Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. Était-il vivant, ou mort ? Il ne le savait pas. Quelle importance, puisqu’il aurait totalement cessé d’exister dans quelques instants ?
Il avait perdu la dernière bataille. Il avait été aspiré dans ce vide sans fin d’où l’on ne pouvait revenir. Tout ce qu’il aimait, tout ce pourquoi il avait lutté… Plus rien ne le protégerait désormais. Tout allait disparaître après lui. Rien ne subsisterait.
Il pouvait sentir les formes évoluer autour de lui. Tout ce qui l’avait précédé en ce lieu était ici. Tant et tant de ses compagnons d’armes tombés au combat. Les trésors de savoir et de connaissance qu’il aurait voulu pouvoir découvrir. Jusqu’à ce qui avait été la plus grande et la plus belle cité qu’Hera ait porté, tout avait été balayé sans qu’il n’y puisse rien.
Il avait perdu cette guerre avant même de la commencer. Pourquoi avait-il été celui qui devait les protéger ce Fléau ? Il n’avait jamais été à la hauteur de cette tâche.
« Ce n’est pas ce que tu penses. »
Maman ?
« Je suis là. »
Ça faisait si longtemps…
« Et depuis tout ce temps, il n’a toujours pas réussi à se débarrasser de moi. Crois-tu vraiment qu’il pourrait annihiler Hera toute entière aussi facilement ? »
Il était le seul à pouvoir protéger Hera, et il avait échoué. C’était fini, désormais.
« Ce n’est pas ce que tu penses. Ne l’écoute pas. Rien n’est fini, bien au contraire. Ce n’est que le commencement. »
Il avait été le dernier espoir d’Hera.
« Hera est encore pleine d’espoir, Seth. Il veut te faire peur, il veut que tu renonces, parce qu’il sait qu’il ne peut rien contre toi. Ne l’écoute pas. »
Il y avait encore de l’espoir. Rien n’était terminé.
« Ton histoire ne fait que commencer, Seth. Éveille-toi, maintenant. »
Il se redressa brusquement, le souffle court. Voilà bien longtemps que ce cauchemar hantait ses nuits, mais cette fois, cela avait été différent. Ses cheveux de saphir et d’argent retombèrent devant son regard, masquant la faible clarté de la fenêtre. Le dortoir était calme. Les autres devaient encore errer au pays des songes. Il se leva doucement et se dirigea vers le ciel. La Lune de l’Œil brillait calmement, colorant la nuit d’une douceur rousse. Les Hauts Sommets enneigés de Galben s’étalaient à perte de vue.
Quelque chose n’allait pas. Son regard détailla les alentours. Le blanc de la neige était tâché de formes sombres qui avançaient en silence vers le Monastère. De quoi s’agissait-il ? Soudainement inquiet, il se retourna. La porte du dortoir s’ouvrit sur la silhouette de Teyn.
« Levez-vous ! Vite ! »
Elle était la reine. Personne ne l’égalait. Rien ne pouvait l’arrêter. Elle se tenait là, face à eux, fière et noble. Qu’ils viennent ! Son arme à la main, elle ne les craignait pas. Ils s’élancèrent tous ensemble. Elle n’eût pas un sursaut. Elle leva calmement son arme, exécuta quelques mouvements d’exercice, puis, poussant un long cri de guerre, se jeta au devant de la mêlée, invincible.
Qu’est-ce que c’était que ce rêve à la noix ? Elle, une reine invincible ? Et fière, en plus ? Elle ne savait même pas se battre ! Comment aurait-elle pu tenir tête à autant d’ennemis ?
Le Grand Orgue Tiefflan. La Colonne d’Alarme. Le sort de l’Empire était entre ses mains. Elle seule détenait la clef qui permettrait à sa chère Marrihm de se préparer à l’assaut à venir. Un regard autour d’elle. Personne. Son geste fut précis. l’Orgue se mit à sonner. Marrihm s’éveilla enfin.
Le Grand Orgue ? Il n’avait pas sonné depuis plus de mille ans ! Comment pouvait-elle rêver qu’elle allait le déclencher ? Et puis, de toute façon, quel assaut pouvait menacer Marrihm ? L’Empire était en paix avec tous ses voisins.
Les derniers mots s’échappèrent de ses lèvres et les flammes s’élevèrent. La pierre des statues se fissura, laissant place à la chair immortelle. Les Guards s’éveillaient enfin. Aujourd’hui, elle entrait dans la légende.
Ça commençait à bien faire ! Elle, légendaire ? Elle n’était pas faite pour la lumière ! Pourquoi l’aurait-on surnommé Pénombre, sinon ? Et puis qu’est-ce que c’était que cette histoire de Guards ? C’était quoi, des Guards ?
« Tu le sauras bientôt, Pénombre. Comme tu sauras bientôt que même toi, tu as ta place dans la lumière. »
Qui venait de parler ? Elle se releva brusquement, inspecta chaque détail de sa chambre. Elle était seule. Son esprit fatigué devait lui jouer des tours. Elle s’enroula de nouveau dans ses draps et sombra dans un sommeil réparateur, sans rêves idiots.
L’Arbre se dressait devant lui, majestueux. Yggdrasil, protecteur du peuple de Jihd. Il aurait voulu s’élancer vers lui, mais il su dominer son enthousiasme et avancer calmement, au rythme du chant des prêtres derrière lui. La cérémonie n’avait pas grand sens pour lui, hormis celui de lui permettre de rencontrer l’Arbre Pensant.
Pour les membres de son clan, et pour ceux de tous les clans du peuple de Jihd, c’était un rituel sacré hérité des ancêtres. Yggdrasil se tenait au centre de Jihdea depuis bien longtemps avant que le drakkar volant n’aborde ses côtes. L’Arbre avait accueilli les hommes et les avait pris sous sa protection. Depuis lors, chaque fois qu’un enfant de l’une des Familles Régnantes atteignait l’âge de douze ans, on venait le présenter à Yggdrasil. Aujourd’hui, son tour était venu. La bibliothèque de CastelAmbre renfermait les récits de ce que l’Arbre avait dit à chacun de ses ancêtres. Ce soir, il y ajouterait son propre chapitre.
Il parvint enfin au pied de l’Arbre. Presque aussitôt, une racine le souleva du sol. Les prêtres entonnèrent pour la seconde fois l’hymne sacrée. Yggdrasil sembla l’étudier un instant, comme pour savoir qui il était réellement. Ryan se demanda comment l’Arbre, sans yeux ni oreilles, pouvait percevoir le monde autour de lui.
Et puis, soudain, une branche jaillit du feuillage d’Yggdrasil, tout en haut, pour venir s’enrouler autour de la taille du jeune garçon. Une seconde suivit aussitôt, et l’enfant fut soulevé encore plus haut. Les prêtres, de stupeur, s’arrêtèrent de chanter. Lui fixait du regard le feuillage vert d’Yggdrasil qui approchait rapidement.
Il se retrouva soudain debout sur une forte branche, libre de tous mouvements. Les branches d’Yggdrasil formaient autour de lui une sorte de pièce à l’architecture complexe, la lumière rouge du crépuscule filtrant à travers le vert argenté des feuilles. Son regard fut immédiatement attiré par l’étrange construction situé au centre de ce sanctuaire.
Les branches d’Yggdrasil semblaient groupées pour former une sorte de table, au dessus de laquelle lévitait, dans une lumière étrange, une lance magnifique. Les veines du bois vivant paraissaient vouloir former des runes, mais s’il s’agissait bien là d’une forme d’écriture, il était incapable de la déchiffrer. Il s’approcha et posa sa main sur l’arme. Aussitôt, la voix de l’Arbre s’éveilla en lui, sombre et grave comme celle d’un vieux sage.
« Ryan Hagen, Fils de la Terre. Te voici enfin. » Surpris, Ryan recula d’un pas, mais la voix reprit de plus belle. « Prends cette arme, enfant. C’est celle qui a été choisie pour toi. Le temps viendra bientôt où tu en auras grand besoin.
― Qu’est-ce que vous voulez dire ?
― La Guerre Sombre approche, enfant. Tu es l’un de ceux qui mèneront Hera à la victoire. Prends Gunjnir⁽¹⁾, et apprends à la manier. Cette arme est la tienne. »
Ryan s’éveilla lentement. La voix d’Yggdrasil résonnait encore à son esprit. De longues années s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec l’Arbre Pensant. Gunjnir n’avait aujourd’hui plus de secrets pour lui. Pourquoi ce souvenir était-il remonté à sa mémoire cette nuit ? La réponse monta à ses lèvres sans qu’il eut vraiment décidé de parler « Ça vient de commencer. »
Hera toute entière s’étalait à ses pieds. L’étoile du jour brillait de tous ses feux, inondant la Planète de sa lumière. Elle promena son regard autour d’elle, de la Bibliothèque Fortifiée de Kandhrir jusqu’à Corell, capitale de l’Empire. En pointant son regard vers un lieu précis, elle pouvait distinguer le fourmillement de l’activité humaine. Tout paraissait calme. Trop calme.
Son regard fut soudain attiré par le Désert Termédian. Le sable y avait pris une teinte étrange. Quelque chose en émergeait. Elle ne sut pas vraiment dire quoi jusqu’à ce que cela emplisse en partie le ciel. Une sorte de brume sombre et assourdissante. L’Obscurité ne lui avait jamais fait peur, bien au contraire, mais celle-ci semblait servir de masque à quelque chose de terrible.
La brume noire progressait, dévorant littéralement la lumière du jour. L’astre du jour brillait encore de tous ses rayons derrière elle, mais l’on se serait déjà cru au plus noir d’une nuit sans étoiles. Et puis, une étoile finit par déchirer l’obscurité. Le plus surprenant fut qu’elle brillait au sol et non dans le ciel. Elle se trouvait parmi les Hauts Sommets de Galben et dissipait la brume de ses rayons ambrés.
Une seconde étoile pareille à la première apparut ensuite dans la forêt proche de Marrihm, puis ce fut les îles de Jihdea toutes entières qui semblèrent se colorer de cet éclat ambré. Une troisième étoile, couleur d’émeraude, perla alors dans ces mêmes îles, puis une lueur d’améthyste s’alluma dans la forêt. Elle fut alors aveuglée par la lumière d’une étoile de saphir qui venait de s’allumer à l’endroit où elle se trouvait.
Alors que l’éblouissement la contraignit à ouvrir les yeux, elle vit encore l’ombre se dissiper, l’astre du jour réapparaissant pour bercer de nouveau Hera de sa lumière bienfaisante, et puis elle ne rêva plus.
Cela aurait pu n’être qu’un de ces simples rêves sans aucun sens qui viennent de temps à autres. Mais elle savait que ce n’était pas le cas. Elle savait reconnaître ces songes qui avaient un sens profond, même si ce sens lui échappait pour l’instant. C’était une énigme qui lui était posée. Elle allait devoir la résoudre. Demain…
(1) Dans la mythologie nordique, la lance du dieu Odin se nomme Gungnir.
(2) En Grec Ancien, « Pandora » signifie « Celle qui a tous les dons ».
Qui sommes nous ? Le reste d’Hera nous considère aujourd’hui comme de vils mercenaires prêts à tuer père et mère pour quelques piécettes, ou, dans le meilleur des cas, pour les survivants fanatiques d’une religion disparue depuis plus de mille ans. Il n’en a pas toujours été ainsi.
Les racines de notre peuple, de notre civilisation, remontent aussi loin que la mémoire des humains. Il a connu son apogée à l’âge antique des Grands Empires, et je crois humblement pouvoir affirmer que nous étions parmi les meilleurs en de nombreux points. Angska, notre capitale, se dressait fière et noble aux portes du Désert Termédian, comme le symbole de tout ce que nous étions. Notre déesse elle-même présidait à la glorieuse destinée de ses enfants.
Mais les temps changèrent. Le Démon du Désert, fourbe et cruel adversaire qui nous enviait depuis bien longtemps, fit venir d’Outrecieux une armée sans pitié qui semblait avoir juré la fin de l’espèce humaine toute entière. Ces créatures furent de redoutables adversaires, et nos ancêtres n’en vinrent à bout qu’en faisant appel à un pouvoir maudit qui nous détruisit en même temps que nos ennemis. Angska disparut de la surface d’Hera.
Certains de ceux qui survécurent, j’ai honte à le dire, pensèrent que notre déesse elle-même avait quitté ce monde et affirmèrent que nous devions désormais prêter allégeance au Démon du Désert. Mais d’autres savaient que Shale, comme tous les membres de son divin peuple, ne pouvait mourir tant que notre foi en elle perdurerait. Gravement blessée, elle s’était plongée dans un Sommeil de Pierre dont il nous revenait de la faire sortir lorsque le temps serait venu.
C’est ainsi que nous sommes devenus ce que nous sommes. L’Ordre des Enfants de Shale, héritiers et messagers d’une civilisation qui s’était sacrifiée pour que les autres vivent. Nous sommes des mercenaires, il est vrai, mais les richesses que nous accumulons sont consacrées à ce noble but. Notre religion appartient à un autre âge, mais tant que le Démon du Désert vivra, la foi en Shale survivra pour s’opposer à lui.
« Levez-vous ! Vite ! »
Ils étaient Shalezzims, habitués à la discipline. Ces simples mots suffirent à éveiller le dortoir. Pendant que ses camarades émergeaient de leur sommeil, Seth se tourna vers son instructeur.
« Teyn, que se passe-t-il ?
― Je ne sais pas. Les guetteurs ont repéré un grand nombre de créatures non identifiées dans les environs. Elles semblent converger vers le bâtiment et pourraient bien s’avérer agressives. Nous avons reçu l’ordre de tous nous tenir en alerte.
― Certaines de ces choses sont déjà visibles par nos fenêtres. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais elles ne connaissent pas le sens du mot discrétion…
― Ou bien elles le connaissent, et s’en contrefichent. »
Tous les occupants du dortoir s’étaient groupés autour d’eux. Dans le silence de la nuit, tous vêtus de leur tenue de repos, ils suivirent l’instructeur jusqu’à la salle d’armement. Ils avaient jusque là compté, pour garantir leur sécurité, sur le fait que nul à l’extérieur de l’Ordre n’était censé connaître l’emplacement du Monastère, et qu’il fallait franchir une longue et périlleuse route à travers la montagne pour y accéder, sinon chacun aurait eu sa propre arme à portée de main dans le dortoir. Visiblement, ils avaient tout de même été trop confiants.
Chacun prit l’arme qu’il maîtrisait le mieux. La plupart étaient de la caste des Ensorceleurs, magiciens avant d’être combattants, cependant tous les membres de l’Ordre Shalezzim avaient apprit à manier au moins une arme. Seth choisit une rapière flamberge⁽¹⁾ qui lui paraissait bien équilibrée et fit quelques mouvements d’essai ; il était assez maladroit pour ne s’être senti à l’aise avec aucune des armes qu’il avait essayé jusque là, hormis celle de sa mère, et espérait sincèrement ne pas avoir à faire usage de celle-ci.
Teyn observait silencieusement ses élèves. Même les cheveux défaits et vêtu d’un simple habit de nuit, il n’avait qu’à tenir sa main serrée sur le manche de sa Hallebarde pour qu’une impression de puissance sereine émane de lui. Enfant, il avait rêvé d’appartenir à la Garde Princière, la prestigieuse escouade chargée de veiller sur le fils de l’Empereur. Mais la Garde Princière avait cessé d’exister avant que Teyn n’ait l’âge de la rejoindre, et l’adolescent qu’il était devenu avait alors choisit de mettre son arme au service de sa foi.
Teyn Alambar était entré dans l’Ordre Shalezzim en tant que simple combattant, à une époque où l’on espérait que le temps des combattants soit révolu. Sa soif d’aventures l’avait amené à se porter volontaire pour une tentative de colonisation dans les Terres Sauvages, où sa vaillance et son habileté lui avait valu le droit d’intégrer la caste des Traqueurs, considérée comme l’élite des membres de l’Ordre.
Gravement blessé en protégeant ses camarades contre une des créatures monstrueuses hantant ces régions, il avait dû être ramené jusque dans les territoires de l’Empire, où il avait passé sa convalescence à transmettre ses talents aux jeunes recrues de l’Ordre. Ce rôle lui avait plu, et bien qu’il se soit rapidement remis de ses souffrances, il était resté dans l’Empire à enseigner. Pour Seth et pour ses camarades, Teyn avait l’étoffe du mentor, du modèle à suivre pour une vie active et juste.
À cette heure de la nuit, face à une menace non encore identifiée, c’était l’idée d’être menés par un tel héros qui leur inspirait le calme et la confiance dont ils faisaient preuve.
Les élèves de Teyn n’étaient pas les seuls membres de l’Ordre résident au Monastère. Lorsque les plus jeunes parvinrent dans le bâtiment principal, leurs aînés s’y trouvaient déjà. C’était au total une centaine d’individus, soit la moitié de ce que le temple aurait pu abriter.
Un jeune homme se tenait debout sur une table et observait les visages autour de lui avec un expression de colère ouverte. « Enfants de Shale ! Est-ce donc de la peur que je lis dans vos yeux ? » Tous ici le connaissaient. Il se nommait Tred Radgan et s’était rendu célèbre en devenant deux ans auparavant le plus jeune membre de l’Ordre Shalezzim à rejoindre la caste des Traqueurs. Caryl Xarz, maître suprême de l’Ordre, l’avait même choisi comme membre de sa garde personnelle, titre hautement honorifique réservé aux combattants les plus doués.
« Pensez-vous que notre déesse, lorsqu’elle s’éveillera de son Sommeil de Pierre, sera fière de vos actes ? Sera fière de votre courage ? Vous ne savez même pas qui vient, et vous vous permettez d’avoir peur ! Allez au devant du danger ! Allez au devant de ces créatures, voyez qui elles sont et ce qu’elles veulent ! S’il s’avère que ce sont des ennemis, et qu’ils sont de taille à nous vaincre, alors seulement nous pourrons nous laisser aller à la peur.
Souvenez-vous, Shalezzims. Souvenez-vous de ce qui s’est écoulé bien avant votre naissance. Souvenez-vous des armées que le Démon du Désert a lancé contre nos ancêtres! Ont-ils eut peur, alors ? Ou bien se sont-ils dressés pour combattre, fiers et nobles, tels que vous devriez l’être aujourd’hui ? Ces créatures, quelles qu’elles soient, sont entrées sur les terres qui appartiennent à Shale. La seule réponse que nous pouvons donner à cela est de sortir d’ici l’arme à la main, et prêts à livrer bataille pour défendre la demeure de notre Déesse ! »
La harangue semblait réussir son effet, car plus le jeune Traqueur avançait dans ses propos, plus les Shalezzims autour de lui se tenaient droits, mains serrées sur leurs armes, avec ce murmure mêlé de colère, de résignation et d’espoir qui est celui des soldats se préparant à la lutte. Mais Seth n’écoutait plus, car son attention avait été attirée par ce qui se passait dans l’ombre.
Bien que tous les occupants du Monastère se soient trouvés devant lui, une impression étrange avait poussé l’adolescent à se retourner. Il était persuadé que quelqu’un se trouvait là et l’observait. D’où venait cette impression, il aurait été incapable de le dire. Mais la présence qu’il sentait avait quelque chose de familier et d’inquiétant qui détournait totalement son attention de la raison pour laquelle ils s’étaient regroupés. C’était comme si une partie manquante de sa propre personne s’était soudain trouvée à portée.
« Seth Ganatiel ! » L’appel de son nom ramena brusquement l’attention de l’adolescent vers le centre de la pièce. Tred était tourné vers lui, cherchant semble-t-il à l’identifier parmi les disciples de Teyn. « C’est moi.
― Si ce que l’on m’a rapporté à ton sujet est exact, ta place n’est pas au cœur de la bataille. Un groupe de ces créatures se dirige vers le Haras. Choisis quelques camarades avec toi et avance à leur rencontre. S’il faut se battre, tends-leur un piège. »
Instinctivement, plusieurs membres du groupe s’étaient rapprochés de l’adolescent. Quelques hochements de tête d’un dialogue muet plus tard, ils quittèrent les autres et avancèrent vers l’intérieur du bâtiment, tandis que Tred avait sauté de son estrade improvisée et entraînait la petite armée à la rencontre des intrus.
Le Haras. C’est ainsi que les Shalezzims désignaient la dépendance du Monastère dans laquelle étaient élevés les Dragons Kuars. Il formait un bâtiment indépendant, mais le lieu était bâti à la manière des anciennes forteresses de l’Ordre, et quelques passages souterrains permettaient de rejoindre tous les bâtiments sans passer par l’extérieur.
Seth s’entendait assez bien avec tous les membres de son groupe improvisé, mais parmi eux, le seul qu’il pouvait plus ou moins considérer comme un ami était Zaahn. Depuis qu’il avait été recueilli deux ans et demie plus tôt par les prêtres de Shale, l’adolescent n’avait prit le temps de développer de liens qu’avec lui, et c’était encore parce que le sort les avait désignés comme partenaires d’entraînement. Seth était ce que l’on appelle un solitaire.
Personne, à vrai dire, ne s’en étonnait. Parmi le groupe d’élèves de Teyn, tout le monde savait comment le jeune garçon était entré dans l’Ordre. C’était après l’éruption du Darius. L’ancien volcan s’était brusquement éveillé avec une fureur sans égale et sans émettre d’abord les signes que les hommes avaient appris à reconnaître, et bien rares furent les survivants des quelques villages situés sur ses flancs.
Quelques prêtres de Shale venus étudier le phénomène l’avaient retrouvé dans les ruines fumantes du village de Drakheg. Au milieu d’un cimetière ravagé, il pleurait sur la seule des tombes qui n’avaient pas été endommagée par la pluie de flammes. Sourd au chaos qui régnait tout autour, un Dragon, perché sur un pan de mur qui avait formé peu de temps auparavant une maison, l’observait d’un regard bienveillant. Lorsque les hommes s’étaient précipités au secours de l’enfant, la bête avait laissé échappé un cri, puis s’était envolée au loin.
Comment aurait-on pu en vouloir à l’Enfant du Dragon, tel qu’on l’avait surnommé, de ne pas rechercher la compagnie des humains après avoir perdu d’un coup tous ceux qu’il avait connu durant son enfance ?
Seth avait survécu à la catastrophe. Avare de paroles, mais pas de gestes, il n’avait pas manqué d’efforts pour s’adapter à sa nouvelle vie, et quiconque n’aurait pas connu son histoire aurait aujourd’hui pu croire en le voyant qu’il était, comme les autres, membre de l’Ordre depuis sa naissance. D’autres auraient peut-être été plus charismatiques que lui, mais on lui avait confié la charge de ce groupe, et son autorité ne serait pas remise en cause.
Les portes du passage durent s’ouvrir au même instant que celles du Monastère. Zaahn, arrivé le premier dans la bibliothèque, avait déplacé quelques livres pour tourner le symbole, et le mur s’était soulevé, révélant l’étroit escalier s’enfonçant sous le sol. Les membres du groupe s’étaient tus, et l’on n’entendait que le vague murmure de l’activité de leurs aînés. Les Shalezzims étaient des combattants avisés, et ne se seraient pas risqués à se jeter contre l’inconnu en tenue de nuit. Les portes du Monastère ne s’étaient ouvertes que pour que l’avant-garde se mette en position.
Lampe à la main, Seth s’engagea le premier dans le passage de pierre froide. Il avait toujours la désagréable impression de sentir la présence qui l’avait distrait plus tôt. Quelqu’un l’épiait, lui particulièrement. Quelqu’un… qui lui rappelait ses rêves. Voilà ce qu’il avait trouvé de familier chez l’inconnu : C’était comme un écho de la noirceur de ses cauchemars. Mais à peine eut-il compris cela que l’impression disparu. L’inconnu était peut-être encore là, mais l’adolescent ne sentait plus sa présence.
Le passage ne s’élargissait que peu, après la fin de l’escalier. Deux êtres pouvaient y tenir côte à côte, mais à la condition d’être plutôt minces. Ils avançaient l’un derrière l’autre, silencieux. La pierre les entourant étouffait les bruits de l’extérieur. Que se passait-il, auprès de leurs amis ? Probablement, ils avaient pris position. Chaque fenêtre donnant sur la cour principale devait accueillir au moins un homme, armé d’un arc, d’une arbalète ou d’un fusil. Les plus distantes du hall étaient peut-être encore désertes, mais cela ne durerait pas.
La cour principale paraîtrait sans doute presque vide aux intrus lorsqu’ils y arriveraient, mais elle ne le serait pas. Même sous le plus clair des soleils, il était aisé à un homme connaissant les lieux d’y échapper aux regards jusqu’à ce qu’il ne choisisse de se montrer, et la nuit, même enneigée, ne savait que rendre la chose plus aisée. À moins que ces créatures ne disposent de perceptions que le bruit du vent et l’odeur de la neige ne perturbaient pas, elles ne sauraient qu’au dernier moment combien étaient les hommes.
Teyn devait avoir quitté le reste de ses élèves. La place du Traqueur était auprès de Tred et des autres aguerris, au centre de la cour, arme en main, prêt à accueillir les arrivants de la manière adaptée à leurs actes, par les coups ou par les paroles. Les plus jeunes se tiendraient près des portes, et y demeureraient pendant toute la bataille. Même si tous devaient mourir cette nuit, il faudrait que les portes tiennent, et que les vainqueurs ne pénètrent pas dans le bâtiment sans devoir le briser pierre par pierre. Telle était la manière des Shalezzims de défendre leur demeure.
Le passage s’achevait par un autre escalier. Tout semblait calme à l’extérieur. L’ennemi, si c’en était un, n’avait pas encore atteint le Haras, et la bataille dans la cour n’avait pas encore commencé.
Les Dragons dormaient. Dans les enclos, leurs silhouettes sombres demeuraient calmes et silencieuses. De moitié plus grand qu’un homme, les Kuars avaient le corps recouvert d’épines et d’écailles. Ces dragons, terribles prédateurs à l’état sauvage, étaient élevés et dressés depuis de nombreuses générations par les Shalezzims, au point que dans certaines régions, ils étaient devenus le symbole de l’Ordre.
« Les dragons ne dorment jamais que d’un œil. » Seth avait parlé à mi-voix. « Ils nous ont reconnus, et ont compris que nous ne voulions pas faire de bruit. Ils attendent que nous leur fassions signe pour bouger.
― Comment tu sais ça, au juste ?
― Ils me l’ont dit. »
Il savait communiquer avec les dragons. Personne au sein de l’Ordre n’aurait su dire ni comment, ni pourquoi, mais il avait cette capacité depuis aussi loin que remontait sa mémoire.
Chaque espèce de dragon avait une manière de penser différente de celle des autres, certaines ne fonctionnant que par sensations et par instinct, d’autres capables de raisonnements conscients qui dépasseraient les capacités de la plupart des humains. Il n’en avait jusque là rencontré aucune qu’il ne parvienne pas à comprendre aussi aisément que s’il en faisait partie.
Les Kuars étaient considérés par la plupart des Shalezzims comme des animaux. Dangereux, mais utiles, têtus qu’ils fallait apprendre à convaincre pour pouvoir les utiliser. Seth les voyait tels qu’eux-même se voyaient. Des créatures vivant en société, mais demeurées sauvage en leur cœur. Aux yeux de ces dragons, les humains étaient des créatures étranges, d’apparence insignifiante, mais pouvant s’avérer une menace redoutable. Aussi était-il meilleur pour les deux espèces de s’associer plutôt que de se combattre.
Les Kuars ne seraient jamais des esclaves, mais tant que les humains consentaient à les traiter avec attention, alors ils pouvaient faire de même, et si un humain qui leur prodiguait aide et soins en avait lui-même besoin, alors il en recevrait. À la vérité, ils considéraient que les humains les servaient, et non l’inverse, mais leur notion du maître était beaucoup plus proche de la notion humaine du serviteur.
L’adolescent repensa un instant au dragon qui lui avait valu son surnom. C’était un Béhémoth, prince des dragons ailés. L’aile seule d’un Béhémoth adulte dépassait la taille d’un Kuar tout entier, et même ceux des humains les plus persuadés de la supériorité de leur propre espèce reconnaissaient ces dragons parmi les créatures les plus intelligentes que comptait Hera. Les Kuars, avec leurs deux paires d’ailes chacune à peine plus longue que le bras d’un humain, étaient capables de voler bien plus vite que leurs grands cousins, et un groupe de trois ou quatre Kuar pouvait affronter d’égal à égal un Béhémoth solitaire –mais l’on ne faisait pas la guerre entre dragons civilisés.
La guerre. Seth se souvint soudain pourquoi il était là. Il s’arracha doucement aux souvenirs pleins de fierté d’un jeune Kuar qui avait eut un compagnon de jeu Béhémoth dans son enfance, et ramena ses pensées vers ses camarades humains. « Ils seront bientôt là. Nous devrions nous préparer. »
Zaahn Grükker était un membre singulier de la caste des Ensorceleurs. Doué avec l’encre et les crayons, il disposait d’un pouvoir étrange et peu répandu parmi les descendants du peuple Shalezzim, qui lui permettait de donner temporairement vie à ses dessins. Aussi, sa manière de se préparer à tendre une embuscade n’était pas d’affûter son arme et de poser des pièges, mais de graver dans les murs ou dans le sol quelques diablotins rouges et cornus à la queue enflammée, qui lui fourniraient un renfort utile en cas de besoin.
Seth, quant à lui, veillait à ce qu’aucun enclos ne soit cadenassé, de sorte que les dragons puissent surgir sans encombre. Il en profitait pour désigner à ses camarades tout ce qu’il repérait de caches possibles, ou bien de pierres et pièces de bois dont la chute pourrait être provoquée facilement lorsqu’un ennemis se trouverait dessous. Les Shalezzims savaient tirer avantage du lieu dans lequel ils avaient à combattre, et nul ne connaissait ce Haras mieux que l’Enfant du Dragon.
Un cri déchira le silence jusque là à peine troublé par leurs préparatifs. Un cri bestial, agressif et guerrier, poussé à l’unisson par un grand nombre de créatures, et auquel répondit le sifflement d’une volée de flèches et de carreaux et les détonations des fusils. Si quelques doutes avaient subsisté, les voilà qui s’envolaient : Les intrus étaient bel et bien des assaillants, et la bataille dans la cour principale venait de commencer.
Tout était prêt. L’Ennemi pouvait venir, le Haras l’accueillerait comme il se devait. Sans un mot, les adolescents se dispersèrent pour se dissimuler dans les ombres les entourant. La lampe fut soufflée, et durant quelques longs instants animés seulement par les échos du combats, seule l’obscure clarté tombant du ciel nocturne par les fenêtres ouvertes leur permit d’échanger silencieusement quelques regards. Puis la porte vola en éclat.
Il n’avait fallu qu’un seul coup d’un bélier lancé par une force monstrueuse pour que l’épaisse porte soit arrachée à ses gonds. Les dragons ne bougèrent pas. À la lueur surnaturelle d’une torche étrange qu’il tenait dans son énorme patte grise, le premier de ces monstres s’avança à l’intérieur. Il était grand comme un ours et couvert d’une épaisse fourrure noire. Il avait l’apparence d’un Troll, mais les adolescents ne connaissaient aucune espèce de Troll qui aient le poil si noir et des hordes si nombreuses.
« La puanteur des dragons ne masque pas votre odeur, Humains ! Nous savons que vous êtes là ! » La voix était sombre, grave et gutturale, et cela avait ressemblé d’avantage à un rugissement qu’à une parole, mais néanmoins, c’était compréhensible. Ces monstres savaient parler et avaient apprit la langue des Shalezzims. Ce qui les plaçait imédiatemment dans la catégorie des créatures intelligentes, et donc, dangereuses.
« Tu sais où je suis ? Alors tente de m’avoir! » Zaahn bondit soudain hors de sa cachette, atterrit dans l’allée centrale, face au monstre qui venait d’entrer, et le toisa d’un regard de défi. L’adversaire sembla surpris un court instant, puis leva celle de ses pattes qui tenait la torche. À l’instant où elle s’abattit contre sa cible, Zaahn avait déjà regagné l’ombre d’une pirouette, et une chaîne tenue par d’autres membres du groupe s’enroula serrée autour du poignet de la bête.
Celle-ci tenta aussitôt de se défaire de l’entrave, mais elle tint bon. Seth sorti de l’ombre à son tour et se tint debout devant l’ennemi. « Ce lieu appartient à Shale, et notre déesse le protège. Jamais vous ne nous vaincrez ici. » Profitant de la pleine lumière qui l’éclairait, l’adolescent donna quelques ordres gestuels à ses camarades, puis disparu comme il était apparu. La chaine fut soudain tirée avec une puissance supérieure à celle dont la créature s’était attendue venant d’humains, et elle fut attirée vers l’ombre, heurtant violemment l’un des enclos. Huit autres monstres semblables au premier pénétrèrent alors dans le bâtiment.
Ce que les autres Shalezzims ignoraient, c’est que Seth n’était pas originaire de Drakheg. Et à dire vrai, son attitude solitaire était bien antérieure à l’éruption. Il avait toujours vécu ainsi.
Il était arrivé pour la première fois à Drakheg vers l’âge de cinq ans, vêtu à la mode du désert. Comme le rideau qui s’ouvre sur une scène de théâtre, il revoyait sa mère, blessée, allongée sur le chemin de terre escaladant la montagne. Il se tenait à ses côtés, tentant de la réanimer. Des hommes du village les avaient vu, et avaient tenté de venir à leur secours. Effrayé à leur vue, ce gamin haut comme trois pommes s’était retourné et, sans même savoir ce qu’il faisait, les avait renvoyé au loin. Comment s’y était-il prit ? Il l’ignorait lui-même. Un dragon, avait-il apprit plus tard, ne sait pas toujours comment fonctionne son souffle, mais cela ne l’empêche pas de souffler.
Puis il avait appelé à l’aide, et de l’aide avait répondu. Le Béhémoth était venu. Le noble dragon les avait emporté, sa mère et lui, jusque sur la place du village, et le bourgmestre, un vieil homme bienveillant du nom de Bayn Drak, était parvenu à la soigner. Un enfant qui s’effraie à la vue des humains, et qui peut les repousser avec une telle puissance, mais qui est transporté par l’un des princes des dragons, voilà une chose qui avait fait le tour du village. Les autres enfants hésitaient à s’approcher de lui. Voilà ce qui avait vraisemblablement été la cause de son caractère.
Il venait du désert, mais sa mère parlait la langue des lointaines îles de Jihdéa, et les lui décrivait à la manière de quelqu’un qui y avait grandi. Et elle et lui échangeaient de nombreuses lettres avec de lointains amis vivant dans les Îles de Corail, à l’autre bout du monde. Il avait grandi à Drakheg, mais ne s’y était jamais attaché comme on s’attache à sa ville natale. Le Pays de Seth n’était ni Tieffla, ni Galben, ni l’Empire les réunissant. C’était Hera toute entière.
Deux ans s’étaient écoulés depuis son arrivée à Drakheg lorsque sa mère l’avait quitté. Elle avait dit que quelqu’un les avait retrouvé, et qu’elle devait aller à sa rencontre. Que c’était le seul moyen pour qu’il les laisse tranquille et que Seth puisse grandir normalement. Et que Maître Bayn saurait toujours s’occuper de lui. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas. Mais elle y était allée tout de même. Elle l’avait serrée dans ses bras, et elle était partie.
Il avait demandé au Béhémoth d’aller avec elle et de la protéger. Mais sa mère ne voulait pas. Elle était partie en se cachant du dragon, en se cachant de tous pour que personne ne la suive. Il fallait qu’elle soit seule, avait-elle dit. Elle n’était jamais revenue. Les hommes du village n’avaient retrouvé qu’une poignée de cendres, au milieu desquelles se trouvaient son pendentif et son épée. On confia le pendentif à Seth, et les cendres et l’épée furent tout ce que l’on pu mettre dans la tombe qu’on avait dressé à son nom.
C’était à cette époque que ses cauchemars avaient commencés. Ils ne l’avaient plus quitté durant les cinq longues années qui suivirent. Jusqu’à ce que Maître Bayn, à son tour, dise qu’il devait partir et que nul ne devait le suivre. Qu’il reviendrait bientôt. Seth savait que c’était un mensonge. Qu’il ne reviendrait pas, lui non plus. Pendant que le vieil homme partait vers la montagne, il s’était enfui sur la tombe de sa mère, et s’était mis à pleurer.
Le Dragon était venu au moment où l’éruption avait commencé. Il disait qu’il était trop tard pour partir, qu’il valait mieux rester là jusqu’à ce que le chaos ne passe. Qu’il veillerait sur Seth. Puis il était parti quand les hommes étaient arrivés. Il avait dit que l’enfant serait plus en sécurité avec eux. Mais qu’il pourrait toujours revenir le voir, s’il revenait dans la région. Que le volcan se calmerait et que lui resterait. C’était le seul véritable ami que Seth ait jamais connu.
Tous ces souvenirs tourbillonnaient dans l’esprit de l’adolescent pendant qu’il se battait. Sa première vraie bataille, baptême de sang et de mort. Il n’avait pas peur. Il était dans l’endroit du monde qu’il connaissait le mieux, entouré de dragons. C’était aux assaillants d’avoir peur de lui.
Cela ressemblait à vrai dire autant à une partie de cache-cache qu’à une véritable bataille. Les adolescents avaient profité du choc ayant assommé la première des neufs créatures pour l’enchaîner fermement à un lourd pilier, et se contentaient désormais qu’elle avait repris conscience de rester le plus loin possible d’elle. Puisque ces créatures savaient parler, il fallait qu’il en reste au moins une vivante à la fin de la bataille pour être interrogée sur les raisons de cette attaque.
Les deux suivantes avaient déclenché la petite panoplie de pièges qu’ils avaient eu le temps de mettre en place en chargeant à vue leurs adversaires. L’un d’eux semblait y avoir succombé, tandis que l’autre s’était relevé blessé, mais encore combatifs. Trois carreaux d’arbalète dans la chair l’avaient achevé, non sans lui laisser le temps de lancer sa torche sur l’un des enclos.
Les flammes qui s’élevaient désormais dans le Haras rendaient plus difficile la tactique des adolescents de sortir de l’ombre, frapper vite et disparaître de nouveau, mais le bâtiment était grand, et cela n’avait fait que déplacer le champ de bataille. Deux autres de ces créatures furent étendues au sol alors que les humains restaient insaisissables, et puis la chance tourna. Une des créatures, plus rapide que les autres, parvint à ratraper l’un des adolescents et à le maintenir à la lumière. Les deux arbalétriers restant au groupe (le troisième avait déjà tiré le peu de carreaux qu’il avait emporté avec lui) tentèrent de lui venir en aide, mais le monstre n’eut qu’un geste à faire pour dévier les traits de leur trajectoire, et ils se perdirent dans les flammes.
Un seul coup dans le ventre du malheureux adolescent l’envoya voler à travers la pièce et heurter un pilier. Un autre vint à son secours et parvint à le ramener dans l’ombre. Il survivrait, mais la bataille était finie pour lui. Pour la force de ces créatures, un jeune humain n’étaient guère plus qu’une poupée de chiffon, mais il y avait bien plus d’os à briser dans un corps que dans une poupée.
Le dernier carreau du second arbalétrier vint se planter dans le mur, et celui qui restait serait également à cours de munitions avant peu. Le Shalezzim eut le geste inutile de lancer son arbalète déchargée au visage de l’une des créatures, puis se saisit d’une fourche posée contre le mur pour continuer le combat. L’un d’eux reparti avec le blessé, il restait six adolescents à bout de souffle pour faire face à quatre monstres en pleine forme.
Ce fut Zaahn qui, le premier, songea à utiliser l’un des rares avantages du physique humain sur celui des créatures: la légèreté et la souplesse. Le plafond, pour permettre aux Kuars de voler, était placé assez haut, et les adolescents pouvaient grimper sans problème par les piliers pour se mettre hors d’atteinte de leurs adversaires, ce dont ils ne se privaient jusque là pas lorsqu’ils avaient la nécessité de reprendre leur souffle, mais ils redescendaient toujours ensuite rapidement à terre, pour aider leurs camarades.
Zaahn fut donc le premier à porter une attaque par le dessus. Accroché d’une main aux prises qu’il avait à sa portée, il assena de l’autre un coup aussi fort qu’il le put à l’une des créatures, non pas de son épée, trop courte, mais d’un long fragment de planche arraché à l’une des pièces de bois brisées par la bataille, qu’il avait auparavant prit soin d’enflammer grâce à l’incendie. Il manqua de peu l’œil de sa cible, et il n’y eut qu’une légère odeur de poils brûlés, mais ce fut pour les autres comme un signal, et un instant plus tard il n’y eut plus un humain au sol.
Pierres et poutres enflammées plurent sur les créatures, et une nouvelle d’entre elles s’effondra. Deux des trois qui restaient battirent en retraite vers la porte, tandis que la troisième assena un coup violent et rageur à l’un des piliers. Le bâtiment entier trembla un instant, et l’un des adolescents, qui avait lâché tout point d’appui pour lancer un autre projectile avec toute la force de ses deux bras, fut désarçonné.
Seth, car c’était lui, tomba lourdement au sol, et la créature, profitant de l’instant de stupeur qui avait figé les autres humains, s’approcha pour le tuer. Maintenant ! En réponse à son cri silencieux, une queue pleine d’épine claqua par trois fois, envoyant la créature rouler au sol. Conformément à ce qu’ils avaient annoncé, les dragons étaient restés impassibles jusqu’à ce que l’on leur demande d’agir, mais désormais, ils prendraient la bataille en main. Deux Kuars se dressèrent autour de l’adolescent, tandis qu’un autre acheva son assaillant.
Un quatrième s’approcha des flammes, et l’on eut pu jurer le voir adresser au monstre en face de lui un sourire narquois. Il souffla puissamment, et les flammes devant lui s’avancèrent jusqu’à atteindre la créature, qui s’enfui hors du bâtiment avant de s’effondrer, brûlé vif, dans la neige. Le dernier des assaillants tenta de s’enfuir, mais deux des créatures dessinées par Zaahn apparurent soudain pour le retenir, et les Kuars achevèrent le travail.
« C’est terminé.
― Pas encore, Zaahn. La vraie bataille a lieu dehors, et avec le mal qu’on à eu contre si peu de ces bestioles, les autres doivent avoir besoin d’un sérieux coup de main. Maintenant que l’on a les alliés qu’il faut, si on allait le leur donner ? »
Seth était monté sur le dos d’un des Kuars tout en parlant, et il n’eu pas longtemps à attendre après s’être tu pour que le reste de son groupe l’imite. Les dragons prirent leur envol en direction du fracas de la véritable bataille.
(1) La rapière est une épée à une main souple, fine et légère à la garde élaborée. Flamberge indique que sa lame « ondule comme la flamme ».
L’Archipel des Îles de Corail, conquis par les colons Pérénans en 0024, a réclamé et obtenu son indépendance par rapport au reste de l’Empire en l’an 1352 du Calendrier Impérial. Ce groupement d’îles, situé à moins d’une semaine de mer de chacun des principaux ports du Continent Vespuccien, occupe une position stratégique pour le commerce traversant l’Océan. C’est Ayanor Edenner III Lubel qui lui reconnu son indépendance dans les premières années de son règne.
Parmi les îles principales de l’Archipel, on compte l’Île Noble, devenue capitale des territoires indépendants de Corannea, l’Île de la Tisseuse, crainte par la plupart des gens de ce continent à cause des araignées géantes qui y vivent, mais qui, jurent les indigènes, sont parfaitement amicales avec les humains, ou encore l’Île de l’Arbre, qui a la particularité d’abriter un Arbre Pensant, nommé Maèjunn, appartenant à la même espèce que l’Arbre Yggdrasil, protecteur sacré du peuple Jihdéen.
De par sa situation maritime avantageuse et son indépendance par rapport à l’Empire, l’Archipel est rapidement devenu le port d’attache de plusieurs équipages de pirates, dont certains se sont rendu célèbres lors des évennements qui marquèrent l’Empire dans les années 1370⁽¹⁾. Citons par exemple les noms des capitaines Kieran MacHarrolck, Siriel Lawn et Carla Knox. Ces pirates comptent d’ailleurs parmi leurs bâtiments le Sables d’Arnamie, autrefois propriété impériale, et que l’on considère comme le plus beau des navires jamais conçus, ou encore le côtre le Lion Noir, plus modeste, mais devenu quasi-légendaire.
Depuis la mort d’Ayanor Edenner III Lubel et la montée sur le trône d’Ayanor Daar II Enschel, les relations entre l’empire et Corannea se veulent assez limitées, mais amicales. La plupart des Pirates qui écument l’Océan y négocient leur butin, et nos relations commerciales avec l’Archipel nous permettent parfois de récupérer ce qu’ils nous ont volé de plus précieux. L’Exotisme des lieux continu d’ailleurs d’attirer nombre de citoyens impériaux, et ne sont pas rares ceux qui forment le projet de s’y établir temporairement ou définitivement.
« Vous rêvez, Laureen ? »
La jeune fille détacha son regard vert des flots qu’elle contemplait par la fenêtre et le posa, de mauvaise grâce, sur son professeur.
« Lawn. Mon nom, c’est Lawn.
― Personne ici ne doute que vous ayez quelques raisons d’être fière de votre patronyme, Laureen, mais il n’empêche que vous êtes ici dans mon cours, et non dans l’équipage de votre père. Alors veuillez, je vous prie, vous lever et nous dire ce que vous savez de la naissance de l’Empire. »
Elle se leva avec un soupir. Laureen Lawn, fille du célèbre pirate Siriel Lawn, voilà qui elle était. Elle n’avait vraiment aucune raison de perdre son temps dans cette salle de classe sombre et poussiéreuse, quand ses quatorze ans lui autorisaient une place de mousse sur le Lion Noir, ou un autre des navires de la flotte de son « oncle » Kieran. Elle passa une main dans sa courte chevelure brune et récita.
« Le premier empereur fut Ayanor Zanar Ier Lubel. À cette époque, l’âge des grands empires antiques semblait être révolu, et les Régions Médiannes étaient organisées en plusieurs petits royaumes indépendants. Zanar était membre de la première Garde Princière, chargée de la protection de la famille royale de Galben. Mais, ambitieux, il trahit le Roi Galbe et s’empara du trône.
Après deux ans à la tête du royaume montagneux de Galben, Zanar lança ses armées en direction de l’ouest. Marrihm, capitale du royaume de Tieffla, attaquée par surprise, fut prise au bout de deux semaines de siège seulement. Une fois les plaines et les forêts de Tieffla conquises, Zanar continua sa progression jusqu’à l’Océan, écrasant au passage les quelques provinces indépendantes de la côte, comme celle de Rysia.
L’Empire ne devint une puissance réellement invincible qu’après la conquête de Pérénos et de Yorus, respectivement en l’an 0003 et 0005, et l’annexion de la Narmiellie en l’an 0006. Lorsque Zanar mourut en l’an 0023, son Empire s’étalait sur la quasi-totalité des Régions Médiannes, et disposait également de solides colonies sur le Continent Vespuccien, ainsi que dans les îles qui sont devenues depuis notre Corannea.
Mais j’ajoute que puisque l’Archipel a obtenu son indépendance avant la naissance de mes parents, on pourrait arrêter de se préoccuper tant que ça des continentaux.
― Je vous ferait la grâce de ne pas tenir compte de cette dernière remarque, Laureen. Vous pouvez vous rassoir. »
Elle pointa l’horloge du doigt d’un air de défi « Ou bien puisqu’il est midi passé, je pourrais ramasser mes affaires et sauter par la fenêtre pour être débarrassée de vous. »
L’adolescente joignit effectivement le geste à la parole sans attendre de réaction de son professeur, se laissa glisser sur le tronc du palmier qui poussait contre le mur de l’école et s’enfuit en courant vers la mer.
Pénombre acheva rapidement de s’habiller. Elle n’avait pas dormi tant que ça, et cette débilité de rêve de cette nuit continuait à lui trotter dans la tête. Elle sorti de sa chambre et s’avança dans les couloirs. La fête du solstice d’hiver approchait, et les murs de l’université commençait se garnir de décorations de toutes sortes.
L’Université s’était installée dans une ancienne place forte, et un mur d’enceinte la parcourait. Dans la journée, nombre d’étudiants venaient sur ces remparts admirer l’immense forêt qui s’étalait tout autour, mais en cette saison, la nuit durait une partie de la matinée, et la jeune femme fut surprise d’y trouver quelqu’un d’autre.
Il avait les cheveux sombres et coupés courts, une feuille et un crayon dans les mains, et dessinait assis entre deux créneaux, le regard perdu dans le ciel de l’ouest.
« Toi aussi, tu es venu admirer le lever du soleil⁽²⁾ sur la forêt ? »
L’inconnu se retourna et lui sourit. Comme elle, il devait avoir un peu plus d’une quinzaine d’années. « J’étais surtout venu dessiner, je ne savais même pas quelle heure il était. J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit, et je voulais me changer un peu les idées.
― Eh ben, comme ça, je suis pas la seule… » Elle vint s’assoir à côté de lui. Le ciel commençait à changer de couleur, et l’astre du jour ne tarderait pas à se montrer. « Alors, ce rêve, il parlait de quoi ?
― Oh, c’était… Étrange. Il y avait un grand tableau, je crois que c’était une sorte de carte d’Hera, ou quelque chose comme ça… J’étais en train de l’admirer, mais d’un coup, les couleurs ont commencé à disparaître… Comme si quelqu’un était en train de passer des grands coups de gomme dessus, sauf que j’étais tout seul…
― Ouais, ça devait être bizarre…
― Alors je me suis dit que le tableau était beaucoup trop beau, et que c’était dommage qu’il s’efface. J’ai prit une palette je ne sais pas trop où, et j’ai commencé à repeindre la toile. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que je n’avais que sept couleurs à ma disposition, mais que quelle que soit celle que je prenais, quand je la passait sur la toile, ça se redessinait tout seul…
― Le principal, c’est que tu aies réussi ! Au fait, je m’appelle Astrid Méléanos. Mais tout le monde m’appelle Pénombre. »
Il posa son crayon et serra la main qu’elle lui tendait « Novan Shilmon. » Le crayon roula sur le papier et tomba au sol. À l’instant où Novan se pencha pour le ramasser, le loup dessiné sur la feuille émergea du papier et bondit au sol. Astrid sursauta. Le loup fit quelques pas, secoua sa fourrure, puis Novan dit quelque chose et il disparu.
« C’était quoi, ça ?!?
― Oh, désolé… Je n’en fais pas toujours exprès : Quand je dessine, mes dessins peuvent se matérialiser pendant un instant… C’est une capacité assez rare, que j’ai hérité de la famille de ma mère. Ça s’appelle “l’Encre des Guards”. »
Pénombre sursauta une seconde fois en entendant le dernier mot « Tu as dit des Guards ? C’est quoi, ça ?
― Tu n’écoute jamais ce que je te raconte, Pénombre, hein ? »
Une seconde jeune fille venait de faire son apparition. Légèrement plus jeune que les deux autres, elle les observait malicieusement. « Je t’ai déjà raconté ça plusieurs fois, pourtant !
