs ouvrages la veille au soir. Elle a cependant fini par s'assoupir, et le livre qu'elle tenait à la main a fini par tomber au sol. Comme il s'agissait d'un beau livre, je me suis dit qu'il serait dommage de l'abîmer : je suis donc entré dans la chambre pour le ramasser et le refermer correctement. L'assassin devait veiller à l'extérieur, car sitôt que je me suis penché, après avoir tourné le dos à la porte j'ai reçu un violent coup sur le crâne qui m'a fait perdre connaissance. Lorsque j'ai repris mes esprits, la victime avait disparue. »
Je demeurais un instant silencieux, surpris par la nouvelle. Était-il possible que je me sois trompé, ou bien… ?
Victor hésita moins longtemps que moi. « Est-ce que la victime a reçu une visite dans la journée ?
– Seulement le médecin et quelques infirmiers.
– L'un d'entre eux lui a-t-il parlé de l'enquête, ou l'avez-vous fait vous-même ?
– Moi non… mais je crois me souvenir qu'un infirmier a tenté de le rassurer en lui disant que vous trouveriez le responsable… il a mentionné un paquet que l'hôpital vous avait fait envoyer… »
Bien sûr. Pour cette fois, l'élève avait surpassé le maître, et ce qui aurait pu provoquer la fin de nos suppositions en fut en fait la meilleure des confirmations. Je me tournais aussitôt vers l'inspecteur Casternade.
« Envoyez immédiatement des patrouilles au domicile Farlory et dans le reste du quartier.
– Vous pensez… Que doivent-ils rechercher ?
– Diego Farlory. »
L'inspecteur hésita un instant, et nous dévisagea Victor et moi l'air de chercher à saisir une vérité qui, à lui, échappait encore. N'y parvenant pas, il décida cependant de nous accorder le bénéfice du doute et sortit brusquement de son bureau pour alerter ses hommes.
Lorsqu'il revint, quelques instants plus tard, il était accompagné d'un jeune garçon, qui semblait avoir approximativement l'âge de Doyle.
« J'ai croisé celui-ci en descendant. Il vous cherchait. »
Je me tournais vers l'enfant. « Vous n'avez pas eu le temps de commencer à chercher.
– Pas eu besoin, m'sieur. On a essayé de vous rejoindre aussitôt dans votre bureau, mais vous veniez de partir, alors comme on nous a dit que vous étiez ici, j'suis venu : j'ai reconnu le type sur votre papier. C'est moi qu'il a chargé de la course.
– Tu pourrais en témoigner ?
– Ça veut dire quoi, “témoigner” ?
– Mettre par écrit ce que tu viens de me dire – un des agents s'en chargera si tu ne sais pas écrire –, le signer, et répéter ça sous serment devant un juge si on te le demande.
– Sous serment ? J'vais pas cracher par terre dans un bureau, mais à part ça, j'veux bien. »
Deux sur deux. Nous tenions enfin nos preuves. L'affaire allait se terminer ici et maintenant – pour partie, du moins, car nous ne tenions pas encore physiquement le coupable.
L'inspecteur Casternade, qui avait écouté notre échange en silence, s'impatienta. « Allez-vous m'expliquer ?
– Ayant acquis la certitude que notre homme avait utilisé un soporifique – c'était bien de l'éther sulfurique ? » Notre petit coursier opina gravement du chef. « …j'ai envoyé ces garçons rechercher le pharmacien auprès duquel il se serait fourni, ou le coursier qui serait allé l'acheter pour lui.
— Comment espériez-vous qu'ils parviennent à l'identifier ?
– Je leur avais donné, à chacun, un dessin que j'avais fait de l'apparence supposée du responsable. »
Sur mon invitation, le garçon sortit le papier de sa poche et le tendit à l'inspecteur. Celui-ci le déplia et l'observa, perplexe, avant de regarder lui.
« Comment t'appelles-tu ?
– Leblanc, m'sieur.
– Eh bien, Leblanc, tu serais donc prêt à jurer que cet homme t'a envoyé chercher auprès d'un pharmacien une dose conséquente d'éther sulfurique ?
– J'peux même vous donner le jour, l'heure, et le nom du pharmacien.
– Tu reconnaîtrais l'homme lui-même s'il se tenait devant toi ?
