§ Posté le 10/05/2015 à 1h 15m 37
– Dis-moi, Gil… que penses-tu de Merlin ?
– C'est une question étrange… Merlin est Merlin, non ? Prestidigitateur de talent, guérisseur hors pair… et sans doute le meilleur barde qu'ait connu le Royaume de Bretagne depuis Taliesin au front radieux.
– Oui ; de cela, bien sûr, nous ne pourrons déconvenir. Mais, veux-je dire, que penses-tu de l'homme ? De sa façon d'être et de ses motivations ?
– Je ne sais pas trop… Il est arrivé au service de Gorloët, puis d'Uther, en tant que druide, prêtre de la foi celte. Pourtant, par la suite, il a montré pour certaines quêtes chrétiennes plus d'enthousiasme que la plupart des chevaliers chrétiens…
– J'ai eu beaucoup de mal à me faire une idée à ce sujet, moi aussi. Mais je crois enfin avoir compris quelles étaient ses buts.
– Vraiment ? Je t'écoute, dans ce cas.
– Pas encore, pas encore… nous en reparlerons un peu plus tard, si tu veux bien. Mais puisque tu m'écoutes, laisses-moi te conter un peu ceci…
L'Ordre de la Table Ronde, fondé par Uther Pendragon, réunissait les meilleurs et les plus fidèles de ses compagnons d'armes. Uther lui-même, bien sûr, était du nombre ; mais il se plaisait à considérer les autres comme ses égaux. À ses côté se tenaient les deux frères, Ban de Beonïc et Bohort de Gaunes, venus d'Armorique ; Loth des Orcades et son épouse Morgause, la magicienne ; le jeune Uriens de Galle ; Pellinore et Leodegrance ; Sagramor l'Impétueux ; Claudas ; et Bedwyr Bedrydant.
Des douze membres qu'avait compté l'Ordre lors de sa création, seul manquait Gorloët, tombé au cours de la guerre contre les saxons ; mais Ygerne, épouse du Haut Roi et Duchesse de Cornouailles, avait repris la place de son défunt époux à la table. On prétend qu'elle avait insisté pour que le jeune druide ayant donné les derniers sacrements à son premier mari et secouru celui qui allait devenir son second rejoigne l'Ordre, mais la Table Ronde ne comptait que douze places, toutes déjà occupées ; et de toute façon, Merlin avait décliné.
« C'est trop d'honneurs pour le simple druide que je suis, mes seigneurs ; un jour, peut-être, aurais-je ma place parmi vous, mais je n'en ai pour l'instant pas l'étoffe.
– Dit-il alors que ses prouesses d'il y a quelques mois surpassent presque celles de certains d'entre nous !
– Je n'ai fait que mon devoir, sire. »
Quoique Merlin se soit montré particulièrement humble, il était indéniable que ce qu'il avait effectué au cours de la guerre impressionnait beaucoup les dix chevaliers et les deux dames qui lui faisaient face. Uriens, en particulier, quoique sa vaillance hors du commun lui ait valu sa place parmi les meilleurs alors qu'il était à peine à l'âge où l'on est ordonné, semblait considérer le barde avec au moins autant de révérence qu'il ne considérait le Roi.
Merlin était arrivé sur le sol de Bretagne en même temps que Ban et que Bohort. Si les deux chevaliers venaient répondre à l'appel de leur suzerain, afin de réunir le Conseil et de décider ce qu'il convenait de faire face aux affronts saxons, lui était pour sa part venu pour porter à Gorloët une arme que ce dernier avait fait forger par les meilleurs artisans d'Armorique. Fervent croyant, le Duc de Cornouailles avait en effet émit le souhait de manier une arme bénie par les druides dans l'ancienne forêt de Brocéliande, et Merlin, héraut de son ordre, avait traversé la mer pour porter Excalibur à son propriétaire légitime.
Mais, hélas, avant que les trois hommes et leur suite ne parviennent à Caerleon, où devait se tenir le conseil, l'offensive saxonne était devenue une véritable guerre, au cours de laquelle Gorloët devait trouver la mort. Uther en personne avait récupéré l'arme, jurant de s'efforcer d'en être digne, et Merlin était demeuré à ses côtés depuis lors.
Cinq mois s'étaient écoulés depuis la mort du Duc, et le ventre de la Reine s'arrondissait maintenant à vue d'œil. Et Merlin s'était présenté au Conseil pour demander l'autorisation de s'en retourner auprès des siens.
« Les miens me manquent, sires ; et, une paix durable étant revenue en vos royaumes, vous n'avez plus besoin de mes services. Si toutefois une nouvelle guerre se présentait, je reviendrais vous prêter mes humbles talents ; mais j'aimerais, pour l'heure, retourner séjourner à l'ombre des arbres qui m'ont vu grandir. »
Cette supplique attira, de la part de l'un des chevaliers, une remarque moqueuse.
« Des arbres, vraiment ? Vous autres druides avez sans doute des penchants particuliers ; mais j'incline à penser que c'est davantage une bonne amie qui te manque, pas vrai ? »
Le Roi ouvrit la bouche pour réprimander son chevalier, mais Ban de Beonic, qui connaissait bien le barde, réagit plus promptement encore.