Les Guards sont des créatures légendaires, qui seraient les incarnations de l’esprit de la planète. On dit qu’ils étaient douées de tout plein de talents, et que de nombreux peuples les vénéraient comme des divinités. Ils ne pouvaient entre autre pas mourir tant que l’on croyait en eux. Ceux qui croient en leur existence expliquent leur absence du monde d’aujourd’hui par le fait qu’ils se seraient plongé dans ce qu’ils appellent leur “Sommeil de Pierre”, qui guérit toutes les blessures, mais dont on ne peut pas se réveiller sans aide extérieure.
― C’est à peu près ce que j’avais entendu moi-même » reprit Novan « Et on appelle mon talent l’Encre des Guards, parce que celui qui le maîtrise, en dessinant, serait en fait censé manipuler l’énergie dont sont constitués les Guards, et que les créatures qu’il va faire naître du papier seraient en fait des membres de cette espèce. C’est une belle légende, j’aimerais bien qu’elle soit vraie… »
Pénombre resta silencieuse un instant, repensant à son rêve et au fait qu’il mentionnait les Guards et le Sommeil de Pierre. Effectivement, elle avait déjà entendu cette légende. Peut-être cette partie du rêve n’était-elle qu’une résurgence de souvenirs oubliés ?
« Oui, effectivement, maintenant que j’y repense, tu m’en avais déjà parlé… Au fait, vous ne vous connaissez peut-être pas ? Novan, je te présente Tania Drak, ma meilleure amie. Tania, voici Novan Shilmon, un dessinateur rêveur. »
« Thenn, tu viens ? »
Le gamin sauta dans les bras de Lawn. L’adolescente se redressa en le soulevant, et s’en alla avec lui aussi vite que possible. Même pour venir chercher son petit frère, elle n’aimait pas le voisinage des écoles. On ne savait jamais qui pouvait essayer de vous y faire la leçon.
« Alors, qu’est-ce que vous avez fait ce matin, dans ta classe, p’tite tête ?
― On avait une rédaction !
― Aouch, c’est terrible, ça ! Et ’fallait parler de quoi ?
― De la famille ! J’ai dit que mon papa et ma maman, ils sont pirates, et que ma grande sœur, bah, c’est la plus jolie fille de tout l’Archipel ! »
Les joues de l’adolescente prirent une teinte argentée. « Arrête, tu me fais rougir !
― Dis, Lawneen, pourquoi on dit “rougir” ?
― Parce que nous parlons la langue des Brennans. »
Thenn la dévisagea de ses grands yeux étonnés. « C’est quoi, des Brennans ? » Elle le posa au sol et lui passa la main dans les cheveux.
« Je vais t’expliquer. En fait, il y a quatre sortes d’Humains. Les Brennans, les Aquanes, les Metteans et les Nains. Les Brennans, ce sont les humains normaux, comme ceux qu’on voit tout autour de nous. Les Nains, ce sont les mêmes, mais en plus petit. Ils vivent dans l’Empire, alors on en voit pas souvent. Les Aquanes, eux, ils ont la peau bleue, et ils vivent sous la mer. Et me demande pas pour les Metteans, j’ai du m’endormir pendant que mon prof parlait d’eux. »
Le gamin se gratta la tête, perplexe. « Et nous, on est des Brennans, alors ?
― Oui, mais pas complètement. Le grand-papa de notre grand-maman était un Aquane, et on a récupéré un peu de lui. C’est pour ça que nous deux, comme Papa, on peut respirer sous l’eau, alors que les autres ne peuvent pas. Et c’est aussi pour ça que quand on rougit, nos joues deviennent argentées, parce que c’est comme ça chez les Aquanes. Mais les autres Brennans, leurs joues deviennent rouge, c’est pour ça qu’on dit ce mot-là.
― Ah, oui, je comprends, maintenant. »
Laureen se releva, prit son frère par la main, et reprit la route. C’est alors que deux ’grands’ s’avancèrent dans leur direction. Des adultes, ou presque. « Il a pas tord, le mioche, t’es plutôt mignonne…
― Ouais, t’es même pas mal du tout, pour une gamine. »
La jeune femme resserra sa prise sur le poignet de Thenn, tandis que son autre main se dirigerait vers l’arme qu’elle tenait dissimulée sous ses vêtements. « Merci pour le compliment, mais j’vous conseille pas d’approcher.
― Oh, et qu’est-ce que tu vas nous faire ? Nous mordre ?
― Je serais vous, les gars, j’écouterais ce qu’elle dit. »
Le drôle de type qui venait de parler était adossé au mur d’une maison. Une cigarette aux lèvres (une vraie cigarette, pas un tube à fumer !), il battait un jeu de cartes, vêtu d’un long manteau rouge sombre et le visage dans l’ombre de son tricorne.
« Et t’es qui, toi ?
― Je pourrais vous le dire, mais ça ne vous avancerait pas à grand chose. Par contre, j’peux vous dire que les gamins, là, ce sont ceux de Lawn. Vous savez ? …le Pirate. »
Les deux types se regardèrent, puis regardèrent Laureen et le poignard qu’elle venait de sortir de sa chemise. Ils tournèrent soudain les talons et filèrent en courant.
« Merci, m’sieur, mais je gérais.
― Oh, je n’en doute pas, petite. Mais tu n’as peut-être pas à me remercier. Si ça se trouve, je suis pire qu’eux. Allez, file, maintenant, il ne faudrait pas inquiéter ton paternel. »
Il regarda les deux enfants s’en aller, puis ajouta pour lui-même « Oh oui, je suis pire qu’eux. Et moi, je n’ai pas peur des pirates. » Puis il jeta sa cigarette, fit disparaître les cartes dans sa manche et tourna les talons. Il s’occuperait de la gamine plus tard, quand il n’y aurait pas le mioche. Le second ne faisait pas partie du contrat.
« Pandore ! »
La jeune femme se retourna. Elle n’avait pas dix-sept ans, et ses cheveux longs étaient du noir bleuté de la nuit. Son regard argenté chercha celle qui l’avait appelé. Eiko arrivait d’un couloir voisin. La barde avait la chevelure d’un roux flamboyant et un sourire radieux aux lèvres.
« Tu es bien matinale, aujourd’hui !
― Oui… J’ai encore fait un de ces rêves, cette nuit…
― Encore un rêve ? Il faut que tu me racontes ça !
― Eh bien, tu sais que le Professeur Relm m’a demandé de la prévenir à chaque fois. J’allais la voir, justement. Si tu veux, tu peux venir avec moi ?
― Adjugé. »
La jeune femme et son amie s’avancèrent dans les couloirs de l’École de Magie. La cité de Kandhrir avait été à l’origine une bibliothèque fortifiée, siège du savoir de toute la culture Rysienne. Gravement endommagée lors des conquêtes de Zanar, elle fut restaurée par les empereurs qui suivirent, pour devenir progressivement la plus grande réserve de savoir de l’Empire tout entier. Les mages de la Guilde du Trèfle s’y établirent pour leurs expériences au début du sixième siècle de l’Empire, puis fondèrent l’École quelques années plus tard.
Près de huit cent ans plus tard, le drapeau représentant la belette blanche, symbole de Rysia, flottait encore au vent au sommet du vénérable bâtiment, et les deux amies avançaient dans les couloirs de l’école en direction du bureau du professeur Relm. Elles trouvèrent celle-ci, comme toujours matinale, occupée à consulter d’anciennes notes.
Âgée d’une cinquantaine d’année, le professeur Relm avait durant sa jeunesse effectué de nombreux voyages en direction du désert Termédian et de la région des Pluies, afin d’étudier les légendes des peuples vivant dans ces contrées qui, bien que rattachées à l’Empire, demeuraient méconnues de la plupart des autres habitants des Régions Médiannes. Il n’était pas rare, lors de ses leçons, qu’elle cite ces peuples en exemples du fait qu’Hera était constituée de nombreuses cultures parfois très différentes les unes des autres, et que l’on ne pouvait réellement comprendre un peuple sans étudier ses croyances et son histoire.
Le bureau du professeur était un endroit déstabilisant, mais agréable, décoré de souvenirs ramenés de ses voyages, et, s’étalant sur le mur du fond, d’une grande carte d’Hera dans laquelle étaient plantées des épingles indiquant l’emplacement de tous les lieux qu’elle avait visité. Pandore avait toujours aimé la contempler en espérant pouvoir un jour avoir autant d’épingles à planter dans sa propre carte.
Le professeur leva les yeux en voyant entrer son élève et la barde qui l’accompagnait. Voir la jeune femme venir la trouver dans son bureau de si bonne heure ne pouvait avoir qu’une seule explication. « Bonjour, Pandore… Tu as encore fait un de ces rêves ? » Ce à quoi elle répondit d’un hochement de tête, avec aux lèvres un sourire amusé par la réaction de son professeur. Celle-ci reprit.
« Kerd pressentait que cela t’arriverait bientôt.
― Monsieur Erellon ?
― Lui-même. Si tu veux bien, il souhaiterait que tu le lui racontes en détail.
― Ce serait un honneur. »
Le professeur répondit avec un léger rire « Ne répète pas ça devant lui. Tu sais qu’il n’apprécie pas spécialement le piédestal sur lequel on a coutume de le placer. » Puis elle se leva, et fit signe à ses visiteuses de la suivre à l’extérieur.
« Je veux plus y aller, tante Leah ! J’ai pas besoin d’avoir la tête aussi encombrée pour naviguer !
― Tu sais aussi bien que moi que c’est Ashley qui a insisté pour t’inscrire à l’école. Et si tu n’obéis même pas à ta mère, quel capitaine voudra de toi à son bord ?
― Mais le prof est un de ces continentaux idiots qui ne pense qu’à nous faire revenir dans leur empire à la gomme ! Je suis sure que j’en sais plus long que lui sur tout ce qui risque de m’être utile dans la vie !
― Tu en discuteras avec tes parents quand ils reviendront. En attendant je n’ai même pas eu le temps de te dire que tu as reçu une lettre de Seth. Ça te réconciliera peut-être avec les continentaux… »
Les joues de Lawn virèrent franchement à l’argenté, et la jeune fille saisit la lettre que Leah lui tendait et couru vers sa cabine. Pendant que ses parents étaient en mer, elle résidait à bord de ce navire-maison, sous la garde des membres d’équipage restés à terre. Quand elle était à terre, Leah, qui avait fait partie du premier équipage du Lion Noir avec son père et le capitaine MacHarrolck, venait souvent leur rendre visite, à Thenn et à elle.
Laureen se laissa tomber sur son lit, décacheta la lettre et commença à la lire. Elle n’avait jamais rencontré Seth physiquement, mais leurs mères se connaissaient, et avaient pendant longtemps échangé une correspondance active. Seth et Lawn avaient reprit le flambeau, et continuaient de s’échanger presque régulièrement des lettres.
L’adolescente en avait apprit plus sur le continent en quelques lettres de son ami qu’en plusieurs années de classe, et c’était peut-être l’une des raisons pour lesquelles elle ne se sentait pas bien à l’école. Pourtant, Seth l’encourageait à y rester. Il disait qu’il n’y avait jamais rien de mal à avoir la tête bien pleine. Il ne devait pas avoir le même genre de professeurs.
Il observait le navire à l’aide d’une longue-vue de poche. Sa cible était en train de lire sur le lit, dans sa cabine. La femme était sortie sur le pont avec le mioche et lui montrait quelque chose à l’horizon. Il ne repérait pas les marins, mais il y en avait au moins un. « Je suis patient, petite. Tu finiras bien par sortir te promener toute seule, et là…
― Alors, on parle tout seul ? » Il se retourna. Les deux brigands d’opérette qui avaient failli s’en prendre à la fille un peu plus tôt étaient là. Sauf que cette fois-ci, ils avaient amené du renfort. Son regard passa calmement de l’un à l’autre des cinq hommes.
« Les copains et moi, on voulais te remercier, pour tout à l’heure. S’attaquer à la fille de Lawn, c’était vraiment pas une bonne idée. Alors que faire les poches d’un voyeur, par contre… »
Un voyeur, hein ? Il ricana intérieurement, mais son visage resta impassible.
« Les potes et moi, on aime pas trop les étrangers. Surtout ceux qui ne veulent même pas dire leur nom. »
Il s’étira d’un air exagérément plein d’ennui. « Laisse-moi deviner… Si je ne te dis pas maintenant comment je m’appelle, tu vas me rosser, c’est ça ? Je crois que je vais prendre le risque… »
Les trois premiers types chargèrent en même temps. Il para tranquillement le premier coup, envoya celui qui l’avait donné rouler au sol d’une balayette, et esquiva gracieusement les deux autres, dont l’un perdit l’équilibre. Il le maintînt au sol d’un coup de botte. « Vous savez que vous êtes ridicules ? »
Un brusque écart sur le côté, et deux adversaire s’envoyèrent au tapis mutuellement en voulant l’attaquer par les deux côtés. Le dernier homme voulu prendre la fuite, mais un coup dans les jambes le fit s’étaler au sol à son tour. Réajustant son tricorne, il saisit par le col celui qui semblait être le chef du petit groupe, et le souleva sans effort apparent.
« On m’appelle Cartes. Et c’est la dernière fois que toi et tes copains fourrez votre nez dans mes affaires, compris ? »
Il laissa tomber le type au sol, et tourna le dos sans plus s’en préoccuper. Dépliant de nouveau sa longue-vue, il reprit son observation pendant que les autres décampaient au pas de course.
Ryan s’inclina devant la Cour d’Ambre. Une assemblée constituée d’un membre de la famille régnante de chaque clan du peuple Jihd, et représentant la plus haute autorité de Jihdea en matière de justice et de loi. La Cour se réunissait à CastelAmbre durant les dix dernières journées de chaque saison. Le jeune homme était venu accompagner son oncle, représentant du Clan Hagen. La veille encore, il ne s’attendait pas à devoir se présenter lui-même devant l’assemblée.
« Ryan Hagen, Prince du Clan Hagen. Tu as demandé audience devant la Cour d’Ambre. Parle, nous t’écoutons.
― Seigneurs du Peuple de Jihd, Chacun d’entre vous ici connaît le discours que m’a tenu l’Arbre Sacré lorsque j’ai été présenté à lui, il y aura bientôt cinq ans. Yggdrasil nous a prévenu qu’une guerre approchait, et que j’aurais un rôle important à y jouer. Il m’a confié la légendaire Gunjnir, afin que j’apprenne à la manier pour être prêt le jour venu.
― Nous savons tout cela, Ryan. Où veux-tu en venir ?
― L’Arbre s’est adressé à moi cette nuit. Son esprit a touché le mien, et m’a prévenu que le temps avait commencé. La Guerre Sombre est à nos portes. Je suis venu vous demander conseil, car j’ignore ce qu’Yggdrasil attend de moi, et de nous tous. »
Les membres de la Cour discutèrent un instant entre eux, à voix basse. Puis Aniel Deyn, Seigneur du Clan Deyn, prit la parole.
« Nous ignorons quels sont les desseins de l’Arbre à ton égard, Ryan. Comme nous ignorons ce que sa sagesse lui a révélé de la Guerre à venir. Toutefois, si tu dis vrai et que celle-ci est proche, alors nous devons, comme par le passé, aller le trouver pour lui demander conseil. Il n’y a qu’une seule décision que nous pouvons prendre dès aujourd’hui, compte tenu de l’étendue de notre ignorance : Ryan Hagen, bien que tu n’aies pas encore atteint ta dix-septième année, tu vas devoir subir les épreuves ancestrales du passage à l’âge adulte. Ainsi, quoi qu’il arrive, tu seras prêt à l’affronter. As-tu une déclaration à faire à la Cour d’Ambre avant qu’elle ne rendre son jugement ?
― Aucune. Je m’en remets à votre clairvoyance, Seigneurs.
― Alors qu’il en soit ainsi. Tu partiras pour l’Île de l’Épreuve dès demain. Puisse l’Oiseau d’Ambre guider ta route vers le succès. »
(1) Ces évènements sont relatés dans la Salsa des Flots, que vous pouvez découvrir en tant que Rôle-Play en visitant l’Auberge de la Plume d’Ambre.
(2) Hera a un sens de rotation inversé par rapport à celui de la Terre : la course du soleil se fait donc d’ouest en est (et non d’est en ouest), et le décalage horaire va dans l’autre sens.
« Pour certains, la chance n’existe pas. Seules comptent la précision des coups et la manière dont on les enchaîne. Pour d’autres, au contraire, le hasard décide seul du destin d’une bataille. À peine peut-on l’influencer quelque peu par un avantage numérique, stratégique, ou de valeur combattante. Pour avoir vécu plusieurs batailles, même si aucune n’eût jusque là d’importance suffisante pour paraître un jour dans les livres d’Histoire, je pense que l’un et l’autre des points de vue sont incomplets.
Quantité et qualité sont des atouts non-négligeables au combat, mais ils ne suffisent pas à déterminer qui va l’emporter. Stratégies et techniques peuvent vous maintenir en vie plus longtemps, mais il arrive toujours un coup que vous n’aurez pas su prévoir. À quel moment votre adversaire va-t-il être déconcentré par un fait extérieur qui ne vous gêne pas ? Quand vos alliés arriveront-ils à temps pour vous tirer d’une situation désespérée ? Ces éléments hasardeux déterminent l’issu d’une bataille aussi assurément que votre préparation à l’affrontement.
Il est donc nécessaire que vous soyez toujours prêts, quelles que soient les circonstances, à accepter l’imprévisible. Entraînez-vous à combattre, mais aussi à comprendre comment vos ennemis raisonnent, afin de pouvoir les surprendre, et apprenez à tirer parti de l’improbable, lorsqu’il se produit.
Mais souvenez-vous qu’il n’est pas raisonnable d’attendre Dame Chance. Elle vient et repart au gré de ses caprices, et pour chaque faveur qu’elle vous accorde viendra une défaveur de la même importance. Bien rares sont les êtres qu’elle aime au point de ne jamais les quitter lorsqu’ils n’ont qu’elle sur qui compter. Durant tous mes voyages, je crois n’en avoir rencontré qu’un seul. »
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. « Non, Seth! Pas maintenant! »
La voix l’avait tiré de son cauchemar, mais il n’était pas encore réveillé pour autant. « Qui es-tu ? Comment m’as-tu… ?
― Je ne peux pas te dire qui je suis maintenant, mais je t’ai sorti de cet endroit parce que j’y vais aussi, quelques fois. Ce n’est pas le moment d’y retourner.
― Comment sais-tu ça ?
― Un coup sur le crâne, et tu as oublié où tu étais ? Ton Monastère est attaqué, Seth ! La bataille fait rage autour de toi, alors debout, et combats! Maintenant ! »
Ce dernier mot lui fit ouvrir les yeux, pour voir une patte noire et griffue arriver sur sa gorge. Il eut à peine le temps de rouler sur le côté pour l’éviter. Se relevant comme il pouvait, couvert de neige, il brandit son arme pour se défendre.
Le Soleil s’était levé. Depuis combien d’heures durait la bataille ? Beaucoup trop, pour des humains éveillés au milieu de leur sommeil. Les Shalezzims, durement touchés par la première charge des monstres, avaient hurlé de victoire en voyant arriver les Dragons. Mais ils avaient déchanté bien vite.
Les dragons avaient chargé leur ennemis sans prendre garde, ayant trouvé que les premiers d’entre eux, dans le Haras, n’étaient pas des adversaire de taille face à eux. Mais dans la cour, cela s’était déroulé autrement.
Celles de ces créatures qui tenaient les torches aux flammes étranges s’étaient précipités vers les dragons, agitant ces flambeaux. Cette étrange lueur avait créé une panique soudaine chez les Kuars. Incapables de se contrôler, ils avaient tourné leurs ailes vers le ciel et avaient quitté la bataille. Quelques membres du groupes de Seth, en tentant de reprendre le contrôle de leurs montures, avaient été désarçonnées. Les autres avaient été emportées au loin.
Seth seul, en raison du lien d’esprit qu’il partageait avec lui, avait réussi à calmer celui sur lequel il se trouvait, mais sans que l’un d’eux ne parvienne à comprendre pourquoi ces torches leur faisait si peur.
Il est probable que, si les dragons n’avaient gardé leurs yeux clos pendant toute la bataille du Haras, et si l’incendie n’avait pas masqué la lueur surnaturelle, les neuf créatures que les adolescents avaient affronté auraient mis les dragons en fuite sans aucun problème –et alors, Seth serait peut-être mort à l’heure qu’il était.
Le Kuar et l’adolescent, seul maîtres du ciel durant cette bataille, avaient fait de leur mieux pour venir en aide à leurs camarades partout où ceux-ci s’étaient trouvés en difficulté. Mais à la fin, les assaillants avaient commencé à les bombarder de tous les projectile qu’ils avaient pu improviser sur le champ de bataille.
Le Dragon avait été touché au flanc par quelque chose, et son cavalier avait été désarçonné. Seth s’était évanouis en rencontrant le sol à un endroit où la neige était trop peu présente pour amortir sa chute, et c’est alors que son cauchemar avait recommencé.
La rapière avait fort heureusement mieux résisté à la chute que celui qui la tenait. Se penchant pour esquiver le coup de patte qui suivit, il parvint à frapper par deux fois la créature en face de lui, qui recula de quelques pas avec un grognement de douleur. “Stanta Yy’hell !” Seth avait crié sans vraiment le faire exprès, et de sa main tendue vers l’avant semblèrent tomber quelques spores de braises. Lorsque celles-ci touchèrent la neige, une colonne de feu s’éleva, et l’adolescent, surpris par son propre sortilège, bascula en arrière.
La colonne disparu presque aussitôt, mais une seconde s’éleva un peu plus loin, puis une troisième lorsque la précédente disparu, et ainsi de suite jusqu’à atteindre la créature, qui tenta de s’enfuir lorsque sa fourure s’embrasa.
Seth secoua une nouvelle fois la neige de son pyjama et chercha son dragon du regard. Mais leur lien d’esprit avait dû être rompu pendant qu’il s’était évanoui, et il s’était enfui comme les autres en se retrouvant de nouveau face aux étranges lueurs des torches.
« Par là ! »
Il se retourna. La jeune femme qui venait de crier semblait de quelques années son ainée, et ses cheveux, du même bleu argenté que les siens, l’identifiaient comme étant membre de la caste des Ensorceleurs. Elle devait étudier sous la direction d’un autre instructeur, car son mode de combat différait de celui enseigné par Teyn. Et elle avait fort à faire pour se défendre contre deux assaillants.
Une lame dans chaque main, elle tournait sans cesse sur elle-même pour ne pas laisser d’ouvertures d’attaque possibles à ses adversaires. « Viens m’aider, tu attends quoi ? SannaAdis ! » Un rayon bleuté fusa de ses yeux sombres en direction de la créature devant elle, lui trouant le bras de part en part pour venir se perdre dans la neige derrière elle. Ce sortilège était d’ordinaire d’une puissance redoutable, mais le monstre n’eut qu’à peine un regard pour son biceps perforée, et, ce qui ressemblait à un hochement d’épaule plus tard, frappa de nouveau.
Seth s’élança pour aider la Shalezzime, mais avant qu’il ait pu parvenir jusqu’à elle, l’un des monstres grogna quelque chose, et une nuée d’éclairs rouges vifs jaillirent de ses griffes, la frappant de plein fouet malgré une vaine tentative d’esquive. Elle fut projetée en arrière, et l’un de ses deux adversaires se retourna alors contre l’adolescent.
Voilà qui concrétisait une crainte qui le tenait depuis le Harras: Si leurs assaillants étaient assez intelligents pour avoir pu apprendre la langue Shalezzime, ils l’étaient assez pour savoir utiliser la magie. Restait à espérer qu’au jeu des sortilèges, son talent naturel lui permette de l’emporter. “Pyrophaïm !” Sa lame prit la couleur rouge vif du métal en fusion. Ce qui ne sembla hélàs pas émouvoir outre mesure l’adversaire, qui le chargea toutes griffes dehors.
Lâchant soudain son arme, Seth plongea sur le côté. La créature n’eût pas le temps de changer de direction et posa le pied sur le métal brûlant. “Sycrandemenn !” Plusieurs dagues de glaces se formèrent devant lui, qui furent propulsées vers le monstre, avant que son pied brûlé ne lui permette de faire un écart. Ramassant sa rapière dans la neige et la vapeur, l’adolescent parvint à achever son adversaire.
Il fut alors frappé de plein fouet par une violente bourrasque. L’autre monstre, abandonnant temporairement sa proie visiblement sonnée, avait retourné sa magie contre lui. Lorsqu’il parvint à reprendre l’équilibre, quelques mètres plus loin et en ayant perdu son arme, la bête au bras percé lui envoyait déjà une nouvelle salve d’éclairs rouges.
“Marregen Hann !” La neige fut soulevée du sol, se concentrant devant Seth pour former une sorte de bouclier gelé, juste à temps pour que les éclairs y rebondissent et soient dispersés en tous sens. La créature regarda l’adolescent avec ce qui ressemblait à un sourire moqueur, puis grogna “SannaAdis !” Le rayon bleu frappa de plein fouet le bouclier gelé, qui tint bon quelques courtes secondes avant de voler en éclat.
Mais Seth rassemblait déjà ses forces pour tenter autre chose. “Stanta Yy’hell !” Les colonnes de feu surgirent de nouveau, avançant droit sur la créature. Celle-ci attendit calmement, puis dès que les flammes furent à sa porté, fit un geste de la patte comme pour les renvoyer vers le garçon. Et le plus surprennant fut que les flammes firent en effet demi-tour.
Seth, déboussolé, n’eut que le temps de reformer son bouclier gelé: les colonnes de feu heurtèrent celui-ci de plein fouet et repartirent en sens inverse. Le monstre semblait trouver la situation particulièrement amusante, et renvoya par deux fois les flammes dans l’autre direction d’un simple mouvement du bras. Ce qui détourna complêtement son attention de l’Ensorceleuse, qui entre temps s’était relevée et s’approchait de lui par derrière.
Il avait à peine commencé à se retourner vers elle qu’elle l’avait déjà changé en statue de glace. Puis elle se tourna vers un Seth épuisé par l’échange inégal. « Merci du coup de main. Ces choses ont une capacité incroyable à retourner nos tactiques contre nous. N’utilise jamais deux fois de suite le même sort contre eux.
― À ce rythme-là, je ne sais pas s’il va en rester beaucoup d’inédits à mon répertoire… »
Elle sembla alors seulement réaliser que Seth n’avait pas passé l’âge Shalezzim du sortir de l’enfance depuis bien longtemps. « Retourne vers la porte en vitesse. Tu as eu une chance à peine croyable, jusque là, mais ça pourrait ne pas durer. »
« Et là, une lumière bleue m’a ébloui, et je me suis réveillée en voyant le soleil revenir. »
Pandore se trouvait dans le bureau de Kerd Erellon en personne. Directeur de l’École de Magie, Conservateur de la Bibliothèque, et Bourgmestre adjoint de Kandhrir, il était considéré comme l’un des plus grands magiciens qu’Hera ait porté, et comme l’une des intelligences les plus brillantes de l’espèce humaine. En parfaite contradiction avec l’image populaire du magicien distrait à la longue barbe blanche et à l’aura imposante, c’était un homme discret, aux cheveux grisonnants et au menton toujours impeccablement rasé, et qui portait une grande attention à tout ce qui se déroulait autour de lui.
Il se leva après que Pandore ait finit de parler. Il consulta du regard le professeur Relm et Eiko Faldora, puis ramena son regard vers Pandore. « Décidément, jeune femme, tes rêves sont toujours des énigmes remarquables. Toutefois, sans vouloir mettre en doute tes talents de conteuses, je crois que nous ne pourrons pas y comprendre grand chose sans le voir de nos yeux. » Il se dirigea vers son bureau, et saisit l’un des nombreux pendentifs accrochés à sa lampe.
« Je suppose que tu te souviens de ce qu’est ceci ?
― L’une de vos amulettes sensorielles. Elle reçoit et enregistre les impressions que ressent celui qui la porte.
― Exactement. Si tu n’y vois donc pas d’inconvénient… » Pandore saisit l’amulette et la passa autour de son cou. « Maintenant, concentre-toi sur ton rêve. » Elle ferma les yeux un instant, et l’amulette se mit à briller d’une étrange couleur. Puis elle la retira et la tendit au magicien. Celui-ci s’approcha d’une statue qui occupait un coin de la pièce et y accrocha le pendentif. « Maintenant, nous allons pouvoir revoir ceci ensemble. »
La lumière s’éteignit dans la pièce, et le plancher disparu, pour laisser place à une sorte de carte en relief de l’Empire, exactement comme lors du rêve. Tous restèrent silencieux jusqu’à l’apparition de la brume sombre, puis le professeur Relm prit la parole.
« “Une ombre venue du désert”… Cela me rappelle l’ancienne légende de l’armée d’outrecieux…
― Oui, je me souviens… C’est ainsi que les bardes désignaient ce qui devait avoir détruit Angska tout en mettant fin à la guerre. » Eiko secoua la tête « Mais je n’y croyais pas. J’ai rencontré des Shalezzims, et aucun n’a jamais pu me dire exactement ce qu’était cette ombre.
― Peut-être que les seuls à avoir connu la réponse étaient ceux qui sont morts en l’utilisant. » Les deux femmes se turent, reportant leur attention sur le rêve. Les premières étoiles venaient d’apparaître.
La lueur bleue finit par surgir, mais contrairement à ce que Pandore avait supposé la première fois, elle était aussi ponctuelle et localisée que les autres. L’éblouissement venait du fait que la jeune femme s’était trouvé exactement au même endroit, c’est à dire au dessus de Kandhrir. Erellon pointa alors du doigt un éclair turquoise qui s’était élevé vers l’ouest. « Avais-tu remarqué ceci, cette nuit ?
― Absolument pas. J’étais aveuglée par l’autre, à ce moment.
― C’est ce que j’imaginais. Ton rêve contient beaucoup plus d’informations que celles que tu as noté par toi-même. Il faudrait peut-être y assister plusieurs fois pour comprendre tout ce dont il retourne. »
Le rêve se dissipa, et la pièce reprit son aspect normal. La lueur supplémentaire s’était située de l’autre côté de l’Océan. Peut-être sur le Contient Vespuccien, ou bien sur l’une des île de Corannea. Tous réfléchirent un instant silencieusement à ce qu’ils venaient de voir, puis Erellon reprit la parole.
« Il me semble que l’idée générale est assez simple. La brume était une menace, quelle qu’elle soit, et ces étoiles, le moyen de s’en protéger. Toute la question est, je pense, de savoir quel est notre rôle dans tout celà, et pourquoi ce rêve t’a été envoyé. Sais-tu que tu es quelqu’un d’exceptionnel, Pandore ? Avant que je n’ai connaissance de tes premiers rêves, je ne pensais pas qu’il soit possible à quiconque d’avoir de tels aperçus de notre avenir. »
Le jeune femme parut embarrassée. Le magicien sourit. « Oh, c’est parfaitement normal, lorsque l’on connaît ton ascendance. Il me vient d’ailleurs une idée… L’une de ces étoiles se trouvait à Kandhrir. Si j’en crois ce que tu nous as dit, elle était même située précisément là où tu te trouvais. » Il se tourna vers Relm « Qu’en pensez-vous, ma chère ? Se pourrait-il que cette étoile symbolise notre jeune rêveuse ?
― Ce serait assurément une hypothèse intéressante, Kerd. Il faudrait donc envisager que ces étoiles représentent toutes des êtres vivants, peut-être même des humains. »
Eiko intervint. « Ce n’est pas possible. L’étoile d’ambre est apparue en même temps à deux endroits différents. Aucun être vivant ne possède le don d’ubiquité !
― En es-tu vraiment sure, Eiko ? » Le magicien eut un léger rire. « Je peux faire des choses que la grande majorité de nos concitoyens considéreraient comme impossibles, et pourtant, je ne maîtrise ni l’Encre des Guards, ni la Résonance des Pluies, ni certaines de tes caractéristiques personnelles. Tu devrais pourtant savoir mieux que personne que certains êtres ont une habileté tout à fait surprenante à tricher avec les lois naturelles.
Mais cette étoile d’ambre, tu as raison, me semble plus importante que les autres. Elle semble avoir un lien avec Jidhea, puisque les îles ont prit cette même couleur. Peut-être est-ce dû à ce vénérable Yggdrasil ?
― L’Ambre n’est pas la couleur que j’aurais associée à l’Arbre, pour ma part. » Relm sembla creuser sa mémoire « Mais il me semble que les Jihdéens ont une légende parlant d’un oiseau au plumage d’ambre… Il faudrait peut-être se renseigner sur ce point.
― Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en restant enfermés ici que nous trouverons la réponse. » Erellon retourna prendre le pendentif et le tendit à Pandore. « Le Professeur Relm m’a dit que tu arrivais à un point où seule l’expérience pouvait parfaire ton apprentissage. Ceci me paraît une excellente occasion de mettre ce conseil en pratique.
― Vous voulez dire que… ?
― C’était ton rêve. Personne mieux que toi ne saurait retrouver toutes ces étoiles et comprendre quel est leur rôle exact dans tout ceci. Je te conseille de partir d’abord pour la Forêt de Leeshan. C’est la localisation la plus proche de nous, et deux de ces lumières s’y trouvaient. Prends l’amulette. Si tu penses pouvoir tirer quelques informations de plus de ce rêve, tu n’auras qu’à la passer à ton cou pour le revivre. »
Plus aucun tireur ne gardait les fenêtres. Toutes les munitions avaient été utilisées, et les hommes étaient descendus dans la cour aider leur camarades avec d’autres armes. Peut-être la moitié du nombre initial de créatures avait été vaincue, mais d’autres encore étaient arrivées pour les remplacer, et elles semblaient toujours innombrables. Seth avait retrouvé son épée, et s’efforçait de suivre le conseil de l’Ensorceleuse. Deux monstres se jetèrent sur lui avant qu’il ait parcouru la moitié du chemin.
« Tu attires trop les regards. Tu dois apprendre à te fondre dans ton environnement. Si tous tes adversaires te voient au même instant, il te faudra les affronter tous ensemble, et je ne donne alors pas cher de ta peau. » La voix avait surgi à l’esprit de l’adolescent, comme un souvenir oublié qui s’éveille brusquement. Sa mère et lui n’avaient pas été les seuls étrangers à trouver refuge à Drakheg. D’autres voyageurs y séjournaient de temps à autres, parmi lesquels Gregan Shadefire, qui avait tenté pendant quelques temps de lui apprendre à manier les armes.
Gregan était un bretteur hors pair, capable de disparaître dans les ombres entre deux passes d’armes et de surprendre l’adversaire même après plusieurs heures de combat. À l’époque, Seth n’avait porté que peu d’attention à son enseignement, se croyant incapable de ressembler un jour un tant soit peu à un combattant. « C’est maintenant que j’aurais besoin de tes leçons ! »
Mais il n’était évidemment pas là pour répondre au cris de l’adolescent, et celui-ci dû faire face seul à ses adversaires. “Ashenda !” Son corps sembla soudain se changer en brume, et le premier monstre lui passa au travers sans lui causer le moindre dommage. Contrairement à ses camarades, qui passaient de longues heures à apprendre les sortilèges et à s’entraîner à les utiliser, Seth y faisait appel par instinct, sans savoir avant d’ouvrir la bouche lequel il s’apprêtait à invoquer. Son corps se reforma aussitôt, et il dû brusquement se pencher sur le côté pour esquiver le coup de griffe de l’autre monstre.
Maintenant qu’il s’en souvenait, l’adolescent constata que les entraînements au combat de Teyn et de Gregan avait été complémentaires. Le premier lui avait apprit à capter l’attention de l’adversaire vers les zones que l’on voulait qu’il attaque, pour pouvoir parer et riposter aisément, tandis que le second lui avait apprit à le distraire pour pouvoir plus facilement esquiver et frapper là où il ne s’y attendait pas. Anticiper et surprendre. L’adolescent aurait aimé savoir lequel de ses deux enseignant aurait battu l’autre lors d’un duel amical.
Les griffes de la créature rencontrèrent une nouvelle fois le métal de la lame dans une gerbe d’étincelles. Seth eut l’impression que son poignet volait en éclat. Lâchant soudainement son arme, il plongea dans la neige devant lui, pour éviter un coup de son autre adversaire. Hélas, ses ennemis étaient trop bien coordonnées pour en venir à se toucher l’un l’autre, même après les plus spectaculaires esquives. Désarmé, la main gauche trop douloureuse pour qu’il puisse la bouger, il se redressa tout de même pour faire face. “Seriatnemidès !” Le sol se mit à trembler devant lui, mais il avait perdu trop d’énergie pour que le séisme soit capable de renverser ses adversaires. À peine parurent-ils chanceler un bref instant.
Il y eut une sorte d’éclair métallique, et la tête de l’un des monstres roula au sol. Le coup de revers atteignit l’autre créature à l’épaule. Sans lâcher sa hallebarde des mains, Teyn souleva d’un coup de pied l’épée de son élève du sol, avant de frapper de nouveau. Seth n’était pas assez habile, surtout de sa seule main droite, pour saisir l’arme au vol, mais s’en empara dès que celle-ci toucha le sol. « Evite de la perdre, la prochaine fois. Sur un champ de bataille, ton arme, c’est ta vie. »
Le second adversaire s’était effondré, mais trois autres les encerclaient à présent. Dos à dos, l’élève et le maître semblaient en situation désespérée. « Nous sommes les Enfants de Shale.
― Pour Elle, jusqu’à la mort, Fiers et Nobles, guerroyant. » Ils s’élancèrent au même instant, l’arme levée, mais les monstres s’effondrèrent avant qu’ils les aient touché. Un être vêtu d’une cape noire, le visage dans l’ombre d’une capuche de la même couleur, venait d’apparaître à côté d’eux. Une violente douleur vrilla l’esprit de Seth. Il aurait pu jurer que la présence qu’il avait senti quelques heures plus tôt, avant le début de la bataille, appartenait au nouvel arrivant.
« Aller jusqu’à la mort ne sera pas nécessaire. Cette bataille est terminée. »
Comme en réponse aux paroles de l’homme en noir, d’autres comme lui apparurent à chaque lieu de combat, et à peine étaient-ils là que les monstres s’effondraient au sol. La douleur s’amplifia, et Seth sombra lui-même dans l’inconscience.
Voici deux ans que nous avions passé sur ses terres lorsque l’Arbre m’appela. Il fit cela à sa manière, comme chaque fois, par un songe dans la nuit. Au matin, je quittais Almfrest, Eric, Faris, nos quelques compagnons et notre campement provisoire pour reprendre la route, seul, vers Lui. Je savais que je n’avais à craindre aucun danger tant que je m’avançais en direction du Septentrion, car Il avait éloigné par la pensée les prédateurs, et me préviendrait si le sol sur lequel j’avançais était traître.
Lorsque j’atteignis Yggdrasil, l’Arbre me présenta une racine sur laquelle je grimpai. Il me souleva alors, pour m’amener jusqu’à la mi-hauteur entre le sol et ses feuilles, et sa voix s’éleva en mon esprit. « Te voici de nouveau devant moi, Enfant des Nuées. » Je reconnus le nom qu’il m’avait donné lors de nos précédentes rencontres, bien que je n’en compris une nouvelle fois pas le sens profond.
Je répondis à voix haute. « Je suis venu, Yggdrasil. » Un silence suivit ma réponse, et j’eu pu jurer qu’il m’observait amusé. Puis, il reprit. « Tu étais bien jeune, lorsque tu as posé pour la première fois ton pied sur ces terres dont je suis le gardien. Quinze années à peine révolues, c’est peu, même dans le monde des Brennans, pour commander aux hommes plus âgés qui t’accompagnaient.
― Je ne commandais pas seul », répondis-je, « D’autres, plus expérimentés, guidaient mes décisions.
― Mais toi, tu étais jeune tout de même, et la guerre que ton peuple subis sur vos terres d’origine t’a volé une part ton enfance sans pour autant te préparer à l’âge adulte. Tu as désormais l’âge que les tiens considèrent comme celui de la majorité, et malgré les exploits que tu as accomplis ici, tu penses encore comme l’enfant que tu étais, et non comme l’adulte que tu dois devenir. C’est de cela que nous devons parler. »
L’Arbre se tut, semblant étudier ma réaction. Comme je restais silencieux, il reprit. « Vous m’avez confié votre projet de faire venir les vôtres sur ces terres, d’y établir une nation où vous serez hors de l’influence de Zanar et de ses armées. L’heure est peut-être venue pour cela. Mais alors, il te faudra être en âge de guider ton peuple entier. En âge, non seulement par ton corps, mais également par ton esprit. Tu dois me prouver que tu es prêt.
― Quel est ton défi ? Si je le peux, je le relèverais. » m’entendis-je répondre.
« Il existe une île, à l’ouest d’ici. Petite, et un peu à l’écart, où vous n’avez pas encore abordé. Demande à tes amis de t’y déposer. Toi seul doit prendre pied sur l’île, et lorsque tu y seras, ils devront faire demi-tour et te laisser là. Au centre de l’île se trouve un Livre, dans lequel est dessinée mon image. Si tu parviens jusqu’à lui, poste ta main sur cette image, et tu seras ramené ici. Je saurais alors que tu es prêt. Si tu dois faire demi-tour et revenir de cette île par la voie des mers, alors c’est que le temps n’est pas encore venu. Va, maintenant, et prouve ta valeur. »
L’Arbre me reposa au sol, et ne dit plus un mot. Je suis retourné jusqu’à notre campement, et j’ai prié mes camarades de m’amener jusqu’à l’île, que nous baptiserons désormais l’Île de l’Épreuve. J’ai noté ceci d’une traite, conformément à la coutume que nous tentons de prendre de garder par écrit chaque sage parole qu’Yggdrasil nous accorde. Dans quelques instants, je poserais le pied au sol, et ma mise à l’épreuve commencera. Puisse l’Oiseau d’Ambre guider ma route vers le succès.
Ryan resta un instant sur la berge, regardant le navire repartir au loin. Près de mille quatre cent printemps s’étaient succédés depuis que son ancêtre Almfrest Hagen était venu ici déposer Seimar le Conquérant, premier homme à avoir mis le pied sur l’Île de l’Épreuve. Il avait lu avec soin plusieurs récits qu’avaient fait le fondateur du clan Deyn et quelques autres membres du peuple de Jihd ayant passé l’ancestrale épreuve du passage à l’âge adulte, mais la seule chose qu’il y avait appris était que l’île était imprévisible.
Selon les légendes de son peuple, l’île avait été façonnée par les Créatures des Nuées elles-mêmes –tel était le nom que les Jihdéens donnaient aux êtres fantastiques que d’autres appelaient Guards, Dieux ou Esprits d’Hera–, et elles avaient investi tellement de leurs forces dans cette tâche que l’île entière était baignée de leur pouvoir. Le jeune homme pu constater par lui-même l’atmosphère étrange qui régnait sur l’île : une sorte de brume d’un bleu pâle émergeait du sol, s’élevant jusqu’à hauteur de ses mollets. L’air lui-même semblait différent. Les sons se propageaient avec un échos troublant, et les reflets de lumière lui donnaient l’impression de s’avancer à l’intérieur d’un dessin tracé au pastel et au fusain.
Une fois passé la rangée de dunes entourant l’île, et en masquant l’intérieur aux regards venus du large, Ryan trouva devant lui une forêt de sapins qui semblait s’étendre à perte de vue. La magie dans laquelle baignait le lieu devait perturber sa vision, car d’après la taille de l’île, il aurait dû en voir la côte opposée. S’efforçant de rester sûr de lui, il s’avança a l’intérieur de cette forêt.
Il n’avait pas marché bien longtemps qu’une sorte de petit diablotin émergea soudain de la brume qui masquait le sol et bondit sur son épaule. « Hey ! Qui es-tu ?
― Tu as peur ! » La voix était moqueuse. Ryan tourna la tête pour tenter d’observer la créature, mais celle-ci, de deux battements d’ailes, se percha sur son autre épaule, pour revenir à sa position initiale lorsque le jeune homme voulu regarder de l’autre côté. Il reprit sa marche avec un soupir. « Non, je n’ai pas peur. » Une seconde créature identique jailli de la brume pour venir se poser sur sa tête « Si, tu as peur !
― J’ai déjà dit que non. » Les deux créatures se mirent à sautiller d’un pied sur l’autre en chantonnant « Il a peur! Il a peur ! Il a peur ! » Ryan, exaspéré, se secoua brusquement pour faire partir les diablotins et s’écria « Bon, d’accord, je suis terrorisé ! Ça vous va ? »
Les deux créatures voletèrent un instant autour de lui, puis foncèrent l’une sur l’autre dans un éclair lumineux. Ryan cligna des yeux, pour voir face à lui lorsqu’il les réouvrit une créature monstrueuse. Elle ressemblait aux diablotins, mais en deux fois plus grand que le jeune homme, et une expression effrayante sur le visage. « Et comme ça, je te fais peur ? » Le ton était toujours celui des diablotons, mais la voix était beaucoup plus grave et plus menaçante. Sans sourciller, Ryan dégaina l’épée qui pendait à son côté, et se mit en position de combat. Le démon éclata d’un rire sinistre, et disparut en fumée.
Désormais sur ses gardes, le jeune homme rengaina son épée, vérifia que Gunjnir était toujours correctement attachée dans son dos, et reprit sa marche. Après quelques pas, l’un des diablotins jailli d’un arbre pour retrouver l’épaule qui lui servait de perchoir. « Tu as eu peur !
― Qu’est-ce que vous me voulez, au juste ?
― Qu’est-ce que tu nous veux, toi ?
― Je ne vous veux rien ! Je veux… » Il s’arrêta un instant et souffla pour reprendre son calme. « Je suis ici pour passer une épreuve, rien de plus. Je dois trouver le Livre qui se trouve au centre de l’Île. Après, je partirais. Je n’ai pas l’intention de vous faire quoi que ce soit… qui que vous soyez.
― Ah, tu dois passer une épreuve ! Et quel genre d’épreuve ?
― L’épreuve ancestrale du passage à l’âge adulte.
― Adulte ? Tu voudrais devenir adulte, toi ? À mon avis, c’est mal parti ! » Et il partit en battant des ailes en zig-zag à travers les arbres, à une vitesse telle que Ryan le perdit de vue rapidement. « Et pourquoi ça ? » cria-t-il dans la direction où il l’avait aperçu pour la dernière fois. Mais la forêt resta silencieuse.
Secouant la tête en soupirant, le jeune homme reprit sa route. Peut-être aurait-il dû effectivement avoir peur. L’ambiance paraissait effectivement tout à fait adaptée à cela. Les arbres étaient suffisamment entremêlés pour que l’on ne puisse pas voir venir d’éventuels prédateurs, et le bruit du vent dans les branches était la seule chose qui se laissait entendre. Mais il était Ryan Hagen.
Plusieurs des personnes qui l’avaient précédé en ce lieux avaient vu l’île couverte d’une forêt comme celle-ci, mais il ne se souvenait pas d’avoir lu quoi que ce soit sur ces diablotins, ni sur la plus grande créature qu’ils étaient devenu un peu plus tôt.
« C’est parce que nous changeons de forme en fonction de la personne qui nous regarde. »
Ryan sursauta en entendant la voix du démon. Il se retourna vivement : la grande créature avançait visiblement depuis un moment en voletant derrière lui, sans qu’il s’en soit rendu compte. Maudissant son inattention, il glissa instinctivement sa main vers la garde de son épée. « Vous lisez dans mon esprit ?
― Nous sommes dans ton esprit, Ryan Hagen ! » Le démon bondit sur lui, le mordant sauvagement au bras avant qu’il ait eu le temps de réagir, puis s’évapora comme la première fois. Il ressentit la douleur sur le coup, mais lorsqu’il regarda son bras, il n’y avait aucune marque, et la sensation s’était envolée. L’un des diablotins arriva par derrière et se posa doucement sur sa tête. « Ne fais pas attention. Il est toujours comme ça.
― Tu pourrais m’expliquer, au juste ?
― Je pourrais. » Mais après avoir regardé le jeune homme un instant, il repartit comme il était venu, sans rien dire. Les efforts de Ryan pour ne pas s’énerver inutilement portaient leurs fruits : la sensation d’agacement fut moins prononcée que les fois précédentes. « Peut-être que je commence à m’habituer…
― Ce ne serait pas mal. »
Le second diablotin venait de se percher de nouveau sur son épaule.
« Est-ce que je pourrais avoir cette explication… maintenant ?
― Tu crois que tu la mérites ?
― Je crois qu’il faudrait me la donner tant que je suis disposé à l’entendre.
― ’Pas faux. Mais c’est simple, pourtant. L’Île t’observe. Elle examine tes réactions, pour savoir ce qu’il va falloir qu’elle améliore chez toi. Alors elle nous envoie pour faire le sale boulot.
― Et qu’est-ce que vous êtes censés améliorer, au juste ?
― Oh, pas grand chose. Dans ton genre, tu es quand même sacrément plus adultes que d’autres. Seimar, par exemple. Lui, jusqu’au bout, c’est resté un vrai gamin. Il savait donner le change, même nous on s’y est fait prendre, mais on a strictement rien réussi à changer, chez lui. Tu verras bien tout à l’heure.
― Tout à l’heure ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
― Oups, j’en ai trop dit. C’est ta faute, d’ailleurs.
― Ma faute ? Et pourquoi ?
― Parce que c’est ta mise à l’épreuve, pardi ! Si tu n’étais pas là, moi, je n’aurais rien dit ! » Et il disparu après une pirouette. « Eh, attends ! » Mais une fois encore, Ryan ne reçut aucune réponse. Il reprit sa marche en constatant qu’étrangement, le comportement des diablotins ne l’exaspérait même plus. « C’est parce que tu fais des progrès. »
Il se retourna de nouveau, pour se trouver face à face avec… lui-même ? « Oui, je sais, ça surprend. Mais pourquoi pas ? Tu aurais préféré un autre démon ? » Le second Ryan Hagen s’adossa calmement à un arbre, et reprit. « C’est ça, que nous étions censés corriger chez toi. Tu t’énervais trop facilement. Si tu veux devenir adulte, il faut que tu apprennes à te contrôler, et à contrôler ta colère.
― C’est tout ?
― Bien sur que non, idiot ! Tu dois aussi apprendre à accepter que tu puisses avoir peur. Ça fait longtemps que tu t’efforces de bloquer ce sentiment en toi, mais tu es un humain comme les autres. Tout le monde a peur, même toi. Si tu refuses de ressentir la peur, ou si tu essayes de te prouver et de prouver aux autres que tu n’as pas peur, tu vas finir par faire des bêtises. Du genre, attaquer seul et avec une petite épée de rien du tout une bête qui fait deux fois ta taille et quatre fois ton poids.
― J’essayerais de m’en souvenir.
― Tu as intérêt ! De toute façon, tu ne partiras pas d’ici par le Livre si tu n’acceptes pas la leçon.