– Bien sûr, m'sieur. Montrez-le moi, vous verrez.
– Bien, dans ce cas, nous allons mettre ça par écrit. »
Il adressa un signe de tête à l'agent de sûreté qui se tenait encore avec nous, lequel sortit avec l'enfant pour aller prendre sa déposition. L'inspecteur continuait, quant à lui, de fixer le papier déplier sur lequel était tracé mon ébauche grossière du visage de Diego Farlory.
« J'espère que vous êtes conscient, Joseph, que ce que vous semblez vouloir m'annoncer est très difficile à croire. Certes, la victime a pu acquérir de l'éther sulfurique, mais cela peut n'avoir strictement aucun lien avec notre affaire. D'ailleurs, quel est le lien que vous envisagez ?
– Eh bien, avant de répondre à cette question, je dois vous expliquer quel est le raisonnement qui nous a permit, à Victor et à moi, de soupçonner que la victime elle-même pourrait être l'auteur de ce qui semble être un crime contre elle-même.
– Pour ça, je vous écoute… j'espère que vous serez convainquants. »
J'hésitais un instant pour choisir les termes adaptés. « L'explication que vous aviez formulé sur les lieux avait toutes les apparences de la vérité, ou presque, et nous avons failli nous y prendre nous aussi. C'était en fait ce qu'un esprit aussi brillant et retors que celui qui a pu imaginer tout ceci voulait que nous pensions.
– Et qu'est-ce qui clochait, d'après vous ?
– Le coffre demeuré fermé. Certes, l'explication que vous avez avancé aurait pu être satisfaisante… cependant, il y a un détail que vous n'avez peut-être pas remarqué, et auquel, d'ailleurs, sur le moment, personne n'a prêté attention : il était le plus proche de la trappe. C'est sur lui que Victor a prit appui pour descendre de la chambre, et sur lui, sans doute, que le voleur a prit appui pour y remonter. S'il craignait d'attirer l'attention, pourquoi n'avoir pas commencé par forcer le coffre le plus proche de lui ?
– Il pouvait avoir prévu, justement, de terminer par celui qui serait le plus proche de sa route de fuite – ce qu'il semble avoir fait.
– L'objection nous est également venue à l'esprit. Mais dans ce cas, pourquoi s'être arrêté en route ? Il avait commencé à forcer la serrure : même alors que la maison était emplie d'agents de sûreté, personne à part lui ne connaissait l'existence de cette trappe : il aurait pu achever son travail, puis s'enfuir pendant que l'on serait occupés à ouvrir la porte de la salle des coffres.
– C'eut été audacieux… mais je vous l'accorde, autant que de rester tranquillement dans la salle des coffres en attendant un moyen de sortir qu'il n'avait aucun moyen de prévoir, ne pouvant voir à travers les murs.
– Exactement. Aussi nous sembla-t-il particulièrement improbable que ce coffre demeuré fermé fut par hasard précisément celui dont le contenu, fait de titres de propriétés, était le plus délicat à écouler, car la vente d'une propriété demande un acte officiel, au contraire de celle d'un bijou ou d'une obligation au porteur.
– S'il connaissait le contenu des coffres, il n'aurait même pas prit la peine de tenter de forcer la serrure… sauf pour nous induire en erreur en faisant croire que ce n'était pas le cas, en effet. Votre explication tient debout, jusque là, mais tout de même… »
« Le contenu de ce coffre avait une autre particularité : il permettait au banquier de reconstituer sa fortune personnelle. Ce qui signifiait que notre homme pouvait conserver pour des usages personnels la somme colossale dérobée lors de ce vol sans que les membres de la famille Farlory n'en soient lésés dans leur train de vie. Cet argent appartenant au père, et non au fils, ce dernier était donc doublement gagnant s'il empochait le fruit du vol.
– Et vous pensez qu'il serait allé jusqu'à se poignarder lui-même pour cela ?
– Cela paraît effectivement difficile à croire… mais quelle meilleure manière de se poser en victime insoupçonnable d'un vol dont il aurait, par la simple présence de la trappe dans sa chambre, que nous aurions finis par trouver, pu être accusé ?
– Cependant, à l'hôpital, quand vous lui avez annoncé la présence de cette trappe, sa surprise m'a paru sincère.