« Paix, Claudas. Merlin a ses raisons, et nous expose celles qui lui conviennent. Il ne nous appartient pas de le questionner sur ce qu'il préfère taire. Du reste, j'ai moi-même une bonne amie que j'aimerais retrouver, et si notre compagnon désire rentrer en ses terres, je suis tout prêt à l'accompagner pour regagner les miennes. »
Bohort soutint son frère dans son désir de retour : ils étaient partis avec l'éventualité d'un séjour prolongé par les combats, mais leur tâche avait été menée à bien, et ils avaient désormais davantage leur place de l'autre côté de la mer. Les autres chevaliers convinrent qu'il était inutile de les retenir davantage, et que les préparatifs du départ seraient lancés dans l'heure.
Avant cela, cependant, et tant qu'ils étaient tous réunis, ils avaient des affaires à discuter en Conseil. Merlin ayant décliné leur offre de rejoindre l'Ordre, il fut prié de quitter la salle où se dressait la Table Ronde, pour laisser les pairs du royaume deviser en paix. C'est en sortant de cette salle qu'il la rencontra pour la première fois.
Les enfants des chevaliers s'amusaient à gambader dans les couloirs, et souvent s'approchaient de la porte derrière laquelle leurs aînés débattaient. Non des moindres, il y avait là Gawain, le fils de Loth et de Morgause. Du haut de ses cinq ans, il était déjà grand pour son âge et ne dépareillait pas aux côtés de jeunes gens plus âgés. Merlin et lui avaient déjà conversé à plusieurs reprises, et c'est lui qui, en le voyant sortir, vint le premier à sa rencontre.
Mais il y avait aussi Morgane, enfant qu'Ygerne avait eu de son premier époux. Elle avait deux ans à peine, plutôt menue pour sa part, mais les autres enfants la laissaient gambader avec eux sans difficulté et lui témoignaient, à leur façon, les égards dûs à la fille de la Reine.
Merlin avait entendu parler d'elle, bien sûr ; mais, plus souvent auprès des chevaliers que des dames, il ne l'avait encore jamais rencontrée. Et il ne la remarqua d'abord pas lorsque la joyeuse bande, Gawain en tête, s'en vint lui réclamer de faire usage de ses talents pour les divertir.
Merlin était barde en même temps que druide, et il ne fallait guère le prier pour qu'il sorte sa lyre et entonne quelque chant sacré on quelque conte des temps anciens. Mais il était surtout prestidigitateur, capable de faire accroire avec ses mains que la magie était une chose de ce monde ; et c'était ce métier-là, bien sûr, qui enthousiasmait le plus son jeune public.
Après avoir chanté quelques ballades et avoir charmé son auditoire par sa musique, il se mit donc en devoir de leur donner ce qu'ils désiraient, et commença quelques tours simples, par lesquels il mit leur attention à rude épreuve.
« Lorsque vous serez chevaliers, l'acuité de votre regard sera pour vous aussi indispensable que ne le sera la force et l'habileté de votre bras. Pour battre vos adversaires, vous devrez pouvoir deviner, à leur façon de bouger, quels coups ils s'apprêtent à porter, afin de savoir comment riposter. Suivez mes doigts des yeux : si vous parvenez à comprendre où disparaît la pièce que je tiens en main, je vous l'offrirai. »
Les premières fois, il fut clément. La pièce s'égara dans ses manches, dans son chapeau au fur et à mesure de ses mouvements, mais toujours il leur laissait le temps de voir et de répondre. Gawain, en particulier, acquis là ce qui était à ses yeux d'enfant une fortune, bien que ce ne fut qu'une modeste somme pour le barde. Puis vint le moment où celui-ci décida de mettre réellement les jeunes gens en échec.
La pièce qu'il maniait disparut si mystérieusement entre ses doigts que les jeunes gens se regardèrent perplexes, incapable de dire où le druide l'avait dissimulé. C'est alors que la petite voix d'une fillette s'éleva, sûre d'elle.
« Elle est dans ta lyre. »
Merlin posa un bref instant un regard surpris sur l'enfant qui venait de parler, dont il remarquait seulement la présence. Il sembla vouloir dire quelque chose, mais il se ravisa et, après avoir sorti la pièce de la cachette aménagée dans sa lyre, la tendit sans un mot à Morgane.
Il devait reconnaître plus tard que c'était la première personne, même parmi les adultes qui avaient déjà maintes fois assisté à ce tour, qui parvenait à avoir le regard suffisamment acéré pour trouver cet emplacement.
– J'ai peine à croire, pour ma part, qu'une si jeune enfant ait pu être aussi lucide, face au talent d'un Merlin…
– Et pourtant, ce fut bien le cas. Les autres enfants en ont témoigné par la suite, ils avaient été très impressionnés.
– Ça, je veux bien l'admettre. Si elle a conservé ce regard par la suite, ça explique sans doute qu'on l'ait cru dotée de double vue.
– Les supposés pouvoirs magiques sont souvent des capacités réelles, déformées et amplifiées par la rumeur. Le prestidigitateur est ainsi devenu l'Enchanteur ; et Morgause, qui connaissait les effets des simples, s'est vue décrite comme une magicienne créant des filtres d'envoûtement.
– Comme tu le disais, la vérité se perd en route lorsque naît la légende… C'est ce qui est arrivé tout au long de cette histoire, après tout.
– Et ni toi, ni moi, ne savons réellement ce qu'il en est. Cela se passait il y a si longtemps…
– Peut-être est-ce mieux ainsi. Les légendes ont parfois bien plus de valeur que les faits, quand elles inspirent d'autres faits qui deviennent légendaires…
– Et moi qui voulais te parler de Merlin…