― À propos, où est-il, ce Livre ?
― Tu crois que tu l’as déjà mérité ? Ce n’est que le début, Ryan. On ne devient pas adulte aussi rapidement que ça. » Un clin d’œil complice plus tard, le second Ryan avait disparu.
Plus aucune créature n’était venu troubler la solitude de l’île depuis la disparition de son double. Ryan commençait presque à regretter la turbulence des diablotins. La forêt était calme, et il se demandait s’il avançait toujours dans a bonne direction. « Cela dépend de la direction que tu penses être la bonne. » Un Centaure venait d’émerger d’entre les arbre, juste à côté de lui, et courba la tête dans une sorte de salut. Le jeune homme l’imita avant de déclarer « Je veux bien faire des efforts pour ne pas être en colère, mais vous ne m’aidez pas.
― Il n’a jamais été question de te priver de ta colère, Fils de la Terre. » répondit le Centaure d’un ton grave. « La bloquer comme tu t’efforçais de bloquer ta peur ferait plus de mal que de bien. Il te faut simplement apprendre à ne pas la laisser prendre le dessus. Tu dois ressentir les choses intensément, mais toujours rester lucide.
― Je… Je crois que je comprends.
― Mais ceci n’est pas l’objet de ma venue. Suis-moi. » Il claqua des sabots, et s’enfonça de nouveau dans la forêt. Inspirant profondément l’atmosphère étrange de l’île, Ryan entreprit de le suivre. Après avoir franchi quelques rangées de sapins, il se trouva à l’orée d’une clairière, au centre de laquelle se dressait une sorte de petite tente. À la suite de son guide, le jeune homme pénétra dans celle-ci.
Comme il s’y attendait à moitié, l’intérieur de la tente ne ressemblait pas à un intérieur de tente ordinaire, et surtout semblait énormément plus large et plus haut que l’extérieur. Cela semblait plutôt être une salle de palais qui aurait facilement prit la clairière toute entière. Le Centaure se trouvait au centre de la pièce, assis (si l’on peut dire) à une sorte de table sur laquelle était posé une théière entourée de deux tasses finement ouvragées, l’une posée à la place du maître des lieux, l’autre à celle de l’invité.
« Entre et prends place, Fils de la Terre. » Ryan s’exécuta. « Je dois m’assurer que ton esprit est aussi affûté que ta lame, car dans le monde qui t’attend, tu auras besoin du premier plus souvent que de la seconde –du moins, faut-il l’espérer. Te sens-tu capable de répondre à quelques délicates questions ?
― Je ne sais pas. Pose-les, et nous verrons bien.
― Alors tu viens de répondre juste à la première d’entre elles. Maintenant, Fils de la Terre, écoute bien : Cette chose est vivante, mais pas un souffle d’air ne sort de ses lèvres. Elle boit sans cesse, bien qu’elle n’ait jamais soif, et bien qu’elle soit vêtu toute entière de maille, elle ne fait aucun bruit. Quelle est-elle ? »
Ryan ne réfléchit qu’un instant. Il aurait peut-être eu de grandes difficultés à trouver, s’il n’avait pas été issu du clan Hagen, celui parmi tous les clans du peuple de Jihd a connaître le mieux la mer et ses occupants. « Il s’agit d’un poisson.
― Fort bien. Mais as-tu l’esprit logique, prince ? » Le Centaure se leva, et revint avec trois coffrets. « Dans ces coffres se trouvent les ingrédients dont nous auront besoin pour l’énigme suivante. Lis attentivement les inscriptions présents sur chacun d’entre eux : Si l’une d’elle dit vrai, tu dois ouvrir le coffre et sortir son contenu. Si au contraire elle dit faux, garde le coffre fermé, ou tu le regretteras. Il est possible que tous les coffres aient besoin d’être ouvert, ou bien qu’aucun ne doive s’ouvrir. »
Le jeune homme se pencha sur les inscriptions. “Aucun de nous ne doit être ouvert.” disait la première. La seconde mentionnait simplement “Il faut que tu m’ouvres.” Quant à la troisième, elle indiquait “Deux d’entre nous au moins doivent rester clos.” Ryan réfléchit un long moment. Puis il repoussa les deux premiers coffrets, et ouvrit le troisième, pour en sortir trois fioles vides.
« Remarquable. À présent, tu vas devoir remplir ces instruments. » le Centaure ouvrit un tiroir de la table et en sortit dix-sept tasses, qu’il remplit avec la théière, les posant au milieu de la table. « Dans la première fiole, tu dois verser la moitié du liquide que tu as devant toi. Dans la seconde, il en faut le tiers, et dans la troisième, un neuvième. Sois précis : la moindre goutte mal placée pourrait avoir des résultats désastreux. »
Ryan commença à compter, mesurant quelle quantité de liquide il faudrait prélever dans chacune des tasses. Ce qui ne tombait bien évidemment pas juste. « C’est trop dur. Je ne peux pas partager assez précisément avec de tels récipients…
― Tu n’as pourtant droit qu’à ce qui se trouve sur cette table. Réfléchis bien. Quand le calcul s’avère difficile, un peu d’astuce peut le faciliter. »
Le regard de Ryan s’attarda sur la théière, puis sur les deux tasses qui y étaient disposées à son arrivée. Et l’illumination lui vint soudain : il remplit l’une de ces deux tasses de liquide, puis la plaça au milieu des autres. Ainsi fait, il pu séparer correctement les dix-huit récipients, et versa le contenu de neuf tasses dans la première fiole, de six dans la seconde, et de deux dans la dernière. La tasse qu’il avait rempli lui-même resta seule sur la table.
« Fort bien joué. Bois a présent ce breuvage : Il rendra ton corps plus rapide et améliorera tes réflexes. Tu pourrais bien en avoir besoin… » Et pendant que Ryan buvait, le Centaure lui tendit un parchemin roulé « La solution de cette ultime énigme pourra t’être utile quand la situation te semblera désespérée. Déplie le papier quand tu le jugeras nécessaire. Ma tâche est terminée, Fils de la Terre, maintenant va, et que jamais ton esprit ne perde sa vivacité. »
Lorsqu’il ressortit de la tente, la clairière semblait avoir disparu, et les arbres tout autour de lui avaient prit une couleur quelque peu plus bleutée. Il se retourna, mais la tente elle-même, et le Centaure à l’intérieur, s’étaient évanouis dans la brume, eux aussi. Il marmonna pour lui-même « Je m’attendais quand même à ce qu’il me demande quelle est la vitesse de vol d’une hirondelle⁽¹⁾, ou quelque chose comme ça… »
Au bout d’un nouveau long moment de marche solitaire dans la forêt, Ryan vit voler vers lui les deux diablotins, qui sautèrent sur ses épaules, visiblement affolés « Qu’est-ce qui vous arrive ?
― L’Île a décidé !
― Décidé ? Décidé quoi ?
― Qui tu allais devoir rencontrer pour la troisième étape !
― Ah… Et ce n’est pas bon ?
― Non ! C’est le Serpent ! » À peine le dernier mot fut-il prononcé que la forêt avait disparu, et les diablotins avec. Autour du jeune homme, il n’y avais plus désormais qu’une immense étendue plane. La brume couvrant le sol avait prit une teinte ocre sombre, et n’en dépassaient que des rochers sombres de taille diverses. Ryan senti soudain quelque chose bouger à quelque distance de son pied. Il fit un écart et regarda, mais la chose ne devait pas dépasser de la brume. Tentant d’oublier la sensation d’appréhension qui commençait à monter en lui, il reprit sa marche, espérant avancer toujours vers le centre de l’île.
Il n’avait pas fait dix pas que le Serpent surgit de la brume, devant lui. Il devait mesurer la taille de plusieurs hommes montés l’un sur les épaules de l’autre, et son corps avait l’épaisseur du tronc d’un grand arbre. Colerettes déployées, il fixait Ryan de son regard jaune menaçant.
« Waw. Je ne m’attendais pas tout à fait à ça… » Pour toute réponse, le Serpent plongea en avant, crocs déployés. Le jeune homme plongea sur le côté, esquivant de justesse une morsure. La créature s’était redressé aussitôt, et attaqua de nouveau. Ryan parvint une seconde fois à échapper à la morsure, mais les crocs avaient claqué encore plus près de lui que la fois précédente.
La même scène de reproduisit un certain nombre de fois sans que Ryan ait le temps de reprendre son souffle entre deux attaques du monstre, puis celui-ci s’arrêta soudain. Sifflant quelque chose, il plongea dans le sol et s’y enfonça comme s’il avait plongé dans l’eau. « Non, je ne m’attendais vraiment pas à ça… Je comprends pourquoi les diablotins avaient peur, maintenant. »
Ryan avait reprit sa route depuis un moment quand le Serpent attaqua de nouveau. Cette fois, il pensait s’y être préparé, et lorsque la mâchoire de la bête claqua, ce fut sur le métal de sa lame. Il tenta de frapper à son tour, mais les crocs de la bête immobilisaient son épée. Lorsque le Serpent se redressa, le jeune homme fut soulevé de terre en même temps. La main tenant toujours fermement la poignée de son épée, il était suspendu juste devant l’œil de la créature. Il cru alors réentendre la voix, moqueuse, de son double. « Tu vas finir par faire des bêtises. Du genre, attaquer seul et avec une petite épée de rien du tout une bête qui fait deux fois ta taille et quatre fois ton poids. »
Le Serpent secoua la tête, et Ryan dû lâcher son épée. Un vol plané dans les airs plus tard, il rencontra douloureusement le sol. La créature cracha l’épée, qui vint se planter dans la brume un peu plus loin, puis reporta son attention sur sa proie. « D’accord. Là, j’ai peur. » Se relevant juste à temps pour éviter un nouveau coup de crocs, le jeune homme s’enfuit en courant vers un empilement de gros rochers qui se dressait à quelques distances de lui.
Le Serpent plongea dans le sol à sa poursuite, mais il parvint à atteindre le tas de rocher juste à temps. Une fois grimpé dessus, il constata avec un soupir de soulagement qu’il semblait hors d’atteinte : le Serpent tournait autour des rochers, semblant chercher un point d’attaque, mais sans le trouver. La créature évitait soigneusement de passer là où quelque chose émergeait de la brume. Le ciel avait prit une teinte violette, et le soleil brillait d’un éclat rouge pareil à celui du crépuscule. Aucune route ne semblait pouvoir mener hors du territoire du Serpent.
Le temps passa, mais le Serpent ne parraissait pas vouloir s’en aller de nouveau. À chaque fois qu’il regardait autour de lui, Ryan voyait la silhouette sombre de la bête remuer dans la brume. Ne voyant aucun autre moyen de se sortir de cette situation, le jeune homme s’assit sur la pierre chaude et déplia le parchemin du Centaure. « Tant que je mange, je vivrai. Donne-moi à boire, et c’en sera fini de moi. »
« Et comment suis-je censé faire du feu ici, hein ? » Il énuméra les moyens qu’il connaissait d’obtenir ce qu’il voulait. Il n’avait sur lui aucun objet de verre qui aurait pu concentrer les rayons solaires. Pas non plus d’éclats de rochers à frapper les uns sur les autres. Malgré l’étrange aspect du ciel, la foudre ne semblait pas vouloir lui venir en aide. Et de toute façon, qu’aurait-il utilisé comme combustible ? Il commençait à désespérer, lorsqu’une idée lui vint.
Il détacha de son dos la lance offerte par l’Arbre des années auparavant. Sa pointe brillait d’un éclat métallique hors du commun. Cette arme, forgée jadis par Seimar le Conquérant et Eric Dragonheart, contenait une magie puissante et mystérieuse. « Gunjnir, viens-moi en aide ! »
Empoignant solidement l’arme, il gratta de sa pointe le rocher sous ses pieds. Le contact entre la pierre et le métal souleva une gerbe d’étincelles, qui voletèrent un instant avant de retomber dans la brume. Celle-ci sembla alors s’enflammer toute entière, et le Serpent se dressa de toute sa hauteur avec une expression de douleure et ce colère mêlée.
« Ravi de t’avoir connu, Créature. Et au plaisir de ne plus jamais te rencontrer. » Ryan exécuta une sorte de salut moqueur puis, rassemblant toutes ses forces, frappa le rocher de Gunjnir. L’arme s’enfonça dans la pierre, et celle-ci explosa, projetant le jeune homme en arrière. Le Serpent fut frappé de plein fouet par le souffle de l’explosion, et avec un cri de douleur, s’enflamma. À mesure que les flammes progressaient sur la bête, le ciel entier parut s’embraser. La tête de Ryan heurta alors un rocher, et il s’évanouit.
Lorsqu’il reprit ses esprit, la brume au sol avait retrouvé la teinte bleutée, et le ciel avait reprit son aspect habituel. Il était allongé au sol, tenant toujours Gunjnir dans sa main, et son épée était plantée non loin de lui. Un gamin, semblant âgé d’à peine plus d’une demi-douzaine d’années, était assis en face de lui et l’observait. Voyant que le jeune homme se réveillait, il se leva. « Tu as réussi ! »
Ryan se redressa et rangea ses armes. « Qui es-tu ?
--Je m’appelle Seimar. » répondit la petite silhouette avec une révérence appliquée.
« Seimar ? Seimar Deyn ? Mais tu es censé être mort depuis plus de mille ans !
― Je sais. C’était long.
― C’est impossible. Les prêtres disent que les âmes des morts se séparent et rejoignent la grande rivière de la vie, dans laquelle elle se réassemblent pour former les âmes des êtres à venir. Personne ne peut rester entier aussi longtemps après la mort.
― Oui, c’est ce qui est arrivé aux autres. Mais moi, je suis resté. Je ne fais pas partie de la même rivière que vous. » Le gamin se retourna d’un air triste. Ryan mit un genoux à terre à côté de lui et le regarda dans les yeux.
« Et il n’y a personne d’autre comme toi ?
― Si, il y en a. Mais pas beaucoup. Je suis vraiment très différent, tu comprends ?
― Pas vraiment, non.
― C’est pas grave. Daniel t’expliquera, un jour.
― Daniel ? Qui est-ce ?
― Celui qui a écrit le Livre. C’est bien pour trouver le Livre, que tu es venu, non ?
― Le Livre, oui. Tu sais où il est ?
― Tu as Gunjnir avec toi ! Tu me la prêtes ? » Avec un sourire réconfortant, Ryan décrocha l’arme de son dos et la tendit à l’enfant. Celui-ci la saisit par la garde, et malgré sa petite taille, commença à la manier comme s’il avait passé plusieurs années à s’entraîner à son maniement –Ce qui avait dû être le cas un millénaire plus tôt.
« Eric disait qu’on l’avait très bien réussi. Qu’il n’avait jamais manié une arme qui soit aussi bien équilibrée.
― C’est aussi mon avis. J’ai essayé plusieurs autres lances, mais aucune qui soit aussi bien façonnée que celle-là. Vous avez fait un travail remarquable.
― Merci ! » Le gamin tendit la lance à Ryan, qui la réaccrocha à sa place. « Tu es le descendant d’Almfrest, c’est ça ?
― C’est ça.
― Tu ne lui ressembles pas du tout !
― C’est normal. À chaque génération, les visages changent. Et il y a eu un sacré nombre de génération, depuis votre époque.
― Bon, je vais te laisser voir le Livre. Mais tu reviendra me voir, hein ?
― C’est promis. Quand je pourrais, je reviendrais. »
Seimar prit alors Ryan par la main et l’amena jusqu’à un piédestal qui se dressait non loin de là. Quand l’enfant posa sa main sur le piédestal, celui-ci s’ouvrit, laissant apparaître le Livre recherché. Le jeune homme tourna les pages jusqu’à trouver l’image d’Yggdrasil. Étrangement, l’image n’était pas figée sur le papier, et l’on semblait voir les branches de l’Arbre bouger sous le vent. Avec un dernier regard vers le gamin qui lui adressait un signe de la main, Ryan posa sa main sur le livre. Il se sentit alors aspiré à l’intérieur.
(1) Une hirondelle d’Europe, ou une hirondelle d’Afrique ? (Ceci était la première référence idiote. Mais hélas pour vous, probablement pas la dernière.)
Les chroniques impériales racontent que Marrihm, et avec elle Tieffla tout entière, tomba devant les armées de Zanar en seulement deux semaines. Ce n’est pas complètement faux, sans pour autant s’avérer complètement exact. Si l’on consulte les rapports fait par les généraux de l’époque, il ressort que la ville était presque déserte lorsque ses portes tombèrent. Sans que la future armée impériale ne comprenne comment, une grande majorité des habitants de Marrihm avaient pu s’échapper en direction de la forêt. (…)
Les habitants s’étaient donc enfui à l’extérieur des murs, l’assaut non préparé par une armée supérieure en nombre rendant presque impossible la défense de la ville. Ils avaient dans un premier temps trouvé refuge dans le village de Leeshan, au coeur de la forêt, mais celui-ci, protégé seulement par les arbres et les animaux des bois, ne leur aurait fourni aucune défense si l’armée de Zanar les avait retrouvés. Ils entreprirent donc de bâtir une réelle place forte, qu’ils voulaient imprenable, dans et sous la Forêt.
C’est ainsi que naquit Baarn Thor, la cité secrète. Son organisation reste assez mystérieuse, il semble toutefois qu’elle fut constitué en surface de plusieurs places fortes entourées de murs d’enceintes camouflés, ainsi que d’un réseau de ponts de singes, tyroliennes et cabanes perchées qui permettaient de passer de l’une à l’autre de ces places fortes sans poser le pied au sol, ainsi que de tendre des embuscades, mais dont, les arbres changeant avec le temps, il ne reste aucune trace aujourd’hui.
Sous la surface, en revanche, s’étalait un réseau de galeries formant un véritable labyrinthe. L’étonnante rapidité avec laquelle Baarn Thor fut fondée laisse à supposer qu’une grande partie de ces galeries ne fut pas creusée à cette période, mais datait de l’antiquité. Quoi qu’il en soit, ces galeries existent encore de nos jours, et ceux qui ne craignent pas les éboulis tentent parfois d’en retrouver les entrées.
La surprenante cité fut toutefois abandonnée peu après la fin de sa construction, la mort de Zanar et les négociations qui s’en suivirent rendant inutile une résistance de Tieffla contre l’Empire. Elle demeura cependant entretenue durant plusieurs siècles, et lors des quelques guerres qui menacèrent Tieffla durant le dernier millénaire, elle s’avéra aussi imprenable et redoutable que ses constructeurs l’avaient souhaité.
Désormais que plus aucune guerre ne semble menacer l’Empire, Baarn Thor est laissée à l’abandon. L’une des places fortes a été restaurée afin d’accueillir l’Université de Leeshan, mais l’on a perdu trace des autres, et les plans des souterrains ont été oubliés.
« …Les Livres de Lois prévoient également qu’en cas d’absence d’hériter de la Famille Royale en âge de régner, la Couronne Impériale doive revenir en temps de guerre au Grand Chancelier, et en temps de paix au Général Commodore. Ainsi, à la mort prématurée de notre regretté Ayanor Edenner III, son fils Gregan n’étant âgé que d’une dizaine d’années, c’est Daar Enschel, alors chef des armées impériales, qui est monté sur le trône, devenant ainsi Ayanor Daar II. »
Astrid soupira. Elle adorait d’ordinaire les cours de Législation, mais aujourd’hui, elle avait perdu toute envie de suivre. Ce n’était pas l’approche de la Fête de l’Hiver et des vacances qui y étaient associées, contrairement à certains de ses camarades, mais depuis son rêve de la veille, l’idée de rester assise à une table lui paraissait particulièrement monotone.
Tout l’Empire savait que Gregan Lubel avait refusé de monter sur le trône une fois l’âge de sa majorité atteinte, et qu’il avait d’ailleurs par la suite quitté Lubekand, le Palais Impérial, sans plus donner de nouvelles. Cela faisait près de vingt ans, et ça ne lui donnait présentement pas d’autre envie que de s’enfuir elle-même.
Aussi accueillit-elle la fin du cours avec un grand soulagement. Rassemblant ses affaires, elle partit rejoindre Tania sur le campus. L’Université de Leeshan accueillait les jeunes Tiefflans à partir de douze ans. C’était le plus grand internat de toute la province, située dans la forêt de Leeshan, la grande forêt couvrant le nord de la province, s’étalant de la côte, à l’ouest, jusqu’à Marrihm, capitale de Tieffla et seconde plus grande ville de l’Empire. Les deux adolescentes avaient prévu cet après-midi une promenade dans ladite forêt.
Elle trouva son amie en compagnie de Novan, en train de tenter maladroitement de dessiner. L’adolescent à ses côtés lui donnait quelques conseils. « Tu n’y arriverais pas mieux de la main gauche ?
― Je me suis tordu le poignet hier à l’entraînement, alors j’évite de trop m’en servir. De toute façon, c’est important de savoir tout faire des deux mains, non ? »
Astrid n’insista pas, préférant reporter son attention sur le garçon. « Si tu as quelques heures de libre, ça te dirait de venir te promener avec nous ?
― J’ai fini ma journée… Mais vous allez dans la forêt ? Quand je suis arrivé ici, ils nous l’ont déconseillé…
― Oh, il n’y a pas grand chose à craindre dans le coin, à part des loups et quelques dragons. À cette heure-ci, les loups dorment, et pour les dragons, on a une spécialiste. » Tania rougit légèrement. Elle avait en effet grandi dans les Collines aux Dragons jusqu’à l’éruption du Mont Darius deux ans et demie auparavant, et n’avait pas son pareil pour identifier les territoires de chasses, et donc les éviter, même si les dragons vivant dans ces forêt n’étaient pas des mêmes espèces que ceux des collines. Novan reprit.
« Dans ce cas-là, d’accord. Quel est le programme ?
― On va essayer de trouver les ruines d’une autre entrée de Baarn Thor. Un des profs de Tania lui a indiqué un endroit pas trop éloigné qui pourrait correspondre.
― Tu veux dire, du labyrinthe souterrain ? Je pensais que ce n’était qu’une légende, qu’il n’y avait que des ruines en surface…
― Dans ce cas, autant que tu commences à t’habituer : y a pas meilleur que nous pour confronter les légendes à la réalité ! »
Quelques instants plus tard à peine, les trois adolescents franchissaient les murailles de l’Université. La seule route quittant le bâtiment passait par le village de Leeshan, un peu plus loin, puis traversait les bois en direction de Marrihm. Ils n’iraient pas jusque là. Au bout de quelques minutes de marche à peine, ils quittèrent la route pour s’avancer à travers les arbres.
« Tu as promis de revenir. Cela signifie que ton Epreuve n’est pas terminée. »
La voix de l’Arbre résonna dans l’esprit de Ryan alors qu’il réapparaissait. Le Livre l’avait amené au pied d’Yggdrasil, sur la racine plate sur laquelle il était monté bien des années plus tôt. Assis en tailleur devant l’Arbre, Aniel Deyn l’attendait.
« Te voilà prêt pour la quête que l’Arbre et la Cour d’Ambre ont décidé de te confier, Ryan Hagen.
― Mais je… ?
― Tu es le plus qualifié pour la mener à bien, de l’avis de l’Arbre et du nôtre. Je suppose que tu sais que j’ai une soeur, même si elle a quitté Jihdea avant ta naissance. Nous n’avons pas de nouvelles d’elle depuis son départ, mais Yggdrasil pense qu’elle ou ses enfants auront un rôle important à jouer, si tu te trouves à leurs côtés.
― Mais le continent est si vaste… Comment pourrais-je jamais la retrouver ?
― En commençant par chercher une autre princesse.
― Tu veux dire… Asalane ? »
Aniel hocha la tête. Bien des années plus tôt, l’Empire avait dû affronter la rébellion de la province d’Arnamie, située sur la côte séparant le désert Termédian de l’Océan, et avait demandé de l’aide à son vieil adversaire. Jihdea avait envoyé le Capitaine Tesler Morgann, prince du clan Morgann, acompagné des meilleurs marins Jihdéans. À bord de son navire se trouvait également la soeur de Tesler, Asalane, dont on comptait sur le talent de diplomate pour mettre fin à la crise sans devoir livrer bataille.
Le port impérial avait été attaqué par surprise lors de leur débarquement, et si le vaisseau de Tesler était invincible sur la mer, il n’en était pas de même de ses hommes une fois à terre. Asalane fut enlevée par les rebelles et emmenée à bord d’un autre navire, pour une direction inconnue.
Accompagné de ses hommes, méfiant envers l’Empire, Tesler s’était lancé dans la piraterie pour tenter de délivrer sa soeur. Mais ce furent finalement d’autres pirates qui parvinrent à la libérer lors d’une bataille autour de Corannea. Asalane resta quelque temps dans l’Archipel, et finit par tomber amoureuse et des lieux, et de l’un de ses libérateurs. L’histoire des Morganns était devenue presque légendaire au sein du peuple de Jihd.
« L’Arbre pense qu’Aelyn et Asalane ont un contact entre elles, et qu’elle te permettra de retrouver ma soeur. Il a, de plus, le pouvoir de t’amener rapidement à Corannea, où ceux que tu devras rechercher ont leur port d’attache. »
Leurs pas à travers bois les avaient menés jusqu’à une sorte de clairière, au centre de laquelle se dressait une sorte de temple. Il paraissait à l’abandon depuis bien des siècles, et pourtant se dressait encore, comme défiant les forces du temps. Une atmosphère étrange, austère et joyeuse à la fois, émanait des vieilles pierres, et seul le bruit du vent venait troubler la tranquillité des lieux, comme si les animaux des bois, pourtant nombreux aux alentours, refusaient de briser ce presque silence. Les adolescents hésitèrent eux-même à prendre la parole.
« C’est ce que nous cherchions ? » Astrid sembla surprise par les échos de sa propre voix.
« Je ne sais pas. Je m’attendais à quelque chose de vraiment en ruines… »
Ils allaient s’approcher, examiner l’entrée et peut-être l’intérieur du temple, lorsqu’une sorte de hululement déchira le silence. Astrid s’immobilisa. « C’était l’appel de détresse d’Esperkand ! »
Tania et Novan se regardèrent. Esperkand. C’était le nom d’une ancienne forteresse impériale située quelque part dans les Collines aux Dragons, tombée en ruine après une éruption du Mont Darius plusieurs siècles plus tôt et jamais restaurée. Le nom était devenu célèbre voici une dizaine d’années, lorsque trois personnes, connus sous les surnoms de Shadefire, Beholder et Angel, s’y étaient réunis pour fonder une guilde éponyme.
Quelques mois à peine après sa création, la Guilde d’Esperkand était déjà la guilde de voleurs la plus active et la plus insaisissable de tout l’Empire, se faisant un devoir de dérober chacun des trésors les mieux gardés de toutes les provinces. Ils semblaient vouloir prouver qu’aucun mur, aucune serrure ne pourrait les empêcher de passer, et jusque là n’avaient jamais été pris en défaut.
« Comment sais-tu ça ?!?
― Je… connais quelqu’un qui fait partie de la guilde. »
Elle n’avait pas encore assez confiance en Novan pour dire devant lui que le véritable nom d’Angel était Karen Meleanos, et qu’elle était sa nièce. Elle s’élança dans la direction du cri, et ils la suivirent tous deux.
Un second hululement identique au premier dû les guider pour qu’ils la trouvent. Elle était allongée au sol, visiblement au bord de l’évanouissement. D’après les débris de branches autour et au dessus d’elle, il semblait qu’elle venait de tomber du ciel. Elle était vêtue d’une robe à la mode du désert, et ses longs cheveux châtains étaient défaits.
Les trois adolescents se précipitèrent vers elle, et tentèrent de l’aider à se relever, mais même avec leur aide, elle n’y parvint pas. « Que vous est-il arrivé ?
― Les pions bougent… les alliances ont commencé… prévenez Gregan… » Elle ne put en dire plus. Astrid décrocha sa gourde et tenta de la faire boire, mais une grande quantité d’eau coula le long de ses lèvres et tomba au sol. « Tenez bon ! Ils seront bientôt là. » Mais elle perdit connaissance.
Ils arrivèrent à peine quelques instants plus tard. Ils étaient quatre. Le premier tomba à genoux à côté d’elle, sortant de sa pochette de route une flasque métallique. Il la déboucha et la passa sous le nez de la femme, mais la forte odeur d’alcool ne suffit pas à la réanimer. Il tenta à son tour de la faire boire, mais n’eût pas plus de succès qu’Astrid.
Fouillant dans sa pochette, il sortit alors une sorte de chiffon imbibé qui dégageait l’odeur douce d’une plante médicinale dont les adolescents ne connaissaient pas le nom, qu’il lui passa sur le visage. Elle ne réagit pas plus. « Emmenez-là à l’intérieur. Elle a besoin de véritables soins d’urgence. »
Deux des trois autres soulevèrent la femme du sol et l’emmenèrent en direction du Temple. « Vérifie les alentours. Elle a peut-être laissé tomber quelque chose d’important. » Pendant que le quatrième s’exécutait, il se tourna vers les adolescents. « Venez. Mettons-nous un peu à l’écart. »
Il avait les cheveux sombres, et portait une tenue de la même teinte dont dépassait le col et les manches d’une chemise blanche. Ses yeux cernés et sa courte barbe étaient ceux des gens qu’un travail pénible empêche de prendre du temps pour eux-même, mais cela n’atténuait en rien son charisme naturel. Son regard brillait comme deux flammes d’ombres, dont il tenait son surnom. Gregan Shadefire, leader de la Guilde d’Esperkand, s’adossa contre un arbre et but une gorgée de sa flasque.
« Merci d’être intervenus. A-t-elle dit quelque chose avant de perdre connaissance ? »
Les trois adolescents se regardèrent, puis Tania répéta les paroles de la femme. Une expression de tristesse et de soulagement mêlés se dessina fugitivement sur le regard de Gregan « C’est peu, et tellement à la fois… » Puis il avisa les regards intrigués de ses interlocuteurs. « Je suis bien Shadefire, si c’est ce que vous vous demandez. Et je crois d’ailleurs que je connais l’une d’entre vous. »
Il observa Astrid de haut en bas. « Plus tu grandis, plus tu ressemble à ton oncle, Pénombre. Karen pense qu’avec le bon entraînement, tu pourrais facilement devenir meilleure que la plupart des membres de la Guilde. »
Les joues de l’adolescente rosirent, mais, contrairement à son habitude, elle ne réfuta pas le compliment. « Comment va-t-il ? Ça fait longtemps que je l’ai vu…
― Oui, il y a quelques évènements qui retiennent toute notre attention pour l’instant… Il va bien, même s’il aurait besoin de repos autant que moi.
― Des évènements ? Qu’est-ce qui se passe ?
― Rien de clair pour l’instant, c’est justement ce qui nous inquiète. Mais ne vous en faites pas pour cela. Esperkand s’occupe de ce que ces incapables d’impériaux ne feront pas. »
Un regard échangé entre Astrid et Tania, et cette dernière reprit « Nous voulons vous aider. »
Gregan sourit, car il s’était attendu à la question. « Quel âge avez-vous ? Quatorze, quinze ans ? Vous pensez vraiment que nous avons l’habitude de recruter de tels gamins ? » Il savoura l’air indigné de la jeune femme, mais ne lui laissa pas le temps de répondre. « Auquel cas vous auriez raison. Cette école ne vous apprendra pas tout ce qui vous sera nécessaire, et il vaut mieux commencer votre formation avant que vous ayez passé l’âge d’apprendre. Réfléchissez. Si vous désirez vraiment avoir un jour votre place dans la guilde, commencez par vous trouver au Temple dans une heure. »
Il y eut une sorte d’éclair, et lorsque les yeux des trois jeunes gens se remirent de l’éblouissement, les deux derniers membres de la guilde avaient disparu.
« Tu es sur que tu n’aurais pas mieux fait de rester à l’infirmerie ?
― Avec ces types en noir et mes migraines, je suis mieux ici qu’au Monastère. »
Les Hauts Sommets de Galben s’étendaient tout autour d’eux. La neige à perte de vue, dans lesquelles se perdaient les traces de ces créatures. L’arrivée des hommes en noir avait mis fin à la bataille. Ceux des monstres qui n’avaient pas été aussitôt tués s’étaient enfui dans les montagnes. On ignorait toujours qui ils étaient, et pourquoi ils avaient attaqué.
Leurs sauveurs s’étaient présentés comme membre du peuple Garùn. Tous les Shalezzims savaient que les Garùns étaient des nomades vivant dans le désert Termédian, car à l’époque où Angska régnait sur ce désert, une alliance existait entre les deux peuples. Les hommes en noir étaient, disaient-ils, venus au secours du Monastère en vertu de cette ancienne alliance. Ils n’avaient cependant pas indiqué comment ils avaient eu vent du danger, ni du lieu de la bataille.
Caryl Xarz, maître suprême de l’Ordre Shalezzim, était arrivé au Monastère dans le courant de la journée. On l’avait informé des événements, et il s’était longuement entretenu avec celui qui semblait être le chef des Garùns. Personne ne savait ce que les deux hommes s’étaient dit, mais à la fin de la journée, Xarz avait annoncé que l’attaque n’avait été qu’un début. Une nouvelle guerre approchait, et l’alliance entre les Shalezzim et les Garùns devait être reformée pour le bien de tous.
Seth avait reprit conscience dans la soirée. Hormis une fracture qui l’empêcherait durant quelques temps d’utiliser sa main gauche, et une migraine assez prononcée, il était à peu près indemne, ce qui était loin d’être le cas de certains de ses camarades. Personne n’avait pu expliquer la cause de son évanouissement, ni de ses maux de tête. Lui les associait à la présence des Garùns, aussi fut-il le premier à se porter volontaire lorsque Teyn proposa de partir à la recherche des Kuars et des adolescents qu’ils avaient emmenés avec eux. Tred montra une nouvelle fois son dévouement envers l’Ordre en se présentant également sans hésiter, bien qu’il n’ait connu aucun des disparus.
« Nous aurions dû partir hier. La nuit n’a pas dû leur faire de bien.
― Nous pensions que les Kuars, une fois remis de cette étrange frayeur, nous les ramèneraient. Nous n’avons pas à nous sentir fautif: Il est normal d’être trop optimistes après la façon dont s’est terminée la bataille.
― Tu parles encore avec l’insouciance de la jeunesse, Tred. J’aurais dû songer à ceux dont j’ai la charge, quelles que soient les circonstances. »
Seth intervint. « Zaahn est avec eux. N’oubliez pas son talent: Il suffit qu’il ait pu dessiner, et ils ont pu avoir du feu. »
― Ce qui est une bonne nouvelle, assurément, mais je ne pensais pas qu’au froid. Plusieurs Trolls noirs se sont enfuis, sans compter les autres prédateurs vivant dans ces régions. Si les dragons ne les ont pas ramenés, il est à craindre qu’ils ne les aient pas plus protégés.
Que répondre ? Le risque était réel, et l’idée trop désagréable. Tout en accélérant le pas, Seth tenta de changer de sujet. « Et celui que nous avions capturés et attaché dans le Haras, qu’en avez-vous fait ?
― Rien, j’en ai bien peur. Lorsque nous sommes arrivés sur place, la chaîne avait été brisée, et il avait disparu. L’un des siens sera venu à son secours durant la bataille… »
Ils marchaient depuis un long moment lorsqu’ils décidèrent de faire une pause. Même si leurs corps y étaient habitués, l’altitude ne les aidait pas à reprendre leur souffle. Au bout de quelques instants, Tred rompit le silence de la montagne. « Ce lien avec les dragons… Tu sais d’où il te vient ?
― Maman disait que ça venait de mes ancêtres. Mais que j’avais de la chance de l’avoir, car on croyait depuis longtemps qu’il avait disparu.
― Parle-moi de tes parents.
― Ma mère s’appelait Aelyn Ganatiel. » C’était, en tout cas, le nom qu’elle s’était choisi. « Elle était aventurière, voyageant souvent, toujours prête à venir en aide aux gens dans le besoin.
― Et ton père ? »
La vue de Seth se brouilla un instant. « Mon père s’appelait Bayn Drak. Il est mort pendant l’éruption du Mont Darius. » C’est un mensonge.
L’adolescent frissonna, et s’éloigna de quelques pas, espérant chasser cette voix désagréable de son esprit. Tu sais très bien que ton père se nomme Enabas, et qu’il vit encore quelque part vers le sud. Tu sais aussi que le jour où ta mère est partie, elle t’a dit qui vous poursuivait. Qui est celui qui l’a tué. Tu sais tout cela, Seth. Tu sais qui est ton père. Il secoua la tête et murmura « Mon père était Bayn Drak. Enabas ne sera jamais que mon géniteur. »
C’est alors que son attention fut attirée par quelque chose qui brillait dans la neige. Intrigué, il s’approcha. Il s’agissait d’une petite broche de métal. Sur laquelle était gravée la forme familière des petits diables dessinés par Zaahn. « Par ici ! Ils allaient dans cette direction! » Quelques signes vers ses compagnons, qui s’apprêtaient à reprendre la route du mauvais côté, puis il s’élança en courant dans le sens indiqué par l’objet.
Les Dragons peuplent les légendes Héréennes depuis aussi longtemps que remonte la mémoire des humains. Ils n’ont pourtant pas toujours existé à la surface de notre planète. À l’instar des Elfes peuplant l’Adaos, il semble en effet que les Dragons soient venus d’Outrecieux vers la fin de l’âge antique, et que nos ancêtres leur aient donné ce nom en les trouvant ressembler aux créatures des anciennes légendes. Si nous savons que les Elfes sont venus sur Hera à bord d’un gigantesque navire stellaire qu’ils ont ensuite démantelé pour fonder leurs premières cités, nous ignorons en revanche comment sont arrivés les Dragons. Certains avancent l’hypothèse que la Lune du Diamant leur servit de vaisseau, attenu que les hommes de l’antiquité ne paraissaient avoir pour tous astres en leur ciel que le Soleil et la Lune de l’Œil.
N’étant pas d’origine Héréenne, les Dragons ont des dissimilitudes flagrantes avec les autres espèces. Leur peau est par exemple accompagnée d’écailles semblables à celles d’aucun de nos reptiles, et que ni les flèches, ni les carreaux d’arbalète ne semblent pouvoir entammer. Pour blesser un Dragon sans devoir se mettre à portée de ses coups, seuls les fusils semblent être efficaces. Leurs regards sont sensibles à des luminosités qu’aucun humain ne peut détecter, et par bien des points, ils sont les êtres les plus évolués que nous connaissons.
Il y a cependant une grande diversité parmi leurs différentes espèces. Ainsi, les Leviathans, comme les Aquanes, respirent de l’eau et non de l’air. Les Drakhens, dépourvus de tout appendice ayant été ou pouvant devenir des ailes, courent dans les forêts. Le sang des Kuars contient l’un des venins les plus terribles que nous connaissions. Les Arcaons peuvent évoluer dans le sable du désert aussi facilement que nous nageons. Les Béhémoths semblent capable de ’sentir’ des choses se déroulant à de très nombreuses lieues de l’endroit où ils se trouvent. Et ce ne sont là que cinq espèces parmi la trentaine que nous connaissons.
Si la plupart des Dragons sont capable de comprendre nos paroles, leurs cordes vocales ne leurs permettent pas de produire les sons que nous utilisons pour le parler. Si l’on souhaite pouvoir communiquer avec eux, il nous est donc nécessaire d’apprendre leur langue –qui s’avère, en juste retour, extrêmement difficile à pronnoncer pour nous. La conversation entre humains et dragons est donc possible, mais fortement limitée. Telle est peut-être la raison pour laquelle hormis les Kuars et les Shalezzims, bien rares en notre région du monde sont les cas de coopérations de longue durée entre Brennans et Dragons.
En cette fin d’automne, la quantité de neige dans les Hauts Sommets rendait certaines pistes difficilement praticables à pied. Les Shalezzims, cependant, étaient habitués aux sports de glisse. Le trio utilisait des snowblades, ces skis courts et fortement aiguisés idéaux pour avancer facilement quelle que soit l’inclinaison du sol. Tred avait prit un peu d’avance, et Seth en profita pour exposer ses doutes à son instructeur.
L’arrivée providentielle des Garùns, dont il était persuadé d’avoir senti la présence plusieurs fois avant le début de la bataille, paraissait particulièrement louche à l’adolescent, de même que le fait qu’ils aient vaincu si facilement les Trolls Noirs, alors qu’ils affirmaient ne pas avoir rencontré ces créatures jusque là. « Et puis, il y a aussi l’arrivée de Xarz. Sa venue au Monastère n’était absolument pas prévue, et il arrive pourtant juste après ces évènements…
― Il y a une autre question que tu ne t’es pas posé, et que je ne lui poserais pas. Tred est membre de la garde personnelle de Xarz. Et pourtant, quand nous avons rejoint les autres, Tred nous encourageait à la bataille, et Caryl n’était pas là. »
Lorsque le maître de l’Ordre se déplace, les membres de sa garde personnelle doivent avoir une raison importante pour ne pas rester à ses côtés. Cette nuit-là, Caryl était en train de voyager vers le Monastère, et Tred n’était pas avec lui. Seth s’arrêta un instant, surpris de n’avoir pas encore remarqué ceci. Teyn reprit. « Tant que ceux qui nous guident restent fidèles à Shale, il faut parfois accepter qu’ils fassent des choses que nous ne parvenons pas à comprendre. »
Puis il accéléra pour rattraper le jeune Traqueur, qui s’était arrêté pour les attendre. Seth l’imita, à la fois déçu et rassuré par la conclusion de son Mentor. Tred leur désigna un fin nuage de fumée qui s’élevait un peu plus loin. Accélérant, ils arrivèrent en vue d’un feu de camp autour duquel étaient réunis les trois disparus, qui ne semblaient pas en trop mauvaise forme.
Mais avant que les sauveteurs aient eu le temps d’en voir plus, il y eut un hurlement bestial, et une forme massive apparut soudain entre eux et ceux qu’ils venaient chercher, leur masquant la vue. La créature n’avait pas bondit, mais avait été plutôt propulsée par une autre aussi puissante.
Se retournant vivement, Seth et Teyn virent bondir quatre créatures vers eux, tandis que trois autres avaient rejoint la première. Ils se retrouvaient manifestement au milieu d’un affrontement entre leurs adversaires de la veille et un groupe de Trolls Blancs des Hauts Sommets, et ni les blancs ni les noirs ne semblaient vouloir laisser passer les humains. Pendant que l’adolescent et son professeur sortaient leurs armes pour se défendre, Tred dégainait ses épées et fonçait vers les monstres les plus éloignés.
Lorsqu’il réouvrit les yeux, Ryan vit autour de lui que le sable, et plus loin l’Océan, avaient remplacé la neige. La température était montée d’une quinzaine de degrés, mais curieusement, la transition ne lui avait pas paru brusque. Il admira de nouveau la puissance de l’Arbre Pensant, qui l’avait fait voyager il ne savait comment vers l’Archipel des Îles de Corail. À sa connaissance, aucun être humain, même parmi les meilleurs magiciens, n’étaient capable de téléporter ainsi quelqu’un.
Il se releva, et contempla le coucher de soleil derrière l’Arbre Maejùnn. Ce cousin d’Yggdrasil s’adressa alors à lui de la même manière que celui qu’il connaissait. « Sois le bienvenu sur ces terres dont je suis le gardien, Fils de la Terre. Voici l’ami qui va te mener à ce que tu cherches. »
Il remarqua alors un homme qui l’attendait. Vêtu à la manière des pirates, avec la tête couverte d’un bandeau et un chronomètre pendant à son cou, il semblait âgé de plus d’un demi-siècle, mais son regard avait gardé le pétillant de la jeunesse. Il s’approcha, et exécuta maladroitement une révérence jihdéenne, avant de déclarer également en jihdéen, bien qu’avec un accent auquel le jeune homme n’était pas habitué « Salut à toi, Ryan Hagen, Prince du clan Hagen. Maejùnn m’a dit que tu pourrais avoir besoin d’un navire. »
Ryan répondit dans la langue de l’Empire, qu’il savait être restée celle de l’Archipel. « J’ignorais que les Corannéans maîtrisaient aussi bien ma langue…
― Pas tous, loin de là. J’ai eu la chance d’avoir pour professeur une femme aussi douée que patiente… Et qui, je crois, est la personne que tu es venu voir. »
Le Pirate s’avança, entraînant avec lui le regard de Ryan vers un petit navire à la coque sombre ancré sur la plage, derrière eux. Quelques marins étaient déjà occupés à préparer le départ.
« Elle est actuellement sur le navire de son frère, mais le Capitaine Morgann et moi-même devons nous retrouver pour discuter de quelques arrangements demain, aux alentours de l’Île Noble. Tu pourras t’entretenir avec elle à ce moment. Sais-tu naviguer ?
― Tant que votre navire a des voiles et des cordages, je devrais pouvoir me débrouiller. »
Le pirate éclata de rire. « Alors considère-toi comme temporairement membre de mon équipage, Matelot Ryan. Je suis le Capitaine Lawn. »
Seth bondit sur le côté, esquivant le coup de griffe du noiraud, qui alla frapper le troll blanc. Lequel répondit par un autre coup aussi violent, qui envoya le troll noir rouler un peu plus loin. Temporairement débarrassé de son adversaire, le blanc se retourna contre l’adolescent, mais celui-ci avait déjà prévu cette réaction, et plongea sa rapière dans le cœur de la créature. Teyn acheva le noiraud tombé à terre. Il venait déjà de tuer l’autre noir, juste après que celui-ci en ait fait de même avec l’autre blanc.
« C’est plus facile, quand ils se tapent dessus eux-même ! »
Les Trolls Blancs étaient de vieilles connaissances des Shalezzims. Redoutables prédateurs des Hauts Sommets, doués d’une force équivalente à celle des Trolls Noirs, ils n’avaient cependant pas l’intelligence nécessaire pour parler, ni pour user de magie. Visiblement, les deux espèces n’étaient pas des plus grands amis qui soient.
L’instructeur et son élève se tournèrent vers le feu de camp. À égale distance entre ceux qu’ils étaient venu chercher et eux, Tred avait bondit, tranchant net de ses épées une patte et le cou du troll blanc face à lui, tandis que ses snowblades s’étaient enfoncés dans le flanc du troll noir se trouvant à terre. Dégageant ses pieds d’un saut, il frappa la créature la plus proche –un noiraud–, qui parvint à parer de ses griffes les deux premiers coups, mais succomba au troisième. Le dernier, un autre noir, bondit sur lui, puis roula au sol une épée enfoncée entre les deux yeux.
Le temps que Zaahn et ses deux compagnons aient eu le temps d’arriver l’arme à la main, le jeune Traqueur avait essuyé le sang de ses quatre lames et rengainait ses épées tout en rechaussant ses snowblades. « Je comprends pourquoi ils l’ont nommé Traqueur, d’un coup… » Seth et Teyn avaient rejoint les autres.
« Vous allez bien ?
― La nuit a été froide, mais grâce à Zaahn et à ses bestioles, on a pu avoir assez de feu. Ce sont les premiers ennemis qu’on rencontre depuis qu’on essaye de retourner au Monastère. Comment s’est fini la bataille ? »
Teyn raconta la fin des évènements –sans rien évoquer de ses doutes ni de ceux de Seth quant aux Garùns et à Tred et Xarz–, puis regarda le ciel. Le soleil avait dépassé son point culminant dans sa course céleste depuis un bon moment. « Il commence à se faire tard… Où sont passés les Kuars ?
― Ils ont continué après que l’on ait réussi à descendre. Nous avons perdu de vue leur direction.
― Alors il vaut mieux que nous rentrions au Monastère. Nous repartirons à leur recherche plus tard.
― Si tu le permets, je vais vous laisser rentrer et continuer quand même la piste. »
Tous sursautèrent en entendant parler Seth, qui s’était quelque peu éloigné du groupe. Teyn fit un pas vers lui « Je ne vais pas te laisser partir seul et à pieds, avec ces choses dans le coin !
― Je n’ai pas précisé que je continuerais seul. Ni que je marcherais. »
C’est alors qu’ils remarquèrent qu’un dragon volait dans leur direction. Un Béhémoth. Il suffisait de regarder Seth pour comprendre que c’était le dragon qui avait veillé sur lui durant son enfance.
« Vous êtes sûres que c’est une bonne idée ? Je veux dire, la seule chose qu’on sait sur ces gens, c’est que ce sont des hors-la-loi… Pourquoi est-ce qu’on leur ferait confiance ? Et pourquoi est-ce qu’ils nous feraient confiance ?
― Personnellement, je n’ai rien de mieux à faire, en tout cas. Mais si ça ne te plait pas, libre à toi de partir… »
Les trois adolescents tenaient une sorte de conseil de guerre à l’orée de la clairière du Temple. La réponse d’Astrid sembla d’abord provoquer sur Novan l’effet que la jeune fille désirait « Jamais ! » Mais il hésita, et se reprit « Enfin, sauf si vous préférez que… » Avant qu’il n’ait pu finir sa phrase, Tania déposa un baiser sur sa joue.
« Tu es le seul de nous trois à réfléchir un peu avant de foncer tête baissée vers les ennuis. On va dire que tu es notre conscience. »
La jeune femme se leva et secoua les feuilles sèches qui s’étaient déposées sur ses vêtements. « Bon, avec tout ça, l’heure de délai est bientôt écoulée, non ? »
Les trois adolescent se dirigèrent vers le Temple, et, cette fois, entrèrent à l’intérieur. Le vieux bâtiment y paraissait encore plus impressionnant que de l’extérieur, semblant avoir véritablement échappé au passage du temps. Les gravures sur les piliers étaient encore intactes, et les hautes voûtes n’avaient rien perdu de leur majesté.
Il ne semblait à première vue pas y avoir d’autel, de nef, ni rien de ce que l’on trouvait d’ordinaire dans les lieux de culte, mais en revanche, les piliers et les murs étaient nombreux, et leurs gravures et ornements semblaient être un texte ponctué d’images dans une langue ancienne. Tania se pencha d’ailleurs sur eux pour tenter, manifestement sans succès, d’en comprendre le sens, pendant qu’Astrid inspectait les lieux à la recherche d’une présence humaine.
Elle ne remarqua cependant pas sa présence avant un bon moment. L’homme semblait avoir émergé du mur, ce qui indiquait probablement quelque passage secret. Il les avait observé en silence jusqu’à ce que les trois adolescents ne regardent dans sa direction, après quoi il était sortit de l’ombre. « Que les choses soient claires. Nous sommes ici par la volonté de Shadefire et non la mienne. J’ose donc espérer pouvoir compter sur vous pour gaspiller le moins possible de notre précieux temps. Vous pouvez m’appeler Beholder. »
Les jeunes gens restèrent un instant interdits devant cette entrée en matière peu commune. Astrid fut la première à reprendre la parole. « Eh bien, dans ce cas, parlons vite. Qu’as-tu à nous dire ? »
L’homme sourit. « Je ne suis pas là pour vous parler, gamine, mais pour vous voir en action. » Il eût un geste de la main ressemblant à celui d’un illusionniste pour détourner l’attention, et tendit la main vers eux, paume ouverte: Une perle luisant d’un éclat de feu venait d’apparaître entre ses doigts.