– À moi aussi. Et je pense qu'il était effectivement surpris. Mais parce que nous avions découvert, dès le premier jour, un point crucial qu'il espérait nous voir mettre longtemps à trouver, et non pas parce que nous lui apprenions son existence.
– C'était tout de même un terrible risque qu'il prenait…
– Pas nécessairement. Les médecins ont dit qu'il n'avait été que très légèrement atteint, comme s'il avait su où frapper pour que cela semble spectaculaire, mais que cela laisse le moins de séquelles possible. Si nous fouillons dans son passé, je suis certain que nous y trouverons quelque chose ressemblant à une formation médicale. Il était, après tout, suffisamment qualifié pour savoir que c'était d'éther sulfurique qu'il aurait besoin.
– Nous en revenons donc à votre fameux produit. Quel rôle a-t-il joué, d'après vous ?
– Eh bien, puisqu'il ne pouvait commettre le vol au moment où celui-ci semblait s'être déroulé, étant allongé, blessé, au sol ; et qu'il n'a ensuite quitté l'hôpital que tout récemment, il a nécessairement dû procéder plus tôt.
– Après que son père et lui aient fini leurs comptes, et que la maisonnée se soit endormie. Donc entre minuit et deux heures et demie cette nuit-là.
– C'était aussi ma conclusion. Or, j'ai interrogé le garde : il dit s'être légèrement assoupi à ce moment. Notre voleur se sera plutôt débrouillé pour l'endormir puis, certain de ne pas être dérangé, se sera introduit par la trappe pour mettre en scène la salle des coffres. Connaissant, sans doute, les combinaisons, il n'aura pas eu besoin de faire de bruit pour les ouvrir, ni pour leur infliger des dégâts davantage destinés à nous tromper qu'à forcer réellement les serrures.
– Et qu'aurait-il fait du butin, selon vous ?
– Son temps était limité : il l'aura sans doute dissimulé à proximité. Soit ailleurs dans la maison, soit quelque part aux alentours.
– Et c'est pour cela que vous m'avez fait envoyer des hommes près de son domicile : pour le cueillir lorsqu'il viendra rechercher son butin. »
L'inspecteur Casternade, je le sentais, commençait à être convaincu par mes explications. Cependant, il ne l'était qu'à titre personnel.
« Cela se tient, mais le seul témoignage de votre gamin des rues ne suffira pas à établir la vérité devant un tribunal. Pour un jury, il sera la victime, et non le coupable.
– C'est là qu'intervient le paquet que vous avez reçu de l'hôpital. Pouvons-nous le voir ? »
Il l'envoya chercher aussitôt. « Cette idée-ci ne nous vient que de mon assistant, aussi vais-je lui laisser le soin d'apporter la preuve définitive. »
Victor, quelque peu intimidé, s'approcha du paquet et l'ouvrit.
« Les vêtements de nuit qu'il portait au moment du crime ?
– Exactement. Voyez-vous, je me suis dit que s'il avait été capable de se poignarder lui-même pour échapper aux soupçons, il aurait certainement prit d'autres précautions. Or, son père nous a affirmé, en reconnaissant le professeur, qu'il avait lu tous ses livres. Je me suis souvenu de cette affirmation, et j'ai été, sans doute, avantagé par le fait que je ne connaissais qu'un seul des livres en question : celui qui traitait des empreintes digitales.
– Et vous en avez déduit que, s'il avait lu ce livre comme les autres, il aurait prit la précaution de porter des gants.
– Certainement. D'une part parce que nul n'était censé avoir touché la trappe, et d'autre part parce qu'il était probable que seul son père ait manipulé les coffres eux-mêmes – ce que le relevé d'empreintes a d'ailleurs confirmé. Puisqu'il n'a pas utilisé son propre couteau, j'ai supposé qu'il n'aurait pas utilisé ses propres gants non plus : il devait donc s'arranger pour faire disparaître ceux dont il s'est servi.
– Il pouvait, tout simplement, les laisser avec son butin.
– Bien sûr. Mais n'oubliez pas qu'il devait laisser son butin à proximité : si jamais ce dernier venait à être découvert pendant qu'il était à l'hôpital, on aurait pu le retrouver, et peut-être y relever ses empreintes, puisqu'il n'a pas pu ne pas toucher les gants eux-mêmes. En les en séparant, il faisait en sorte que même si l'on retrouvait le butin, on n'ait aucun moyen de remonter jusqu'à lui… et donc, dans le pire des cas, son opération n'aurait rien changé à sa situation.