« Mes hommes ont dissimulé une perle comme celle-ci quelque part. Retrouvez-là. Je ne vous quitte pas des yeux. » Il avait en prononçant la dernière phrase fait un demi pas en arrière, le ramenant dans l’ombre, et aucun des trois regards pointés sur lui ne put déterminer par quel tour de passe-passe il avait quitté les lieux.
« Mouais… On pourrait avoir un peu plus de précisions, quand même ?
― On peut se débrouiller pour en avoir, oui. »
Étonnée de la réponse de Tania, Astrid se tourna vers elle. « Tu peux préciser ?
― Pour commencer, nous savons avec précision où elle n’est pas. »
Novan enchaîna « Oui… Elle ne brillait pas beaucoup, mais on aurait dit que les murs reflétaient sa lumière. S’il y en avait une autre à l’intérieur du Temple, on la remarquerait d’ici.
― Admettons. Et donc, en quoi ça nous avance ?
― Tu en fais exprès, hein ? » Tania avait reprit sa voix moqueuse « Shadefire nous a donné un délai d’une heure. Jusqu’à sa rencontre avec nous, ils n’avaient aucune raison de préparer ce genre d’épreuves, donc ça signifie qu’ils ne sont allés placer cette perle là où elle est qu’après qu’il soit revenu en donner l’ordre. Ils ont probablement attendu le retour des hommes qui sont allés cacher la perle pour nous demander de partir la chercher, ce qui réduit le périmètre de recherche. Beholder espère que nous trouvions vite, et n’a aucune raison de penser que nous puissions déjà être entraînés à ce genre de recherches, il est donc probable que ceux qui ont caché la perle n’aient pas prit trop de précaution pour masquer leur passage –sans pour autant nous laisser de traces trop évidentes, bien sur. Enfin, nous sommes restés assis devant l’entrée principale du Temple pendant l’heure de délai, et nous n’avons vu passer personne, alors que la clairière ne leur permettait pas de bien se cacher. Admettant qu’ils soient passés par ici, ils ont donc dû sortir par une porte donnant sur l’arrière, et rejoindre la pleine forêt en restant dans l’angle que nous ne pouvions voir. Nous avons donc un point de départ pour commencer à chercher. »
En réponse à l’argumentation de son amie, Astrid se précipita vers l’extérieur.
Ce fut Novan qui, le premier, remarqua les traces qu’ils espéraient. Une empreinte de botte peu pronnoncée au milieu des feuilles mortes leur donna une première direction. Ils n’eurent ensuite qu’à suivre une piste en pointillés qui s’offrait à eux. Branches cassées, pas dans la boue, jusqu’à quelques lambeaux de tissus accrochés à une branche, les indices se succédaient à un intervalles presque réguliers, jamais trop flagrants, mais toujours repérables. Le jeune garçon, son sens de l’observation aiguisé par son habitude à dessiner, eût à son compte près de deux tiers du total d’indices retrouvés.
La piste avançait en zig-zag, s’éloignant toujours du Temple. Le quart d’une heure devait s’être écoulé, et les traces commençaient à se raréfier. « Ça ne devrait plus être trop loin, si je ne me suis pas trompée. Le temps qu’ils décident où cacher la perle et qu’ils fassent l’aller-retour, ils n’ont pas tellement pu aller plus loin… »
Comme en réponse aux paroles de Tania, Novan remarqua soudain quelque chose d’étrange au dessus d’eux. En s’approchant, ils identifièrent l’objet comme étant une sorte de boite suspendue à l’une des hautes branches d’un arbre. « Là, Pénombre, ça va être à toi de jouer. »
L’adolescente s’était déjà élancée. S’appuyant sur les fortes branches, elle n’eut pas grande difficulté à grimper au niveau de celle à laquelle était suspendue la boite. Pour conserver son équilibre et parvenir jusqu’au point d’attache, elle dût alors s’allonger à plat ventre sur le bois. Elle tenta de défaire le nœud, mais celui-ci s’avérait particulièrement compliqué et bien serré. Changeant de tactique, Astrid tira alors sur la ficelle, doucement, pour faire remonter la boite à son niveau.
Elle faillit à deux reprise laisser retomber l’objet, mais parvint tout de même à l’attraper. Le nœud attachant la ficelle à la boite étant aussi indéfaisable que le précédent, elle entreprit d’ouvrir la boite d’où elle était. Il n’y avait pas de serrure, mais plutôt un ensemble de blocages à retirer dans un ordre précis. Peu habituée à la manœuvre, elle mit plusieurs minutes à parvenir au résultat. Enfin, la boite s’ouvrit, la laissant récupérer une perle pareille à celle que Beholder leur avait montré.
S’efforçant de conserver son équilibre autant que de ne pas laisser échapper la perle, Astrid se redressa. C’est alors qu’elle remarqua que le feuillage des arbres alentours, qu’elle surplombait, bougeait anormalement. En l’absence de vent, cette agitation ne pouvait avoir qu’une seule raison. « Ow, je crois pas que c’était prévu au scénario, ça… » Sans lâcher la perle, elle se laissa dégringoler le long de l’arbre beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait apprécié, afin de prévenir ses amis. « Drakhen droit devant ! »
À peine avait-elle crié que le dragon apparût entre les arbres. Les Drakhens, terribles habitants des forêts tiefflanes, ne portaient pas d’ailes, mais couraient beaucoup trop vite pour qu’un humain à pied espère en distancer un. Tania semblait avoir anticipé l’attaque, car lorsque la mâchoire du dragon claqua à l’endroit où elle s’était trouvé, elle avait prit juste ce qu’il fallait de distance. Saisissant une branche qui lui paraissait apte à fournir un solide gourdin, Astrid s’élança au secours de son amie, tout en s’écriant à Novan « Tu as pas un dessin qui pourrait nous sortir de là ? »
L’adolescent avait déjà entreprit de fouiller son sac à la recherche d’une image qui pourrait correspondre. Astrid parvint à esquiver un coup de queue du dragon, et à le frapper au flanc de toutes ses forces. Le bâton se brisa, mais la bête ne parut pas s’en émouvoir. Au contraire, elle se retourna vers l’adolescente et souffla. Fort heureusement, les Drakhens ne faisaient pas partie des quelques dragons dont le souffle est si brûlant que l’air s’y enflamme, mais la puissance de celui-ci fut telle que la jeune femme fut projetée en arrière.
“Fallavilina !” Des grains de lumières furent projetés des mains de Tania vers le dragon. Celui-ci, surprit, secoua la tête dans tous les sens, semblant chercher à comprendre ce qui lui arrivait. Un autre dragon apparût alors d’une feuille que Novan venait de retrouver, et qui se jeta sur le premier. Sous le commandement de l’adolescent, le dragon du dessin frappa plusieurs fois, forçant l’autre à reculer, avant de disparaître en fumée. L’énergie nécessaire à faire apparaître une créature de cette taille et à la contrôler était trop importante pour qu’il puisse maintenir sa créature en vie assez longtemps.
Le délai obtenu fut cependant suffisant pour qu’une rafale de coups de feu éclate. Le Dragon prit la fuite. « Assurez-vous qu’il ne revienne pas ! » Beholder avait surgit d’entre les arbres, et plusieurs de ses hommes, armés de fusils, s’élancèrent à la poursuite de la créature.
L’homme s’approcha des adolescents. Novan s’était laissé tomber assis au sol, trop épuisé pour rester debout. Tania aidait Astrid à se relever. La jeune femme avait quelques douleurs et écorchures consécutives à sa chute, mais rien de trop important. Le soulagement se lut clairement sur le visage de Beholder, puis il reprit sa mine renfrognée. On devinait facilement qu’il était du genre à toujours vouloir tout prévoir, et détestait les surprises de ce genre.
« Toutes mes excuses. L’arrivée de cette bête m’a prit de court autant que vous. Néanmoins, je dois reconnaître que vous m’avez impressionné. Des jeunes gens de votre âge ont rarement ce genre de réactions… Et plus rarement encore avec de tels résultats. »
Il marqua une pause avant de reprendre. « Bien, je pense pouvoir vous considérer aptes à recevoir l’enseignement de la Guilde. Si toutefois vous en avez besoin. Mais ne vous méprenez pas: Je ne juge que sur vos capacités. Je ne vous fais toujours pas confiance, et n’espérez pas que cela change de sitôt. Si l’envie vous prenait d’avertir la garde impériale, sachez que nous n’aurions aucune difficulté à nous passer du Temple. »
Il prit le temps de juger des réactions –plutôt neutres– des adolescent, puis ajouta de nouveau, sans leur laisser le temps de répondre. « Par mesure de sécurité, au cas où cette créature reviendrait, mes hommes vont vous escorter jusqu’à votre Université. N’espérez aucun mot de leur bouche. Nous vous recontacterons d’ici peu. »
Et il tourna les talons.
Comme ce mot de « Magie » (qui impliquait à son origine quelque chose n’étant pas « naturel ») le laisse entendre, les capacités qui sont actuellement les nôtres ne l’ont pas toujours été. Au cours de la période que nous nommons Antiquité, et qui prit fin quelques centaines d’années avant la création de notre Empire, la Magie n’était pratiquée que par un nombre très réduit de personnes, lesquelles se voyaient souvent affublées d’une mauvaise réputation.
À cette lointaine époque, les hommes comptaient donc sur d’autres talents pour subvenir à leurs besoins. Ils ont fini par développer une science des machines particulièrement remarquable. Leurs navires étaient capables de fonctionner sans voiles ni avirons, et de nombreux moyens de transports terrestres leurs permettaient de couvrir nombre de lieues sans le secours de nos montures. Tout, jusqu’à leur éclairage et leurs moyens de communications, dépendait de technologies complexes. Ils disposaient même d’étranges appareils dont le concept paraît à l’homme moyen de notre époque difficile à comprendre : il s’agissait de machines cubiques reliées à un écran lumineux et à un panneau tactile, qui leur permettait semble-t-il de stocker des données comme nous le ferions aujourd’hui avec des livres et du papier, de communiquer par écrit de manière quasi-instantanée avec toute la Planète, et même de simuler des univers virtuels dans lesquels ils pouvaient faire ce que bon leur semblait.
Mais évidemment, toutes ces technologies dévoraient une quantité d’énergie particulièrement importante, et sans le secours de notre Magie, il leur était difficile d’en produire suffisamment. Ils ont gaspillé à cette époque une énorme part des ressources de notre planète. L’Huile de Roche, recherchée pour ses propriétés incroyables, a par exemple été presque totalement brûlée à cette époque pour faire avancer leurs véhicules. Et si leur science était parvenue à vaincre un grand nombre de maladies, la survie de nombre d’espèces a été menacée par leurs agissements, du fait du nombre de déchets polluants qu’ils produisaient.
Certains pensent que c’est cette pollution est pour partie responsable des changements qu’Hera a subi depuis cette époque. La dégradation de nos conditions de vie aurait conduit à la mutation de la Vie elle-même, qui aurait provoqué l’éveil de la Magie comme unique moyen de mettre fin à la destruction causée par nos ancêtres. Mais d’autres pensent que l’éveil de la Magie était un point prévu de longue date sur la route de notre évolution, et que nous ne devons qu’à la chance d’avoir pu l’atteindre avant que les dégâts ne soient devenus irréparables.
Quoi qu’il en soit, toutes les machines que nous utilisons à notre époque sont descendantes de celles qui furent construites durant l’Antiquité. Si nous y avons moins souvent recours, grâce à la magie qui nous anime et à une intégration mieux réussie de notre espèce dans le reste du monde vivant, nous conservons la plus grande partie des plans de constructions que nous avons retrouvé, et les exemples ne manquent pas d’utilisations conjointe de Machines et de Magie. Lubekand, le Palais Impérial, est par exemple fondé sur une incroyable machinerie qui aurait certainement fasciné ou rendu jaloux n’importe quel constructeur de machines antique.
« Quart au vent, Camarades ! Matelot Ryan ! On manque de bras pour l’Artimon ! »
Le jeune homme s’élança pour aider les autres membres d’équipages. La manœuvre achevée, il revint auprès du Capitaine Lawn, qui tenait vaillamment la barre sous le soleil de la matinée. Le navire avait essuyé un grain durant la nuit, et le retour au calme était une bonne nouvelle pour les marins fatigués. Ryan lui-même se sentait curieusement bien. D’une part, il y avait la mer, qui l’avait toujours mis à son aise, et cette mer-là était d’une couleur et d’une douceur qui lui étaient agréablement exotiques. Et puis, le voyage par la magie de l’Arbre semblait lui avoir transmis une partie de la force d’Yggdrasil. Même après cette nuit éreintante, il se sentait aussi bien qu’à l’éveil d’une nuit réparatrice.
« Tu sembles plus dégourdis que la plupart de mes précédents passagers, garçon. On dirait bien que tu as une bonne expérience de la Mer.
― Mes ancêtres étaient de vaillants marins. Le clan Hagen a toujours considéré comme son honneur d’être digne de leur héritage.
― Ta princesse m’avait parlé des origines de votre peuple, mais je dois dire que je n’ai pas tout retenu. Les Hagens venaient du nord, pas vrai ? Qui manœuvraient des drakkars ?
― C’étaient de vrais nordiques, en effet. Almfrest Hagen, le fondateur du clan, étaient une masse de muscle à la barbe aussi blonde que le Soleil. » Ryan eut le geste de caresser son menton glabre et ses cheveux châtains. « De ce côté-là, lui et moi n’avons d’ailleurs plus grand chose en commun. Ils avaient des drakkars, oui. Le navire dont Almfrest était capitaine était même un drakkar volant.
― Voilà une chose que l’on ne croise pas tous les jours par ici ! Un navire qui vole… Je dois dire que ça m’aurait bien été utile. Ce doit être une belle pièce de musée, après tous ces siècles….
― À vrai dire, le navire d’origine a été détruit pendant la première guerre contre l’Empire naissant. Nous conservons des copies de ses plans, mais la création d’un tel navire n’est évidemment pas quelque chose qu’on fait à la légère. Nous n’en construisons un que lorsque le précédent est devenu hors d’usage.
― Eh bien, si un jour il m’était donné de naviguer à bord de celui d’aujourd’hui, je crois que j’accepterais même si ça sous-entendait de me retrouver matelot sous tes ordres, garçon ! »
Un éclat de rire plus tard, Lawn ajouta « File au gaillard d’avant, matelot, nous arrivons en vue de l’Île Noble ! »
Aucun cauchemar n’était venu troubler la nuit. Voici bien longtemps que Seth n’avait pas si paisiblement dormi qu’il le fit cette nuit-là, contre le flanc du Dragon.
Teyn ne l’avait pas laissé partir seul, même avec un tel protecteur. Le Béhémoth avait commencé par ramener l’instructeur, ainsi que deux des retrouvés, jusqu’au Monastère, puis était revenu chercher Tred, Zaahn et Seth pour partir avec eux à la recherche des dragons disparus.
D’après ce que Seth leur avait traduit, car il était le seul du petit groupe à pouvoir comprendre la langue du Dragon, celui-ci avait ressenti, même à la distance qui le séparait d’eux, la terreur des Kuars durant la bataille, et s’était aussitôt envolé pour venir les rejoindre.
L’Enfant du Dragon fut le premier des humains à s’éveiller. Il sentit cependant aussitôt que le dragon, lui, ne dormait plus, et tendit son esprit vers celui de son ami.
« Tu sais où ils sont ?
― Pas très loin de nous. Seul, j’aurais pu les rejoindre hier peu après le crépuscule, mais vous aviez tous besoin de repos.
― Pourquoi avons-nous eu si peur en voyant ces lumières ? Elles n’avaient pourtant rien de menaçant…
― Je crois le savoir, et si ce que je soupçonne est exact, cela veut dire que vos adversaires sont particulièrement redoutable. Vois-tu, mes ancêtres, comme ceux des Kuars et de tous mes autres cousins que vous nommez Dragons, vivaient autrefois sur une autre Planète, éclairée par la lumière d’une autre étoile. Nous avons dû quitter ce berceau car notre Astre du Jour arrivait au terme de son existence céleste. Lorsqu’ils ont quitté notre monde, nos ancêtres n’ont pu se retenir de jeter un dernier regard vers lui. Ils ont vu notre étoile briller de ses derniers feux, et cette image est restée gravée en eux, puis fut transmise à leurs descendants. La lumière d’une étoile mourante reste inscrite quelque part en chaque dragon. Celui qui parvient à recréer cette lumière possède une arme qui peut briser notre plus déterminée volonté. »
Le Dragon avait prit son envol, emportant les trois jeunes humains sur son dos. Les Hauts Sommets, couverts de neige, défilaient au dessous d’eux. Pendant que Tred semblait perdu dans ses pensées, Seth et Zaahn contemplaient ce décors grandiose, qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de voir d’aussi haut. « Je n’étais jamais allé aussi loin dans la montagne… On a du sortir du territoire du Monastère…
― Depuis un bail. Je crois qu’aucun humain n’était venu jusque là depuis l’antiquité…
― Quels genres de bestioles on peut trouver dans le coin, à ton avis ? On a quelque chose à craindre ?
― Pas avec un Béhémoth avec nous. Des Trolls Blancs, probablement… Des dragons, j’espère, vu que c’est pour ça qu’on est là… des loups, des chamois… peut-être aussi des ours… Si on a un problème avec un ours, c’est pas compliqué : il suffit de pointer quelque chose dans le ciel et de crier “Oh, look ! An eagle !⁽¹⁾” »
Les deux adolescent éclatèrent de rire… Jusqu’à ce que Tred les interrompe.
« Quand vous aurez fini de faire des blagues idiotes… Est-ce que l’un d’entre vous a une idée de ce que c’est que ce truc ? » Il pointait du doigt une construction qui semblait dépasser de la montagne, à quelque distance devant eux. Le dragon lui répondit par une sorte de rugissement que Seth s’empressa de traduire
« On va probablement bientôt le savoir, parce que c’est à côté de ça que sont nos dragons… Et on ferait mieux de s’accrocher. » Le formidable animal prit de l’altitude de deux impressionnants battements d’ailes, puis entama une brusque descente en piquet en direction de la construction, qui, semblant grandir à mesure qu’ils s’approchaient, se révéla être une sorte de tour.
Le navire principal du Capitaine Tesler Morgann était deux fois plus gros que celui dans lequel Lawn et Hagen avaient vogué depuis l’Île de l’Arbre. Dans ces eaux fréquentés par toutes sortes de navires Corannéans et Impériaux, sa haute voilure aux couleurs de Jihdea contrastait étrangement. Les deux navires avaient jeté l’ancre l’un à côté de l’autre.
Lorsque les deux équipages s’étaient rencontrés, les marins de Morgann avaient semblé agréablement surpris en se voyant accueillis par le salut traditionnel Jihdéen. Quelques explications avec Lawn plus tard, et Ryan avait été emmené jusqu’à une cabine individuelle, où se trouvait celle qu’il était venu rencontrer.
« Dame Asalane. Au nom du clan Hagen, je vous salue.
― Dame Asalane… Cela faisait bien longtemps qu’on ne m’avait pas appelée par ce nom. Je t’en prie, appelle-moi plutôt Ashley. Et toi, quel est ton nom, membre du clan Hagen ? »
Le jeune homme ne put s’empêcher de constater que ce nouveau nom collait davantage à l’apparence de la princesse du clan Morgann. Ashley avait depuis longtemps abandonné les belles robes jihdéennes pour le pantalon et la chemise des pirates. L’âge n’avait pas entamé sa grande beauté, et son regard brillant d’intelligence était tel que la légende jihdéenne le décrivait. Ryan se présenta et lui expliqua le motif de son voyage.
« Ainsi, ce cher vieil Yggdrasil pense que je pourrais t’aider à retrouver Aelyn… Eh bien, ce n’est pas inexact, mais j’ai peur que cela ne te serve plus à grand chose. Celle que tu cherches n’est malheureusement plus de ce monde. »
Une ombre passa dans le regard de Ryan. « Yggdrasil pense qu’elle devait tenir un grand rôle dans la guerre à venir…
― Il n’a donc pas perdu sa manie de parler par énigmes… N’a-t-il mentionné que cela ?
― Je ne l’ai pas entendu par moi-même, mais non, il me semble qu’il a évoqué aussi ses enfants.
― Alors tout espoir n’est pas perdu. Aelyn en avait eu un. C’est peut-être lui que tu dois trouver.
― Vous savez où il se trouve ?
― Moi non. Mais ma fille pourra peut-être t’aider. Seth et Laureen échangent régulièrement des lettres, et je crois qu’elle saurait t’aiguiller. »
Ryan prit le temps de noter mentalement les informations. Elle avait parlé de sa fille, et un seul des deux prénoms étaient féminins : L’enfant d’Aelyn devait donc être un garçon nommé Seth. Le contact entre Laureen et lui se faisait par lettre, ce qui sous-entendait qu’il vivait probablement loin de l’Île Noble. Cela impliquait prendre de nouveau la mer, ce qui n’était pas pour déplaire au jeune homme. Aelyn étant autrefois partie pour le Continent Impérial, il y avait de fortes chances que son fils s’y trouve encore. Mais pourquoi, dans ce cas, Yggdrasil l’avait-il envoyé de l’autre côté de l’Océan ?
« Il y a quelque chose que je souhaiterais que vous m’expliquiez : Comment avez-vous connu Aelyn ? Si je compte bien, vous aviez quitté l’Île Noble à peu près vers l’époque où elle est venue au monde…
― Ce n’est pas tout à fait exact, mais tu as raison, notre contact date de bien moins longtemps. Puisque c’est Yggdrasil qui t’envoie à sa recherche, je vais te raconter ce que je sais de son histoire. »
D’après ce qu’Ashley avait apprit, et qu’elle s’efforça de rapporter à son auditeur, Aelyn avait, peu après son arrivée sur le Continent, rencontré un groupe de jeunes gens en désaccord avec la loi impériale. Séduite par leurs idéaux qui rejoignaient à peu près les siens, elle avait décidé de rester à leurs côtés et de les aider autant qu’elle pouvait. Le petit groupe était devenu une organisation à part entière, qui s’était rendu célèbre dans sur le continent pour quelques actes illégaux assez savamment menés pour être impressionnants. La Guilde d’Esperkand, comme ils l’avaient nommé, avait bien entendu souhaité nouer des alliances avec les autres groupes de hors-la-loi. Et qui étaient plus célèbres dans ce domaine que les Seigneurs des Pirates, qui défiaient l’Empire depuis près d’un demi-siècle sans presque jamais avoir perdu la face ?
Or, l’un de ces Seigneurs –Tesler Morgann– était originaire de Jihdea, et un autre –Lawn– avait épousé une princesse venue de ce pays : Esperkand avait donc choisi Aelyn parmi ceux qu’ils chargèrent de prendre contact avec les Pirates. C’est ainsi que la princesse du Clan Morgann et celle du Clan Deyn s’étaient rencontrées. Elles avaient sympathisé, et avaient continuer à prendre des nouvelles l’une de l’autre par la voie épistolaire.
Puis Aelyn avait disparu. Elle avait brusquement cessé toute correspondance avec Ashley et avec tous ceux que la princesse pirate avait pu interroger à son sujet. Lorsqu’elle redonna signe de vie, plusieurs années s’était écoulée, et elle avait mis au monde en enfant. Ashley n’avait pas eu beaucoup de détails sur cette période, si ce n’était que son amie s’était trouvée retenue dans le désert Termédian. Entre temps, elle-même avait eu une fille. À mesure qu’ils grandissaient, les deux enfants avaient apprit à se connaître malgré la distance, et avaient continué à échanger eux aussi des lettres.
Et puis, Ashley avait apprit la mort d’Aelyn par une lettre d’un certain Bayn Drak, bourgmestre du village que son amie avait choisi pour sa retraite. Les quelques courriers précédents indiquaient à demi-mot qu’Aelyn prévoyait plus ou moins ce qui allait lui arriver. Ashley n’avait cependant pas eu davantage de précisions sur la manière dont elle avait disparu, et demanda à Ryan de lui en donner lorsqu’il en trouverait.
La Tour semblait dater de l’Antiquité. Les Kuars ne s’étaient pas spécialement réunis autour, mais semblaient dispersés dans les alentours, toujours sous le coup de la panique. Le Béhémoth avait déposé ses passagers au pied de la tour, puis était parti trouver ses « cousins » pour tenter de les ramener à la raison. Pendant ce temps, trouvant étrange ce bâtiment qu’ils en connaissaient pas à quelques distances à peine des limites de leur domaine, les trois Shalezzims décidèrent de l’explorer.
Malgré les siècles qui auraient dû l’avoir abattu plusieurs fois, la Tour semblait en bon état. En volant au dessus, le trio avait pu remarquer que son sommet était un gigantesque dôme d’une matière faiblement opaque, qui semblait pouvoir s’ouvrir en deux pour dégager l’accès au ciel. Sous ce dôme se trouvait un instrument principal qu’ils avaient compris être une sorte de télescope. D’autres instruments de même taille étaient répartis autour de lui, désignant l’endroit comme ayant été dédié à l’observation et à l’étude des astres.
Le rez-de-chaussée confirma cette hypothèse. Une grande maquette occupait le centre de la pièce, semblant représenter un amas d’étoiles en forme de double spirale. Un grand nombre de ces étoiles semblaient entourées de corps célestes de plus petite taille. Lorsqu’ils s’en approchèrent, plusieurs traits de lumière semblèrent s’allumer entre les étoiles, comme les tracés de routes spatiales.
« Ça vit encore !
― Certaines machines antiques ont une longévité absolument incroyable. L’endroit devait attendre que des humains y reviennent pour se réactiver…
― Ces lumières… Vous croyez qu’ils étudiaient des chemins vers d’autres planètes ?
― C’est possible. Les Elfes ont réussi à traverser l’espace pour venir jusque sur Hera. Nos ancêtres espéraient peut-être faire de même.
― Dommage qu’on ne puisse pas lire ces inscriptions… »
En effet, la maquette s’était également couverte de plusieurs emplacements de textes, semblant donner les noms de quelques astres, ou bien des commentaires. Mais si l’affichage lumineux faisait apparaître des mots que le temps n’avait pas altéré, les langues avaient évolué en plusieurs millénaires, et les lettres n’avaient que peu en commun avec celles que les jeunes gens connaissaient.
Intrigués, amusés, et peu pressés, les jeunes gens décidèrent de tenter d’en apprendre davantage. La porte de l’escalier menant aux étages supérieurs s’était ouverte, ils se hâtèrent de l’emprunter. Les murs étaient couverts d’images à peine altérées par le temps, et les lieux étaient propres, dénués de toute poussière, comme si quelqu’un ou quelque chose entretenait régulièrement les lieux. Les images montraient des corps célestes, constellations, étoiles ou gigantesques nuages aux formes et aux couleurs variables. Certains semblaient avoir été tracés de mains d’hommes, mais la majorité étaient des photographies. Ils traversèrent ainsi plusieurs étages, plusieurs pièces pleines d’images et de maquettes, mais également de tableaux couverts de formules étranges, et d’un nombre considérable de ces machines étranges que les anciens nommaient “Ordinateurs”, et dont certaines semblaient encore en train de ronronner en enchaînant des calculs complexes.
Par instants, des voix s’élevaient. Voix d’hommes et de femmes qui s’exprimaient dans une langue inconnues, de scientifiques qui avaient enregistré leurs travaux et que la Tour restituait à ses visiteurs, croyant sans doute qu’ils étaient venus reprendre et prolonger cette brillante activité disparue. Combien d’étages franchirent-ils ainsi ? Ils ne s’en rendirent peut-être même pas compte, tant était captivante l’atmosphère de ce lieu. En avançant dans la Tour de l’Observatoire, on semblait avoir fait un voyage à travers les époques, et voir revivre autour de soi l’âge des machines antiques.
Puis, ils parvinrent jusqu’à une salle encore plus étrange que les précédentes. Elle était vaste, circulaire, et aucun meuble n’occupait sa surface, hormis un groupe de chaises empilées dans un coin. Le plafond, en revanche, était sombre et en forme de dôme, et lorsqu’ils furent parvenus au centre de la pièce, commença à s’éclairer de quelques points brillants. Lorsque leurs yeux furent accoutumés à regarder cet étrange dôme, il leur sembla reconnaître une représentation de leur ciel. La voix d’une jeune femme emplissait la pièce, toujours dans cette langue oubliée, et parfois interrompue par la voix grave d’un homme âgé. Le ciel semblait bouger au rythme de ces voix.
« Seth ? Tu as l’air bizarre… » Zaahn s’était tourné vers son ami, qui contemplait les constellations avec effectivement quelque chose d’étrange dans le regard. « J’ai l’impression que je connais cet endroit… Comme si j’y étais déjà venu il y a des milliers d’années… »
À peine se fut-il tû que la voix féminine en fit de même. Les étoiles disparurent, pour laisser place à des symboles qui, bien qu’ils soient aussi étrange et indéchiffrables qu’eux, semblaient différents de ceux utilisés par les hommes de l’antiquité. Une voix s’éleva alors, la voix claire d’un jeune homme.
Il naîtra dans le cercle de pierres, dans les ruines de la cité d’Angska.
En lui, le sang des guerriers du désert à celui des hommes du nord se mêlera.
Son enfance sera solitaire, dans le pays où les dragons font loi.
Et pour que vive sa planète mère, perdre un être cher il devra.
Au sortir à peine de l’enfance, ses racines seront coupées,
C’est là que son destin commence, parmi les Seigneurs de l’Épée,
Je le regrette, mais sa souffrance de leur survie sera la clef,
Mais il faudra que de Dame Chance, il soit l’heureux protégé.
La voix s’effaça, laissant place au silence, et le dôme reprit son aspect étoilé. Au bout d’un long moment, Seth parvint à articuler « Il parlait de moi… »
(1) Tiens, qu’est-ce que je vous disais dans la dernière note ? Ceux qui connaissent l’origine de cette référence idiote ont parfaitement raison d’être consternés.
Les jeux de cartes existent depuis l’antiquité, et bien que de nombreuses variantes aient eu cours en fonction des lieux et des époques, le paquet classique utilisé sur le territoire impérial n’a pas grandement varié. Il est constitué de quatre « familles » de carte, représentant les quatre piliers de l’Empire : la Rune, pour l’écriture et le savoir qu’elle permet de véhiculer, la Garde, représentant la puissance militaire, que notre premier empereur considérait comme la chose la plus importante qui soit, même si ce fut loin d’être l’avis de ses successeurs, la Toile, représentante de l’Art et toutes les formes de beauté artistique, et enfin la Balance, symbole de la justice et de la loi. Chaque famille comporte des cartes numérotées de un à dix, plus quatre supplémentaires que l’on a coutume de nommer « figures », qui sont, par ordre classique de puissance, l’Archer, le Fléau, la Tour et le Dragon. Pour les besoins de certains jeux, on peut retirer du paquet certains niveaux de cartes, voire en ajouter un nombre variable n’appartenant à aucune des quatre familles. Cela donne un panel important de jeux, certains basés sur le hasard pur, d’autres laissant plus de place à la stratégie.
L’un des jeux les plus répandus est le jeu de Caldis, qu’affectionnent particulièrement les étudiants. Il se joue avec le paquet de base, auquel on ajoute une figure supplémentaire baptisée « l’Auguste », représenté généralement par un barde ou un saltimbanque. Chacun des deux à cinq joueurs reçoit une main de neuf cartes, les cartes restantes étant regroupées, face cachée, au milieu. Si un joueur est mécontent de sa main, il est en droit, avant le début de la tournée, de se défausser de deux cartes, puis d’en piocher deux nouvelles au hasard dans le paquet restant. Un joueur décide ensuite l’atout et la mise. Le premier désigne la famille maîtresse, celle qui surpassera les trois autres (sachant qu’il est possible de choisir de jouer sans atout). La seconde est le nombre de points à atteindre. Au terme de la tournée, chaque joueur compte ses points, chaque carte récupérée rapportant sa valeur (onze à quatorze points pour les figures traditionnelles, l’Auguste ne valant rien). Le gagnant de la tournée est celui dont le score sera le plus proche de la mise, et celui dont le score sera le plus éloigné sera le décideur pour la tournée suivante.
Bien sûr, plusieurs variantes de ce jeu existent, comprenant des « annonces » (suites de cartes ou autres combinaisons) rapportant ou retirant des points, changeant les rapports de force entre les cartes, ou modifiant le nombre de points rapportés par les cartes à l’atout.
Trois coups légers résonnèrent à la porte, bientôt suivis de trois autres, puis un silence suivit de deux nouveaux, plus sourds. Le signal convenu. Celui qui frappait était envoyé par la Guilde. Astrid reposa ses outils pour aller lui ouvrir.
Le jeune homme qui se tenait devant elle semblait n’avoir que quelques années de plus. Elle l’avait déjà plusieurs fois croisé dans les couloirs : Il devait s’agit d’un autre étudiant. Elle se décala pour le laisser entrer, puis referma la porte.
« Bonjour, Pénombre. Avant tout, félicitations pour le Dragon. Les autres Cadets ne parlent plus que de votre exploit.
― Les cadets ?
― Les membres d’Esperkand parmi les étudiants. Tu ne pensais pas que vous étiez les seuls ?
― Bien sur que non, mais je ne me doutais pas qu’il y avait un vrai groupe. Vous êtes nombreux ?
― On est pas mal. Mais je serais votre seul contact jusqu’à ce que Behold accepte de vous faire confiance. Ce qui n’est pas gagné, comme tu dois t’en douter. » Il marqua une pause avant d’ajouter précipitamment « Oh, mais j’oublie de me présenter. Je m’appelle Jed Ransen, je suis en avant-dernière année de Législation appliquée. »
Astrid s’inclina dans une sorte de révérence, suite à quoi les deux interlocuteurs échangèrent un léger rire. Jed regarda autour de lui, et son regard s’attarda un instant sur les outils posés sur le bureau.« Tu bricoles quelque chose ?
― C’est une vieille machine cassée que j’ai trouvé il y a quelques temps. J’essaye de comprendre à quoi elle sert, et de voir si je peux la réparer.
― Intéressant… Il parait que Shadefire est passionné par les machines, lui aussi. Et quand tu ne bricoles pas, tu sais jouer au Caldis ?
― Un peu, mais je n’ai pas touché à des cartes depuis un moment. Pourquoi ?
― Pour votre première mission. Rien d’illégal, pour commencer : Il s’agirait de participer à la soirée Casino qui aura lieu demain. Behold pense que votre chance peut nous aider à récupérer quelques lots… »
« Babel, moins fort, ils vont nous entendre ! »
Laureen était perchée sur le toit d’une maison et surveillait la bande de brigands d’opérette, dont elle avait repéré le « quartier général » dans la ruelle en contrebas. Ils l’avaient menacée. Elle aurait certainement pu s’en débarrasser sans l’intervention de l’autre type, mais toutes les filles de sa classe n’étaient pas aussi Pirate qu’elle. Il fallait leur faire assez peur pour leur faire définitivement oublier l’idée de s’en prendre à d’autres enfants. Et c’est ce qu’elle allait faire.
Elle avait tout consciencieusement préparé. La seule chose qu’il lui fallait, maintenant, c’est attendre que toute la bande se regroupe. Elle voulait être sûre que tous reçoivent l’avertissement. « Prêt ? »
Le garçon acquiesça. Babel était un tireur hors pair, et Laureen, n’ayant pas la moitié son talent, n’aurait jamais pu envisager de réussir seule. Un sixième homme rejoignit les autres dans la ruelle. Tous ceux qu’elle avait identifié comme faisant partie de la bande étaient là. « À toi de jouer ! »
Babel pointa son lance-pierre et tira aussitôt. Il atteignit le contrepoids sur le toit opposé en plein centre, et celui-ci, déséquilibré par le choc, bascula en arrière, entraînant la corde. Les deux adolescents coururent alors chacun de son côté, pour couper cordes des deux autres poulies. Les mécanismes que Laureen avait installé la veille entrèrent alors tous trois en action, et trois tonnelets tombèrent presque au même instant, explosant contre le sol de la ruelle.
Le garçon sortit alors de nouveau son lance-pierre, et, visant soigneusement, tira sur le quatrième mécanisme. Le déclencheur d’une sorte d’arbalète rudimentaire, frappé de plein fouet, exécuta son travail, et un carreau autour duquel était accroché un message vint dans un sifflement se planter dans le sol.
Les hommes avaient réagit presque exactement comme Laureen l’avait imaginé. Entendant les trois explosions, ils avaient commencé par se jeter au sol ou se cacher derrière la première protection venue. Après de longues secondes, lorsqu’ils furent assurés que nul ne les abattrait s’ils bougeaient, ils dégainèrent leurs armes et les pointèrent vers les toits, cherchant l’origine de ce qui venait de se passer. Mais les deux adolescents étaient déjà hors de leur vue.
L’un des hommes se pencha sur le carreau, déroula le message, et le lut. S’il lui avait été possible de prendre une apparence plus apeurée encore, il l’eût prit aussitôt. « C’est Lawn ! Il dit qu’il nous invite cordialement à quitter au plus vite son territoire… »
Laureen éclata intérieurement de rire. Elle avait imité l’écriture de son père et reprit une de ses expressions favorites pour rédiger cette lettre. Elle regarda alors avec aux lèvres son sourire le plus radieux les hommes discuter entre eux à voix basse, puis commencer précipitamment à ranger les quelques affaires qu’ils avaient étalées autour d’eux. Elle avait gagné.
C’est alors qu’un fait inattendu se produisit. Un bruit attira les huit regards vers l’entrée de la ruelle. Un homme vêtu d’un long manteau rouge sombre était adossé au mur, le visage dissimulé par son tricorne, et applaudissait. « Bien joué, gamine. Toutes mes excuses, tu es effectivement parfaitement apte à te débrouiller seule. »
Les six hommes, aussitôt, pointèrent leurs armes dans sa direction. Il éclata d’un rire sonore en les voyant. « Allons donc, vous tenez vraiment à rester ? Vous n’avez donc pas peur des Pirates ? »
Les hommes se regardèrent mutuellement. Le temps qu’ils tentent de décider s’il était plus urgent de décamper avant que Lawn ne s’énerve ou de régler leurs comptes avec Cartes, celui-ci avait sorti d’une poche intérieur une étrange sorte de ressort métallique, qu’il fit tournoyer au dessus de lui comme un lasso ou un fouet. Quelques gestes précis, et les armes furent arrachées aux mains de leurs détenteurs.
Le revers du dernier coup atteignit le toit où se trouvait le garçon, lequel bascula dans le vide et ne se rattrapa à une gouttière qu’au dernier moment. Voyant son ami tomber, Laureen ne put s’empêcher de sortir de sa cachette en criant « Babel ! »
Cartes sembla pour la première fois surpris : Il s’attendait à avoir atteint Laureen, et non ce gamin qu’il ne connaissait pas. Mais il réagit rapidement. Un coup de plus, et son ressort s’enroula autour du bras de la jeune imprudente, sans lui faire de mal, sans cependant lui permettre de se libérer. Il tira vers le bas, et elle se retint de toutes ses forces aux rares prises qu’elle avait à sa portée.
Les brigands d’opérette, pendant ce temps, avaient cependant semblé réaliser que c’était uniquement à ces deux gamins qu’ils devaient leur frayeur à peine passée, et que rien ne les menaçait s’ils réglaient son compte à Cartes –hormis Cartes lui-même. S’emparant d’autres armes, ils profitèrent de sa lutte contre l’adolescente pour s’approcher de lui le plus discrètement possible. Ce qui était loin d’être suffisamment discret.
Détachant vivement son ressort du poignet de Laureen, qui en profita pour prendre la fuite, il se retourna vivement contre eux et fouetta violemment plusieurs d’entre eux. Au bout de quelques instants durant lesquels Laureen ne sut dire ce qui se passait exactement, mais qu’elle mit à profit pour aider Babel à reprendre appui, les six hommes étaient tous plus ou moins étendus à terre hors de combat, et Cartes se retrouvait seul debout, faisant toujours tournoyer son ressort.
L’arme claqua de nouveau en direction de Laureen, qui parvint cette fois à éviter le coup. Un éclair métallique arracha l’arme des mains de Cartes avant qu’il n’ait eu le loisir de frapper de nouveau. Une lance magnifique était enfoncée dans le mur, retenant le ressort prisonnier. L’habile lancier se tenait à son tour dans l’entrée de la ruelle, entourés de plusieurs pirates, parmi lesquelles Laureen reconnut… « Papa ?!?!?
― Je croyais t’avoir dit de me prévenir avant d’autres initiatives de ce genre. » Remettant les explications avec sa fille à plus tard, le Capitaine Lawn se tourna vers l’homme au manteau rouge. « Monsieur Cartes… Il semble donc que les informations que j’ai reçu concernant votre présence dans la région étaient exactes, tout compte fait. Vous pouvez vous vanter d’avoir échappé longtemps à mes hommes.
― Et vous, mon cher Lawn, vous pouvez vous vanter d’avoir réussi à me surprendre. » Il dévisagea le jetteur de lance. « Un prince Jihdean. Voilà un renfort intéressant, qui risque de perturber mes plans. Mais soit. »
Cartes lança quelque chose au sol, et un nuage de fumée s’éleva soudain. Lorsqu’il fut de nouveau possible d’y voir, il avait disparu. Le Capitaine fit silencieusement signe à ses hommes, qui partirent à sa recherche. Lawn se tourna alors vers les brigands d’opérette, qui se relevaient péniblement. « Quant à vous, messieurs, il me semble que mes subordonnées vous ont fait parvenir un message de ma part. Ceci est mon territoire, et vous êtes cordialement invités à vous conformer à mes règles, ou à quitter les lieux. »
Les six hommes s’enfuirent aussi rapidement qu’ils le pouvaient, sans même prendre le temps de récupérer leur matériel. Le Pirate les suivit du regard en souriant. Un cri étouffé attira alors de nouveau son attention vers les toits : L’home au manteau rouge avait rejoint les enfants et tenait fermement Laureen par les épaules, lui maintenant un couteau contre la gorge.
« Tu viens de signer ton arrêt de mort, Cartes !
― Nous verrons. Dans l’immédiat, notre cher jeteur de lance voudrait-il avoir l’amabilité de me rapporter mon arme ? »
Celui-ci interrogea Lawn du regard, puis, le Pirate ayant acquiescé, détacha les deux armes du mur et grimpa rejoindre le trio sur le toit. Cartes empoigna rapidement son arme, lorsqu’il la lui tendit, puis la rangea sans laisser le temps à Laureen de se libérer.
« Quel est ton nom, Jihdean ?
― Je suis Ryan du clan Hagen.
― Eh bien, Ryan du clan Hagen, toi et ces enfants allez venir avec moi. Si Lawn tient à la santé de sa fille, aucun de ses hommes ne nous suivra. »
« La clef est entre la troisième et la quatrième brique, à droite, à hauteur de tes coudes. Ouvre la porte et entre avec le gamin. »
Pendant que Ryan s’exécutait, Cartes, tenant toujours fermement sa jeune otage, se retourna pour vérifier que nul ne les suivait. L’entrepôt que découvrirent le jeune homme et le garçon était relativement vaste, et semblait avoir été aménagé rapidement et sommairement. Une sorte d’étrange plateau occupait le centre de la pièce, auquel étaient reliées diverses machines, dont certaines semblaient à moitié démontées. Un lit de camp défait était posé contre un mur, et une grande cage occupait le coin de la pièce.
« Voudriez-vous avoir l’amabilité de poser cette arme et d’y entrer ? » Cartes attendit que Ryan et Babel s’exécutent. « Merci bien. » Il fit entrer Laureen à son tour, puis claqua la porte de la cage et la verrouilla. « Eh bien, je vous souhaite la bienvenue dans ma demeure. Veuillez m’excuser, j’ai encore quelques détails à vérifier avant de pouvoir m’occuper de mes invités.
― Mais qui êtes vous, au juste ?
― Je suis un archétype échappé d’un livre d’histoires, Ryan du clan Hagen. Je suis la tâche d’encre qui noircit le récit de vos vies. » Sans se dévêtir ni retirer son tricorne, et après s’être assuré que la porte était correctement fermée, Cartes se pencha sur l’une des machines.
Dès que leur geôlier tourna le dos, Laureen entreprit de crocheter la serrure de la cage à l’aide d’une épingle. Craignant que le travail de sa camarade d’infortune n’attire l’attention de leur geôlier, Ryan reprit la parole, espérant en couvrir les bruits. « Qu’est-ce que vous nous voulez, au juste ? » Comme il s’y attendait, Cartes répondit sans lever les yeux de son travail.
« Au jeune garçon qui tremble de peur à côté de vous, rien. Il n’était pas… Prévu qu’il nous accompagne. Mais je lui trouverai une utilité. Quand à la gamine qui tente d’ouvrir la porte –et je dois la prévenir qu’elle n’y parviendra pas–, c’est elle qui m’intéresse… Et vous constaterez pourquoi de vos propres yeux très bientôt. »
Ryan et Lawn s’étaient regardés en entendant la remarque, légèrement déconcertés. La jeune femme n’en continua pas moins à tenter de crocheter la serrure. « Admirable persévérance, jeune fille, mais je le répète, totalement inutile. Cette cage n’a de toutes façons pas pour but de vous retenir indéfiniment. Quant à toi, Ryan du clan Hagen, ton arrivée n’était pas prévue, mais tu es tout de même venu au bon moment. Ah, voici qui devrait fonctionner. »
Laureen parvint à faire jouer la serrure, et la porte pivota lentement… Pour reprendre aussitôt sa position initiale. Le verrou se referma de lui-même. « Il me semble vous avoir prévenu. Mais patience, je n’en ai que pour quelques instants. » Cartes s’était tourné vers une seconde machine et commençait à travailler dessus de la même manière. Il ajouta pour lui-même « Je m’en voudrais si le chemin se coupait au beau milieu de l’Océan… »
Il y eut un instant de silence, durant lequel les jeunes gens s’interrogèrent sur ce qu’il préparait. Puis, Cartes se leva et s’approcha de la cage. « Je pense que cela pourrait fonctionner, à présent. Qu’en pensez-vous ? Le meilleur moyen de le savoir est de tester, non ? » Il déverrouilla la cage d’un geste sec, puis recula de quelques pas. « Eh bien, qu’attendez-vous ? Cette cage vous plaît, finalement ? »
Après un instant d’hésitation, et sans laisser à Ryan le temps de la retenir, Laureen s’élança en avant, sortant d’un geste son poignard. Mais Cartes réagit aussitôt, la saisissant par les poignets et lui faisant lâcher son arme. Il ne parvint cependant pas à contenir toute la fougue de l’adolescente, qui lui décocha un violent coup dans les jambes, et parvint à lui échapper. Ryan s’était à son tour jeté sur sa lance, mais le ressort métallique de Cartes claqua, envoyant l’arme rouler plus loin. Un second coup manqua de peu le prince Jidhean, qui s’était reculé, dégainant l’épée dissimulée sous ses vêtements.
« Belle arme… Tu es décidément plein de surprises, Ryan du clan Hagen. Mais ne croit pas que ça va m’impressionner. » Cartes fit de nouveau claquer son arme, qui s’enroula autour de la lame du jeune homme. Ils se livrèrent alors une sorte de duel, chacun cherchant à désarçonner l’autre. « Babel, maintenant ! » Répondant au cri de son amie, le garçon avait à son tour sorti son lance-pierre et s’apprêtait à tirer sur l’homme au manteau rouge. Celui-ci semblait cependant toujours garder un coup d’avance sur eux. « Pas de triche, les gamins. » Il avait brusquement lâché son arme, qui en s’enroulant autour de l’épée de Ryan percuta Babel, dont le projectile vint se perdre dans une mauvaise direction. Le coup avait surprit Ryan, qui s’était trouvé désarmé à son tour.
« Bien, réglons ça à mains nues, dans ce cas. » Les deux aînés se jetèrent l’un contre l’autre, pieds et poings prêts à l’action. Laureen aida son ami à se relever, puis s’approcha de l’une des machines. « Et si on casse ce truc, il se passe quoi ?
― Non ! » Cartes parvint à repousser violemment Ryan pour se lancer sur l’adolescente. Elle esquiva l’attaque… Mais pas Babel. L’homme se redressa en maintenant la lame d’un couteau contre le cou du garçon. « Cela suffit, maintenant. Comme je vous le disais, ce gamin-ci n’a aucun intérêt pour moi. J’espère pour sa vie qu’il en a un peu pour vous. »
Lawn et Ryan s’immobilisèrent en même temps. « Bien. Sachez que je déteste avoir recours à ce genre de méthodes… Mais mes employeurs ne semblaient pas se méprendre sur votre valeur à tous les deux. Ramasse tes armes, Ryan du clan Hagen, tu en auras besoin. Laisse la mienne où elle se trouve. » Le poignard de Laureen se trouvait à ses pieds. D’un geste, il le fit voler en l’air, puis le lança à sa propriétaire « Et toi, tu auras besoin de cette chose. Maintenant, reculez. Sur le plateau. Voilà. »
Les deux jeunes gens s’étaient exécutés. Lorsqu’ils furent au centre de l’étrange objet, Cartes actionna un bouton sur l’une des machines, et une lumière intense emplit la pièce. Lorsqu’il fut de nouveau possible d’ouvrir les yeux, le plateau était désert. L’homme au manteau rouge et son jeune otage se trouvaient seuls dans la pièce. Cartes relâcha alors son étreinte. « Tu peux aller rejoindre le Capitaine Lawn, à présent, et le rassurer. Tu lui diras que sa fille est en sécurité… sur le continent impérial. » Et, regardant Babel détaller, l’homme alluma calmement une cigarette avec un sourire de satisfaction, son travail accomplit.
La soirée Casino. D’après ce qu’avait apprit Pandore, elle était organisée tous les ans une dizaine de jours avant la fête du solstice d’hiver, et professeurs et étudiants s’y retrouvaient pour participer ensemble à divers jeux d’habileté, de réflexion ou de hasard. Si l’hypothèse d’Erellon était exacte et que les lueurs de son rêve symbolisaient des humains, c’est là qu’elle maximisait ses chances de rencontrer celles qu’elle avait aperçu dans la forêt.
Pour l’instant, la jeune Kandhrane observait la pièce et les gens autour d’elle. Elle était persuadée qu’elle parviendrait à reconnaître celles ou ceux qu’elle cherchait lorsqu’elle les verrait, mais pour l’instant, personne ne semblait se distinguer parmi cette foule d’inconnus. Elle tenta un instant de s’intéresser au jeu pratiqué sur l’une des tables. Le jeu de Caldis, visiblement. Elle tentait de déterminer quel joueur menait lorsqu’une voix se fit entendre. « Pourrais-je me joindre à votre tablée, messieurs ? »
Elle se tourna vers celle qui venait de parler… Et découvrit un être bien surprenant. La silhouette était humaine, mais elle semblait taillée dans l’améthyste, comme une statue qui aurait soudainement prit vie. Plus qu’étonnée, surtout en ne voyant personne réagir à cette curieuse apparition, elle ferma les yeux une seconde, secoua la tête… et constata que sa statue d’améthyste était maintenant une jeune femme aux cheveux d’un blond sombre, qui s’asseyait tranquillement à la table de jeu, attendant la prochaine donne.
L’éclat d’Améthyste… Venait-elle de trouver l’une des étoiles de son rêve ? Elle resta observa la partie durant la tournée suivante. La fille jouait bien, même si certains de ses adversaires semblaient redoutables. « C’est déprimant, n’est-ce pas ? »
Elle se retourna. Une seconde statue vivante se trouvait à ses côtés, semblant faite d’ambre, celle-là. Pandore secoua de nouveau la tête pour se retrouver face à une adolescente, de quelques années sa cadette, qui la dévisageait d’un air rieur en recoiffant ses cheveux bruns. « Quoi donc ?
― Eh bien, cette manière qu’ils ont de prendre ça tellement au sérieux. Heureusement que Pénombre va leur apprendre un peu ce que c’est qu’un jeu…
― Pénombre, c’est la fille qui vient d’arriver ?
― C’est ça. Tu viens de Kandhrir, c’est ça ? »
Pandore eut un petit rire « Ça se voit tant que ça ? »
L’adolescente eut un sourire et prit un ton mystérieux, s’approchant légèrement de son interlocutrice « Quand on a des yeux qui voient tout, oui. » Puis elle eut un petit sursaut. « Oh, mais, j’oubliais de me présenter. Tania Drak.
― Pandore Baltloria. Ravie de faire ta connaissance. » Les deux jeunes femmes observèrent la partie encore un instant, puis Tania reprit « Et qu’est-ce qui t’amène à Leeshan ?
― En fait, c’est assez compliqué à expliquer. Je cherche des gens, je crois. Et il est possible que je les ai trouvé.
― Tu peux être un peu plus explicite ?
― Probablement, mais si j’essaye, tu vas me prendre pour une folle.
― Dis toujours, on ne sait jamais…
― Eh bien, j’ai fait… une sorte de rêve… qu’on pourrait plus ou moins qualifier de prémonitoire, il y a quelques nuits.
― Un truc sombre –pas comme l’absence de lumière, mais comme un truc qui dévore tout– qui se répand sur le monde, et des lumières de couleurs différentes qui arrivent pour tout remettre en place ?
― Eùh, oui, c’est à peu près ça… Comment as-tu ?
― Tu n’es pas la seule à avoir fait ce genre de rêves. Et je crois que je peux t’aider à trouver quelques uns des autres. »
Les Chemins de Lumière furent certainement l’un des projets les plus ambitieux qu’ont jamais mis sur pieds les hommes de l’antiquité –bien qu’il n’ait jamais abouti. Peut-être de l’ampleur de leurs projets de conquêtes spatiales. Il est d’ailleurs probable que ces deux projets ait été amenés à être fusionnés, à terme, s’ils avaient été tous deux couronnés de succès.
Il s’agissait ni plus, ni moins que de pouvoir transporter de manière quasi-instantanée des objets, voire des êtres vivants, d’un point à un autre de la planète. Évidemment, cela nous parait totalement aberrant, à notre époque où la magie nous permet de faire « à mains nues » énormément de choses qui nécessitaient à nos ancêtres une grande quantité d’outillage, et alors que nous croyons savoir ce genre de choses impossibles.
Il faut cependant remettre le projet dans son contexte. Les hommes de l’antiquité avaient mis en orbite autour de notre planète un grand nombre de machines leur servant à communiquer, à se repérer ou à tenter de prévoir le temps. Certaines de ces machines, d’ailleurs, doivent encore tourner au dessus de nos têtes et pourraient toujours fonctionner si l’on tentait de les réactiver. Pouvant faire circuler autant d’informations par ce biais, il leur est paru naturel d’envisager qu’on puisse également y faire circuler autre chose.
Le projet consistait “simplement” en une sorte de machine qui aurait été capable de transformer la matière en lumière, puis la lumière en matière. Il aurait alors suffit de placer une machine de ce type au point de départ et au point d’arrivée, puis d’envoyer la matière transformée à travers le réseau de machines célestes, et il serait alors devenu possible de voyager aussi vite que la lumière, c’est à dire, à l’échelle de notre planète, de manière quasi-instantanée.
Connaissant tous les miracles que leurs machines pouvaient accomplir, on peut se demander pourquoi ce projet s’est soldé par un échec. Il semble, cependant, que tout n’était pas à la portée de nos ancêtres. Ils étaient parvenus à créer les machines appropriés pour la transformation, mais celles-ci nécessitaient pour fonctionner une quantité d’énergie dépassant tout ce qu’ils étaient capables de produire à cette époque.
« Que s’est-il passé ? »
Ryan se releva, l’esprit embrumé. Il avait dû perdre conscience au moment où Cartes avait démarré sa machine. Le froid fût la première chose qu’il remarqua. Il la température avait brusquement chuté. L’atmosphère avait changé, également. L’odeur de l’Océan flottait toujours dans l’air, mais avec une saveur différente de celle de Corannea. Il se demanda un instant s’il n’était pas simplement sur les terres jihdeanes, ayant rêvé ces dernières journées…
La présence de Laureen lui confirma que tout s’était bien déroulé. L’adolescente semblait en train de reprendre conscience elle aussi, à ses côtés. Ils n’étaient plus dans l’entrepôt de Cartes, mais dans une sorte de grotte dont une ouverture laissait voir le ciel étoilé de la nuit, et, à faible distance, la mer qui vaguait calmement. En revanche, ils se trouvaient sur une sorte de plateau identique à celui sur lequel on les avait fait monter.
« Les voilà éveillés. » Les jeunes gens se retournèrent vivement vers celui qui venait de parler. Un homme se tenait assis dans l’ombre plus loin dans la grotte. « Maintenant, expliquez-moi qui vous êtes, et comment vous avez obtenus les coordonnées. »
Les deux jeunes gens se regardèrent, puis l’aîné tenta de répondre « Je suis Ryan du clan Hagen, de Jihdea. Et j’ignore de quelles coordonnées vous parlez.
― Les coordonnées de notre transmetteur. Que vous avez entré dans le vôtre pour arriver jusqu’ici. Accessoirement, j’aimerais également savoir comment vous avez réussi à initialiser le transfert. Et dans quel but.
― Je ne comprends rien à ce que vous dites…
― Ne faites pas l’idiot. Vous êtes arrivés ici. Cela ne peut pas être le fruit du hasard, alors dites-moi comment.
― Eh bien, en fait, je l’ignore. Nous étions dans l’Archipel Corannéan… Un genre de tueur à gage nous a fait monter sur une sorte de machine, et… Je ne me souviens pas de ce qui a suivi.
― Son nom ?
― Je l’ignore. Il se faisait appeler “Cartes”. »
L’homme sembla se radoucir. « Cartes, oui, bien sûr… Je me doutais qu’on en réentendrait parler. Qui d’autre aurait pu faire ce genre de choses, n’est-ce pas ? » Le ton de sa voix, cependant, laissait entendre qu’il ne prenait Ryan qu’à moitié au sérieux. « Et pourquoi Cartes s’en serait-il prit à vous ? »
Ryan commença à trier mentalement les informations dont il disposait, pour tenter de formuler une réponse plausible, mais Laureen réagit plus vite que lui. « Ça, vous pouvez toujours aller là-bas lui poser la question, mais mon père l’aura tué avant que vous n’arriviez.
― Ah, la demoiselle a une langue, finalement. Et puis-je savoir qui est ce père qui pourrait tuer l’homme le plus insaisissable de cette planète ?
― Le Capitaine Lawn ! » La fierté de l’adolescente transparaissait clairement dans sa voix. L’inconnu se leva et s’éloigna de quelques pas. « Eh bien, si vous êtes réellement Laureen, je crois que nous nous connaissons. Vous vous trouvez dans une base de la Guilde d’Esperkand. On me nomme Angel… »
Cela sonnait clairement comme un test. Et l’adolescente ne comptait pas y échouer. « Votre prénom est Karen. Vous êtes le responsable de liaison de la guilde avec les autres organisations. Votre dernière visite dans l’Archipel date d’il y a deux ans, en début d’automne. Vous vous étiez entretenu avec mon père et les capitaines Knox et MacHarrolck au sujet de la cargaison du Narval Cendré. »
Angel revint vers eux en souriant. « Ni trop, ni trop peu. Vous connaissez tout de cet entretient, mais n’en dévoilez que le strict minimum au cas où je ne serais pas celui que je prétends être. Une véritable fille de Pirate… J’aimerais d’ailleurs récupérer la dague que vous m’aviez dérobé à cette occasion. »
Le contact était établi. Chacun des deux savait maintenant que son interlocuteur était bien la personne qu’il disait être, et qu’il était possible de se faire confiance. Angel alluma une lampe, dont la clarté leur révéla le reste de la grotte. Un assemblage curieux de machines, assez semblable à celles que Cartes avait installé dans son entrepôt, mais qui semblaient être une entité unique et non un assemblage de pièces détachées, était posé contre le mur, non loin d’eux. Les seuls autres meubles étaient une grande table au centre couverte de notes et de plans, et quelques coffres trônant contre les murs. Dans le fond, une porte semblait mener vers l’intérieur.
« J’espère tout de même que votre père le gardera en vie, j’aimerais lui poser quelques questions… Savez-vous ce que sont les chemins de lumière ? » Les deux jeunes gens firent signe qu’ils connaissaient vaguement cette notion. « Nous travaillons depuis quelques temps sur le projet de remettre ces trucs en service. En reprenant les plans et en y ajoutant une bonne dose de magie, on comptais réussir là où les hommes de l’antiquité ont échoué. Mais il y a quelques temps, quelqu’un que nous n’avons pas réussi à identifier –Je soupçonnais vaguement Cartes, et visiblement, j’avais raison– nous a dérobé une partie des plans et du matériel. Il sera donc parvenu à fabriquer son propre transmetteur, et vous a utilisé comme cobayes. La question est : pourquoi ? »
« Et tu dis qu’elle a des visions ?
― Quelque chose dans ce genre-là, oui. Behold m’avait fait transmettre de garder un oeil sur elle pendant la soirée… Elle a fait un rêve du même genre que le tien et que celui de Pénombre. Et je crois qu’elle en sait un peu plus long que nous sur ce que ça veut dire, au juste. Tu devrais venir lui parler avec moi.
― Et Pénombre ?
― Elle fait le point avec Jed sur leurs gains d’hier soir. Elle nous rejoindra après. »
Tania et Novan rejoignirent Pandore sur le rempart ouest. La Kandhrane les regarda approcher, et eût de nouveau durant quelques secondes l’impression de voir Tania comme une statue d’ambre. Le jeune homme à ses côtés, quant à lui, lui apparût comme fait de calcite. Elle n’avait pas remarqué de lueur orange, dans son rêve, mais elle devait probablement être cachée par le jaune et le violet. Elle la verrait probablement lorsqu’elle passerait de nouveau l’amulette à son cou.
« Novan, je te présente Pandore, notre nouvelle rêveuse. Pandore, voici Novan, le garçon dont je t’avais parlé. Il te convient ?
― Comme pour Pénombre et toi. Novan, d’après ce que Tania m’a dit, il y avait une histoire de couleurs, dans ton rêve à toi ? Il y en avait combien, exactement ?
― Sept… Les couleurs de l’arc-en-ciel, je crois bien.
― Dans mon rêve à moi, nous sommes symbolisés par ces couleurs. Tu es en orange. Tania est en jaune, et Pénombre en violet. Je suis en bleu, et il y a également quelqu’un en vert et quelqu’un en cyan, mais ils sont assez loin d’ici. Je n’ai pas réussi à repérer le rouge.
― En fait, c’est comme si ces rêves étaient complémentaires. Novan a vu combien nous devons être. Toi, Pandore, tu as vu où nous nous trouvions. Pénombre a peut-être vu ce que nous devions faire… »
Tania était debout face à la forêt et réfléchissait à voix haute. « Il était question de Guards, dans son rêve… Il faudrait peut-être qu’on se renseigne sur leur légende. Il faudrait aussi qu’on retrouve les couleurs qui manquent… »
Novan eût l’air d’hésiter un instant « Est-ce qu’on ne prend pas tout ça un peut trop au sérieux ? Je veux dire… Ce n’étaient que des rêves… »
Ce fut Pandore qui répondit la première. « Je comprends parfaitement que ça puisse te paraître exagéré, mais pour ma part, je sais que je dois y apporter la plus grande importance. Si je pouvais te prêter mes yeux et que tu te voyais comme je te vois, je pense que tu serais d’accord… »
Tania renchérit. « N’oublie pas que ce sont grâce à ces rêves qu’on s’est rencontré. C’est déjà une raison suffisante pour qu’on ne les oublie pas tout de suite. Je pense qu’on devrait retourner voir le Temple. » Pandore regarda la jeune fille avec des yeux ronds, mais Novan, lui, avait déjà eu le temps de s’habituer à la voir ainsi passer d’un sujet à l’autre sans aucune transition, et l’approuva silencieusement. Même s’il s’efforçait de laisser parler la voix de sa raison, lui aussi pressentait que c’était quelque chose d’important, auquel le lieux lui paraissait lié d’une manière ou d’une autre.
D’après ce qu’Angel leur avait indiqué, Lawn et Ryan étaient arrivés par le transmetteur la veille en fin de matinée, et étaient restés inconscients jusqu’à la discussions qu’ils avaient eu au beau milieu de la nuit. Le membre de la guilde supposait que cet évanouissement avait été dû à un mauvais réglage ou à un dysfonctionnement de la machine de fortune assemblée par Cartes.
Bien qu’ils aient tous deux vivement approuvé lorsqu’on leur avait proposé de dormir, cet évanouissement avait permit à leurs corps de récupérer, et leur sommeil fut de coure durée. Au matin, Angel leur annonça qu’il était malheureusement impossible de les renvoyer vers l’île Noble par le moyen par lequel ils en étaient venus. Il avait tenté, d’après leurs indications et les données enregistrées par la machine, de retrouver les coordonnées de leur point de départ, mais en vain. Cartes avait dû désactiver sa machine à lui, et il était impossible de rétablir le contact.
« Un navire sous contrôle officieux de la Guilde doit partir dans quelques jours pour l’Archipel. Je tâcherai de vous fournir des places à bord. Ce sera plus long, mais au moins, vous rentrerez là-bas.
― Pour ma part, ce n’est pas mon chemin. Yggdrasil et la Cour d’Ambre m’ont chargé de retrouver quelqu’un qui doit se trouver sur ce continent. Repartir vers l’Archipel serait prendre la route opposée à la mienne.
― Jeune homme, ne le prends pas mal, mais je n’ai pas été mis au courant de la volonté de ton Arbre Sacré, moi. Quand je te regarde, je ne vois qu’un gamin qui est tombé sous ma responsabilité, et que je ne peux pas laisser repartir seul sur l’unique foi des fables qu’il me raconte.
― J’ai passé l’épreuve du passage à l’âge adulte. Je ne suis plus un enfant que l’on doit protéger.
― Admettons que ce soit vrai, je ne connais que trois personnes pour qui cette épreuve puisse faire office de loi. L’une est morte, et les deux autres se trouvent précisément là où je comptais t’envoyer. Tu es peut-être adulte pour les Jihdéans, mais certainement pas sur le sol impérial.
― Je comprends… Mais il me semblait pourtant qu’il ne vous tenait précisément pas à coeur de respecter la loi impériale… »
Karen éclata de rire. « Bien joué, mon garçon. C’est exactement le genre d’arguments que j’aurais utilisé à ton âge. Bien, j’accepte de te garder avec moi, mais tu es sous ma responsabilité. N’espère pas me fausser compagnie jusqu’à ce que j’ai discuté de vive voix de ton cas avec Behold et Shadefire.
― Dans ce cas, je reste avec lui. » Angel se tourna vers la jeune femme avec un air à la fois sévère et amusé. « Et quelle justification vas-tu me sortir, fillette ? Une mystérieuse mission confiée par Maéjùnn ?
― Je sais qui Ryan cherche, et il se trouve que je sais à peu près où il vit et que c’est quelqu’un que j’ai moi aussi très envie de voir. Et accessoirement, ça me fera une excellente occasion de sécher les cours un peu plus longtemps.
― Pas mal… Mais comment serais-je censé expliquer ça à ton père ? C’est que ça m’ennuirait de partager le sort qu’il a selon toi réservé à Cartes…
― Si tu préfères, je peux attendre le départ du bateau, monter à bord, et sauter à l’eau une fois qu’il aura levé l’ancre, pour revenir ici. Dans ce cas, tu ne pourras même plus veiller sur moi.
― Et le pire, c’est que nous savons tous deux pertinemment que tu en es capable. Entendu, si tu me rédiges une lettre pour expliquer ça toi-même à ton père, je vous garde avec moi tous les deux. Mais ne vous attendez pas à ce que ce soit une partie de plaisir. Behold ne me pardonnerait jamais si je vous faisais un traitement de faveur. »
« Vous croyez qu’il nous observe, en ce moment ? »
Les quatre jeunes gens venaient d’entrer dans le Temple. Comme lors de leur précédente visite, l’atmosphère du lieu les réduisit un moment au silence. Pandore, qui découvrait les lieux, semblait particulièrement impressionnée. Il fallut quelques instants avant que Tania ose poser la question, pour détendre l’atmosphère trop austère à son goût.
« Oh, probablement. D’après Jed, Behold est tellement méfiant à lui tout seul qu’il faudrait que tous les autres membres de la guilde soient totalement inconscients pour espérer compenser.
― L’image serait presque appropriée… mais il n’est fort heureusement pas le seul à garder l’oeil ouvert, surtout quand des membres d’une autre guilde se promènent sur les terres qu’ils savent être les nôtres. »
Shadefire venait de surgir des ombres, sans que personne n’ait remarqué son arrivée avant qu’il ne se mette à parler. Saluant à peine les autres adolescents, il se tourna vers Pandore. « Qu’est-ce que le Trèfle a à faire avec Leeshan ?
― Je ne suis pas… » Elle hésita un court instant, puis sortit une lettre cachetée de la sacoche qu’elle transportait. « Vous êtes Shadefire, non ? Monsieur Erellon m’a chargé de remettre ceci à vous ou à l’un de vos collaborateurs si je venais à vous rencontrer. »
Gregan s’empara prestement de la lettre, examina le sceau, puis l’ouvrit et lu rapidement. « Tiens donc… Ainsi, le grand Kerd Erellon lui-même s’intéresse à cette affaire… » Il releva les yeux verts Pandore, et elle senti les flammes de son regard se poser au fond de ses yeux, comme pour tenter de lire également en elle. « Cela me suffira pour l’instant. Je vais prévenir mes hommes pour qu’il vous laissent la même liberté d’action qu’à nos Cadets. Il se pourrait même que je sois disposé à accepter sa proposition de collaboration. Si vous me tenez informé de vos progrès, je vous fournirais peut-être quelques indications en retour. Il semble que vous sachiez qui contacter… » Après un bref salut presque militaire et avant que quiconque ait eu le temps de réagir, l’homme avait disparu.
Tous quatre se regardèrent. Novan fut le premier à prendre la parole « Je retire ce que je disais tout à l’heure. Si Erellon lui-même trouve ça important…
― Tu aurais pu nous parler de cette lettre, Pandore… Alors comme ça, tu es membre de la Guilde du Trèfle ? »
Pandore laissa échapper un léger soupir. « Je suppose que si vous êtes ceux que je cherche, je dois vous faire confiance… Bien, nous ferions mieux de ne pas rester debout, si ? » Elle s’assit en tailleur face à Tania. Le temps que les trois autres fassent de même, elle avait sortit une sorte d’amulette de sa sacoche.
« Monsieur Erellon m’a confié cette amulette sensorielle, dans laquelle est mémorisé mon rêve. Si vous le souhaitez, je peux vous la prêter pour que vous voyez de vos propres yeux ce que j’ai vu. » Elle posa l’amulette au milieu d’eux, puis reprit. « Comme vous le savez, je viens de Kandhrir. Je suis étudiante à l’École de Magie, et oui, en effet, membre de la Guilde du Trèfle. Ce n’est pas mon premier songe de ce genre, et les précédents avaient déjà attiré l’attention de monsieur Erellon. J’ai une ascendance… un peu spéciale, qui me donne ce talent de voir des choses, un peu comme toi, Novan, tu as probablement hérité ton Encre des Guards d’ancêtres Elfes⁽¹⁾. »
Sans plus s’avancer dans les détails sur ce point, Pandore entreprit de leur raconter l’entretient avec Kerd Erellon, Eiko et le Professeur Relm qui avait suivit son rêve. Elle enchaîna ensuite sur les quelques recherches effectuées parmi les ouvrages de la Bibliothèque avant son départ. Un grand nombre de « menaces » historiques ou mythologiques pouvaient avoir été, à un moment où à un autre, symbolisés par un nuage noir, ou un monstre dévorant, mais rien ne semblait véritablement correspondre à la brume noire qu’elle avait vu en rêve, hormis peut-être les rares descriptions qu’on avait fait de l’arme ou de la magie ayant détruit Angska –Mais pour quiconque hormis les Shalezzim, la destruction de la cité relevait de la légende pure.
Ils avaient donc envisagé, comme Erellon l’avait suggéré, que de se tourner vers les lumières les éclairerait davantage que de chercher l’ombre. Pandore était partie mandatée par sa guilde pour retrouver et identifier ces lueurs… et également pour contacter les autres guildes qu’elle pourrait trouver sur sa route, la principale d’entre elle étant bien sûr Esperkand. Le Mage supposait qu’au cas où, pour une raison ou une autre, la solution vue en rêve par Pandore s’avérait ne pas fonctionner, une alliance puissante pourrait s’avérer une solution de rechange acceptable.
« Pourquoi ne tente-t-il pas de contacter Lubekand ? L’Empire est la plus grande puissance à la surface d’Hera, non ?
― De la surface, peut-être… Encore que je ne parierais pas là-dessus, certains pays d’orient seraient probablement capable de rivaliser. Mais on est très loin de tout connaître des puissances “souterraines”, comme Esperkand. En plus, monsieur Erellon pense qu’Ayanor Enschel n’est pas du genre à mobiliser des troupes à cause des rêves d’une adolescente. »
La discussion s’aiguilla ainsi quelques instants sur les différentes organisations que les adolescents connaissaient, et la manière dont, supposaient-ils, celles-ci réagiraient si Pandore venait leur parler de son rêve. Celle-ci finit par en venir à une question qui l’intriguait.
« Dis-moi, Tania… Est-ce que tu as de la famille du côté de Galben ?
― Pourquoi cette question ?
― Parce que dans mon rêve, l’étoile d’ambre apparaît à deux endroits. Là où nous nous trouvons, et du côté des Hauts Sommets. Je crois que tu es celle de la forêt, alors je me demandais si l’autre ne pouvait pas avoir un lien avec toi… »
Tania sembla hésiter plus que de raison. D’aussi loin qu’elle se souvenait, Astrid ne l’avait jamais vu mettre tellement de temps avant de répondre, surtout à une question en apparence si simple. « J’ai… grandi à la frontière entre Tieffla et Galben. Tous les gens que je connaissais de cette époque ont disparus dans l’éruption du Mont Darius. Peut-être quelques uns ont-ils survécu, mais je n’ai pas eu de nouvelles d’eux depuis.
― Je suis désolée… Tu avais de la famille ? Des frères et sœurs ?
― J’étais enfant unique. Ma mère est morte depuis longtemps, et si mon père était encore en vie, il m’aurait probablement déjà retrouvé. »
(1) Une étude généalogique menée par un groupe de recherche de Kandhrir a montré que ce talent, plutôt répandu chez les Elfes, ne serait apparu chez les Humains –et particulièrement chez les Brennans– que suite à des croisements entre les deux espèces.
De tous temps, les brennans ont cherché moyen de surpasser leurs capacités naturelles. C’est particulièrement en le domaine des transports que cette recherche prit nombre de visages. Les hommes de l’antiquité usaient de forces machines, individuelles ou collectives, pour voyager par la Terre, et l’Océan et même les cieux n’étaient pas en reste. Leurs machines les emmenaient jusqu’en deçà de la surface.
Ce sont cependant les créatures vivantes qui de tous temps ont le mieux rempli ce rôle. Les Chevaux, particulièrement, se sont toujours montrés nos loyaux compagnons, capables autant de porter un cavalier que de tirer un attelage. Mais l’un des rêves des hommes a toujours été de voler, et c’est pourquoi l’imaginaire brennan s’est souvent peuplé de chevaux ailés. Nature, semble-t-il, décida d’exaucer ce vœu.
Car en effet les Terres Sauvages virent, durant la transition entre l’âge des machines et le nôtre, apparaître de nouvelles créatures. Elles avaient la taille et l’aspect de grands chevaux, hormis en deux points : leur tête, couverte d’un masque d’écailles, semblait d’un aspect draconique, et en plus de leurs quatre pattes, elles étaient pourvues de deux longues et puissantes ailes. Ces créatures, nos ancêtres les ont nommées Lihnfahls.
Une fois découverts et apprivoisés, les Lihnfahls sont devenus les nouveaux princes parmi nos montures. Leur vitesse au sol et au galop est semblable à celle de leurs cousins Chevaux, mais leur endurance est nettement supérieure. Et lorsque, les vents le permettant, ils déploient leurs ailes et prennent possession des cieux, leur vélocité peut dépasser les vingt lieues⁽¹⁾ de l’heure.
Après que les Brennans aient fait venir les Lihnfahls sur ce qui n’était point encore le Territoire Impérial, ceux-ci y sont venus d’eux-mêmes, et les plaines ventées de Tieffla comptent désormais quelques uns de ces nobles animaux dans la population de ses nombreux troupeaux sauvages.
Lawn et Ryan avaient vécu la vie de cadets de la guilde durant les jours qui suivirent. Sous les ordres d’Angel, les deux jeunes gens avaient tout d’abord dû raconter tout ce qu’ils savaient de Cartes et de sa machine aux membres de la guilde chargés de faire fonctionner le transmuteur, même si leur récit n’avait rapporté que peu d’informations, puis on les avait chargé de diverses corvées –au cours desquelles Laureen avait déclaré qu’elle en venait presque à regretter son école.
Angel avait durant ce temps dû prendre contact avec Shadefire, car il leur annonça bientôt qu’ils devaient quitter les lieux. Il allait les amener vers l’une des bases principales de la guilde, située dans la forêt de Leeshan. « Et les préparatifs du départ ne vont pas se faire tous seuls, Mademoiselle Lawn! »
Laureen se remit en bougonnant à charger la roulotte tirée par deux lihnfahls qui allait les mener à leur but. Le membre de la guilde se tourna vers Ryan, occupé comme lui à préparer les montures. « Nous ne voyagerons que tous les trois ?
― Rempart va venir avec nous. Notre garde du corps. Notre véhicule est déjà assez chargé, et une personne de plus représenterait un surpoids assez important pour nos bêtes. »
Ryan jeta un œil au membre de la guilde surnommé « Rempart », qui jouait aux cartes avec des camarades à l’entrée de la grotte. Il avait effectivement le physique de l’emploi : dépassant tous les autres d’une bonne tête, la largeur de ses épaules n’aurait pas fait honte à un jeune troll. Il était évident que c’était le genre de personne derrière qui on pouvait se cacher. Et qu’il faudrait le prendre en compte lorsqu’il s’agirait de soulever la roulotte.
Après un court silence, Angel reprit la parole. « Bien, ainsi, ça devrait aller. Nous partirons demain dès l’aurore, et nous devrions atteindre Leeshan au crépuscule. »
La toilette des lihnfahls terminée et le membre de la guilde demeurant muet, Ryan rejoignit Laureen pour l’aider dans sa tâche. Celle-ci accueillit son aide d’un air pensif.
« Pourquoi est-ce qu’on reste avec eux ? Ce ne sont pas ces corvées qui vont nous aider à retrouver Seth !
― Je ne sais pas… Ce n’est pas exactement comme ça que j’imaginais ma quête…
― On devrait leur fausser compagnie, demain, pendant le voyage. C’est le moment où on aura le moins de monde pour nous surveiller.
― Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. J’aimerais quand même jeter un œil à notre destination, pas toi ? Et si quelque chose tourne mal, je préfère les avoir à mes côtés qu’en train de me courir après.
― Ouais… Tu as peut-être raison.
― Si tu me parlais un peu plus de Seth ? Tu as l’air de bien le connaître, mais pour moi, ce n’est guère plus qu’un nom… »
Tout en continuant à empiler du matériel divers à l’intérieur de la caravane, Laureen lui exposa ce qu’elle savait de son ami –ou plus exactement, ce qu’elle estimait pouvoir lui dire sans risque, car malgré l’égide de l’Arbre Sacré, elle ne faisait pas encore totalement confiance au Jihdéan.
« Vous pouvez vous promener comme ça, à la vue de tous ? Je veux dire… Vous êtes recherché…
― Et ils ne tarderont pas à me trouver si tu fais tous ces efforts pour le leur rappeler. » Shadefire adressa un sourire et un regard bienveillants à Pandore pour atténuer le reproche. « Bien rares sont ceux qui savent véritablement à quoi je ressemble, et cette université compte suffisamment de gens pour que je passe inaperçu. De plus, je connais mieux que n’importe qui d’autre les passages secrets couvrant ce bâtiment, et je n’aurais aucune difficulté à m’enfuir si le besoin s’en faisait sentir. »
Le chef de guilde était venu rejoindre la jeune émissaire sur le rempart ouest. « Je dois te remercier pour les informations que tu m’as fourni. J’ignore si cela suffira, mais pour l’instant, nos préparatifs de défense avancent bien.
― Que savez-vous sur cette menace que j’ignore encore ?
― Patience, Pandore. J’ignore encore si je me prépare à lutter contre le bon ennemi. Si je me trompe, je veux au moins ne pas vous détourner de la bonne route. Vous trouverez vous-même, le temps venu, quel sera votre rôle et comment vous le tiendrez.
― Alors pourquoi m’avez vous fait venir ? Votre message disait que vous aviez des informations à me confier ?
― C’est exact. Tout d’abord, je crois que deux de tes lueurs se situaient hors de ce continent ?
― En effet. Je crois pouvoir les situer précisément dans les îles de Corail et au royaume de Jihdea.
― Eh bien, j’ai peut-être une bonne nouvelle, dans ce cas. On m’a informé que des jeunes gens venant précisément de ces deux endroits étaient arrivés à notre portée par un moyen assez peu conventionnel. Ils sont en route pour notre cité secrète, et tu pourras les rencontrer très prochainement. Peut-être s’agit-il de nos héros manquants.
― Je l’espère… Comment ont-ils pu arriver ? Je crois que mon rêve me les a montré à l’endroit où ils se trouvaient, ils n’ont pas eu le temps de…
― Ils t’en parleront eux-même dès qu’ils seront ici. L’autre information que j’ai à te donner… est plutôt une supposition, en fait. Quelque chose que je crois essentiel et auquel je doute que messire Erellon –avec tout le respect que j’ai pour lui– ait pensé.
― Et de quoi s’agit-il ?
― La magie n’est pas exactement mon domaine de prédilection, et je ne sais pas comment vous autres grands magiciens vous avez l’habitude de régler vos problèmes, mais dans mon monde, un héros combat rarement à mains nues. Pour le maître escrimeur que je m’efforce d’être, l’arme que manie un combattant peut être aussi importante que son habileté propre pour les prouesses qu’ils accomplissent tous les deux. Je crois que si ce danger que nous devons affronter doit être vaincu par vos mains, alors nos devons trouver les armes que ces mains tiendront. »
Il y eut un silence, durant lequel Pandore étudia les multiples possibilités qu’ouvrait cette suggestion. Trouver sept héros était une chose, mais réunir également leurs armes en était une autre. Peut-être le second éclat d’ambre était-il une indication pour cette seconde tâche ? Cet échos mystérieux se trouvant dans les Hauts Sommets, était-ce l’arme que devrait manier Tania ?
« Et je suppose que vous avez déjà réfléchi à cette question ?
― C’est possible, oui. Il se pourrait même que l’une de ces armes soit entrée en ma possession récemment –c’est en l’étudiant que cette idée m’est venue. C’est une arme qui semble avoir été conçue par un maître en la matière, et que j’aurais dû savoir manier sans aucune difficulté. Je n’ai pourtant rien sû en tirer. J’aimerais que les cadets et toi veniez y jeter un œil. »
Fidèle à son habitude, Gregan avait disparu dans les ombres avant d’avoir terminé sa phrase. Pandore s’était tournée vers lui pour lui répondre, mais s’était constatée seule avant d’avoir pu ouvrir la bouche.
Comme Angel l’avait annoncé, ils étaient partis dès les premières lueurs de l’aube. Ryan avait dû finir une corvée jusqu’assez tard dans la nuit, et Laureen ne s’était pas endormi tôt non plus, aussi les deux jeunes-gens passèrent-ils les premières heures du voyage à dormir à l’arrière de la roulotte. Lorsqu’ils s’éveillèrent, le soleil, à la moitié de sa course matinale dans le ciel, brillait de tous ses rayons.
Durant la première moitié du jour, Angel et Rempart s’étaient relayés pour guider l’attelage à travers les plaines Tiefflanes. Les lihnfahls galopaient aussi vite que le vent, filant sans sembler craindre la fatigue. Ils avaient tout d’abord longé la côte et la falaise pendant un long moment. Ils venaient de quitter cette route lorsque les jeunes gens s’étaient éveillés.
La première chose que Laureen remarqua en ouvrant les yeux était une curieuse sphère dorée qui luisait doucement dans le lointain. Elle demanda de quoi il s’agissait, et ce fut Ryan qui lui répondit : c’était la cité d’Altmon, fondée par ses ancêtres peu avant que ceux-ci ne quittent le continent pour les îles de Jihdea. Durant le millénaire qui avait suivit, la cité était restée isolée de l’Empire, toute entourée par une sorte de dôme magique empêchant quiconque à l’extérieur de l’enceinte d’en voir l’intérieur, mais sans gêner le moins du monde les gens situés à l’intérieur. Le dôme ne s’était que rarement ouvert, et la cité était demeurée imprenable, ne communiquant qu’avec Jihdea et par la voie maritime.
Ce fut peu après avoir dépassé la ville au dôme d’or que les animaux qui les tiraient firent, pour la première fois et sous le commandement d’Angel, usage de leurs ailes. Celles-ci se déployèrent soudain, emportant brusquement la roulotte dans les airs. Celle-ci était manifestement prévue pour ce genre de voyages, car sitôt que les roues quittèrent le sol, des sortes d’ailes faites de toiles se déployèrent sur ses côtés, stabilisant l’engin et diminuant ainsi la charge tirée par les animaux.
Après quelques exclamations enthousiastes des adolescents, la conversation s’engagea sur les moyens permettant aux hommes de voler. Laureen avait déjà goûté à ce plaisir sur le dos d’une tortue volante, et Ryan, comme de nombreux apprentis-combattants jihdéans, avait apprit à chevaucher les dragons. Angel leur souffla qu’il avait déjà prit place à bord de plusieurs machines volantes, ce qui éveilla bien sûr le curiosité, mais, prétextant devoir se concentrer sur la conduite de l’attelage, l’homme de la guilde ne leur donna pas plus de précisions.
Sitôt que le vent fut redevenu contraire, l’attelage dût rejoindre le sol. Une grande partie du trajet avait cependant été couverte, où ils avaient survolé pour la plupart du temps la frontière entre Tieffla et Rysia. Midi était passé depuis quelques temps, et les plaines Tiefflanes continuaient à défiler inlassablement, un troupeau de chevaux sauvages ou d’autres créatures des vents croisant parfois leur route. Les deux Lihnfahls semblaient infatigables, mais les humains ne l’étaient pas autant, et ils firent un sort honorable aux provisions qu’ils avaient emporté.
Leur second envol suivit peu de temps après, tout aussi impressionnant que le premier. Il dura cependant moins longtemps, et une inquiétante surprise les attendait à leur retour au sol : un groupe de cavaliers vêtus à la mode du désert qu’ils venaient de doubler et qui semblait prendre une route à peu près similaire accéléra soudain dans leur direction.
« Qu’est-ce qu’ils font là, ceux-là ? Ryan, Rempart, vous devriez vous préparer à combattre, au cas où. Mademoiselle Lawn, cherche dans la caisse à côté de toi, il doit y avoir une petite machine ronde avec un gros bouton au milieu. Si je t’en donne le signal, appuie dessus. »
Les craintes d’Angel furent justifiées quelques instants plus tard seulement : une volée de flèches s’abattit sur la roulotte, heureusement sans causer de dégâts. L’écart les séparant du groupe de cavaliers s’était significativement réduite. « Djear !, ils ont de bons chevaux… Si le vent ne tourne pas rapidement, on a aucune chance de les distancer… »
Mais le vent ne tourna pas. Quelques volées de flèches plus tard, les cavaliers étaient arrivés à portée et avaient dégainé d’autres armes. « Lawn, le bouton ! »
La jeune femme s’empressa d’appuyer. La machine sembla se contenter d’émettre une lumière clignottante.
Les quatre jeunes gens devaient retrouver les hommes de la guilde dans une clairière un peu plus éloignée que ce dont ils avaient l’habitude. L’endroit semblait être aménagé comme un camp d’entraînement. Il était cependant pour l’instant désert, exception faite du chef de guilde qui affrontait une étrange machine au centre d’une zone de combat délimitée par des cordages.
Shadefire tenait entre ses mains un bâton métallique, et la chose en face de lui tournoyait sur elle-même, hérissée de plusieurs lames. Les mouvements de l’homme étaient rapides et précis, repoussant chaque fois les lames juste avant que celles-ci ne le touchent. Les adolescents restèrent sans oser bouger, admirant sa technique, jusqu’à ce qu’il mette lui-même fin à son duel en plaçant un coup sur le « corps » de la machine, qui s’immobilisa immédiatement. Il se tourna vers ses visiteurs, à peine essoufflé.
« Eh bien, ne restez pas ainsi, jeunes gens. Je n’ai rien fait d’exceptionnel.
― Pour nous, si. Vous êtes un combattant impressionnant.
― Avec ce genre d’armes, sûrement pas. N’importe quel membre de la guilde serait capable de me battre. »
Le bâton qu’il tenait encore se rétracta soudain, pour se réduire à un cylindre métallique dépassant à peine plus large que sa main. Il l’accrocha à sa ceinture, ajoutant à l’attention des trois étudiants « L’une des armes emblématiques du voleur. Vous devrez en apprendre au moins les bases, si vous espérez dépasser un jour le stade de Cadets. Pour ma part, j’ai le grand tord de ne maîtriser vraiment que l’épée. »
Il fit le geste de dégainer une épée, et il en apparut effectivement une, comme sortie de nulle part. La tenant par la lame, il tendit la poignée à son auditoire « L’un de vous veut-il me montrer ce qu’il sait faire ?
― Comment faites-vous ça ?
― Oh, ce n’est qu’un peu de prestidigitation de base… Vous apprendrez. » Il tendit l’arme plus spécifiquement vers Novan, qui la prit avec hésitation. « Je n’ai jamais…
― Il y a un début à tout, jeune homme. Il n’est jamais trop tôt pour commencer à apprendre, surtout au vu de la situation. » Et sans attendre davantage de réaction, il sortit une autre épée de nulle part et bondit vers l’arrière, arrivant d’un coup au centre de la zone de combat. « Il fut un temps où j’apprenais à combattre à un jeune homme fort maladroit qui avait la moitié de ton âge. J’ose espérer qu’avec la magie qui habite tes mains, tu me présenteras moins de difficultés. En garde, jeune homme ! »
Novan rejoignit le chef de guilde sous les encouragements de Tania et d’Astrid. Ils exécutèrent quelques passes pas franchement agressives, mais le cadet n’en menait clairement pas large. Shadefire finit par rengainer son épée –qui disparut comme par magie. « Bon. Je doute que l’épée soit ton arme, mais tu as du potentiel, garçon. Une de ces demoiselles veut-elle maintenant prendre son tour ?
― N’y avait-il pas une arme spéciale que vous vouliez nous montrer ?
― En effet, Pandore… Et nous ferions peut-être effectivement bien de commencer par cela. »
Les adolescents remarquèrent alors un second cylindre, assez semblable au premier, qui pendait à la ceinture du chef de guilde de l’autre côté. Il s’en empara et l’activa : le bâton prit sa taille de combat. Mais il y avait quelque chose d’étrange… « Cette arme-ci contient un mécanisme plus complexe que tout ce que j’ai vu jusque là sur des objets de ce style. Il est plus que probable que l’arme recèle davantage de secrets que ceux que j’ai pu découvrir… Mais je suppose qu’elle ne révélera tout son potentiel qu’entre les bonnes mains. »
Shadefire lança l’arme à Novan, qui s’en saisit au vol et fit quelques mouvements avec, mais sans que rien de particulier ne se passe. Il la passa ensuite à Tania, qui tenta à son tour sans grande conviction, mais ne parvint qu’à laisser tomber l’arme au sol. Astrid se pencha pour la ramasser, mais à peine son doigt eût-il effleuré le métal que celui-ci se hérissa de pointes. Les adolescents reculèrent, surpris, puis la jeune femme vint de nouveau saisir l’objet, dont les pointes disparurent aussitôt.
Encouragée du regard par Shadefire, Pénombre prit l’arme à deux mains, franchit les cordages pour entrer dans l’aire de combat. Elle se mit en position défensive, et de longues plaques émergèrent du métal pour former un bouclier devant elle.
« Remarquable… Je crois que j’avais raison à ce sujet, Pénombre. L’arme a trouvé sa main.
― J’ai l’impression qu’elle réagit à la pression de mes doigts… » La jeune femme changea de position, et l’arme retrouva son aspect de bâton à la surface parfaitement lisse. « C’est extrêmement sensible…
― Il te faudra sans doute du temps pour apprendre à la manier. Mais je suis sûr que nous en aurons assez. »
C’est alors qu’une sorte d’appareil accroché à une branche d’arbre, non loin de là, s’activa, laissant échapper la voix de Beholder. « Nous avons capté une balise d’alerte ! Quelque chose est arrivé à Angel ! »
L’activation de la balise n’avait cependant pas changé grand chose à la situation. La roulotte était maintenant encerclée, et Ryan d’un côté, Rempart de l’autre, s’efforçaient de repousser les assaillants, tandis qu’Angel tentait tant bien que mal de conserver le contrôle de leur trajectoire. Laureen s’était approchée de lui, tentant de conserver son équilibre alors que la vitesse et les attaques faisaient trembler l’attelage.
« Ils ont besoin d’aide ! Laisse-moi tenir les rennes !
― Tu ne sais pas conduire des chevaux, et cette place est trop exposée. Reste en arrière ! »
Comme pour donner raison au membre de la guilde, une flèche siffla entre eux, frôlant la nuque d’Angel. Celui-ci se contenta de se pencher davantage pour continuer à manœuvrer en laissant le moins possible de zones exposées aux coups ennemis.
Ryan avait dégainé son épée et fouettait l’air autour de lui, parvenant à éloigner les cavaliers de lui, mais pas à les empêcher de manier leurs arcs. De son côté, Rempart maniait une version adaptée à sa corpulence du bâton des voleurs… ce qui donnait presque l’impression de voir le tronc d’un jeune arbre métallique frapper à la vitesse de l’éclair. Ses coups avaient réussi à désarçonner quelques uns de ses adversaires, mais les choses étaient trop embrouillées pour que l’on puisse compter combien il en restait. Une demi-douzaine de chaque côté, peut-être.
Un cavalier plus hardi que les autres s’approcha soudain de Ryan et le frappa à l’aide d’une sorte de gourdin. Le choc, violent, fit lâcher son arme au jihdéan, laquelle fut projetée en arrière et vint se planter dans l’une des caisses de leur chargement.
« Gunjnir, viens-moi en aide ! » Le jeune homme avait aussitôt mit la main sur sa lance et en avait frappé son adversaire, qui fut touché à l’épaule. Mais alors que celui-ci ralentissait, abandonnant la poursuite, les autres se rapprochaient. La Lance paraissait nettement moins dangereuse que l’épée : s’il la lançait, il serait désarmé.
Ce que les cavaliers ignoraient, c’est que l’arme de Ryan était chargée d’anciens et surprenants pouvoirs. Reproduisant le geste qui l’avait sauvé face au Serpent, il frotta la pointe de Gunjnir contre la roue métallique de la roulotte : une gerbe d’étincelle s’éleva, si intense qu’on eût presque dit le souffle enflammé d’un dragon.
Pendant ce temps, Laureen cherchait autour d’elle un moyen de se rendre utile. Ce fut l’épée qui le lui fit trouver. Lorsqu’elle la vit passer devant elle, elle tenta de la dégager de la caisse dans laquelle elle s’était plantée, mais n’y parvint pas. Elle tenta alors d’ouvrir la caisse… pour découvrir à l’intérieur ce qui ressemblait à une grande hache.
Elle en saisit la poignée à pleines mains tandis que l’un de leurs assaillants parvenait à prendre pied par l’arrière de la roulotte. Bien décidée à lui faire face, elle se campa sur ses deux jambes et brandit son arme. L’homme failli laisser échapper un rire en voyant à quel adversaire il avait affaire… mal lui en prit. « On ne se moque pas d’un Pirate ! » Il esquiva sans peine lorsqu’elle frappa pour la première fois, mais le revers le surprit davantage. Déséquilibrée par un poids auquel elle ne s’attendait pas, Lawn n’était pas parvenue à maintenir le tranchant dans la bonne direction, et c’est le plat de la hache qui atteignit l’attaquant en plein visage. Avant qu’il ait eu le temps de se reprendre, elle l’avait repoussé aussi violemment qu’elle le pouvait du manche de son arme, et il était finalement tombé à l’extérieur.
Une flèche mieux placée que les autres avait atteint l’arme de Rempart, la faisant se rétracter sur elle-même. Le colosse n’était pas dépourvu de ressources pour autant : il parvint à saisir le plus proche de ses adversaires par les épaules, et le souleva de sa monture sans efforts, avant de s’en servir comme projectile vivant contre les autres.
Ce répit de chaque côté permit aux lihnfahls de déployer leurs ailes sans risque, et de profiter d’un léger courant d’air dans la bonne direction pour prendre leur envol, échappant ainsi à leurs adversaires.
Les trois défenseurs s’efforcèrent de reprendre pied correctement, tandis qu’Angel reprenait enfin véritablement le contrôle de leur trajectoire. Une dernière volée de flèches passa autour d’eux, et la bataille ne fut plus qu’un mauvais souvenir.
« Ils ne voulaient pas nous tuer. » Les deux adolescents se tournèrent interloqués vers Rempart, mais Angel vint appuyer sa constatation. « En effet. C’étaient des Garùns, et j’ai reconnu les insignes du clan Urmahn. S’ils avaient voulu nous tuer, ils n’auraient pas eu besoin de sortir ces gourdins –largement moins redoutables que leurs armes habituelles. Les quatre premières flèches n’auraient laissé aucun survivant. »
(1) Une lieue mesure un peu plus de quatre kilomètres, soit la distance qu’un homme moyen peut parcourir en marchant durant une heure.
Scientifiquement parlant, la faculté de deux êtres à communiquer par la pensée pure, sans qu’aucune parole ne soit prononcée, ni même que les deux êtres soient capables de se voir, est une des plus troublantes et des plus délicates à expliquer. Ça l’est d’autant plus quand on sait qu’aucun être autre que ceux que les deux communiquants invitent dans leur lien n’est capable d’entendre ni de déceler leurs propos (ce qui réfute l’hypothèse d’une voie phéromonale inconsciente, que semblent développer certaines espèces, mais que n’importe quel individu doué des mêmes facultés sensorielles serait apte à intercepter), et qu’il semble possible de se comprendre aussi clairement que si l’on se connaissait depuis toujours, même lorsqu’aucun des deux ne parle la langue de l’autre (ce qui est contraire à la notion de langage articulé, certains concepts demeurant intraduisibles par les moyens classiques). En outre, la distance, au moins aux échelles où on a pu le vérifier, ne semble pas être un facteur de perturbation du lien, il ne semble pas y avoir de différence entre communiquer ainsi avec quelqu’un situé à une lieue de là qu’avec quelqu’un situé dans la même pièce.
Cependant, ce moyen de converser, apparemment très intéressant, admet quelques restrictions de poids. Pour pouvoir contacter quelqu’un par ce biais, un télépathe doit être capable de se situer géographiquement son interlocuteur par rapport à lui-même, d’une manière extrêmement précise. Les différents éléments les séparant, qu’il s’agisse de personnes, de murs de pierres ou n’importe quoi d’autre, ne semblent pas être un facteur limitant à la condition que celui qui ouvre le lien en ait une conscience suffisante (nous avons tenté de faire converser deux individus à travers un mur de pierre dans lequel nous avions, à leur ignorance, inséré plusieurs plaques métalliques ; le lien n’a pu être établi qu’après avoir informé les sujets de la présence de ce métal dans la pierre). Même lorsque les conditions optimales sont réunies, il arrive que le lien ne puisse pas être établie pour une raison que nous n’avons pas pu clairement établir. Nous en avons déduis que certains esprits n’étaient pas « compatibles » entre eux.
Enfin, bien que quelques cas soient recensés d’individus étant parvenus à s’exprimer naturellement de cette manière, c’est pour la plupart des gens une forme de communication comme une autre dans le sens où il faut apprendre à la maîtriser, ce qui, pour un individu d’âge adulte, peut demander beaucoup de temps et d’énergie. Toutes les espèces pensantes connues et répertoriées ne peuvent pas pratiquer cette forme de magie, mais elle est cependant suffisamment répandue pour que l’on puisse envisager de cultiver cet apprentissage dès l’enfance, comme garantie de pouvoir s’adresser à d’éventuelles formes de vie ou civilisations que nous ne connaîtrions pas encore aussitôt après leur rencontre, allégeant ainsi la longue et difficile première étape de prise de contact et de compréhension.
Il est en effet possible de transmettre plus que des propos et des concepts de cette manière: des images et des impressions très précises, permettant à celui qui les reçoit de vivre une scène comme s’il s’y trouvais. C’est sur ce principe et grâce aux résultats de nos expériences que j’ai pu mettre au point les amulettes sensorielles auquel votre prédécesseur Edener s’intéressait.
Voilà pour un bref résumé de nos travaux de l’époque. Pour des explications plus détaillées, nos archives vous sont bien entendu ouvertes.
Les dernières lueurs du jour ayant survécu au coucher du Soleil étaient en train de disparaître à leur tour lorsque la roulotte se posa dans la clairière d’entraînement. La silhouette massive de Rempart fut la première à s’en dégager, et les hommes de la guilde qui attendaient non loin se précipitèrent vers elle. Comme une sorte de cadeau de bienvenue de la part des cieux, il s’était doucement mis à neiger.