– Vous pensez donc qu'il s'est débarrassé de ses gants… dans ses vêtements ?
– Il espérait, je suppose, qu'on n'y fasse pas attention, et qu'ils soient détruits parce qu'inutiles. Un infirmier nous a confirmé que c'était ce qui se passait habituellement. »
Le jeune homme commença alors à examiner sous nos yeux le linge taché de sang, et y découvrit effectivement, fixée à l'intérieur, juste sous la blessure, la paire de gants recherchée.
« Quand l'infirmier l'a averti que ses habits vous avaient été envoyé, il a compris que son plan n'avait pas marché et que nous allions découvrir son astuce. Il aura donc fait semblant de dormir, pour attirer l'agent de sûreté qui gardait sa porte, puis l'aura assommé lui-même pour prendre la fuite, simulant son propre enlèvement en espérant gagner du temps. »
Tout était dit, et cette dernière preuve acheva de convaincre notre inspecteur.
« Quel… saligaud. Dire que j'étais persuadé de m'être fait avoir, je n'imaginais pas que ce soit à ce point-là. »
Je me sentis obligé d'intervenir. « Finalement, c'est moi, et non vous qui, par mon manque de précaution, suis responsable de sa fuite. Si j'avais seulement j'avais pensé à dire au personnel de l'hôpital de ne surtout parler à personne de ce paquet, ou si je vous avais exposé nos suppositions plus tôt…
– Je vous retourne vos propres paroles, Joseph : ne vous tourmentez pas ainsi ; vous n'avez commis aucune erreur. Les infirmiers n'auraient sans doute pas vu la nécessité de tenir leur langue devant la victime, et moi-même, sans la preuve et le témoignage que vous venez de m'apporter, je ne vous aurais certainement pas cru. Il a été très fort en imaginant tout cela, et vous l'avez été plus encore en le démêlant aussi vite. Mais même vous ne faites pas encore de miracles.
– Oui… nous avons eu de la chance de trouver ces preuves, mais il en a eu plus encore d'être mis au courant et de pouvoir s'enfuir. Ce n'est pas quelque chose sur lequel nous pouvions agir…
– N'oubliez pas que nos hommes sont partis sur place. S'il doit prendre la fuite, il ne le fera sûrement pas sans essayer de récupérer son butin, et alors nous le coincerons. »
Mais nous n'eûmes aucune bonne nouvelle des policiers envoyés sur les lieux. Peut-être étaient-ils en nombre insuffisant, compte tenu des effectifs déjà employés à se concentrer sur le vol du musée, qui avaient été dépêchés par toute la ville avant que l'inspecteur Casternade n'ait pu les envoyer sur place. Peut-être, connaissant mieux le quartier, notre homme fut-il simplement le plus fort, ou bien ne se risqua pas à venir rechercher son butin. Toujours est-il qu'il demeura insaisissable.
La famille Farlory s'en remit très bien, n'ayant eu qu'à vendre quelques-unes de ses propriétés pour retrouver son train de vie originel, mais raya, après l'exposé des preuves, le nom de Diego de ses archives familiales. S'il affectait de ne plus reconnaître son fils, je crois que le vieux banquier lança néanmoins plusieurs détectives privés à sa poursuite.
Les jours s'écoulaient, et nous reprîmes nos activités, moi de professeur, et Victor d'étudiant. Par la suite, d'autres cas se présentèrent à nous, et il me seconda de nouveau comme il l'avait fait lors de cette première affaire. Extérieurement, son enthousiasme et cette confiance innocente ne semblèrent pas être affectées par cette demi-victoire où le coupable, quoiqu'identifié par nous, avait pu s'enfuir en emportant son butin.
Plusieurs fois, cependant, nous reparlâmes de cette affaire et de la façon dont elle s'était conclue.
« Vous croyez que nous le retrouverons un jour ?
– Le retrouver et l'arrêter, je l'espère. En tout cas, nous entendrons de nouveau parler de lui. Quand un esprit aussi brillant et retors que celui de Diego Farlory se lance dans le crime, ce n'est pas pour s'arrêter en si bon chemin. »