Shadefire lui-même resta auprès des cadets jusqu’à ce qu’Angel sorte à son tour, suite à quoi il s’élança auprès de son ami, non sans avoir lancé un regard à Pandore. Les deux jeunes gens attendus allaient sortir. La jeune magicienne était nerveuse. La lueur verte qui éclaira la scène lorsqu’un jeune homme en descendit la rassura. Le garçon qui lui semblait fait de jade et d’émeraude aida alors une jeune femme de topaze et d’aigue-marine à descendre du véhicule.
Six. Si l’idée de Tania s’avérait exacte et que les êtres qu’elle cherchait étaient bien sept, représentés, comme lors du rêve de Novan, par les couleurs de l’arc-en-ciel, il ne manquait plus que le rouge. Celui qu’elle n’avait pas encore réussi à repérer, même dans son propre songe.
Ils étaient épuisés, et les trois hommes avaient subi quelques légères blessures durant l’escarmouche, mais rien qui ne passerait avec un peu de repos. Rempart, si solide, s’était effondré peu après la fin de la bataille, suite à un coup reçu près de la tempe qu’il avait supporté sans broncher tant que les adversaires les entouraient, et les flèches avaient tout de même atteint Angel au bras et à la cuisse.
Lawn, seule indemne, avait dû s’improviser infirmière et faire avec les maigres moyens dont ils avaient disposé en vol pour soigner les blessures, et Ryan l’avait secondé dès que ses propres écorchures avaient été pansées. Le colosse était resté inconscient quelques instants, mais avait reprit suffisamment de force pour prendre les rennes de l’attelage lorsqu’Angel vint à en manquer.
Tous deux durent tout de même être soutenus pour quitter la clairière, le premier par deux de ses camarades, et le second par Shadefire lui-même, une jeune femme se tenant à leurs côtés. Lorsque Laureen et Ryan descendirent à leur tour, il ne restait plus autour de la roulotte qu’un groupe de jeunes gens qui semblaient avoir approximativement leur âge, et plus loin, sous les arbres, une silhouette qui les observait en silence. Les Cadets de la guilde vinrent à leur rencontre.
« Tout va bien ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
« Tu es Ryan Hagen, c’est ça ? Et toi, c’est Lawn ? »
« Venez là, on a préparé de quoi vous requinquer. »
« Je suis Jed Ransen. Si vous avez besoin de quelque chose, demandez-moi. »
La vue du jidhéan se brouilla un instant, puis il parvint à faire le tri entre les voix de ceux qui l’accueillaient. Il se tourna vers ce Ransen, qui semblait être plus ou moins le chef du groupe. « Je vais bien, mais ma camarade va tuer quelqu’un si elle ne peut pas rapidement se mettre à courir. » Pendant que les cadets, amusés, s’écartaient pour laisser à l’adolescente la possibilité de se dégourdir les jambes, il fit le tri dans ce qu’il avait entendu et reprit.
« Je suis Ryan du clan Hagen. Nous avons été attaqués… par un groupe de cavaliers Garùns. Je crois…
― Ça va. Tu n’es pas obligé de nous raconter ça maintenant. Tu as surtout besoin de récupérer.
― Merci. »
Il fut presque surprit de constater qu’il pouvait se tenir debout sans aucun problème. Sous le commandement de Ransen, les cadets entreprirent de détacher les Lihnfahls et de décharger le véhicule. Seuls trois d’entre eux restaient à ses côtés, deux filles et un garçon. L’une des deux filles semblait avoir son âge, et sa tenue vestimentaire différait légèrement de celle des autres. Il en savait assez sur l’Empire pour reconnaître l’habit des mages Kandhrans.
Astrid avait quitté ses amis en même temps que Shadefire. C’était son oncle que le chef de guilde était parti soutenir, et probablement l’une des personnes adultes au monde qu’elle respectait et admirait le plus.
« Des Garùns. En plein territoire impérial. Ils n’auraient jamais mené un raid au delà des frontières de Yorus, ça n’a pas de sens !
― Calme-toi, Karen. Nous tâcherons d’y voir clair dès que possible, mais pour l’instant, ta santé est plus urgente. Laisse-moi t’aider. »
Indifférente aux paroles échangées par les deux membres de la guilde, elle était venue de l’autre côté d’Angel et s’efforçait de le soutenir elle aussi du mieux qu’elle pouvait. Il passa le bras autour de son épaule et lui caressa la joue, la gratifiant d’un sourire rassurant « Je vais bien. Retourne avec les autres. » Puis il dégagea son bras et se concentra sur la marche. Elle ne pu cependant s’empêcher de rester auprès d’eux.
« Tu t’es prit deux flèches dans le corps, je t’ai connu en meilleure forme.
― Il m’est déjà arrivé pire aussi, Gregan. J’ai besoin qu’on m’aide à marcher, mais je ne suis pas encore mourant.
― C’est vrai… et tu as raison également sur autre un point : ça n’a pas de sens. J’avais été prévenue de la présence anormale de plusieurs groupes de cavaliers Garùns sur les terres impériales, mais j’avais considéré l’information comme négligeable pour l’instant. C’est la première fois qu’ils s’attaquent à des convois sans pouvoir se replier aussitôt vers le désert…
― Ils ne semblaient pas vouloir nous tuer. Mais quel avantage auraient-ils eu à nous capturer vivants au beau milieu du territoire impérial ? Il n’y avait aucune chance qu’ils nous sachent hors-la-loi…
― Il doit y avoir quelque chose. Altaïr avait raison, les pions bougent. Nous n’avons guère qu’à attendre qu’ils continuent la partie pour tenter de comprendre leur stratégie. L’enjeu est trop important pour que nous puissions nous permettre de perdre. »
Astrid ne remarqua la présence de Beholder que lorsque celui-ci la saisit par le bras. « Je crois que tu peux être rassurée sur sa survie, à présent. Ce qu’ils disent ne concerne pas un cadet, et le moment des retrouvailles n’est pas encore venu. Retourne avec les autres. » Le ton employé était respectueux, mais ferme. Il était inutile de discuter avec cet homme-là. Pénombre tourna donc les talons, à regret, vers la clairière.
La chute de rempart alors que tout danger semblait être écarté avait fait bondir le cœur de Lawn. C’est seulement à cet instant qu’elle avait remarqué que ses défenseurs, beaucoup plus exposés qu’elle, avaient été touchés. Se souvenant du matériel médical qu’elle avait aperçu dans l’une des caisses en cherchant une arme, la jeune femme lâcha sa hache et s’empressa de venir en aide au colosse, puis aux deux autres. Ryan avait prit sa relève auprès de leur protecteur inconscient dès que ses coupures, assez légères, furent soignées.
La fin du voyage avait probablement été longue pour tous, mais, étant la seule indemne, elle n’avait pas à se concentrer pour ignorer sa douleur, et n’étant pas à la tête de l’engin, elle n’avait pas non plus à surveiller la route. Après une telle bouffée d’adrénaline, dans cette roulotte trop peu spacieuse et à proximité de blessés, elle n’avait aucun moyen de dépenser son surplus d’énergie. Au moins, les navires étaient assez grands pour que l’on puisse y bouger à loisir.
« Je vais bien, mais ma camarade va tuer quelqu’un si elle ne peut pas rapidement se mettre à courir. »
Elle fusilla Ryan du regard à ces propos pendant qu’il l’aidait à descendre, mais bien que la forme lui ait déplu, elle lui était plutôt reconnaissante. C’était le plancher des vaches et pas le pont d’un navire, mais l’espace disponible la satisfaisait amplement pour l’instant.
Elle ne tarda cependant pas à revenir auprès de son compagnon de route, autour duquel se trouvaient trois des Cadets. Celle qui semblait la plus jeune du trio se tourna vers elle « Salut… Ton nom, c’est bien Lawn ? Je m’appelle Tania, ravie de te rencontrer. »
Novan jeta un œil à Pandore lorsque la roulotte fut en train d’atterir dans la clairière. La nervosité de la Kandhrane était manifeste… et compréhensible. Si d’aventure les deux jeunes gens qui arrivaient n’était pas ceux qu’elle espérait, qu’est-ce que cela signifierait ?
Une première silhouette émergea du véhicule. À en juger par sa corpulence, il s’agissait probablement de celui que les hommes de la guilde nommaient Rempart. Et il ne semblait pas en forme, au point que deux hommes de la guilde durent se présenter pour le soutenir.
Celui qui suivit devait être Angel, car Shadefire, qui avait jusque là attendu auprès des cadets, s’avança à sa rencontre. Il se retourna cependant un bref instant, adressant un regard d’encouragement à la magicienne. L’adolescent cru cependant déceler un rapide et presque imperceptible hochement de tête à l’attention de quelqu’un d’autre dans le groupe. Une sorte d’autorisation. Que Pénombre sembla prendre pour elle, car elle s’élança à la suite du chef de guilde.
Il avait remarqué que son amie semblait elle aussi nerveuse, mais c’était le cas de la majorité des cadets, et il n’y avait pas prêté davantage d’attention. Il s’en voulu, car il semblait y avoir un lien spécial entre elle et cet Angel. Peut-être aurait-il dû passer plus de temps pour la rassurer… mais c’était trop tard, et visiblement, l’homme en était sorti plutôt en bonne forme.
Ce fut ensuite au tour d’un adolescent de sortir, et il constata à la mine rayonnante de Pandore qu’il s’agissait bien de la personne attendue. Les cadets s’avancèrent alors eux aussi vers l’attelage, s’intéressant tout d’abord aux deux adolescents, une seconde venant d’apparaître. Un regard en direction de la forêt lui permit de remarquer l’énigmatique Beholder, qui s’approchait de son amie. Celle-ci fit demi-tour presque aussitôt, et l’homme sembla la suivre, revenant surveiller ce qui se passait dans la clairière.
Pendant ce temps, la fille s’était écartée du petit groupe, semblant avoir un trop-plein d’énergie à dépenser. Elle semblait assez jeune, et il y avait quelque chose d’étrange en elle… ce n’était peut-être qu’un effet d’optique dû à la lueur des torches, mais sa couleur de peau avait l’air quelque peu différente, peut-être très légèrement bleutée.
La dévisager plus longtemps aurait cependant été malpoli, et elle s’était écartée pour être seule, aussi Novan se tourna-t-il vers le groupe. Il entendit les derniers mots de la conversation, puis Jed Ransen fit signe aux autres cadets de s’occuper de l’attelage. Il hésita, mais décida de rester avec Tania et Pandore. La Kandhrane venait de trouver ceux qu’elle cherchait, elle souhaitait probablement que tous soient réunis.
Celle qu’il devinait être originaire de la ville des magiciens semblait hésiter à lui adresser la parole. « Qu’y a-t-il ?
― Eh bien, ça risque de te paraître bizarre, mais… je vous cherchais, Lawn et toi.
― Comment ça ?
― Je… J’ai la faculté de sentir les choses arriver. Je pressens qu’un grand danger va venir, et que tu fais partie de ceux qui doivent nous en protéger.
― Tu es la Fille de l’Oracle ?
― Oh. Je ne m’étais jamais entendue présenter comme cela, mais je crois que cette description peut en effet me correspondre.
― Loué soit l’Oiseau d’Ambre pour m’avoir mené jusqu’à toi. » Et sous les yeux ébahis des trois adolescents, le jihdéan exécuta une sorte de révérence devant la kandhrane. « Yggdrasil m’avait prévenu que nos quêtes devaient se rejoindre. »
Il y eut un instant de silence, suite auquel Ryan chancela. Les forces commençaient à lui manquer, mais les cadets, comme ils l’avaient dit, avaient préparé ce qu’il fallait. Les trois adolescents autour de lui s’empressèrent de le soutenir et de lui donner à boire. La boisson avait un goût étrangement fruité et peu de temps après qu’il ait bu, une partie de sa fatigue sembla se dissiper.
« Tu vas tenir le coup ?
― Je ne dirais pas que j’en ai vu d’autres, mais j’ai été entraîné à manier les armes. Ce n’est pas une si petite escarmouche qui va m’arrêter –même s’ils n’ont pas été loin de nous tuer.
― Que s’est-il passé, exactement ?
― Ils nous sont tombés dessus presque par surprise alors que nous regagnions le sol parce que le vent était contre nous. Je ne sais pas ce qu’ils nous voulaient, mais ces gens sont dangereux. Dites, qui est cette personne, là-bas ? Je crois qu’il nous surveille depuis tout-à-l’heure…
― Ne t’en fais pas pour lui, c’est Behold. Un des chefs de la guilde, il passe son temps à tout surveiller. »
Lawn semblait être resté seule un temps suffisant, car elle revint vers eux à peu près à ce moment. La plus jeune des trois cadets se tourna vers elle, et Ryan remarqua alors une autre adolescente qui arrivait à peu près de la direction où se tenait ce Behold. Dire que sa beauté était éblouissante aurait été exagérer, et ce n’était pas la raison pour laquelle il avait le souffle court, mais elle lui paru tout de même plus que jolie. Cela ne l’empêcha pas de tourner son regard vers la Fille de l’Oracle, qui était dans l’immédiat beaucoup plus importante.
« Salut… Ton nom, c’est bien Lawn ? Je m’appelle Tania, ravie de te rencontrer. » Ce ne fut qu’en entendant son amie d’adresser à l’adolescente que l’attention de Pénombre revint vers les autres personnes présentes. Son oncle allait bien, il s’en remettrait sans difficultés. Il y avait d’autres choses importantes.
Elle observa la jeune femme un instant. Une fille de Pirate, à ce qu’on lui avait dit. Cela correspondait à son style vestimentaire et à ses manières, en tout cas. Elle semblait du genre à détester les règles et à apprécier bousculer les préjugés. Exactement le genre de personne avec qui Astrid pouvait s’entendre à merveille.
Elle jeta également un œil à l’autre. Plutôt mignon. Mais il avait l’air beaucoup trop sérieux. « On m’appelle Pénombre. Ravie de faire ta connaissance, Lawn. » Elle resta légèrement en retrait derrière Tania, observant leur conversation. La journée avait été riche en surprises. D’abord, cette arme qui semblait ne vouloir être maniée que par elle, puis l’attaque.
Elle repensa à la curieuse arme. Un bâton de voleur, avec une machine étrange en son cœur. Où Gregan avait-il bien pu trouver cette chose ? Et pourquoi était-ce précisément à sa main qu’elle avait réagit ? Les propos que cette mystérieuse voix lui avait tenu durant son rêve idiot lui revinrent en mémoire. « Tu le sauras bientôt, Pénombre. Comme tu sauras bientôt que même toi, tu as ta place dans la lumière. » Qu’est-ce que cela pouvait signifier ?
L’arme qu’elle tenait au court de ce rêve… elle ne s’en souvenait plus trop, mais ça aurait pu ressembler à ce bâton hérissé. Est-ce qu’après tout, il y avait quelque chose de plus sérieux que ce qu’elle avait imaginé ? Pandore l’avait reconnu comme étant une des lueurs de son rêve à elle –Elle, Pénombre, une lueur !
Il y avait véritablement quelque chose. Gregan le croyait, Erellon le croyait. Il faudrait peut-être qu’elle se mette à le croire, elle aussi.
« C’est bien mon nom. Je tâcherais de retenir le tiens, Tania. »
Lawn n’avait jamais jugé nécessaire de faire preuve de politesse avec les étrangers. Sur un navire, le Capitaine donnait les ordres, et les autres obéissaient. Si l’on rencontrait un autre navire, soit on l’évitait, et les paroles étaient inutiles, soit on l’abordait, et les armes parlaient plus que les mots. Pourquoi s’embarrasser à être aimable avec des gens qui ne devaient représenter qu’une courte escale dans l’existence ?
Elle avisa l’autre fille, celle qui venait d’arriver. « Et le nom de ton amie, derrière, c’est quoi ?
― On m’appelle Pénombre. Ravie de faire ta connaissance, Lawn. » Pénombre. Un nom d’usage, et non pas un vrai nom, et qu’elle s’était certainement choisi elle-même. Il y avait au moins une personne parmi toutes celles-ci à avoir un point commun avec la jeune pirate.
Mais Pénombre semblait perdue dans ses pensées, et c’est à Tania qu’apparaissait devoir revenir son attention. La continentale devait avoir à peu près son âge, et n’avait pas paru s’offusquer de ses manières. Elle avait même l’air amusée.
« Tu as eu de la chance de t’en sortir indemne.
― C’est surtout qu’ils ne m’ont pas laissé trop d’occasion de me rendre utile. Mais j’ai quand même pu dégommer un des assaillants, alors ça va.
― Dégommer ?
― Ben ouais. Il y en a un qui a réussi à entrer dans la roulotte, mais il a fait une mauvaise rencontre. Avec une hache.
― Tu l’as… ?
― Même pas. Il est juste tombé dehors, et je crois qu’il n’a pas été blessé.
― Tu l’auras la prochaine fois. »
Le sourire amusé de Tania, compte tenu du sujet, força le respect de Lawn. La continentale semblait être capable de se mettre sur la même longueur d’onde que la pirate. Elles n’appréciaient manifestement ni l’une ni l’autre l’idée de verser le sang, mais la pointe d’humour et l’idée qu’on ne pouvaient pas s’en prendre à elles sans en subir les conséquences semblaient partagées.
Peut-être que cette escale serait agréable, finalement.
Fille de l’Oracle. Voilà donc comment ce fameux Yggdrasil la désignait. Et voilà que l’une de ses lueurs semblait elle aussi en quête. Peut-être avait-il les informations qui lui manquaient pour trouver celle qui manquait.
« Parle-moi un peu plus de ta quête à toi. C’est l’Arbre Sacré qui te l’a confié ?
― L’Arbre et la Cour d’Ambre –l’assemblée qui dirige tous les clans de Jihdéa. J’ai quelqu’un a retrouver, qu’Yggdrasil pense devoir jouer un rôle important dans ce qui va suivre.
― Je cherche des gens, moi aussi, en dehors d’elle et de toi. Il reste quelqu’un que je n’ai pas réussi à repérer. C’est peut-être le même.
― C’est possible, en effet. »
Pandore demeura suspendue aux lèvres du Jihdéan. Que se passerait-il lorsqu’elle aurait trouvé les sept lueurs ? Devrait-elle ensuite, selon la suggestion de Shadefire, se mettre à rechercher des armes ? Quelle était exactement cette sombre menace contre laquelle elle cherchait un remède ? Elle avait l’impression que les réponses à toutes ces questions dépendaient du nom, du simple nom que Ryan allait lui donner.
« Celui que je cherche se nomme Seth Ganatiel. »
Tania paru tressaillir en entendant ceci. Pandore se tourna vers elle « C’est quelqu’un que tu connais ?
― Tu m’as questionné l’autre jour sur ce qu’étaient devenus les gens que j’avais connu dans mon enfance. Seth a grandi avec moi dans le village de Drakheg. »
Il s’éveilla en sursaut. Il venait d’assister à la scène comme s’il se trouvait à côté de ces personnes. Presque comme s’il avait été dans leur tête. Une clairière. Quelques membres d’une guilde qu’il ne connaissait pas, mais dont certains avaient son âge. Un convoi attaqué par les Garùns. Leurs alliés. Ils sont dangereux, Seth. Tu le sais, tu le sens. Ne les laisse pas s’en prendre à toi. La voix de la jeune femme résonnait encore dans son esprit.
Une quête. Dont il était un élément clef. Certaines choses de ce que la voix de la Tour lui avait dit trouvaient un échos dérangeant dans les propos des jeunes gens de la clairière.
Après leur visite à la Tour de l’Observatoire, le Béhémoth les avait ramené au Monastère, accompagné des Kuars qui avaient fini par se remettre de leur peur. Puis le noble dragon, son vieil ami, avait redéployé ses ailes et s’était envolé au loin, le quittant de nouveau. Il avait dit qu’il ne serait jamais trop loin, et qu’ils reviendrait quand on aurait besoin de lui.
Et puis Xarz avait annoncé presque aussitôt que c’en était fini de demeurer cantonnés dans le Monastère. Il avait des missions à leur confier, sur l’ensemble du territoire impérial. Ils devaient partir et se séparer. Sitôt les préparatifs du départ effectués, ils s’étaient mis en route, avançant lentement le long des routes enneigées de Galben. Il était parti en direction de Tieffla, ignorant encore tout de ces fameuses missions et de ce que l’avenir allait lui réserver.
Épuisé par le voyage, il profita quelques instants des dernières lueurs de la veillée, puis se tourna et se rendormi. Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu.
Du grand nombre d’illustres combattants à s’être distingués durant les guerres menées par Zanar, et si l’Histoire a retenu de nombreux noms, seul un petit groupe a marqué les mémoires. Étaient-ils plus héroïques, plus talentueux, plus exceptionnels que les autres ? Plus que certains, probablement, mais certains autres, sans doute, les surpassaient. Simplement, les jeux du hasard ont placé ceux-ci dans des positions plus remarquables, et les bardes qui ont chanté leurs exploits étaient plus inspirés.
Les plus célèbres d’entre eux étaient certainement les Aigles de Guerre, élite des armées impériale, et garde rapprochée de l’Empereur. Charq Lame-Noire et son immense épée qui trancha les fils de très nombreuses vies; Urdan Nécromant, qui pouvait tuer n’importe quel adversaire sans jamais entrer en contact direct avec lui; Stanth le Tricheur, qui maniait les dagues et le bâton du voleur avec une dextérité qui nombre de gens lui enviaient, Esùn Sann, dont les yeux brillaient de tant de magie que son seul regard pouvait être mortel; et Sythosk Deyn, que l’on disait à demi-démon, mais qui fut sans doute le plus humains d’entre eux, car le premier à se retourner contre eux pour contrer leurs atrocités, tels furent les membres les plus célèbres de cet ordre. Qu’ont-ils fondé pour mériter leur place dans nos souvenirs ? Peu de choses, mais chacun d’eux avait causé plus de destruction qu’une armée entière. (…)
Nous avons également retenu quelques noms de ceux qui se sont opposés à eux. Kalio Feogan, par exemple, l’un des chefs Garùns, se rendit célèbre pour avoir été plus difficile encore à vaincre que le désert dans lequel il vivait. Il ne fut à notre connaissance à l’origine d’aucune découverte scientifique, d’aucune œuvre artistique, d’aucun progrès humain, mais sa résistance, plus de mille ans plus tard, nous inspire encore. (…)
Cependant, ceux de ces combattants dont les noms nous sont les plus connus ne le sont pas pour leurs faits de guerre. Zanar Lubel lui-même, malgré la monstruosité dont il aimait faire preuve, a mis sur pied cet empire qui est toujours le nôtre. Sythosk Deyn, qui souhaitait que son nom ne reste pas entaché par ses crimes, aurait pu se réjouir, car c’est désormais pour nous celui de l’un des clans Jihdéan, que son fils Seimar a fondé. D’un autre Jihdéan qui se nommait Almfrest Hagen, c’est le navire volant, et non la hache, qui marqua nos esprits. (…)
Aussi, si je puis me permettre de vous donner ce conseil, et si c’est la gloire éternelle que vous souhaitez obtenir, tâchez de la chercher par création et non par faits de guerre. Les jeux de l’Histoire sont incertains, et votre nom pourra passer inaperçu aussi bien dans un cas que dans l’autre, mais pour le second, votre œuvre au moins vous survivra.
Où te caches-tu ?
La lumière d’ambre s’était allumée dans les Hauts Sommets. Malgré l’éblouissement, Pandore s’était déplacé jusque là et scrutait, mais aucune autre couleur ne se manifestait parmi les rayons jaunes. Elle porta alors son regard ailleurs sur la carte d’Hera, mais rien, ni proche ni lointain, ne venait troubler une scène qu’elle connaissait par cœur.
« Allez, montre-toi… »
Elle parvenait à présent très bien à distinguer l’étoile de turquoise –Lawn– apparaissant fugitivement dans les îles lointaines, et n’avait pas eu grande difficulté, maintenant qu’elle savait où chercher, à repérer l’éclat de calcite –Novan–, que sa trop grande proximité de teinte et d’emplacement avec l’ambre de Tania l’avait empêché de voir jusque là.
Mais aucune lueur rouge, nulle part. Le rubis refusait obstinément de se montrer.
De retour dans la chambre qu’on lui avait confié dans la Cité Secrète, la jeune magicienne retira rageusement l’amulette sensorielle de son cou et la lança au pied du lit sur lequel son corps était resté assis en tailleur pendant que son esprit sondait la mémoire de l’objet. À quoi ses songes servaient-ils, s’il était impossible d’en tirer une partie des informations les plus importantes ?
Sans prendre davantage soin de l’instrument, elle prit sa sacoche et quitta la pièce. Pour les étudiants Tiefflans, les vacances d’hiver avaient commencé quelques jours plus tôt, et l’Université avait été en grande partie désertée. Seuls quelques uns étaient restés, pour diverses raisons. La famille de Novan habitait trop loin, et Astrid avait choisi de rester auprès de son oncle dès qu’elle avait su que celui-ci passerait les fêtes de l’Hiver à Leeshan –Pandore n’avait compris l’identité de cet oncle qu’après avoir discuté avec Novan des événements de la nuit. Quant à Tania, elle ne connaissait plus personne parmi ceux qui avaient reconstruit la ville où elle avait passé son enfance.
À cette liste, deux nouveaux noms venaient de s’ajouter. Lawn, elle non plus, ne pouvait rentrer chez elle, et n’en manifestait par ailleurs aucune envie. Ryan, comme Pandore elle-même, n’envisageait aucun retour au pays avant l’accomplissement de sa quête, à moins bien sûr que celle-ci ne le guide dans cette direction. Les six personnes qu’elle avait trouvé pour ces six lueurs resteraient donc au même endroit, au moins pour quelques temps que Pandore espérait suffisant pour comprendre davantage de choses.
Plongée dans ses réflexions, la jeune femme avançait dans les couloirs souterrains, en direction de la surface. Shadefire leur avait donné rendez-vous à tous dans la clairière d’entraînement. Il tenait impérativement à les préparer pour les événements à venir, qui dans son esprit étaient forcément synonymes de combats.
Après encore près d’une demi-journée de voyage, la caravane était arrivée en fin de matinée au camp que ceux qui les avaient précédé avaient dressé. Légèrement au sud-est de la capitale Tiefflane, suffisamment à l’écart des principales routes pour passer inaperçu, ce camp ne présentait certes pas la solidité du Monastère, mais l’ambiance y semblait bien plus chaleureuse que la saison qui débutait.
Seth n’avait parlé à personne de son étrange rêve de la nuit précédente, pas plus qu’il ne s’était confié au sujet de ses cauchemars. Était-ce véritablement arrivé ? Et si oui, qui étaient ces gens, et pourquoi les avait-il vu en rêve ? La fille qui avait dit le connaître… il ne parvenait pas à l’identifier, mais ce n’était guère étonnant : il était toujours resté à l’écart des autres gamins du village, et entre l’enfance et l’adolescence, beaucoup de choses changent.
En revanche, une autre fille s’était présentée comme étant Lawn. Elle était juste comme il se l’imaginait, mais comment se trouvait-elle là ? Car la forêt dans laquelle se déroulait la scène ne correspondait pas à ce qu’il savait des îles de Corannea, et les Garùns n’agissaient certainement pas jusque là-bas. Était-il possible que son amie ait traversé l’océan ? Quel navire l’avait prit à son bord ?
Non, la scène n’avait probablement pas eu lieu. Mais la voix qui résonnait dans sa tête était elle bien réelle, et il la croyait : les Garùns étaient dangereux. Le principal problème étant qu’un certain nombre d’entre eux occupaient ce camp, bien que demeurant quelque peu à l’écart des enfants de Shale.
Plongé dans ses pensées, Seth acheva de défaire son paquetage, puis jeta un œil autour de lui. La tente était spacieuse. Trois autres lits de camp entouraient le sien, celui de Zaahn et ceux de deux autres adolescents qu’il ne connaissait pas encore. Il serait volontiers resté là un instant à réfléchir, mais il n’en avait pas le temps. Il fallait qu’il rejoigne les autres pour qu’on leur confie leurs tâches.
Lorsque Pandore parvint dans la clairière, de nombreux cadets s’y trouvait. Elle remarqua une zone de combat dans laquelle Ryan Hagen semblait largement dominer Jed Ransen à l’épée, malgré les encouragements de nombreux spectateurs. L’un de ces spectateurs se trouvait d’ailleurs être un Angel appuyé sur une béquille. La Kandhrane s’approcha.
« Allons, garçon, du nerf ! Fais honneur à notre guilde ! »
Mais malgré les encouragements de son chef, le jeune homme était assez malmené et les attaques du Jihdéan finirent par lui faire lâcher son arme. Aux cris qui s’élevèrent, ce n’était pas la première fois. « J’abandonne, tu es trop fort pour moi ! »
Ransen enjamba les cordages pour sortir de la zone de combat, tandis que son adversaire toisait les autres cadets, un sourire aux lèvres « Quelqu’un d’autre veut tenter sa chance ?
― Oui, moi. » Tous les regards s’étaient tournés vers Astrid, qui franchissait déjà les cordages, dédaignant l’épée de son prédécesseur pour dégainer le bâton-machine que Shadefire lui avait confié. « J’ai une arme à tester, parait-il.
― Toi ? Je croyais que tu ne savais pas te battre…
― Raison de plus. Tu as besoin que quelqu’un te rabaisse ton orgueil.
― Comme tu veux. » Le jeune homme avait laissé échapé un petit rire. « Voyons de quoi tu es capable, dans ce cas.
― Tu riras moins dans quelques instants, Jihdéan. Tous les coups sont permis, ne me fais aucun cadeau. »
Et sans attendre de réponse, elle frappa vivement, mais son adversaire, guère décontenancé plus d’une fraction de seconde, para le coup sans effort. Elle renouvela plusieurs fois ses coups, qu’il dévia ou repoussa sans difficultés, mais sans se mettre lui-même à riposter. « Eh bien, tu te réveilles ? » Il se décida enfin à frapper, mais elle avait fait un écart et le coup la manqua largement « C’est tout ce que tu sais faire ? »
Manifestement amusé, le Jihdéan se décida enfin à passer à une tactique plus offensive, mais son adversaire était souple et agile, et parvenait sans trop de difficultés à se mettre suffisamment à distance.
« Et toi donc ? C’est un duel, pas un spectacle de danse, demoiselle ! »
Soudain, Pénombre fit un bon en arrière en criant “Seriatnemidès !” Une secousse se propagea instantanément vers le jeune homme, qui chancela, mais parvint à rester debout « Hey !
― J’avais dit que tous les coups étaient permis ! Fallavilina ! »
Agitant frénétiquement son épée devant lui, Ryan parvint à se débarrasser des grains de lumières qui volaient dans sa direction… juste à temps pour esquiver un nouveau coup du bâton-machine. « Alors, tu te crois toujours invincible ?
― Je n’ai jamais dit que je l’étais… Spawanka ! » La lame du Jidhéan fut soudain auréolée d’une lumière dorée, qui fut projetée vers Pénombre lorsqu’il fouetta l’air de son arme. “Marregen Hann !” Un bouclier se constitua juste à temps devant la jeune femme à partir de la boue, de la poussière et des feuilles mortes qui tapissaient la zone de combat. La fragile protection vola en éclat lorsque le projectile lumineux l’atteint de plein fouet, mais celui-ci se volatilisa en même temps. Les deux combattants se jaugèrent un instant du regard en haletant pendant que le public retenait son souffle.
Ryan se lança de nouveau à l’attaque, et Astrid, cette fois, para le coup au lieu de l’esquiver. La lame frappa durement le bâton, qui avait reprit la forme d’un bouclier de plaques. Durant quelques instants, ils luttèrent ainsi, arme contre arme, mais le Jihdéan était plus fort que son adversaire, et celle-ci commença à plier. C’est alors qu’une soudaine décharge d’énergie parcouru l’arme de la voleuse, puis se propagea dans l’épée. Elle fut arrachée à la main du jeune homme, lui soutirant au passage un cri de douleur, et vola un peu plus loin. De stupeur, Pénombre avait elle aussi lâché son arme. « Waw… C’est nouveau, ça…
― C’est sans doute la raison pour laquelle il ne faut pas manier une arme comme celle-ci au combat sans avoir apprit auparavant à la connaître, jeune femme. » Shadefire, dont nul n’avait remarqué l’arrivée, avait parlé d’un ton calme, mais sévère. « Vous avez des mannequins, des machines, et tout ce qui est nécessaire pour s’entraîner correctement sans risquer la vie de vos camarades. Tâchez de faire un peu plus attention. »
Les cadets se dispersèrent vers les autres postes d’entraînement, tandis que Ryan, le poignet engourdi, ramassait son arme et allait s’asseoir pour récupérer. Astrid le suivit, et ils commencèrent à discuter tous deux à l’écart. Angel cria quelques conseils et reproches à ceux qui s’entraînaient non loin de là, puis se tourna vers son ami.
« C’est ma faute, je n’aurais pas dû les encourager.
― Il n’est rien arrivé de grave, et je crois qu’ils avaient besoin de ce genre de leçon. Il y a des évènements bien plus importants.
― Ton ton ne présage rien de bon…
― Behold et moi avons reçu un grand nombre de rapports de nos différentes bases. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ne semblent pas s’être attaqués à vous en connaissance de cause. Un grand nombre de convois ont été attaqués de la même manière ces deux derniers jours. À chaque fois, leur intention ne semblait pas être de tuer, mais leurs cibles ont tout de même eu l’impression de ne s’en sortir que de justesse.
― Les Garùns viennent du désert. Comme…
― Comme la sombre menace de ton rêve, en effet. » Shadefire se tourna vers Pandore « Nous avons raisons de penser qu’ils y sont effectivement liés. Je dois d’ailleurs te prévenir que j’ai envoyé un message à Messire Erellon, lui demandant de nous envoyer quelques représentants de sa guilde afin que nous puissions travailler à une ligne de défense commune. Mais cette conversation ne te concernait pas. »
« Seth ! » Zaahn se hâta de rejoindre son ami. Les responsables du camp venaient de leurs confier, comme à tous les autres, leurs missions pour les prochains jours. « Alors ?
― Surveillance. Un type à identifier et à espionner dans Marrihm. Et toi ?
― Préparation de terrain. Mon groupe doit se charger de mettre en place plusieurs planques pour des opérations qui auront lieu plus tard. Attends, surveillance… Ça veut dire que tu vas être en solo ?
― Apparemment, ouais.
― Waw ! C’est pas souvent qu’on nous laisse en solo, à notre âge… t’as dû les impressionner avec ton Béhémoth !
― J’ai surtout eu de la chance au tirage au sort… et puis, c’est une période de vacances et de fêtes, alors un jeune qui passe ses journées dans les rues commerçantes, y a rien de plus normal. »
Parvenus sur le terrain d’entraînement, les deux adolescents dégainèrent chacun une épée et commencèrent à se livrer à quelques passes d’armes. Le camp tout entier semblait frémir d’une sorte d’excitation martiale, et ils étaient loin d’être les deux seuls à fréquenter la zone. À observer ces hommes et ces femmes en pleine préparation, on eût dit voir le déclenchement d’une véritable guerre plutôt que de simple petites missions de faibles envergures.
Seuls dénaturaient à ce tableau quelques individus vêtus de capes sombres qui observaient le plus calmement du monde la scène se déroulant autour d’eux. Alors que ceux des hommes du Désert qui semblaient être des guerriers, des guérisseurs ou des chasseurs semblaient eux aussi préparer quelque chose, et parfois même s’étaient joint aux Shalezzim et partageaient leurs techniques avec eux, ces sorciers encapés demeuraient à l’écart, calmes, et semblant ne rien vouloir faire d’autre qu’observer et attendre.
Sans cesser de combattre, Seth et Zaahn ne pouvaient s’empêcher de leur lancer de temps à autre des regards intrigués. « Ils veulent quoi, exactement, à ton avis ?
― Aucune idée… Pour l’instant, nos missions n’ont l’air de cibler qu’une petite organisation de rien du tout, d’après ce que j’ai compris, mais je doute franchement qu’ils aient fait tout ce déplacement juste pour ça…
― C’est aussi ce que j’avais compris, et c’est vrai que c’est bizarre, tout ça juste pour détruire une petite guilde de hors-là-loi… Comment elle s’appelle, déjà ?
― Un nom bizarre, quelque chose du genre Esperkand… »
Seth secoua la tête sans répondre, car c’était un nom qu’il connaissait.
Au terme d’une longue discussion à l’écart, Angel et Shadefire s’approchèrent enfin du petit groupe. Tania, Novan et Lawn avaient en effet rejoint Pandore juste après que celle-ci se soit fait éconduire, et Ryan et Astrid en avaient fait de même au bout de quelques temps.
« Les rapports indiquent également pas mal d’activité chez les Shalezzims. Ils ont dû sentir arriver les choses, eux aussi.
― Nous devrons prendre contact avec eux. Ils représentent l’un des meilleurs atouts qui puissent être opposés aux Garùns, et ils vaut mieux coordonner nos efforts.
― Je n’ai pas trop confiance en Caryl Xarz, pour ma part. J’ai l’impression que l’Ordre a changé de cap depuis qu’il est à leur tête… Mais j’apprécierais les avoir à nos côtés, c’est sûr. Bon, je te laisse à tes graines de héros. »
Et Angel s’éloigna en direction des autres cadets. Shadefire les observa un instant avant de prendre la parole. « Les choses avancent peut-être un peu plus vite que ce que nous espérions… Je pense qu’il ne faut pas tarder à trouver les armes qui doivent être les vôtres, car le temps de les manier viendra peut-être assez rapidement. Et puisque l’envoyé d’Yggdrasil nous arrive avec pas moins que Gunjnir, peut-être devrions-nous réfléchir à ce que sont devenues d’autres des armes de la légende, qu’en dites-vous ? »
Les jeunes gens se regardèrent, ne s’étant manifestement pas attendus à ce genre de préambule. Puis Novan prit la parole « Vous voulez-dire, les armes des guerres de Zanar ? Mais ça fait plus d’un millier d’années, elles doivent être… Enfin, Gunjnir a été protégée par Yggdrasil, mais les autres ont dû tomber en poussière, depuis…
― Remarque intéressante, mais si on a pu en soustraire une aux effets du temps, pourquoi pas d’autres ? Il suffit qu’on en ait correctement prit soin… Voyons, que savons-nous de ce qu’elles sont devenus ? »
Shadefire les observa, et ce fut Ryan qui répondit le premier « Il ne faudra probablement pas compter sur la hache de mon ancêtre, elle a été perdue en mer voici bien longtemps et personne de la surface ne l’a revue depuis.
― Bien… et les autres ?
― Je crois que les armes de Sythosk et de Zanar ont disparu en même temps qu’eux… Celles-là non plus, il ne faudra pas compter les retrouver. » Pandore se tût, pensive. C’était une partie de sa mission qu’elle n’avait pas vraiment envisagé ainsi. Shadefire reprit la parole.
« Voilà pour les principales disparues… Et pour celles qui ont survécu ?
― L’Arc d’Esùn. Je crois qu’il est encore entreposé quelque part dans un musée…
― Oui, Tania a raison… À Tygre, je crois, la ville dont il était originaire. Mais même si on le retrouve, ça ne servira sûrement à rien.
― Et pourquoi ça, Pénombre ?
― Eh bien, je ne doute pas des capacités de la guilde à nous le procurer, mais d’après la légende, il ne nous servirait à rien. Un arc qui n’acceptait aucune flèche, nul autre que son propriétaire légitime n’a jamais su le manier…
― Eh bien, si ma théorie est exacte, son nouveau propriétaire légitime est l’un d’entre vous. Après tout, tu possèdes toi-même une arme qui ne semble réagir qu’à ta propre main, non ? »
Un bref silence suivit la déclaration de Shadefire, suite à quoi Novan ajouta « Il faut tenter le coup avant de renoncer. Je crois que j’ai une petite idée sur la manière de faire fonctionner un arc sans flèches. »
Tous le dévisagèrent, mais il ne semblait rien vouloir ajouter d’autre pour l’instant. Shadefire reprit alors comme si de rien n’était. « Bien, admettons que ce soit celle-ci. En comptant celles qui sont déjà en vos possessions, cela ferait donc trois. Je ne sais peut-être plus compter, mais il me semble que ce n’est pas assez.
― Le Sceptre d’Urdan, peut-être ? On a une magicienne avec nous, et c’est le genre d’arme qu’ils utilisent, non ? »
Mais Pandore paru offusquée de la suggestion de Laureen. « Je refuse de manier un tel objet. Urdan représente l’exact opposé de tout ce en quoi Kandhrir croit, et son bâton maudit ne pourrait servir qu’à répandre la souffrance !
― Il faut peut-être qu’un temps vienne pour racheter ce qui semble ne plus pouvoir l’être… C’est une idée intéressante, malgré tes réticences, jeune femme. Et sauf à en trouver une meilleure, je pense que nous devrons creuser dans cette voie. »
La magicienne toisa le chef de guilde d’un regard empreint de fierté. « La baguette ne fait que canaliser l’énergie, je n’en ai pas besoin. Mais vous disiez que des membres de la Guilde du Trèfle allaient venir ici. Si vous tenez vraiment à nous faire perdre du temps à chercher des armes, vous n’aurez qu’à leur demander : ils vous en trouveront cent autres qui pourraient bien plus convenir. »
Shadefire eut un sourire amusé « Fort bien. Je ne désirais de toutes façons pas vous priver des fêtes de l’hiver, puisqu’elles sont peut-être les dernières que nous aurons l’occasion de fêter avant bien longtemps. Lorsqu’elles seront passées, vous partirez en mission, par groupe de trois. Tania, Lawn et Pandore pour trouver le sceptre –ou toute autre arme qui se sera présentée comme meilleure d’ici-là–, et Ryan, Pénombre et Novan pour dérober l’arc et le faire fonctionner. Ce sera votre test d’aptitude. Si vous réussissez sans aide, vous aurez dépassé le stade de Cadets et pourrez être considérés comme membres de la guilde à part entière. »
Fidèle son habitude, Gregan s’était évanoui promptement entre les arbres sitôt sa dernière phrase achevée.
Interrogée sur le sens de ses dernières paroles, Pandore expliqua aux autres ce que l’on lui avait enseigné à Kandhrir. L’usage de la Magie était, depuis la fin de l’âge des machines et l’éveil d’une nouvelle ère pour Hera, devenu une caractéristique humaine aussi simultanément complexe et élémentaire que le langage. Les capacités d’utilisation étaient innées, mais il fallait apprendre à s’en servir de manière construite pour que cela ait une véritable utilité.
Les artifices tels que gestes et paroles qui accompagnaient généralement les sortilèges avaient été inventés dans ce but. En nommant les sorts, en leur associant des mouvements précis, on parvenait bien plus efficacement à mémoriser la véritable manière de les lancer.
La baguette magique, emblème du magicien par excellence dans l’esprit du profane, servait uniquement à ce but. C’était un instrument dont la seule fonction était d’aider son utilisateur à focaliser ses pensées. Elles n’avaient par ailleurs rien d’exceptionnel en elles-mêmes, et l’on pouvait parvenir à des résultats parfaitement analogues en utilisant n’importe quel autre objet –Certaines légendes impériales parlaient d’ailleurs d’un duel au cours duquel Urdan Nécromant, armé de son célèbre instrument de Mort, avait été battu par Esùn Sann, lequel ne maniait en guise de baguette qu’un simple peigne.
Car en effet, les baguettes avaient trouvé leur véritable utilité dans le cadre des duels de magie, et c’était la seule raison pour laquelle les magiciens confirmés conservaient cet outil pour débutant. La tradition Kandhrane avait mis sur pied les règles de joutes magiques qui, comme certains affrontements sportifs nécessitent raquettes et balles, nécessitait de tels instruments.
Pour fin de son exposé, Pandore sortit deux baguettes de sa sacoche, et proposa à ses camarades de se livrer à un autre duel amical, mais en utilisant cette fois pour seule arme la magie. Tania releva le défi, et les deux jeunes femmes prirent place au centre de l’une des zones de combat… ce qui eût de nouveau pour effet de faire converger tous les regards dans cette direction.
Après un salut solennel et quelques instants passés à s’étudier du regard, la Kandhrane frappa le premier coup, envoyant sans prononcer le moindre mot un jet de lumière d’or dans la direction de son adversaire, laquelle le dévia elle aussi sans la moindre parole. Un murmure d’admiration s’éleva parmi les cadets, car nombre d’entre eux, ne connaissant de la magie que le minimum requis par leur formation, se croyaient simplement incapables de lancer un sort silencieux.
Tania riposta aussitôt par deux fois, sans perturber Pandore, qui reprit ses attaques, et le centre de l’attention des cadets prit l’aspect d’une tempête de feu, de glace et de lumière où pas une voix humaine ne résonnait.
Cependant, si la Kandhrane avait été entraînée de longue date à ce genre d’exercices, l’autre y était beaucoup moins habituée, et cela se remarquait aisément. “Ashenda !” La voix de l’adolescente avait soudain retentit lorsqu’elle ne parvint pas à repousser une attaque, et celle-ci traversa son corps devenu brume. Lorsqu’elle fut redevenue solide, elle se tenait un genoux à terre, tentant de reprendre son souffle.
Pandore baissa sa baguette et s’approcha pour l’aider à se relever « Désolée, j’y suis peut-être allée un peu fort… »
Mais son adversaire s’était déjà remise sur pieds « Tu ne m’as pas encore battu !
― Non, mais je crois que nous allons arrêter quand même. C’était déjà très impressionnant, compte tenu de ton niveau. »
Certains disent que les Guards étaient l’incarnation de nos croyances, qu’ils naissaient et mouraient avec elles. Ils expliquent alors leur plongée dans le Sommeil de Pierre par le fait que les hommes ne croient plus suffisamment pour les maintenir en éveil. C’est une possibilité discutée par les scientifiques.
Toutefois, il peut sembler plus raisonnable de croire qu’ils préexistent aux humains. La théorie la plus courante actuellement est qu’ils sont –ou qu’ils étaient– une espèce à part entière, probablement plus ancienne que la nôtre, et que c’est leur présence qui influençait nos croyances et non l’inverse.
C’est sans doute à la nature nomade de certains membres de cette vénérable espèce que nous devons le fait que certains mythes soient communs à plusieurs civilisations. Notre cher Nicholas, par exemple, se retrouve dans plusieurs légendes d’origines assez variées (avec cependant des différences. Son manteau, par exemple, passe régulièrement du bleu nuit au vert, et devient même rouge dans certaines versions).
Bien que j’ai personnellement quelques doutes quant à la compatibilité génétique entre nos deux espèces, les Guards semblent en effet avoir eu la possibilité, à diverses époques, de se reproduire avec des humains. On note chez certains héros brennans du début de cette ère des aptitudes assez particulières dont l’origine la plus vraisemblable serait Guarde. Après tout, certains de nos semblables ayant pu acquérir des talents par l’héritage de parents elfes alors même que l’espèce elfique provient d’une autre planète…
Vous me citez le cas du célèbre Sythosk Deyn, celui que l’on disait « à demi-démon ». Une seule chose me semble nuire à l’idée selon laquelle ce mystérieux « démon » l’ayant engendré aurait pu être un Guard : à cette époque, il n’était déjà plus censé se trouver un seul Guard en état de procréer, leur plongée dans le Sommeil de Pierre ayant été très nettement antérieure.
Mais je dois admettre que nous ignorons sur combien de générations ces aptitudes se transmettent sans nouvel apport de « sang » Guard. Après tout, il suffit parfois d’un unique parent Aquane pour que six générations de Brennans disposent de branchies en plus de leurs poumons.
Il semble que le corps des Guards n’était pas à proprement parler solide au même titre que le nôtre. Ils passaient certes la plupart de leur temps –ou du moins, du temps qu’il passait en présence d’humains– sous une forme humanoïde parfaitement tangible, mais pouvaient également d’une simple pensée revétir l’aspect d’une sorte de nuage de brume, ce qui leur vaut probablement leur surnom jihdéan de « créatures des nuées ».
Ces surprennantes créatures semblaient également capable de se jouer de la distance, puisque les écrits de l’époque rapportent qu’il leur arrivait de décerner à certaines personnes le pouvoir de les invoquer, et qu’ils pouvaient entendre cet appel quelle que soit la distance qui les en séparaient et de s’y rendre quasi-instantanément.
J’ai effectivement plusieurs fois visité les territoires du Peuple des Pluies. Ils se trouvent, comme vous le savez, dans le sud des Terres Sauvages, et le nombre de Brennans dans cette seule région dépasse probablement leur nombre dans le reste de ces terres inhospitalières.
Je suppose que cela est dû aux aptitudes particulières qu’ont les membres de ce peuple et qui sont assez peu répandus par ailleurs. Car bien que Brennan, les membres du Peuple des Pluies ont du « sang » Guard dans les veines. Les fondateurs de cette civilisation étaient en effet presque tous d’origine en partie Guarde, et, compte tenu du relatif isolement de leur développement, aucun apport « purement » Brennan n’est venu diminuer cette influence dans les veines de leur décendance.
Ainsi, ils ont pu développer une forme de magie qui nous est totalement étrangère. Ils sont par exemple capables, à l’instar de leurs ancêtres Guards, de se transformer, via un sortilège, en nuages de brumes, chose qu’aucun Brennan ne disposant pas d’une telle ascendance ne peut accomplir. Bien sûr, le résultat est relativement bref, alors qu’il paraissait pouvoir être quasi-permanent chez les créatures des nuées.
L’enthousiasme de Seth était au plus bas. Sa mission de surveillance, si prometteuse au premier abord, se révélait en fait particulièrement ennuyeuse. La cible qu’il espionnait, apparemment membre du personnel administratif du palais de Marrihm, semblait avoir une vie qui lui paraissait particulièrement monotone.
En ce jour où les autres habitants de la capitale Tiefflane étaient réunis en famille pour les fêtes, cet homme était assis à son bureau, dans un domicile aux décorations si sobres qu’il paraissait inhabité, et ne s’en levait que pour sortir des dossiers d’une étagère et en consulter quelques pages. Quel intérêt un pareil individu pouvait-il avoir ?
Les pensées de Seth dérivèrent lentement vers l’époque où il fêtait l’hiver. C’était avant son entrée dans l’Ordre, car ces fêtes, bien que culturellement présentes dans tous les territoires de l’Empire, étaient d’une origine religieuse non partagée par les croyances Shalezzimes.
Mais lorsqu’il était enfant, à Drakheg, il participait aux fêtes, en compagnie des autres gamins du village. C’était peut-être les seuls moments au cours desquels il se sentait véritablement faire partie de leur groupe. Il se souvenait des sapins gigantesques, que l’on dressait sur la place du village, et que l’on décorait le jour du Solstice d’Hiver, et des chandeliers que l’on allumait aux fenêtres des maisons.
Trois jours après le Solstice avait lieu la grande veillée, où tout le village se réunissait autour du sapin de l’année. On allumait de grands feux, et la chaleur des flammes, comme la chaleur des cœurs, préparait à la longue saison froide qui débutait. Et puis, le lendemain, on ouvrait les cadeaux, que l’on disait déposés là par le vieux bonhomme de l’hiver, le Père Nicholas, qui passait à dos de renne dans son grand manteau couleur de nuit. Et au soir de ce jour, on tirait les feux d’artifice, que les enfant contemplaient en dégustant du miel, du chocolat et des pâtes de fruits.
Quatre jours après le Solstice. Les feux d’artifice seraient probablement tirés ce soir, et Seth se demandait s’il allait quitter son poste pour les admirer.
La fête, chez les hors-la-loi, n’était pas à proprement parler grandiose, mais la gravité du moment avait été en partie oubliée. La cité souterraine était décorée comme de coûtume, mais c’était surtout en surface que la fantaisie des voleurs s’était exprimée. Plusieurs cônifères de la forêt en avaient fait les frais, couverts de guirlandes et autres décorations appropriés alors même qu’ils étaient encadrés par d’autres arbres.
Beholder lui-même s’était laissé prendre au jeu et trônait au centre d’une clairière costumé en Nicholas. À ses côtés, Shadefire et Angel portaient eux aussi des manteaux du bleu de la nuit, mais l’insistance des cadets leur avait épargné les fausses barbes blanches.
Cette année cependant, la vedette leur était volée, au moins auprès de la gent masculine, par la présence d’une femme elle aussi revêtue du manteau de nuit, lequel contrastait avec sa longue chevelure d’un roux flamboyant. Eiko Faldora, la belle et célèbre barde Kandhrane, était en effet au nombre des émissaires envoyés par la Guilde du Trèfle.
Avec elle, l’autre personnalité de la déléguation était le Professeur Relm, proche collaboratrice de Kerd Erellon en personne. Les autres avaient des noms moins illustres, mais, au gré de la fête, s’étaient plutôt bien intégré aux membres de la guilde. Après une veillée assez prolongé le soir précédent, la forêt était désormais le théâtre de jeux de toutes sortes, taquins et légers, que présidaient le Nicholas de service et ses assistants.
Cependant, même à ce moment de détente, Shadefire restait Shadefire et sa guilde restait la Guilde d’Esperkand. Sous les huées amusées des cadets, quelquefois même reprises par leurs ainés, il s’absentait presque régulièrement pour aller consulter les informations qu’il continuait de recevoir du reste de l’Empire. C’est ainsi qu’en début d’après-midi, on l’entendit jurer « Daar est devenu complêtement fou ! »
On avait apprit durant ces quelques jours que les Garùns avaient envoyé une sorte de demande de rançon à l’Empire. Leurs attaques de convois sur les routes impériales avaient été destinées à impressionner, à montrer de quoi ils étaient capable même en plein cœur du territoire impérial. Et, demeurant insaisissables aux forces armées rapidement déployées contre eux, ils exigeaient qu’un certain nombre de mesures soient prises, faute de qui ils passeraient à de véritables attaques.
Leurs revendications pouvaient, pour l’œil profane, paraître futiles et sans rapport entre elles, mais l’esprit avisé des chefs de la guilde, de même, espéraient-ils, que celui des stratèges impériaux, était formel : mises bout à bout, toutes ces conditions compromettraient grandement les possibilités de résistances civiles, et peut-être également millitaire face à une invasion.
L’Empereur avait dores et déjà cédé sur un de ces points, et il était désormais formellement interdit, sauf autorisation spéciale rarement accordée, de porter une arme en place publique –pour des motifs de sécurité qui, s’ils avaient été la véritable raison, auraient certainement provoqué des félicitations, car malgré tout, ces voleurs aspiraient eux aussi à une vie sûre pour leurs concitoyens.
Officiellement, bien sûr, aucune réclammation n’avait été faite de la part de ces vulgaires brigants non-identifiés, et toutes ces mesures n’étaient prises que dans le but de lutter contre leurs agissements.
L’on vit donc Shadefire reparaître dans la clairière après s’être isolé un instant en forêt pour prendre connaissance des nouvelles, et se diriger, une missive chiffonée à la main, vers l’estrade improvisée sur laquelle se tenaient les autres en manteau bleu. Il demeura quelques instant debout à regarder quelques secondes un point vague à côté de lui, puis un autre au sol, puis d’un autre côté, semblant perdu dans ses pensées, et tous ceux qui se tenaient à l’écart se raprochèrent du centre de la clairière, car c’était ainsi, savaient-ils, qu’il cherchait ses mots pour un discours improvisé.
Au bout d’un court moment, il fut prêt, et embrassant du regard l’assemblée, déclara « Camarades intriguants, Citoyens de l’Empire, notre Empereur, au nom de la sûteré nationnale, vient de prendre une nouvelle résolution. Les feux d’artifices traditionnels de la fête de l’hiver sont bien entendu maintenus, mais notre souverain Ayanor Daar II Enshel a décidé qu’à compter de demain, le commerce et l’usage, voire peut-être la possession de poudre d’artifice, au vu des risques que représentent ses vertus explosives, deviendront prohibés. »
Un murmure de protestation et de huées contre cette décision fut soulevé par ces paroles, mais il paraissait évident que Shadefire avait une réponse à apporter, et le silence revint rapidement « Il semble, à mon humble avis, que notre bien-aimé Empereur, trop empressé de se plier aux requêtes d’une bande de pillards qui, lorsque nous seront privés d’armes, de poudre, et de tout autre moyen de riposte à leurs attaques, se feront un plaisir de piller davantage, ait perdu de vue un point d’une importance capitale : les feux d’artifice, bien qu’ils puissent être effectivement détournés à des fins de combat, sont avant tout un plaisir dont on ne devrait avoir à se priver.
Or, je crois me souvenir qu’il existait, voici quelques temps, une sorte d’association de personnes qui avait pour nom la Guilde d’Esperkand et dont le but était, si je me souviens bien, précisément de réagir de la manière la plus spectaculaire possible aux lois les plus inappropriées de notre Empire et aux décisions les plus stupides de notre cher Ayanor. Et si moi je m’en souviens, c’est peut-être qu’il est temps de le rappeler à nos têtes couronnées. Aussi je suggère qu’à compter de demain, et jusqu’à la levée de cette parodie de résolution, un feu d’artifice soit par nous tiré chaque soir, à proximité d’une grande ville impériale, et qu’ainsi, de Marrihm un jour à Corell le suivant et à Siddiv celui d’après, Daar sache que s’il est prêt à rendre les armes sans combattre, nous autres ne le sommes pas, loin de là. »
Les acclamations s’élevèrent. Shadefire se tourna vers ses comparses, qui approuvèrent, et les ordres furent bientôt donnés pour que ce soit fait selon sa décision. La contrebande de poudre d’artifice venait certainement de prendre son essort.
Seth n’avait pas encore prit sa décision lorsqu’un fait inattendu vint résoudre son dilemme. L’appel d’alerte shalezzim retentit soudain à l’extérieur.
Surpris, l’adolescent passa son manteau sur ses épaules et sortit vivement dans la ruelle. Un membre de l’Ordre se tenait appuyé contre le mur. Il s’approcha « Que se passe-t-il ?
― Il se passe que toutes les missions sont temporairement interrompues. Nous rentrons tous au camp.
― Et pourquoi ça ?
― Nous venons de recevoir le signal. L’occasion que l’un des groupes attendait pour passer à l’action est arrivée. Il va falloir que notre présence soit la plus discrète possible durant les prochains jours. »
Et, sans davantage de précisions, il commença à marcher en direction de la grande rue, puis du point de rendez-vous. Seth lui emboita le pas.
« Peut-être que les choses auraient été différentes si Gregan Lubel avait été à la place qui lui revenait, sur le trône de l’Empereur actuel. »
Après son discours, Shadefire s’était quelque peu éloigné de la fête, pour s’isoler dans la forêt. Au bout d’un long moment, Tania avait décidé de s’éclipser elle aussi discrètement et de partir à sa recherche. Elle n’avait pas trop tardé à le retrouver, assis adossé contre un arbre à quelques distances de la partie aménagée de la forêt. Il redressa la tête en l’entendant et la dévisagea, l’air encore songeur.
« Peut-être bien. Mais peut-être aussi qu’il a trouvé un travail dans l’ombre qui lui convient mieux, et qu’il espère se rendre plus utile de cette manière qu’il ne l’aurait été sur le trône. Personne ne sait jamais ce qui serait arrivé.
― Mais chacun peut découvrir ce qui arrivera⁽¹⁾, je connais la rengaine. Qu’en pensez-vous ? Il faudrait peut-être le lui demander…
― Oh, je suis certain qu’il serait d’accord avec moi. Il devait avoir ses raisons pour s’être tenu à l’écart, à l’époque.
― Mais c’était une autre époque. La situation est différente maintenant. Après tout, n’a-t-il pas fini par accepter un rôle de meneur d’hommes ? De plus petite échelle, bien sûr.
― Attends… Tu n’imagines quand même pas que je sois Lubel ? Si c’est à cause de mon prénom, tu ne dois pas bien te rendre compte du nombre de Gregan sur le Territoire Impérial…
― Mais combien d’entre eux ont exactement son âge, appellent Ayanor par son prénom et parlent de lui comme s’ils l’avaient personnellement connu ? »
Shadefire eût un bref éclat de rire. « Admettons. Et si j’étais réellement l’héritier du trône, que me conseillerais-tu ? De me rendre à Corell et de mettre cet incapable dehors comme si j’avais été simplement parti en vacances ?
― Bien sûr que non. Mais tout incapable qu’il soit, Enschel sait écouter. J’ai connu une femme, quand j’étais enfant, qui était dans le même genre de situation… je crois bien me souvenir l’avoir déjà entendu dire que si la Cour d’Ambre se mettait à prendre ce genre de décisions, elle retournerait à Jihdea séance tenante pour leur apprendre à se servir correctement du machin gris encombrant leur boite crânienne. »
Shadefire dévisagea la jeune femme, surpris « Ses mots exacts, en effet… D’où est-ce que tu tiens ça ? »
Pour toute réponse, elle se contenta de le fixer, elle aussi, dans les yeux. « Ce regard, bien sûr… J’aurais dû te reconnaître de suite. De tous les enfants de Drakheg… »
Mais un bruit étrange le fit sursauter. « Ils viennent… File rejoindre les autres, vite. Il faut les prévenir !
― Je sens que Seth n’est pas loin. Tu le verras sûrement bientôt. Il va avoir besoin de toi pour revenir parmi nous. »
Il la regarda courir vers la clairière, surpris et intrigué. Mais il y avait d’autres sujets de préoccupations plus immédiats. Dégainant ses épées (jusque là invisibles, comme à l’accoutumée), il se tourna dans la direction d’où venait le bruit.
Elle émergea bientôt d’entre les arbres, énorme et monstrueuse. Une bête de métal qui semblait conçue pour résister même au souffle d’un dragon. Un groupe d’hommes avançait avec elle, tous en arme. Il reconnu parmi eux des Garùns, comme il s’y attendaient, mais la plupart portaient plutôt les insignes de l’Ordre Shalezzim.
« Ainsi, Xarz a choisi le mauvais camp. » Il toisa les hommes, un par un, puis son regard se fixa sur la machine. D’un geste ample, il fit tomber son manteau couleur de nuit et se mit en position de combat. « Déclinez vos noms, si vous souhaitez que vos tombes ne soient pas anonymes. »
Une sorte de trappe s’ouvrit dans le corps de la créature metallique, et celui qui en émergea semblait avoir à peine l’âge des Cadets. Cependant, ses cheveux étaient teintés de feu et d’or, ce qui le désignait comme l’un des plus redoutables combattants de l’Ordre. « Mon nom est Tred Radgan. Mais ce n’est pas notre tombe que tu t’apprêtes à creuser, Shadefire. » Dégainant lui aussi deux épées, il bondit en direction du chef de guilde.
Aucun autre ne bougea. Ils se contentaient d’observer les deux combattants. Gregan et Tred tournoyaient entre les arbres, à une telle vitesse qu’il devenait difficile de suivre des yeux le trajet de leurs armes, mais chaque rencontre entre deux lames soulevait une gerbe d’étincelles.
Tous deux étaient de redoutables combattants. Malgré son jeune âge, le Shalezzim semblait ne manquer ni d’expérience, ni d’adresse, mais le chef de guilde, encore dans la force de l’âge, le surpassait en agilité. Prennant appui sur les arbres, les accidents du sol et tout ce que ce terrain naturel pouvait lui apporter, Shadefire parvenait en un minimum de mouvements à obliger son adversaire à se déplacer souvent et rapidement, et celui-ci commença bientôt à paraître essoufflé.
« Est-ce là tout ce que savent faire les Traqueurs ? Je dois dire que je suis déçu. » Et, d’un mouvement plus précis que les autres, il saisit l’une des lames du jeune homme entre les deux siennes et la lui arracha des mains, l’envoyant se planter dans le tronc d’un arbre.
« Et si tu combattais au lieu de danser ? Je n’ai pas vu grande prouesse de ton côté non plus ! » L’avalanche de coup qui suivit fut si vive qu’on eût pu se demander si Tred, au lieu de perdre une arme, n’en avait pas acquis une troisième. Shadefire n’eût pas trop des deux siennes pour parer tous les coups, et fini à son tour par devoir en lâcher une, qui se planta dans le sol.
Le Traqueur dominait maintenant les échanges de coups, et le chef de guilde avait dû reculer avant de pouvoir tenter de récupérer son arme. « Toujours déçu ?
― Plus que jamais. » D’un saut tournant, Gregan frappa Tred à la cuisse, à l’endroit où la défense de son adversaire lui laissait une ouverture. Ce dernier esquiva juste à temps, et la pointe acérée ne fit que déchirer le vêtement, frolant la peau sans l’entamer.
Destabilisé, le Traqueur tenta de riposter, mais Shadefire, lâchant sa seconde épée, lui saisit le bras à pleines mains et le fit à son tour lâcher prise, puis d’un coup de genoux le fit reculer. Il dégaina alors une troisième arme, jusque là aussi invisible que les deux autres : plus longue, celle-ci semblait prévue pour être maniée à deux mains. « Ma danse te paraît-elle suffisamment combattive, désormais ?
― Ah, tu veux jouer à ce jeu-là… » Tred était parvenu à proximité de l’un de ses compagnons. Saisissant le fléau d’arme que celui-ci tenait dans ses mains, il se tourna de nouveau vers son adversaire. Toute image de fatigue avait disparu de son visage. « Fini de s’amuser, dans ce cas. Voyons ce que tu vaux pour de vrai. » Et faisant tournoyer l’arme, il s’élança de nouveau à l’assaut.
L’échange de coup reprit à une vitesse encore supérieure. Tour à tour, les deux combattants cédaient du terrain pour en regagner aussitôt, déplaçant leur champ de bataille entre les arbres. Au bout de longs instants, ils étaient parvenus sur les flancs de la créature de métal. Tred rompit alors le combat « Cela suffit. »
À peine avait-il parlé que les spectateurs immobiles s’animèrent, se lançant tous en même temps contre le chef de guilde. Il en repoussa un grand nombre mais, acculé aux parois de la machine, il fini par être débordé et tomber à genoux, désarmé. « Moi qui croyais que tu avais un honneur !
― Un honneur de brigand, comme le tiens. » Tred était monté sur le dos de la bête de métal et commençait à disparaître à l’intérieur. Les Garùns soulevèrent Shadefire du sol et commencèrent à le ligotter. Contrairement à eux, il n’était nullement blessé, mais ce n’était pas seulement dû à sa défense héroïque : ses adversaires avaient frappé pour l’immobiliser et non pour le tuer.
« À présent, montrez aux autres qui ils vont devoir affronter. » En pronnonçant les derniers mots, Tred avait disparu dans le ventre de la machine.
Une rafale de coups de feu éclata soudain, mais les balles ricochèrent sur les flancs de la créature de métal. Celle-ci tourna une sorte de bouche dans la direction d’où provenaient les tirs, et cracha quelque chose qui fusa entre les arbres avant d’exploser. Les hommes de la guilde, cependant, avaient eu le temps de s’écarter suffisamment.
Gregan, que l’on venait de plaquer contre l’ouverture, eût le temps de lancer un regard confiant et décidé à Beholder, puis d’adresser un signe de tête à Tania, lui signifiant qu’il n’oubliait pas ce qu’elle venait de lui dire, avant de disparaître à son tour à l’intérieur de la machine. Les secours arrivaient trop tard.
Pendant que la créature de métal faisait lentement demi-tour pour s’éloigner, les Shalezzims et les Garùns brandirent leurs armes et s’élancèrent au devant des voleurs. Une confuse mêlée s’engagea, mais personne, du côté de la guilde, ne parvint à forcer les lignes ennemies pour tenter de retenir la chose entrainant leur chef loin d’eux.
La plupart de ceux qui tenaient un fusil l’avaient désormais lâché pour une arme de corps-à-corps, et la créature de métal avait disparu entre les arbres. Tania, tout en restant à l’écart –elle n’avait clairement pas les compétences requises pour affronter de tels adversaires–, s’efforçait de se rendre utile comme elle pouvait. Ses lumières colorées et autres sortilèges parvinrent à distraire quelques uns des assaillants, mais force était de constater que sa présence n’était pas décisive.
Les yeux de Beholder, déjà redoutables lorsqu’il ne s’agissait que d’observer, se révélèrent bien plus dangereux encore en combat. À chaque mot qu’il pronnonçait, des rayons de couleurs diverses émergeaient de son regard, qui frappaient dûrement les adversaires parvenant à rester hors de portée de son bâton, qui balayait impittoyablement l’air devant lui.
La dague qu’Angel tenait dans sa main gauche tranchait tout ce qui avait la mauvaise idée de s’approcher trop près de lui, tandis que l’arbalète à répétition fixée à son autre main déchargeait ses traits comme des éclairs. Près de lui, Rempart avait dédaigné son énorme bâton et attrappait ses adversaires à mains nues, les frappant les uns contre les autres ou les envoyant rouler au loin.
Tania reconnut également la femme qu’ils avaient secouru dans la forêt quelques jours –qui lui semblaient une éternité– plus tôt. Manifestement bien remise de ses blessures, une dague dans chaque main, elle paraîssait bien décidée à se venger de sa dernière rencontre avec les Garùns, car plus d’un fut durement touché par ses coups.
Bien que peu nombreux, cependant, les assaillants étaient d’une grande habileté et d’une force particulièrement élevée, et parmi ceux qui durent battre en retraite, trop blessés pour continuer à combattre, on comptait davantage de membres de la guilde. Heureusement, comme si les combattants s’imposaient de respecter au moins en partie la trêve sacrée que l’on observait traditionnellement durant la période des fêtes de l’hiver, aucun coup ne semblait donné pour tuer.
Le regard de Tania fut soudain attiré sur un côté du « champ de bataille ». Eiko, qui avait été aux côtés d’Angel et de Beholder quand elle avait donné l’alarme y combattait un guerrier Garùn, toujours vêtue du manteau de nuit qu’on lui avait fait mettre pour la fête. Contrairement aux quelques autres Kandhrans qui s’étaient joints à l’équipe de secours, elle utilisait davantage son arme que sa magie. C’était d’ailleurs une arme étrange, ressemblant à une épée courbe dépourvue de garde, qu’elle maniait à deux mains, la lame vers le bas.
Tout en combattant aussi vivement que l’éclair, elle chantait à pleine voix un air doux, qui donnaient à ceux qui l’entendaient, malgré l’agitation du moment, une étrange sensation de calme et de bien-être. Mais soudain, son adversaire déborda ses défenses et lui planta sa propre lame à travers la poitrine. Le chant s’arrêta aussitôt, et avec lui tous les autres affrontements. Tous les regards s’étaient tournés vers elle et son adversaire.
« Vous n’auriez… pas dû… faire ça… » Avec un sourire étrange, elle saisit son adversaire par le col, posant son autre main sur l’arme qui la traversait de part en part. Une flamme gigantesque s’éleva de sa blessure, les avalant tous deux. Quand le feu se dissipa, elle se tenait debout, indemne, tandis que l’arme du Garùn était tombée au sol. Du guerrier lui-même, comme du long manteau de nuit, il ne restait que des cendres.
Ce fut le signal qui décida les assaillants à battre en retraite aussi vite que leurs jambes le leur permettaient.
Pendant que les autres se chargeaient de s’occuper des blessés, Tania s’approcha de la barde « Comment avez-vous fait ça ? »
Celle-ci tourna vers elle un regard bienveillant. « Oh… On dirait que je ne suis pas encore aussi célèbre que certains veulent me le faire croire » Elle sourit, épousseta quelque peu ses vêtements –manifestement ignifugés– et inspira longuement avant de répondre « Eh bien, c’est arrivé peu après ma naissance… ce qui remonte désormais à quelques mille cinq cent ans… »
Elle quitta Tania du regard pour poser ses yeux sur un point vague dans le ciel « Un Phénix est tombé en cendres non loin de mon berceau. Le vent a porté quelques unes de ces cendres jusqu’à ma bouche, et je les ai avalé. Quand l’oiseau a ressucité dans son bain de flammes, une partie de ses pouvoirs m’a été transmise.
― Et depuis, personne n’a jamais réussi à se débarrasser d’elle. » Pandore s’était approchée à son tour. Eiko répondit en riant à son amie « C’est à peu près ce que j’allais dire, oui. » La jeune magicienne tourna alors ses yeux vers l’adolescente « Ce qui fait qu’aucune de nous trois n’est entièrement Brennane. Car c’est ton cas à toi aussi, non ? Je l’ai su quand tu as lancé ce sortilège à la fin de notre duel, l’autre jour. Tu es en partie Guarde. »
(1) Les choses ne se produisent jamais deux fois de la même façon, Lucy.
Lorsque Galaad et Mordred eurent tous deux atteint l’âge de douze ans, le Roi ordonna que leur apprentissage fut prit en charge par les meilleurs en leurs domaines. Le fils du Chevalier et le fils de la Sorcière se trouvaient en effet compter en haute place de cette nouvelle génération, et, espérait-il, l’un d’eux serait peut-être celui qui mettrait un terme à la Quête.
L’on fit alors venir les deux jeunes gens jusqu’au Château, car l’un résidait au Royaume d’Armor, pays de ses ancêtres, et l’autre aux côtés de sa mère, en Avalon. Là, on les confiât à la charge de leurs nouveaux maîtres: Sire Percival devrait leur apprendre le maniement de l’épée et l’honneur des chevaliers, et l’Enchanteur lui-même leur transmettrait son immense savoir.
Dès lors, il apparu qu’à Galaad seul revenait le titre de meilleur des Chevaliers. S’ils rivalisaient à l’épée comme si rien ne les départageait, et si le sang maternel dotait Mordred d’un redoutable talent magique, ce dernier cependant avait prit en héritage les travers de la Sorcière, et accordait davantage d’importances aux rites et aux croyances païennes qu’à la Quête.
Il ne voulu d’ailleurs pas en démordre alors qu’il grandissait, et si Galaad apprenait les arts et les manières les plus nobles avec tout le soin qu’il convenait à son rang, Mordred avait d’autres penchants, préférant la compagnie de jeunes camarades de jeux à celle des prêtres et des chevaliers. À l’âge de quinze ans, alors que Galaad préparait son adoubement, lui se mettait à courir les jupons.
Les échos de la bataille étaient passés, mais ceux de la fête également. La nouvelle de la disparition brutale de Shadefire avait emporté l’esprit détendu des membres de la Guilde. Une sorte de tension s’était emparée de la forêt. Si l’homme qu’on leur avait enlevé avait été un modèle pour les plus jeune et un excellent camarade pour les « anciens », dont nombre d’entre eux avaient eu la vie ou la liberté sauvée par ses meilleurs coups d’éclats, l’attaque, surtout en ce jour, leur rappelait également que le temps de l’insouciance touchait à sa fin. La menace pressentie par Pandore, et contre laquelle les trois chefs de la Guilde les avaient mis en garde longtemps avant l’arrivée de la jeune Kandhrane, se révélait beaucoup moins lointaine que ce qu’ils avaient espéré.
Seul parmi tous, Beholder conservait son calme habituel et ne semblait pas abattu le moins du monde. Ce qui, connaissant son aptitude habituelle à apprécier les surprises, était d’autant plus déroutant. La situation devait cependant lui sembler suffisamment grave pour lui faire faire ce qu’il ne faisait d’ordinaire jamais : prendre place sur l’estrade improvisée et s’adresser lui-même à l’ensemble des présents.
« Oui, messieurs. Oui, l’heure est grave. Mais cependant, peut-être pas autant que vous semblez le croire. » Il marqua une pause, observant ses auditeurs. « Croyez-vous vraiment qu’ils aient pu nous frapper à proximité de l’une de nos meilleures bases sans que nous le voyions venir ? Sans que je le vois venir ?
Nous ignorions, il est vrai, quand et où se situerait exactement cette attaque, et qui de nous trois serait visé. Nous ignorions que les Shalezzims choisiraient le mauvais camp et s’allieraient à nos ennemis. Mais nous savions que ceux-ci allaient venir chercher un otage.
Shadefire a choisi ce qui vient de lui arriver. Nos adversaires croient nous avoir atteint à la tête… mais ils n’ont fait que faire entrer le plus redoutable de nos renards dans leur poulailler. À nous de faire en sorte que tout se passe tel qu’il l’avait prévu. »
Un long silence suivit cette déclaration. Angel, à son tour, vint poursuivre la harangue. « Ils l’ont prit vivant. Ils auraient pu le tuer, mais ils l’ont prit vivant. Est-ce donc pour mettre un terme à son existence en captivité ? S’ils avaient voulu sa mort, ils avaient toutes les raisons de le faire sous nos yeux.
Non, nous pouvons être persuadés qu’ils veulent le garder vivant. Aurais-je alors besoin de vous rappeler de qui nous parlons ? Savez-vous seulement de combien de prisons Shadefire s’est sorti, seul et sans aide ? Ayez confiance: nous entendrons bientôt de nouveau parler de lui, et il y a fort à parier que ce soit de sa propre bouche.
Mais d’ici-là… puisqu’il voulait que cette fête soit aussi réussie que possible pour chacun d’entre vous, tâchons de faire en sorte que ce soit le cas. Et lorsque la nuit tombera, nous ferons honneur à la dernière décision dont il nous ait fait part ! »
Deux jours s’étaient écoulés depuis la fin de la fête. Même s’il n’avait eu que les échos lointains d’un feu d’artifice qui avait pourtant dû être grandiose, Seth était plutôt content d’être resté enfermé au camp. Bien plus que la solitude, qui le réconfortait, l’inactivité de sa mission l’épuisait. Ici, au moins, il avait de quoi s’occuper –ne serait-ce que s’exercé au maniement de son arme sur un terrain d’entraînement adapté.
Aussi, alors que les autres équipes commençaient à reprendre leurs activités, s’efforçait-il de chercher le courage de reprendre la sienne. La nuit était tombée, et il avançait simplement dans l’ombre, écoutant ses camarades discuter entre eux. Les propos d’un groupe d’hommes d’âge mur, non loin, au coin d’un feu, lui firent soudain dresser l’oreille.
« Les deux qui restent essayent encore de fanfaronner comme si tout était normal… Ils disent que ce type savait qu’on allait venir, et qu’il s’est laissé prendre quand même. Et le pire, c’est que les autres ont l’air d’y croire.
― Quel genre de gens sont-ils, à prendre leur chef pour un pareil idiot ?
― S’il est à la hauteur de sa réputation, je doute qu’il soit si idiot que ça.
― N’empêche qu’ils préfèrent croire que leur chef s’est suicidé plutôt que d’admettre qu’on a pu les prendre par surprise. Qu’est-ce que les Garùns peuvent bien avoir dans la tête pour se méfier d’eux ? »
Le prisonnier. Son arrivée avait provoqué de nombreuses réactions, mais la plupart de ceux à qui Seth avait parlé ignoraient qui il était et les raisons de sa présence. Ceux-là semblaient en savoir plus long, et l’adolescent eu soudain envie que ce soit son cas également.
La tente dans laquelle était retenu le prisonnier n’était pas gardée. Sans doute, certains qu’il n’y avait aucun risque, ceux chargés de cette tâche s’étaient éloignés pour se livrer à d’autres activités. Après avoir rapidement vérifié que personne ne regardait dans sa direction, Seth se dit en pénétrant dans la tente qu’il ne leur en voulait pas le moins du monde. Il connaissait l’ennui de surveiller quelqu’un qui ne fait rien d’intéressant.
L’intérieur n’avait à première vue rien de franchement exceptionnel, à part la cage qui occupait l’un des côtés. De l’autre, une simple table, sur laquelle était posée une lampe allumée, un siège qui semblait plutôt confortable, et rien d’autre. Et dans la cage… « Gregan ? »
Assis par terre, l’homme releva sa tête et posa les sombres flammes de son regard sur l’adolescent, le dévisageant. « Seth. » Il marqua une pause avant de reprendre, pour lui-même « Seth en Shalezzim… Daniel avait donc raison, finalement.
― Daniel ?
― Oh, quelqu’un que tu rencontreras probablement d’ici quelques temps. Ce n’est pas important pour l’instant. »
D’un mouvement vif, le chef de guilde s’était mis sur ses pieds. L’adolescent s’était approché de la cage. « Pourquoi es-tu là ? Qu’est-ce qu’ils te veulent ?
― C’est une longue histoire, et je ne crois pas que nous ayons le temps d’en parler. Tu te rappelles d’Esperkand ?
― Votre guilde, oui… Maman en avait fait partie, je crois.
― Eh bien, il se trouve que tes… nouveaux employeurs ne nous apprécient pas particulièrement. Et ils ont pensé que me séparer des autres était un moyen d’y remédier. »
Seth avait tiré un couteau de sa ceinture et l’approchait de la serrure de la cage. Shadefire l’arrêta vivement. « Que fais-tu ?
― Je te sors de là. Je peux pas les laisser t’emmener.
― Oh que si, tu peux. Si tu me libères maintenant, tu ne feras qu’attirer des soupçons sur toi. Si tu veux vraiment m’aider, il y a d’autres choses à faire. »
L’adolescent et son ancien mentor se dévisagèrent un instant mutuellement, puis Seth prit la main de Gregan et y plaça son couteau « Je ne vais au moins pas te laisser désarmé. » Le Chef de guilde saisit l’arme, la fit tourner entre ses doigts, puis disparaître comme à son habitude. « Merci. »
Le jeune Shalezzim s’approcha de l’entrée de la tente et s’assura vivement que personne n’était aux alentours. « Si je ne peux pas te sortir de là, alors qu’est-ce que je peux faire d’autre pour t’aider ?
― Prendre contact avec ceux de la guilde. Les rassurer à mon sujet. Si tu peux toi-même sortir de ce camp, bien sûr.
― Pour ça, ça devrait aller. Oh… Ils ont l’air d’être plutôt bien renseignés sur ce qui se passe chez vous…
― Nous nous doutions qu’ils nous avaient envoyé un espion, mais nous n’avons pas réussi à le démasquer. Tu pourrais peut-être, toi, tu les connais mieux que nous…
― Je connais quelques Shalezzims, mais c’est tout.
― C’est déjà mieux que rien. »
Ils restèrent silencieux un instant, puis Seth reprit « Mais pourquoi est-ce qu’il faut que ça se passe comme ça ?
― On joue avec les cartes que le destin nous donne, Seth. Si la situation ne te plaît pas, tu peux essayer de la changer.
― Pourquoi est-ce que les Garùns vous en veulent ? Pourquoi est-ce qu’ils sont venus nous chercher ?
― Tout ce que je suis sûr de savoir, je l’ai apprit de personnes à qui je ne peux plus poser de questions depuis aussi longtemps que toi. Le reste n’est que suppositions de ma part.
― Ça a… à voir avec Maman, n’est-ce pas ? Et avec moi ? »
La voix du Chef de guilde se fit plus grave, plus sérieuse. « Est-ce que tu te rappelles du nom d’Enabas Feogan ?
― C’est celui de mon géniteur… et du meurtrier de ma mère.
― Et de l’un des plus grands sorciers du clan Urmahn. C’est l’homme qui a réuni tous les clans Garùns pour les lancer à l’assaut de l’Empire. Oui, Seth, cette histoire a énormément à voir avec ta mère et toi. » Il se tût un peu avant d’ajouter « Et ne vas pas croire que tu peux le ramener du côté lumineux. Il est…
― Mauvais jusqu’à la mœlle, je sais. Il n’y a jamais eu de bon en lui. »
« Seth ! »
Peu après que l’adolescent soit sorti de la tente-prison, son camarade d’entraînement le rejoignit. Dans l’obscurité du camp, il ne semblait y avoir personne aux alentours. « Tu as parlé au prisonnier ?
― Non. J’ai parlé à un vieil ami.
― Seth… Qu’est-ce que tu… ?
― Je ne suis pas un Enfant de Shale, moi, Zaahn. Pas comme vous. Je suis un gamin que vos prêtres ont ramassé sur la route. » Il pointa la tente du doigt. « Et le type dans cette cage est ce qui, pour moi, se rapproche le plus d’un membre de ma Famille. Je ne dis pas que je ne crois pas en Shale ou quoi que ce soit comme ça. J’ai lu tous vos livres sacrés, et il y a plein de choses bien dedans. Mais ce que Xarz et les Garùns sont en train de nous faire faire, ça n’y ressemble pas du tout, alors si je dois choisir entre ce qui reste de ma vie d’avant et des préceptes que vous n’avez même pas l’air de suivre, mon choix est déjà fait ! »
Les deux adolescents se regardèrent un instant, puis Zaahn baissa les yeux. « Je… Je ne vais rien dire. Je ne t’ai pas vu, je ne suis au courant de rien. Mais tu ferais mieux d’éviter de dire ce genre de choses devant n’importe qui… »
« Lawn, est-ce que je peux te parler ? »
Ryan avait choisi d’aborder la jeune Corannéane au détour d’un couloir peu fréquenté de la Cité Secrète, alors qu’ils étaient seuls, et le ton de sa voix avait quelque chose d’étrange. « Qu’est-ce qu’il y a ?
― Tu m’as dit que Seth… était parmi les Shalezzim, non ?
― Et si je l’avais dit ? » Semblant s’attendre à entendre quelque chose de désagréable, l’adolescente avait répondu du ton le plus froid et cassant qu’elle avait pu trouver. Le Jihdéan hésita, puis poursuivit.
« Eh bien, je… Ça fait plusieurs jours que j’y pense. Depuis l’attaque, en fait. Les pirates comme ton père ont l’air d’être plutôt en bons termes avec votre Maejùnn, qui est le cousin de notre Yggdrasil. Et la Guilde d’Esperkand est plus ou moins alliée aux pirates.
― Et alors ?
― Alors je crois que dans les événements qui vont suivre, la Guilde est dans ce qui se rapproche le plus du camp d’Yggdrasil… de mon camp. Et les Shalezzims ont bien l’air d’être dans l’autre. »
La jeune femme le dévisagea sans répondre, mais son regard noir indiquait qu’elle savait parfaitement ce qui allait suivre.
« Yggdrasil m’a plus ou moins charger de retrouver Seth, parce qu’il devait avoir un grand rôle à jouer. Mais il n’a pas donné plus de précisions. Il n’a pas dit quel était ce rôle, ni ce que je devais faire quand je l’aurais retrouvé.
― Et toi, avec ta tête de pioche qui ne voit que tout en noir ou tout en blanc, tu t’es dis que Seth pourrait être notre ennemi, et qu’il faudrait que tu le tues. »
Un silence gêné s’installa avant qu’il n’acquiesce. « J’espère que non, mais… il faut garder cette possibilité à l’esprit… Si jamais…
― Tais-toi, et regarde-moi ! » Elle l’attrapa par le menton et lui fit redresser la tête, insistant sur chaque mot « Seth est mon ami. » Retirant sa main, elle recula de quelques pas « Si tu tentes de lui faire quoi que ce soit avant que j’ai pu passer un moment seule avec lui, je jure sur l’Océan que c’est moi qui te tuerais. » Et elle tourna les talons, sans prêter attention à ses tentatives de la rappeler.
Ignorant ce qui se passait quelques couloirs plus loin, Angel, Eiko, le Professeur Relm et Pandore étaient réunis dans l’une des salles de travail de cette partie de la cité souterraine. « Avec tous ces événements, nous n’avons pas eu l’occasion d’en reparler plus tôt, mais Shadefire suppose que nos jeunes gens vont avoir des armes à trouver, et celle qui nous était venue à l’esprit pour cette jeune demoiselle –à savoir le Sceptre d’Urdan Necromant– ne semble pas lui convenir…
― Ce en quoi elle a parfaitement raison, ne vous en déplaise. » Le Professeur Relm s’était levé, s’exprimant comme si elle donnait court à ses étudiants. « Voyez-vous, nous n’avons ordinairement pas pour habitude d’encourager que l’on accorde une valeur émotionnelle propre aux objets, mais celui-ci est une exception. Certes, il s’agit de l’un des artefacts magiques les plus célèbres –bien que, comme elle vous l’a probablement dit elle-même, sa notoriété ne soit pas gage de puissance, car la baguette ne fait pas le magicien–, mais c’est également l’arme qui causa le plus de dégât à tout ce que notre Peuple et notre Guilde représente. C’est à peu près comme si vous demandiez à votre jeune prince Jihdéan de manier l’arme de Zanar, ou à votre jeune Pirate de porter l’uniforme et le pavillon des marins-soldats d’Arnamie. Quel seraient, selon vous, leurs réactions ?
― Je comprends… je dois vous avouer que, pour ma part, je me suis plus intéressé à des personnalités telles que celle de Stanth. Urdan était véritablement si terrible ?
― Oui. » La voix d’Eiko était teintée d’émotion, on eût dit qu’elle allait se mettre à pleurer. « Oui, il était aussi terrible qu’on le dit, et plus encore. J’ai vu de mes yeux certaines de ses actions, et leur souvenir peuple encore mes cauchemars après mille quatre cent ans. Son instrument de mort aurait dû être détruit, et si vous souhaitez l’exhumer de sa prison actuelle, j’ose espérer que ce sera pour mettre enfin un terme à son existence.
― Bon… Compte tenu de la situation actuelle, laissons-le où il se trouve pour l’instant, nous réfléchirons à cette option plus tard. Dans ce cas, je suppose qu’il ne me reste plus qu’à m’en remettre à vos lumières: admettant que Pandore doive obtenir une arme spéciale, comme cela semble être le cas de plusieurs de ses camarades, en verriez-vous une qui lui conviendrait ?
― Admettant cela… Eh bien, que savez-vous des Sorciers d’Avalon ? »
Angel marqua une pause avant de répondre au professeur Relm. « Guère plus que ce que tout le monde sait depuis le roman de Jerreos… Si ce n’est qu’il me semble que la tradition Rysianne en a conservé une autre version, et que je doute que vous pensiez au bâton de l’Enchanteur.
― En effet. Les romans de Jerreos et de ceux qui s’en sont inspirés n’ont conservé qu’un unique point de vue sur cette légende. La plupart des personnages qu’ils ont présentés comme mauvais n’avaient pour seul “tort” connu que de ne pas se préoccuper de leur fameuse quête sacrée. Morgane Lafaye, par exemple, reine d’Avalon, est présentée comme un personnage des plus noirs dans leurs récits, mais pas dans la tradition Rysianne.
― Je comprends. Mais où voulez-vous en venir ?
― Au fait qu’Avalon ait été l’un des plus haut lieux de magie de toutes nos légendes. Il se trouve que tous les artefacts originaires de ce royaume, le bâton de l’Enchanteur y compris, s’ils ont jamais existé, ont disparu en même temps que lui, à l’exception d’un seul.
― Lequel ?
― La baguette que le jeune Mordred aurait emporté en quittant Avalon, présent de sa mère pour qu’il apprenne à utiliser la magie. Elle serait demeurée dans le château de son oncle. »
Angel sourit. « Voilà qui s’apparente plus à une chasse au trésor qu’à un cambriolage. Ça devrait plaire à notre petite Pirate. Bien, dans ce cas, il va nous falloir un peu plus de préparation que prévu. Nous allons retarder le départ de nos Cadets de quelques jours. »
« On est là pour quoi, au juste ? »
Ransen leva les yeux vers Pénombre « Les Shalezzims et les Garùns semblent avoir disparu de la circulation depuis l’enlèvement, mais Behold pense qu’on a des chances d’en repérer quelques uns dans le coin. J’en sais pas plus, mais je suppose qu’il apprécierait de pouvoir avoir lui-même quelques otages pour pouvoir négocier en cas de besoin. »
Le cadet fit mine de pencher de nouveau la tête vers le lacet qu’il faisait semblant de renouer. En réalité, son regard se porta vers le marchand qu’il s’était arrêté pour observer.
Comme souvent après les fêtes, le marché de Marrihm était particulièrement peuplé, les habitants de la capitale Tiefflane cherchant à profiter des remises sur les invendus. Dans ces conditions, quelques jeunes gens comme eux pouvaient facilement passer inaperçu dans la foule.
Jed, comme Astrid, parcouraient les étals, faisant semblant de chercher au hasard. La jeune femme avait déjà repéré Novan, qui avait pour l’occasion sortit son matériel d’artiste et semblait fort occupé à prendre des croquis de la fontaine occupant le centre de la place, et quelques autres cadets dont elle avait oublié le nom.
Tania fut la dernière du groupe qu’elle identifia clairement: vêtue comme elle l’était, l’adolescente passait aisément pour une apprentie marchande ayant échappé un temps à son travail. Un groupe de gamins l’avaient enrôlé de force dans une bataille de boules de neiges. Et à peine Pénombre avait-elle repérée son amie que celle-ci, manquant la cible qu’elle faisait semblant de viser, frôla la voleuse d’un de ses projectile.
« Fais attention, je pourrais riposter.
― Ah, mais, je n’attends que ça, tous ces gamins visent aussi mal que moi. »
Après avoir échangé un sourire complice, les deux jeunes femmes reprirent chacune leur activité.
Au bout de quelques instants à parcourir les étals en regardant davantage les passants que les marchandises, Astrid cru remarquer quelque chose d’étrange. Un objet de petite taille était accroché sur un mur proche, suffisamment peu visible pour que personne d’autre n’ait semblé le remarquer.
Intriguée, elle s’approcha aussi discrètement qu’elle le pouvait. Il s’agissait d’une sorte de broche, de laquelle dépassait un morceaux de papier. Sur lequel était dessiné un symbole qui lui paraissait familier. Décrochant la broche du mur, elle déplia la feuille: c’était l’un des sceaux de Shadefire, une marque qu’il laissait pour identifier ses messages.
Son cœur bondit dans sa poitrine, et elle se pencha sur l’écriture –qui ne semblait pourtant pas être celle du chef de guilde. Le message était court.
« Ai repéré quatre d’entre vous.
Ils vous ont probablement tous trouvé.
Sont deux Garùns. À l’entrée de la ruelle, en face. »
Elle leva instinctivement les yeux: deux individus se tenaient effectivement à faible distance d’une ruelle s’ouvrant exactement à l’autre bout de la place, qui se déplacèrent hors de son champ de vision dès qu’elle les eût trouvé du regard. Elle chercha de nouveau Jed, mais celui-ci avait disparu. Novan, en revanche, était toujours près de la fontaine, et Tania venait de prendre ses distances d’avec le groupe de gamins, comme pour souffler un peu. Elle les prévint rapidement par la pensée.
« Tu crois qu’ils t’on repéré ?
― Presque sûre. Mais on peut quand même leur tendre un piège. Suivez-moi à distance. »
Et, après que ces camarades aient mentalement acquiescé, elle s’avança résolument vers la ruelle en question.
Une impasse.
La ruelle dans laquelle elle venait de s’engager n’avait pas de sortie de l’autre côté. Et le temps qu’elle s’en rende compte, les deux hommes l’avaient rejoint, bloquant le passage.
« Laisse-toi faire, mignonne, ça vaut mieux.
― Eh, qu’est-ce que vous… ?
― Inutile de jouer ton numéro. Vos incapables de chefs feraient mieux de ne pas envoyer les mioches à leur place… »
Les deux hommes venaient de sortir chacun un couteau. Pénombre recula, et ils s’avancèrent au même rythme, s’éloignant de l’entrée de la ruelle.
« Tu espères quoi ? Gagner tu temps ? Tes copains n’arriveront pas assez vite pour te sauver…
― Que tu crois. »
Avant que les hommes aient pu réagir à la réponse de Novan, un ange identique à celui qui décorait la fontaine s’était matérialisé devant eux, qui les envoya rouler au sol en deux coups. Le jeune homme se précipita pour relever son amie. « Toujours avoir un bon dessin sur soi. »
Mais son clin d’œil s’effaça lorsqu’il se rendit compte qu’en focalisant son attention sur Pénombre, il avait cessé de maintenir sa créature en vie, et que celle-ci avait disparue en fumée. Les deux hommes s’étaient relevés, leur bloquant l’issue.
« Comme c’est mignon, ils viennent se faire tuer à plusieurs. »
L’un des deux Garùns se lança à l’assaut, et si Pandore n’avait pas eu le réflexe de sortir son bâton-machine, lequel se déploya aussitôt en bouclier, le couteau lui aurait traversé le corps. Semblant à peine surpris, l’homme se remit en position de combat.
“Fallavilina !” Les grains de lumières fusèrent depuis l’entrée de la ruelle. Tania était arrivée à son tour, mais le deuxième homme s’était déjà retourné contre elle, prêt à la tuer d’un simple geste. Les trois adolescent réalisèrent alors seulement qu’ils avaient beau être plus nombreux, aucun d’eux ne savait suffisamment se battre pour pouvoir espérer prendre le dessus facilement.
Une mêlée confuse s’engagea, Astrid tentant de se protéger et de protéger Novan en maniant son arme du mieux qu’elle pouvait, tandis que Tania usait de tout son arsenal magique pour tenter de venir à bout de son adversaire, qui semblait ne pas s’en soucier le moins du monde.
Et puis, juste au moment où Novan parvenait à rassembler suffisamment ses esprits pour refaire apparaître son ange de pierre, une autre silhouette fit irruption sur le champ de bataille. Entièrement vêtu de sombre, jusqu’à la capuche qu’il portait, il s’était laissé tombé depuis le toit. Alors que l’ange commençait à affronter le Garùn s’en prenant à Pénombre, le nouveau venu se jeta contre celui qui attaquait Tania.
L’échange de coups qui suivit fut assez difficile à suivre, mais au final la jeune voleuse était parvenue à assommer son adversaire pendant que celui-ci était occupé par l’ange, et l’inconnu, bien qu’ayant manifestement des aptitudes au combat nettement plus réduites que son adversaire, était également parvenu à détourner suffisamment ses esprits de Tania pour que celle-ci puisse enfin trouver un sort capable de l’assommer.
L’inconnu remit vivement la capuche qu’il avait perdu dans la bataille, n’ayant laissé aux cadets le temps de voir de son visage qu’une mèche de cheveux couleur de saphir. « Aux Cinq-Chopes. Demain, à onze heures. » D’un saut brusque, il s’accrocha à quelque chose sur le mur et escalada rapidement le toit, disparaissant par le chemin par lequel il était venu.
« Aux Cinq-Chopes ?
― C’est un Café-Théâtre pas très loin d’ici⁽¹⁾, je crois. Piège ou rendez-vous ?
― Je suppose qu’il ne nous a pas sauvé la vie pour nous tendre un piège… Mais Behold sera sûrement d’un autre avis. En attendant, il faut qu’on trouve Jed et les autres avant que ces deux-là ne se réveillent. »
(1) Dans le district du Pont, à côté de l’échope du tanneur.
Chevaux et Lihnfahls s’avèrent particulièrement utiles pour transporter quelques individus ou une cargaison réduite, mais leur intérêt est assez limité lorsque l’on désire amener un grand nombre d’hommes d’un endroit à un autre : il faut alors compter un tel nombre de monture que la conduite du véhicule en devient malaisée.
Lorsque la question s’est posée pour nos ancêtres de remplacer les anciens véhicules antiques, dont les moteurs consommaient l’Huile de Roche à outrance, ils ont donc d’abord cru qu’en ce domaine de transport de masse, le chemin de fer, nécessitant de nombreux aménagements mais pouvant fonctionner sans l’aide du précieux élément, allait s’avérer la seule solution viable.
Cependant, Nature, une fois encore, semblait vouloir nous impressionner de sa capacité à satisfaire nos besoins par sa seule aide. D’un voyage en une région dont on a depuis oublié la localisation (probablement, comme souvent, quelque part en les Terres Sauvages), quelque explorateur rapporta la découverte d’une créature étrange. Grande presque comme un éléphant mais dénué de trompe et entièrement revêtu d’une fourrure grise, les Chorbans, tels qu’il les nomma, semblaient aptes à tirer à une vitesse proche de celle du cheval des véhicules d’une taille largement suffisante pour contenir au moins une demi-centaine d’hommes, ainsi que le poids que représentait un pareil équipage lorsque complet.
L’on se chargeât alors de capturer quelques uns de ces animaux et de les amener jusqu’à nous. Comme ce fut également le cas pour les Lihnfahls, il semble que ces animaux se soient acclimatés aux plaines fertiles de Tieffla, car on en croise désormais quelques uns y vivant à l’état naturel.
Mais c’est davantage au niveau des villes que ces utiles bêtes se firent les plus nombreuses : grâce à leur puissance, on parvenait à mettre en place des réseaux de véhicules permettant de déplacer ceux de la population qui n’avaient les moyens ou l’envie d’avoir leur propre monture.
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. Était-il vivant, ou mort ? Il ne le savait pas. Quelle importance, puisqu’il aurait totalement cessé d’exister dans quelques instants ?
Il avait perdu la dernière bataille. Il avait été aspiré dans ce vide sans fin d’où l’on ne pouvait revenir. Tout ce qu’il aimait, tout ce pourquoi il avait lutté… Plus rien ne le protégerait désormais. Tout allais disparaître après lui. Rien ne subsisterait.
Il pouvait sentir les formes évoluer autour de lui. Tout ce qui l’avait précédé en ce lieu était ici. Tant et tant de ses compagnons d’armes tombés au combat. Les trésors de savoir et de connaissances qu’il aurait voulu pouvoir découvrir. Jusqu’à ce qui avait été la plus grande et la plus belle cité qu’Hera ait porté, tout avait été balayé sans qu’il n’y puisse rien.
Il avait perdu cette guerre avant même de la commencer. Pourquoi avait-il été celui qui devait les protéger de ce Fléau ? Il n’avait jamais été à la hauteur de cette tâche.
« Ce n’est pas ce que tu penses.
― Je sais. »
Elle se dressait devant lui, lumineuse, comme une égide le protégeant du vide dévorant.
« Je suis désolée… J’aurais tellement voulu pouvoir rester avec toi…
― Je fais ce cauchemar toutes les nuits depuis tout ce temps… pourquoi est-ce que je n’ai pas pu te voir plus tôt ?
― Ce n’est pas un cauchemar. C’est son royaume. Les ultimes portes, au delà desquelles il n’y a plus rien. Il tente de t’attirer en lui pour te détruire comme il a détruit tout ce qu’il a attiré jusque là. Mais tu es plus fort que vous ne le croyez tous les deux. À chacune de tes venues ici, tu apprends de lui autant que lui apprend de toi. Au bout de tout ce temps, tu en as apprit suffisamment pour me rappeler.
― Est-ce que tu es… ?
― Non. Je suis au delà de la vie et de la mort. Je puis demeurer ici et répondre à ton appel, mais je reste prisonnière de ce lieu. Je n’en sortirais plus, ni pour vivre, ni pour mourir.
― J’ai… j’ai vu Gregan, il y a quelques jours.
― Je sais.
― Est-ce que ce qu’il a dit est vrai ?
― Au sujet d’Enabas ? Tu connais déjà la réponse.
― Est-ce que j’ai fais le bon choix ?
― J’ai fait le même que toi. Et cela fait vingt ans que je me pose cette question. »
À mesure que la voix d’Aelyn s’effaçait, son corps semblait faire de même. Elle devenait peu à peu de plus en plus transparente, et la brume noire s’étendait autour du jeune garçon.
« Maman…
― Tu me reverras bientôt. À présent, éveille-toi, Seth. Tu as d’autres personnes à rencontrer. »
Il ouvrit les yeux. Tout était calme. Les premières lueurs de l’aube commençaient à chasser la pénombre de la nuit.
Onze heures. L’inconnu n’allait sans doute plus tarder à se montrer.
« Ça m’étonne vraiment que Behold ait accepté.
― Oh, il doit penser qu’on a pas assez de valeur pour que ce soit la peine de prendre des précautions. »
Pénombre et Novan échangèrent un sourire amusé. Le chef de guilde leur accordait certainement plus d’importance que cela, ne serait-ce que parce que Shadefire et Erellon leur en accordaient, mais il ne le reconnaîtrait certainement pas de sitôt. Il avait effectivement accepté que les trois jeunes gens se rendent au rendez-vous fixé par le mystérieux intervenant de la veille, non sans leur recommander la plus grande prudence. L’étrange couleur de cheveux de l’iconnu le désignait probablement comme membre de l’une des castes Shalezzim.
À cette heure encore matinale, les abords de l’établissement étaient peu fréquentés. D’ici quelques instants, cependant, une partie des habitants de la capitale prendraient leur pause de midi, et le nombre de visiteurs en augmenterait d’autant. Seule parmi eux à avoir partiellement aperçu le visage de l’individu, Tania était restée à l’écart, afin de tenter de le repérer de plus loin.
« Sur le mur, là-bas ! »
Suivant du regard la direction qu’elle leur indiquait mentalement, les deux jeunes gens remarquèrent à leur tour une sorte de broche accrochée au mur, assez semblable à celle trouvée la veille par Pénombre.
« Ça n’y était pas il y a quelques minutes. Tu l’as vu la poser ?
― Aperçu, disons. Encore habillé en noir. Il doit chercher à être invisible, mais il n’a pas l’air aussi doué que toi. »
Pendant qu’Astrid examinait les environs, Novan retira discrètement la broche du mur et déplia le papier. Le sceau de la veille était également dessiné dessus. Angel, qui avait examiné le précédent, leur avait indiqué qu’il s’agissait d’une marque assez ancienne, que Shadefire n’utilisait plus depuis plusieurs années. Même si l’on avait forcé le chef de guilde à révéler certains de ses secrets, il était peu probable qu’il ait apprit à l’ennemis à effectuer cette marque-ci, qu’il avait probablement lui-même oublié.
Le message manuscrit, une fois encore, était court.
« Vous attends dans l’arrière cour. Suis seul. »
En fait d’arrière-cour, il s’agissait d’une sorte d’élargissement de la ruelle, servant sans doute à décharger les marchandises. Tout le personnel de l’établissement devant être occupé à l’intérieur, l’endroit était désert. Une fois encore, l’œil habitué aux détails de Novan fut le premier à repérer ce qu’il fallait voir : l’inconnu les observait sans bouger, debout sur le toit, de l’autre côté de la “cour”. Un empilement de caisses contre le mur semblait permettre de grimper facilement à sa hauteur, ce qu’Astrid fit prestement dès qu’elle eût à son tour posé les yeux au bon endroit.
« Vous n’êtes que deux ?
― Pour l’instant, oui. »
Sitôt Novan monté à son tour sur le toit, il recula pour être hors de vue de la rue, et retira sa capuche. Sous ses cheveux teintés de bleu et d’argent, son visage était celui d’un adolescent, qui paraissait légèrement plus jeune que les deux autres.
« J’avais cru apercevoir aussi la fille qui était avec vous hier… »
Pénombre et Novan se lancèrent mutuellement un regard, puis la jeune femme prit la parole. « Merci d’être intervenu. Sans toi, nous y serions sans doute restés.
― Shadefire m’avait prévenu que vous tenteriez probablement quelque chose d’imprudent. C’est pour ça que je suis resté à côté.
― Tu lui as parlé ? Tu sais où ils l’ont emmené ?
― Il est retenu prisonnier dans un camp dressé à quelques lieues de la ville. Mais il refuse catégoriquement toute aide pour le sortir de là, et ils l’emmèneront probablement bientôt ailleurs.
― Mais comment ça se fait que tu nous aides ? Tu es un Shalezzim, non ?
― Pas depuis si longtemps que ça. Avant, il a été le petit protégé de notre Shadefire. »
Tous trois sursautèrent en entendant la voix de Tania. La jeune femme les avait manifestement rejoint discrètement par les toits, sans qu’aucun d’eux ne la remarque. L’inconnu se retourna vers elle.
« Je savais que je t’avais vu ! Mais comment… ?
― Comment je sais ça ? » Elle le toisa un instant, un sourire mystérieux aux lèvres, puis tendit la main comme pour se présenter. « Tania Drak.
― Drak ? Tu es de la famille de Bayn Drak ?
― Sa fille, Seth. Ne me dis pas que tu m’as oublié ? »
Il restât interdit un instant, puis saisit chaleureusement la main de la jeune femme des deux siennes. « Bien sûr ! Waw, tu as… changé.
― Toi, pas trop. Sauf les cheveux, ils étaient mieux en noir. »
Astrid et Novan se regardèrent de nouveau, surpris par la tournure des évènements. « Alors, c’est lui, le fameux Seth ? Vous voulez peut-être qu’on vous laisse vous retrouver un peu ?
― Pas la peine. » Tania avait retiré sa main et reprit un aspect sérieux. « On aura sûrement le temps pour ça un peu plus tard. Pour l’instant, on doit parler de choses plus importantes. »
On comprenait aisément ce qui préoccupait l’adolescente : tous les membres de la guilde n’avaient pas eu la même chance de les cadets. Si quelques autres Garùns avaient été capturés, les hommes du désert s’étaient aux aussi livrés à des attaques, et leur intention n’était pas de faire des prisonniers. Plusieurs voleurs avaient été blessés au cours de la journée précédente, et l’un d’entre eux avait été retrouvé mort. Les véritables hostilités avaient débuté.
« Mademoiselle Lawn, est-ce que je pourrais te dire un mot, s’il te plait ? »
Le ton d’Angel semblait assez sévère pour que la jeune pirate s’écarte vivement du groupe de cadets avec lesquels elle se trouvait –ce qui ne la dérangeait pas outre mesure, puisqu’elle cherchait depuis quelques instants une excuse pour leur fausser compagnie– et rejoigne le chef de guilde dans les couloirs de la Cité Souterraine.
« Qu’est-ce que j’ai encore fait de mal ?
― Rien, désolé… Je suis anormalement à cran, avec ce qui se passe en ce moment. Non, en fait, tu pourrais même faire quelque chose de très bien, pour une fois.
― Autre que des corvées ? Et de quoi s’agit-il ?
― Eh bien, tu es la seule corannéane que je puisse rapidement contacter, et il me semble que les pirates ont plus l’habitude que nous de ce genre de conflit entre organisations souterraines…
― Oui, enfin… Tu sais, chez les pirates, ça se passe en mer, le plus souvent. Un bon abordage, et c’est finit.
― Ah ? C’est curieux, je m’étais pourtant laissé dire qu’une certaine jeune femme avait tenu tête à une bande de brigands débutants dans les rues de l’île Noble…
― Qui t’a dit…? …je vais tuer ce Jihdéan !
― Moi, c’est Beholder qui va me tuer s’il apprend que je prends des conseils auprès d’une étrangère de quatorze ans. Alors, tu m’aides ? »
Un éclat de rire plus tard, Lawn acquiesça, et tous deux entrèrent dans ce qui servait de centre de décision temporaire à Angel, devant lequel ils étaient arrivés en parlant. L’homme laissa la jeune femme s’asseoir à son aise sur une table, au milieu d’une pile de rapports, et se dirigea vers un bureau improvisé de l’autre côté de la pièce.
« Tu comprends, Behold à déjà eu à se frotter à la quasi-totalité des groupes louches qui nous avaient précédé dans les endroits où on voulait s’imposer. Shadefire a pas mal voyagé, et je suis sûr qu’il aurait eu sans problèmes quelques unes de ses grandes idées pour nous sortir de là. Mais moi, je n’ai connu que les conflits de faible intensité du Marrihm de quand j’avais ton âge, et les affrontements avec les gardes, qui sont encore loin d’avoir ce genre de méthodes. Ce que je te demande n’est pas bien compliqué : je voudrais simplement que tu me racontes –aussi précisément que tu peux, et si possible en évitant de rendre les choses plus poétiques qu’elles ne l’ont été– tout ce que tu sais des fois où ton père et les autres ont eu à faire la guérilla sur le plancher des vaches. Tu dois connaître les évènements des années 1370 mieux que n’importe qui ici, non ? »
Après un moment de silence, Lawn commença à raconter ce qu’elle savait.
En effet, durant cette décennie, l’Archipel avait subi une succession d’évènements qui n’étaient effectivement pas sans rappeler la situation actuelle de la guilde. Tout l’Empire –surtout Angel, bien qu’il joua les ignorants– savait qu’à cette époque, la province d’Arnamie, située au sud, au delà du désert, était entrée en rébellion. Au cours des affrontements qui avaient suivit, plusieurs mutineries s’étaient déclenchées dans la marine impériale, et certains de ces mutins, mis en fuite dans cette province, s’étaient mis en tête de conquérir le territoire indépendant de Corannea, à cette époque quasiment dénué de forces de défense.
Les noms aujourd’hui prestigieux des Capitaines Pirates Carla Knox et Kieran McHarrolck commençaient alors à acquérir une certaine renommée, et ces évènements contribuèrent à leur donner une renommée certaine. Les deux équipages intervinrent en effet pour beaucoup dans la défense de l’Archipel, affrontant les mutins impériaux aussi bien sur la mer que dans les îles. La jeune Lawn connaissait sans doute le récit de ces évènements mieux que n’importe qui de sa génération, car celui qui allait devenir son père, ayant servi dans l’équipage des deux capitaines, fut leur agent de liaison, et que c’est à la suite de l’un de ces affrontements qu’il rencontra la future Ashley Lawn, retenue en otage par les mutins.
Après avoir longuement évoqué tout ce qu’elle savait de ces évènements, la jeune femme passa aux récits d’autres épisodes de ce genre. Comme Angel s’y attendait, l’histoire des pirates n’en avait effectivement pas manqué. Lui écoutait en prenant des notes, posant parfois des questions auxquelles elle ne s’attendait pas. Lorsqu’elle eût terminé, il la remercia chaleureusement, mais elle en était venue à se demander pourquoi il lui avait demandé tout cela, car il semblait en avoir su aussi long au départ qu’à l’arrivée.
Après une longue discussion avec Seth, les trois adolescents avaient prit le chemin du retour vers la Cité Secrète. Ils connaissaient désormais la position exacte du camp Shalezzim et des renseignement sur les objectifs et cachettes de plusieurs groupes de Shalezzims en mission en ville. Autant d’informations précieuses qu’il fallait mettre à disposition d’Angel et de Beholder le plus rapidement possible, et en échange desquelles le Shalezzim n’avait demandé que deux choses : un moyen de les recontacter, et que conformément à ce qu’il disait être la volonté de Shadefire, on attende quelques jours avant de tenter quoi que ce soit dans l’enceinte de ce camp.
Mais dans l’immédiat, cependant, passé l’importance de leur rencontre, des soucis plus légers étaient revenus envahir leurs esprits. Le véhicule qui les ramènerait jusqu’à Leeshan venait de quitter Marrihm quand Pénombre se décida à poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Tu as une raison particulière de lui en vouloir ?
― À Seth ? Pourquoi ?
― Oh, allons, Tania. Novan et moi avons tout vu, hein ? T’es pas toujours très démonstrative, mais admet quand même que pour des retrouvailles avec quelqu’un que tu n’as pas vu depuis des lustres et que tu croyais mort, c’était plutôt froid et distant. Même compte tenu du contexte. »
La plus jeune du trio rougit légèrement et détourna un instant le regard, avant de le tourner de nouveau, d’un air furieux, vers son amie « Nan mais t’as quand même pas cru qu’il m’avait juste pas reconnu parce que j’avais changé ? Ça se voyait que cet idiot m’avait carrément complètement oublié !
― Vous étiez proches, tous les deux ?
― Nan, on a juste grandi dans la même maison et été élevés par la même personne…
― Ton père… ?
― Était son père adoptif depuis la mort de sa mère.
― Tu as dit qu’il était mort dans l’éruption du Darius, c’est ça ?
― J’ai dit que s’il avait été en vie, il m’aurait déjà retrouvé. » Elle fronça soudain les sourcils « Il y a quelque chose de bizarre…
― Ah non, ne change pas de sujet comme ça ! » Mais juste après la voix amusée de Pénombre s’en éleva une seconde, infiniment plus puissante et plus bestiale : le cri d’un dragon. Très proche.
Comme tous les passagers du véhicule, les trois jeunes gens se précipitèrent vers les fenêtres pour tenter de voir ce qui se passait. Un Drakhen courait dans leur direction avec la manifeste envie de planter ses crocs dans le Chorban… ou dans ce qu’il tirait. Tous eurent un mouvement instinctif de recul, la plupart parce qu’ils n’avaient jamais vu de tels dragons sauvages jusque là. Et les autres, parce que le vert-brun habituel de leurs peau était ici d’un gris sombre, presque noir. Croiser un tel dragon aussi près d’une grande ville humaine paraissait presque normal, comparé à cette étrangeté.
Le Chorban tenta d’accélérer, mais sa charge était lourde, et ses chances de semer la créature paraissaient bien minces. Lorsque soudain, une forme sembla tomber en piquet vers le dragon, passa près de lui, puis remonta hors de porté aussi vite qu’elle était descendue. L’animal, s’étant brusquement arrêté, secoua la tête, comme sous le coup d’une douleur subite, et regarda autour de lui.
Il repéra ce qui l’avait attaqué en même temps que les spectateurs anxieux : un aigle magnifique planait au dessus du dragon, semblant chercher à capter son regard. L’oiseau, presque aussitôt, piqua de nouveau, passant cette fois sous la queue de la bête avant de voleter autour de lui. Le dragon tenta cette fois de se débarrasser du gêneur d’un grand coup de crocs, mais l’aigle, rapide, lui échappa sans soucis.
Une sorte de poursuite s’engagea alors, le dragon tentant d’atteindre l’aigle, et celui-ci esquivant chaque assaut, mais restant suffisamment proche pour que son adversaire croit encore pouvoir l’atteindre en quelques pas. Dès que les créatures furent assez éloignés pour que l’on soit assuré qu’ils ne prêtaient plus attention au véhicule et que le départ de celui-ci ne causerait pas une nouvelle charge du dragon, le Chorban reprit sa route.
Les trois adolescents se regardaient mutuellement, bouche bée.
Seth était songeur lorsqu’il pénétra de nouveau dans le triste logement censé lui servir à espionner l’individus. Cependant, bien que rien ne semble avoir été déplacé depuis son départ, son instinct lui soufflait que quelque chose n’allait pas. Il fit le tour des lieux, ce qui fut rapide compte tenu de leur faible étendue, inspectant cependant consciencieusement tout, mais ne trouva rien d’anormal.
Et puis, une sorte de légère perturbation se créa devant son regard, semblable à la manière dont l’air peut se troubler au dessus d’un feu, semblant faire des vagues. La chose sembla alors se mettre à bouger autour de lui, et à mesure qu’il la suivait du regard, elle se métamorphosa peu à peu en une sorte de brume de plus en plus grande et colorée, et finit par prendre une forme humanoïde, qui s’assit calmement sur un siège en le regardant dans les yeux. « Bonjour, fils.
― Maître Bayn ?
― C’est bien sous ce nom que tu m’as connu. C’est un plaisir de te revoir enfin, mon garçon.
― Tu es… mort ?
― Je n’ai jamais été aussi près de la mort que le jour où tu m’as perdu, mais non, j’y ai survécu. Et je croyais t’avoir apprit que les esprits des défunts ne se manifestent pas de cette manière. Mais je te dois des excuses : tu m’attendais. J’aurais pu revenir vers toi bien plus tôt, mais j’avais un grand nombre de tâches à régler –trop, même pour moi. Et lorsque j’ai enfin pu revenir vers ceux que j’appelle mes enfants, j’ai… jugé que Tania avait davantage besoin de ma présence que toi, qui semblais t’en être bien sorti.
― Tania… Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me souvenir d’elle ?
― Je crains que ce ne soit en partie ma faute. Lorsque je suis parti de la même manière que ta mère t’a quitté, la douleur de perdre un être cher t’a de nouveau envahi. Je crois que pour apaiser cette douleur, tu t’es débrouillé pour te séparer d’une partie de tes souvenirs et de les laisser derrière toi. Elle devait se trouver quelque part dans ces souvenirs que tu as abandonné là. »
Le jeune homme sembla hésiter un instant, puis Bayn ouvrit les bras. Seth se précipita alors vers lui pour s’y blottir comme le petit enfant qu’il était resté au fond de lui. Une larme coula le long de la joue du vieil homme. « Je suis désolé d’être parti…
― Qu’est-ce qui s’est passé, ce jour-là ? »
Il soupira, puis s’écarta légèrement de l’adolescent. « Enabas était venu pour toi. J’ignore ce qu’il voulait véritablement, mais ta mère m’avait fait jurer de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour l’empêcher de t’atteindre. Ton géniteur, Seth, maîtrise un pouvoir qui me dépasse, et j’ai dû faire appel à toute la magie de mon peuple pour le repousser. En dernier recours, j’ai provoqué l’éveil de ce vieux Darius, et cela seulement l’a contraint à renoncer.
― Ton peuple ? » Le corps de Bayn se transforma de nouveau en brume, laissant Seth retomber seul sur le siège, et l’ancien bourgmestre reprit la forme que l’adolescent lui connaissait debout, un peu plus loin.
« J’appartiens à une très ancienne espèce qui s’est retirée de ce monde voici bien longtemps. Lorsque mes pairs se sont plongés dans leur Sommeil de Pierre, plusieurs comme moi sont demeurés éveillés, pour, le temps venu, apprendre à tes semblables comment rappeler les autres. Nous nous cachons depuis lors sous les traits de vos semblables, car ce temps se rapproche, mais n’est pas encore venu.
― C’est toi qui a provoqué l’éruption ?
― Ce qui a valu plus de morts que je n’en avais eu sur la conscience en quelques millénaires d’existence. J’aurais préféré ne pas en arriver là, mais c’était le prix à payer, et s’il le fallait, je recommencerais. Mes pairs sont puissants, mais nous ne pouvons presque rien face au sombre pouvoir d’Enabas, auquel nous sommes particulièrement vulnérables.
― Quel est ce pouvoir ?
― Exactement celui qui, à l’époque où l’une de mes sœurs régnait sur cette cité, causa la perte et la victoire d’Angska.
― …le Néant.
― C’est l’un des noms que vous lui avez donné, oui. Le Néant. Le Vide absolu. Un pouvoir capable d’engloutir tout ce qui existe et dont rien ne peut échapper. Les ancêtres des Shalezzims l’ont utilisé à cette époque pour vaincre l’armée d’outrecieux, et leur cité entière y fut aspirée. Enabas a éveillé ce pouvoir et s’en est servi pour s’assurer la domination de tous les clans Garùns. Et c’est contre l’Empire Médian qu’il compte désormais s’en servir, car le Néant éveille en celui qui l’utilise une soif de puissance que rien ne peut apaiser.
― Pourquoi s’en prendre à Gregan ? Ce n’est pas lui qui le dirige, cet Empire !
― Parce que ta mère avait connaissance des desseins d’Enabas et qu’elle avait l’intention de les contrer. Elle a averti Shadefire et ses compagnons parce qu’elle espérait qu’ils pourraient faire face, le moment venu. Mais en cherchant à se préparer contre son adversaire, Esperkand a éveillé ses soupçons. Enabas a su que les voleurs pourraient représenter une menace pour lui, et a décidé de s’en prendre d’abord à eux.
― Ils ont capturé Gregan…
― Je sais. Certains des Shalezzims me sont fidèles. Ce sont eux qui t’on affecté à une mission où tu pourrais facilement être libre de tes actions, et eux aussi qui ont levé leur surveillance pour que tu puisses parler à ton ami. Ils me renseignent également sur certains projets des Garùns, que je pourrais ainsi à mon tour te transmettre, pour que tu en prévienne la guilde. Ainsi, nous pourrons peut-être faire ce que ta mère attendait de nous. Et ne t’inquiète pas pour ce cher Gregan, il s’est déjà tiré de situations plus délicates. »
Il y eût un silence, puis Bayn reprit calmement « Je vais devoir te laisser, à présent. Mais je reviendrais bientôt. Je t’apprendrais ce que j’aurais dû t’apprendre voici bien longtemps : comment m’appeler lorsque je suis très éloigné de toi. »
Notre Déesse ne fut pas le seul membre de sa glorieuse espèce à influer sur la vie de mes ancêtres. Le Démon du Désert lui-même, mille fois maudit soit son nom, était l’un de ces seigneurs, bien qu’il se soit retourné contre eux et contre l’amour qu’ils portaient aux autres êtres enfantés d’Hera. Pour les crimes qu’il commit contre notre peuple, les siens nous autorisèrent à le mettre en jugement, et nous le condamnâmes à l’exil dans les étendues sableuses du Sud. Détestant toute forme de vie autre que celle qui l’animait, ces terres où rien ne pousse lui auraient, pensions-nous, convenu, mais hélas, par de nombreuses fois il tenta de prendre sa revanche sur mon peuple.
Balthazar le sage, Balthazar l’Oracle, celui qui surveille et qui prévoit, fut également l’un de nos guides. Mais il le fut de loin, sans jamais se mêler à nous, car il était de ceux qui demeurent à l’écart. Nos ancêtres ne furent sans doute jamais en contact direct avec lui, et c’est Shale elle-même qui suivait ses conseils et nous les enseignait. Nul hormis les siens ne savait où se trouvait sa demeure. Probablement, pensions-nous, quelque part vers le Nord, à la pointe du continent, là où se trouve l’actuelle Rys. Jamais il ne vint jusqu’à nous et jamais nous n’allâmes jusqu’à lui.
(…)
Et puis, dans l’ombre de ses aînés, Allimar le Guérisseur venait au secours des égarés. Il fut le seul à qui aucun clergé ne se consacra, car il n’en avait pas besoin : simple et généreux, il marchait parmi nous sans s’auréoler de gloire. Il y avait beaucoup de tendresse entre Shale et Allimar, qu’elle nommait son frère bien qu’aucun lien de sang ne les unisse. Il demeurait, disent les récits, sur le flanc d’un volcan, là où les plaines et les montagnes se rejoignent. Cela désigne sans doute le vieux mont Darius, à la frontière entre Tieffla et Galben. Nos anciennes routes passent encore à proximité de ce lieu ami.
Lorsque ces divins êtres imitèrent notre Shale et plongèrent à leur tour dans le Sommeil de Pierre, il fut convenu que l’un d’entre eux devait rester éveillé pour, le moment venu, les rappeler à leur glorieuse existence. Son nom ne nous fut pas révélé, car il devait demeurer en secret, mais nous soupçonnâmes qu’il était soit Allimar, soit Balthazar. Si le second était assurément le plus apte à voir venir le temps où les Guards devraient vivre de nouveau, nul n’égalait le premier à se mêler aux Brennans.
Le Dragon d’Ombre, tel que l’on l’avait surnommé, avait été plusieurs fois aperçu, et la rumeur autour de cette étrange créature faisait de plus en plus de bruit dans Marrihm. L’aigle, à en croire certains spectateurs, n’était pas le seul animal à l’avoir attaqué : on parlait d’une meute de loups qui l’avait prit en chasse aux abords de la forêt, et certains disaient même l’avoir aperçu affronter un autre, dragon, un drakhen ordinaire. Il n’avait cependant pas inquiété assez pour perturber les festivités du nouvel an… ni pour mettre un terme à la guerre souterraine.
Les renseignements fournis par Seth s’étaient avérés exacts, et grâce à lui, durant quelques jours, la Guilde d’Esperkand avait nettement prit l’avantage, parvenant à faire de nombreux prisonniers, non sans avoir laissé quelques cadavres en représailles pour ceux des leurs qui avaient trouvé la mort. Cependant, Garùns et Shalezzims s’adaptaient rapidement. Dès qu’ils eurent compris que les attaques des voleurs étaient très ciblées, ils commencèrent à chercher quelle était leur source d’information, et pour cela, se mirent eux aussi à faire des prisonniers. Shadefire devait désormais avoir été emmené hors du camp, mais de nombreux autres membres de la guilde l’y avaient remplacé.
« Vous trois, Angel et moi sommes les seuls à savoir qui est votre source. Mais je n’ai pu empêcher certains de nos hommes de savoir à qui ils doivent leurs vengeances, ni d’en discuter entre eux. Vous appréciez, je suppose, que les membres confirmés aient de la gratitude envers de simples cadets, mais cela pourrait ne pas rester le cas. Plus ils font de prisonniers, et plus ils risquent de découvrir qui nous renseigne. Lorsqu’ils le sauront, ils n’auront qu’à vous prendre vous aussi pour arriver à l’identité de leur traître. Je préférerais –et vous également, je suppose– que nous n’en arrivions pas là. »
Les redoutables yeux de Beholder étaient creusés de cernes plus profondes qu’à l’ordinaire, ce qui renforçait son air inquiétant. Et en effet, une prudence beaucoup trop excessive au goût des adolescent l’avaient fait interdire formellement de parler de Seth à quiconque, Ryan, Laureen et Pandore y compris. Situation qui ne semblait pas particulièrement plaire à Novan. « Vous… suggérez que l’on ne retourne plus à Marrihm ?
― Non, Cadet Shilmon. Je l’ordonne. Nous avons de toutes façons prit beaucoup trop de risques en laissant tant s’exposer ceux qui ont si peu d’expérience. Par mesure de sécurité, seuls les membres les plus confirmés continueront leurs opérations.
― Vous ne pouvez pas nous enfermer ici comme ça !
― Ah non ? Vous semblez avoir une bien haute idée de votre importance. Je ne suis ni Shadefire, ni Erellon, et je me fous royalement des rêves d’une gamine étrangère. Si cela peut contenter votre incomparable ego, tous les Cadets sont traités à la même enseigne, et ce dans toutes nos bases. Votre mot d’ordre à tous sera de retourner en cours jusqu’à ce que j’en ai décidé autrement. Mais remettez encore une fois, une seule fois en cause mon autorité, et ce que nos hommes vivent dans les rues de Marrihm vous paraîtra une situation de rêve. Suis-je bien clair, Cadet ?
― Sauf votre respect, monsieur, nous sommes les seuls à savoir comment le contacter, et les seuls à qui il fait confiance.
― Et vous croyez que je n’y ai pas pensé ? Pourquoi croyez-vous que je ne m’adresse qu’à trois alors que ma décision s’applique à tous les autres ? Je vous ai prévenu avant de la mettre en application afin que vous puissiez régler ce… détail. Vos dernières sorties vers Marrihm auront pour but de faire en sorte que votre contact se confie à d’autres interlocuteurs. Maintenant, plus de discussion. La guerre que j’ai a gérer est autrement plus importante que vos considérations personnelles. »
Sans ajouter un mot de plus, et sans que le trio n’ose parler, Beholder se dirigea vers la sortie, d’une manière moins impressionnante que celle de son collègue disparu, mais qui ne manquait pas d’assurance.
« Merci. »
Après un long moment de silence gêné, Pénombre avait finit par reprendre la parole. En s’opposant ainsi à Beholder, Novan n’avait pas exprimé que ses propres sentiments. Il avait traduit également ce que pensaient ses deux camarades, faisant passer sa loyauté envers ses amis avant tout.
« On ne peut pas accepter cette situation. Nous ne savons peut-être pas nous battre, mais ils n’ont pas le droit de nous mettre à l’écart, nous sommes concernés autant qu’eux. »
Tania acquiesça en réponse à son amie « Nous devrions commencer par en parler à Lawn. Elle vient de loin, sans s’y être préparée, et Seth est la seule personne qu’elle connaît dans le coin. Ryan aussi est à sa recherche. Et on a rien à cacher à Pandore non plus. À nous sept, on trouvera bien comment nous rendre utile. »
« Bayn Drak est le nom sous lesquels les hommes me connaissent aujourd’hui, mais au temps où mes pairs étaient éveillés, je fus Bayn Allimar, le Guérisseur. Si les forces un jour te manquent, utilise l’Appel, et je viendrais apaiser tes blessures. »
La voix de son mentor résonnait dans l’esprit de Seth. Debout sur un toit de Marrihm, il contemplait la cité s’étaler devant lui, se remémorant ce que le vieil homme lui avait apprit. Quelque peu nerveux, il recula et commença à effectuer les gestes. Comme pour bien des sortilèges, c’était superflu, mais il n’avait guère l’habitude d’en lancer ainsi après avoir appris, et il n’était pas sûr d’y arriver aussi bien que lorsqu’il improvisait dans le feu de l’action.
Au court terme d’une sorte de danse gestuelle, il joignit les mains devant lui “Sy’hell Karaos Allimar !” Une longue seconde s’écoula, puis une autre. Puis l’air se troubla légèrement, et de plus en plus, jusqu’à ce que le nuage de brume, désormais familier, se forme et se transforme. Bayn avait répondu. « Tu as réussi. »
Un sourire simple et chaleureux se dessinait sur le visage du Guard. L’adolescent en face de lui semblait surpris de son propre succès. « Cela fait bien longtemps que les Guards ont confié aux Humains le pouvoir de l’Appel. Tous n’ont pas réussi à le maîtriser, mais j’étais sûr que tu y arriverais. Il existe d’autres formes à cet Appel, que tu apprendras au fur et à mesure.
― Tania m’a fait comprendre qu’elle avait caché à ses amis que tu étais toujours en vie…
― Oui, en effet. C’est moi qui le lui ait demandé. Je dois, tu comprends, garder les traits d’un Humain jusqu’à ce que le temps soit venu que reviennent les Guards. Bayn Drak n’aurait jamais pu survivre à l’éruption du Darius. »
Il y eût un silence. Puis Seth reprit la parole. « Qui est Daniel ? » Il savait que son mentor connaissait la réponse.
« C’est… un ami. Il venait parfois nous voir à Drakheg, mais je suppose que tu as perdu les souvenirs que tu avais de lui en même temps que les autres. As-tu entendu parler de Fadriath ?
― C’est une sorte de grande cité au cœur des Terres Sauvages, non ?
― Pas exactement, mais c’est ainsi que les brennans l’imaginent souvent. Daniel vient de là-bas. Il détient des réponses que nous cherchons tous deux, mais il ne nous les donnera que lorsqu’il jugera que le temps est venu. Les habitants de ce lieu se sont donné la règle d’intervenir le moins souvent possible dans la vie des autres peuples. »
Une nouvelle pause, puis Seth s’approcha de nouveau du bord du toit. Bayn l’imita, contemplant lui aussi l’immense capitale Tiefflane. « Cette prophétie…
― Tu y crois ?
― Non. Les prophéties, ça n’existe pas.
― Mon vieux maître Balthazar, celui que vous appelez l’Oracle, était très doué pour deviner ce qui allait se passer, et pourtant il partageait ton avis. Le plus souvent, c’est parce que l’on y croit qu’elles se produisent, et non l’inverse.
― Mais celle-ci décrivait ce qui m’est arrivé alors que personne ne l’avait jamais entendu…
― En es-tu sûr ? Ta mère a beaucoup voyagé avant ta venue au monde. Qui peut dire qu’elle n’est pas allée jusqu’à la Tour de l’Observatoire ? Ou que ce message n’avait pas été laissé également en un autre endroit ?
― Alors qu’est-ce que je dois faire ?
― Agir comme si tu ne l’avais jamais entendu. Si tu n’y crois pas, ne la laisse pas influer sur tes actes. »
Après une nouvelle pause, l’adolescent posa une dernière question.
« Je pourrais utiliser l’Appel à chaque fois que j’aurais envie de te voir ?
― N’en abuse pas. C’est un grand pouvoir que je viens de te confier, Seth. Et n’oublie jamais ceci : un grand pouvoir implique de grandes responsabilités⁽¹⁾. »
« Qui que tu sois au fond de toi, tu n’es jugé que par tes actes⁽²⁾. »
La sentance était tombée de la bouche songeuse de Laureen. Elle avait d’abord littéralement sauté de joie en apprennant que Seth se trouvait finalement plus proche encore que ce qu’elle avait espéré, allant même jusqu’à embrasser la porteuse de bonne nouvelle, Tania, sur les deux joues. Puis elle avait voulu savoir pourquoi le trio ne le lui avait pas apprit plus tôt alors qu’ils l’avaient vu. Et Novan lui avait raconté l’interdiction, puis l’entrevue avec Beholder.
Comme ses camarades l’interrogeaient du regard, elle reprit « Les Pirates ont connu plusieurs épisodes de ce genre. J’ai eu l’occasion d’y repenser il n’y a pas longtemps. Mes parents sont des héros pour Corannea, vous savez. Mais il y a eu des moments où les gens se sont mis à franchement les détester.
― Les conséquences du conflit souterrain. Des gens qui n’ont rien à voir dans l’affaire se retrouvent prit entre deux feux…
― C’est ça. Jusque là, j’ai cru comprendre qu’Esperkand était plutôt populaire, mais avec tout ce qui se passe… et Angel et Behold ont l’air de penser à tout, sauf à ça. Alors on peut le faire à leur place. Les gens ont besoin de héros. On peut donner l’exemple. »
La suggestion sembla trouver échos chez les adolescents. « Tu veux dire, aller aider les gens victimes des règlements de compte ?
― Exactement. La guilde n’est pas censée s’en prendre à ces gens-là, alors on peut faire en sorte qu’ils n’aient pas à souffrir de nos agissements. »
Ils se regardèrent quelques instants, mais il ne semblait rien y avoir à ajouter. Restait à trouver les autres membres du groupe pour les engager dans l’entreprise.
La cité secrète commençait à ne plus du tout l’être pour les adolescents. Ryan, lorsqu’ils le retrouvèrent, était assis dans une salle commune, en train de discuter avec Rempart. Le colosse se leva pour saluer leur arrivée, avec tant d’empressement que ceux-ci s’en étonnèrent.
« Un de mes meilleurs amis s’est fait avoir il y a quelques jours. Grâce à votre informateur, on a pu retrouver ceux qui avaient fait ça et leur faire passer l’envie de recommencer. Merci… » Il hésita. « Si je peux faire quelque chose en échange, n’hésitez pas à me demander. » Les jeunes gens se regardèrent, puis regardèrent Ryan. Rempart reprit « Oh, vous voulez sûrement être seuls. Je vous laisse. » Il s’éloigna vivement, ne se retournant que pour lancer un « Merci encore ! » avant de quitter la pièce.
Le Jihdéan, une fois averti des projets de ses camarades, se montra lui aussi plutôt enthousiaste. « L’idée n’est pas mauvaise… » Il jeta un regard amusé à Astrid en continuant « Mais sans vouloir vous vexer, je crois qu’il vaut mieux qu’il y ait quelqu’un dans le groupe qui sache vraiment se battre.
― Je te mets hors de combat quand je veux !
― Sûrement, mais je doute que ton sourire ait autant d’effet sur les Garùns. »
Comme à son habitude, il redevint cependant presque aussitôt sérieux. « Je marche avec vous… ne serait-ce que pour rencontrer Seth. Yggdrasil m’a quand même chargé de le retrouver… à ce propos, vous avez vu Pandore, récemment ? Il faudrait qu’on sache si c’est bien lui, le rouge qu’elle cherche… »
Tous se regardèrent, soudainement inquiets : ils venaient de réaliser qu’aucun d’entre eux n’avait aperçu la Kendhrane –ni aucun de ses concitoyens– depuis plusieurs jours.
« Le conflit que nous vivons n’a pas touché que Marrihm… peut-être qu’Erellon a rappelé tout le monde pour protéger Kandhrir ?
― J’en doute… Erellon a une fonction officielle dans cette ville, alors si nos ennemis sont aussi agressifs là-bas qu’ici, il n’aura pas eu de mal à réunir plus de moyens pour les repousser… et c’est plutôt un prétexte à se regrouper qu’à rester chacun chez soi.
― Mais où elle est passée, alors ? Elle serait pas partie sans nous prévenir ! »
« Un problème, mademoiselle ? »
Pandore leva les yeux vers Beholder « Ça m’ennuie de ne pas être avec eux. »
Eiko se pencha vers elle, l’air rassurant. « Tu ne pourras pas toujours être là pour les aider. Ils doivent apprendre à voler de leurs propres ailes… »
Après un silence, durant lequel il dévisagea tour à tour chaque personne présente –à savoir, la jeune magicienne, la barde, Angel et le Professeur Relm–, Beholder reprit. « Comme nous en avions convenu, je les ai donc averti de ces… nouvelles dispositions. Leur réaction a été en tout point conforme à celle que nous espérions. Je crois qu’ils sont sur le point de faire quelque chose, maintenant. Angel ?
― Je n’ai pas eu le temps de m’intéresser à la jeune Lawn ces derniers jours, mais lors de notre dernière conversation, je crois avoir réussi à la faire réfléchir au sujet de ce que ses parents ont été amenés à faire dans pareille situation. Avec son affection pour le garçon, il est fort probable qu’elle les suive dès qu’ils lui en auront parlé.
― Bien. Rempart m’a également parlé de ses discussions avec le Jihdéan. Il y a de fortes chances qu’il participe. Je crois donc que nous pouvons espérer une action de leur part dès qu’ils auront l’autorisation de retourner en ville. »
Le Professeur Relm jeta un regard de biais au chef de guilde. « Connaissant votre réputation, j’ai du mal à comprendre la confiance que vous leur accordez…
― Ils ont affronté le Drakhen. » Il avait répondu presque par réflexe, et sembla aussitôt regretter d’avoir parlé. Cependant, il répondit aux regards interrogateurs de ses interlocuteurs « Lors de leur test d’évaluation. Un Drakhen s’est montré alors qu’ils étaient tous les trois seuls. N’importe qui aurait soit prit la fuite, soit finit en bouillie avant que nous n’ayons le temps d’intervenir. Pas eux. »
Un sourire se dessina sur les lèvres d’Angel « Oh… je me souviens de trois autres jeunes gens qui ont fait ce genre de choses, à une époque… » Beholder répondit d’un grognement presque nostalgique avant de reprendre « Et puis Shadefire a confiance en eux, et j’ai confiance en Shadefire. »
La Kandhrane sourit à son tour. « Je vois. Bien, nous avons donc mis nos jeunes héros en position de vous désobéir franchement. Nous allons donc voir ce qu’il en ressort. À part espérer que leurs actes seront à la hauteur de nos attentes, je ne vois guère ce que nous pouvons faire d’autre à ce sujet pour l’instant… je suppose donc qu’il est temps de passer à nos autres ordres du jour ?
― En effet. En premier lieu, nous avons de nouveau perdu la trace du Dragon d’Ombre. Pour une créature aussi impressionnante, il semble avoir une aptitude à disparaître qui ne l’est pas moins.
― Connaissant les aptitudes spéciales de la personne que vous avez chargé de le pister, c’est en effet surprennant. »
Une fois encore, Angel intervint « Altaïr est la meilleure dans son domaine. Mais même si elle ne parvient pas à la retrouver, la créature, si elle reste conforme à son comportement actuel, fera de nouveau parler d’elle très prochainement, et à ce moment… peut-être que vous deux, Eiko et Pandore, pourriez participer à sa traque ? Vous en apprendriez probablement plus que nous à son sujet.
― Eh bien, un peu d’exercice ne me ferait pas de mal… et ça pourrait avoir l’avantage de changer un peu les idées de notre rêveuse. Si personne n’y voit d’inconvénient, j’en serais honorée. »
Beholder consulta le carnet de notes posé devant lui. « Je dois également vous informer que nous avons reçu une demande d’alliance de la part des Dagues d’Ivoire, dont plusieurs bases ont apparemment elles aussi été attaquées par les Garùns et les Shalezzims. Je n’apprécie pas trop ces assassins, mais dans un contexte pareil, je préfère les avoir avec moi.
― Toutes les organisations souterraines commencent à faire front ensemble contre les mêmes ennemis. Il ne nous manquerait que le soutient de la garde et de l’armée impériale, et nous serions véritablement en guerre ouverte…
― Je crains cependant qu’ils ne nous faille pas compter sur ce soutient avant longtemps. Toutes celles de nos organisation qui n’ont pas le statut légal de votre Guilde du Trèfle sont considérées comme responsables des troubles actuels et donc à éliminer au plus vite. D’ailleurs, à ce sujet : par un décret impérial qui a dû paraître officiellement il y a quelques heures, les deux capitales les plus touchées par la guerre souterraine, Marrihm et Siddiv, viennent de passer en Loi Martiale. »
(1) (Et c’est mieux de ne pas avoir d’araignées au plafond, du coup)
(2) N’as-tu jamais dansé avec le diable au clair de lune ?
Mon estimée collègue le professeur Relm saura certainement vous en dire bien davantage que moi à leur sujet, ayant été amenée, durant ses voyages, à croiser de nombreux représentants de ce peuple. Je puis cependant éclairer certaines de vos interrogations les concernant. Les terres d’origine du peuple Warho se situent aux alentours du Massif d’Acapanthès, lui-même situé dans les Terres Sauvages et qui, comme vous ne l’ignorez pas, fut déclaré province impériale durant le règne d’Ayanor Edener Iier, puis laissé à la gouvernance de ses natifs, compte tenu de la difficulté à maintenir des routes commerciales permanentes. C’est à partir de cette époque que certains Warhos, leur société étant de nature plus nomade que la nôtre, commencèrent à venir s’établir dans les Régions Médianes. C’est encore de nos jours leurs caravanes qui gèrent l’essentiel des contacts entre le Territoire Impérial et Acapanthès.
Tout comme les membres du peuple des Pluies, ceux du peuple Warho ont développé des aptitudes surprenantes, qui jouèrent probablement dans leur établissement dans ces régions. Je supposais de prime abord que, comme dans le cas des membres du peuple des Pluies, la plupart de ces caractéristiques étaient dues à des facteurs génétiques propre à leur ethnie. Il s’avère cependant que, comme l’enseigne d’ailleurs leurs croyances, la plus impressionnante d’entre elles soit accessible à nombre de brennans, à condition que ceux-ci en fassent le difficile apprentissage.
Il s’agit d’une capacité de réorganisation cellulaire accélérée, qui, lorsque l’on apprend à l’activer, permet à celui qui en fait l’usage de prendre les caractéristiques physiques d’un animal dont l’organisation corporelle est similaire à la nôtre (vertébré et pourvu de deux bras et deux jambes). Cette métamorphose sollicite les ressources physiques de manière assez importante mais, étant partiellement alimentée par l’énergie magique, il semble possible d’y faire appel même dans un état d’épuisement important. Son résultat est stable, c’est-à-dire que l’individu restera sous les traits de l’animal jusqu’à ce qu’il n’entreprenne volontairement la transformation inverse.
Cette métamorphose, quel que soit le sens dans lequel elle s’accomplit, conserve les caractéristiques propre à l’individu qui en fait l’usage. Par exemple, une blessure ouverte le restera, et les marques corporelles telles que cicatrices, tatouages ou taches de naissances pourront être retrouvées au même endroit. Il semble impossible à un individu donné de prendre la forme de plusieurs animaux différents. De plus, le respect de quelques règles comportementales, devenues des rites de la religion Warho, semble nécessaire à la conservation de cette capacité et à l’absence d’effets secondaires.
Tania était partie seule chercher Seth, prétextant que compte tenu de sa situation de transfuge, mieux valait ne pas l’effrayer en venant trop nombreux. Les quatre autres s’étaient donc mis à marcher au hasard, attendant son retour avec leur nouveau compagnon. Soldats et autres gens d’armes étaient beaucoup plus nombreux qu’à l’accoutumée, parcourant sans cesse la ville par groupe, prêts à intervenir au moindre fait inhabituel.
Au détour d’une ruelle, les adolescents rencontrèrent un petit attroupement de badauds admirant les tours d’un prestidigitateur. Un jeune enfant accompagnait celui-ci, promenant à travers la foule une petite coupe destinée à recueillir les dons des spectateurs. Amusés, les jeunes gens restèrent quelques instants à profiter du spectacle.
Peu après leur arrivée, l’enfant revint vers le magicien, sa coupe manifestement bien pleine. L’homme saisit le récipient et déclara d’un ton grandiloquent « Voyons donc quelle récompense l’aimable assistance estime que nous ayons mérité… » Puis, d’un geste rapide, il renversa la coupe vers le sol… et pas une pièce ne tomba. Son visage prit aussitôt une expression aussi surprise que celle des spectateurs. « Oh… peut-être que c’était trop espérer… »
Il se pencha vers l’enfant et lui caressa les cheveux « Ce n’est pas grave, tu sais… nous trouverons bien… tiens ? Qu’est-ce que cela ? » L’une des pièces disparues venait d’apparaître entre ses doigts. « Bigre ! Serait-ce de la monnaie voyageuse ? » Il repoussa une mèche de cheveux de l’enfant et fit mine de découvrir une autre pièce cachée derrière son oreille. « Décidément ! L’autre oreille, peut-être ? » Il vint la dégager de sous les cheveux aussitôt, mais ne découvrit rien… jusqu’à ce qu’il semble plonger son doigt à l’intérieur, et en ressortir une nouvelle pièce. Sous les rires et les applaudissements du public, il continua de fouiller l’enfant quelques instants, récupérant ainsi toute la somme qui avait disparu de la coupe.
Lorsqu’il se redressa pour saluer sous les acclamations, cependant, une patrouille d’apparence assez inamicale venait de faire irruption dans la ruelle. « La mendicité et les spectacles de rue sont interdits dans l’enceinte de la ville ! » En moins de quelques secondes et sans que les adolescents n’aient le temps d’intervenir, ils avaient dispersé la foule et emmené de force le prestidigitateur.
Novan et Lawn n’eurent besoin que d’un regard de concertation pour décider d’agir, s’élançant à la poursuite des soldats sans même prendre le temps de vérifier que les deux autres les suivaient. Ce qu’ils ne faisaient pas, Astrid ayant préféré s’approcher de l’enfant qui restait debout au milieu de la ruelle, ahuri. « Eh, bonhomme ! » Elle se pencha vers lui, souriante, et lui tapota le bout du nez… avant de faire elle-même apparaître une pièce entre ses doigts, qu’elle lui tendit. « Il en avait oublié une.
― Papa… » Le gamin prit la pièce d’un air triste, auquel elle répondit par un autre sourire.
« T’en fais pas, on va te le ramener. Mes copains sont les meilleurs ! Tu veux bien me faire plaisir ? Va t’acheter quelque chose à grignoter, et quand ce sera fait, ton papa sera revenu. »
L’enfant hésita quelques instants… puis partit en courant vers la boutique la plus proche. Ryan s’approcha de son amie. « Impressionnant… qui t’a apprit à faire ça ?
― Mon oncle. Tu as vu par où ils étaient partis ?
― Non, mais je suis sûr que Novan et Lawn sauront se débrouiller. On ferait mieux de rester dans le coin pour être sûrs que Seth et Tania nous retrouvent. »
Ils rattrapèrent la patrouille quelques rues plus loin. Lawn avait sorti plusieurs pétards de sa poche. Elle en alluma un qu’elle lança prestement, et qui explosa en touchant le sol juste devant la patrouille. Les soldats tirèrent leurs armes aussitôt, cherchant l’origine de l’attaque, mais les deux jeunes gens s’étaient dissimulés derrière un étal abandonné.
Laissant l’un de leurs camarades surveiller le prisonnier, les hommes se séparèrent en deux groupes et commencèrent à fouiller l’allée devant et derrière eux. Au moment où ceux qui revenaient en arrière allaient parvenir à la cachette des adolescents, une volée d’oiseaux sembla émerger de l’étal et foncer vers eux. Novan avait sorti son cahier à dessins et usé de son pouvoir juste à temps, et les volatiles, piaillant et battant des ailes en tous sens, empêchèrent les gardes d’avancer.
L’autre moitié de la patrouille, voyant ce qui se passait en arrière, avait rebroussé chemin et avançait au pas de course. Un second pétard adroitement lancé les fit cependant se jeter sur les côtés, mais cela ne les retarda que de quelques secondes. Soit le temps nécessaire au prestidigitateur pour montrer qu’il avait lui-même quelques ressources.
Sitôt remis de la surprise de la première explosion, l’homme avait en effet sorti une épingle de sa manche et s’en était servi pour se débarrasser des chaînes qui le menottaient. Ses mains libérées, il avait aspergé le visage du soldat resté à ses côtés d’une sorte de nuage coloré et avait fait un pas en arrière pour disparaître à la manière de Shadefire.
Lorsque Lawn et Novan, voyant qu’il s’était échappé, décidèrent de s’enfuir, la voix de l’homme leur parvint du mur derrière eux « Par ici ! » Une grille d’aération qu’ils n’avaient pas remarqué s’était ouverte, juste assez grande pour leur permettre à tous deux de s’y faufiler. Lorsque les soldats parvinrent jusqu’à l’étal, aucune trace des deux jeunes gens ne restait dans la ruelle.
Le souterrain dans lequel ils étaient entré était quelque peu sombre et ne sentait pas particulièrement bon, mais l’on s’y sentait à l’abri. L’homme, après avoir refermé la grille, leur adressa un franc sourire « Merci d’être intervenus. De quelle organisation êtes-vous ? »
Novan hésita à répondre, mais Lawn ne lui laissa pas le temps de se décider « La Guilde d’Esperkand.
― Excellente nouvelle. L’Assemblée Pétaudière hésitait à s’allier à vous… vous pouvez désormais compter sur ma voix. Je pense que j’arriverais à convaincre également les autres. »
Puis, d’un geste bienveillant, il les invita à le suivre dans le souterrain.
Le cri de l’aigle, finalement, se fit entendre, signalant que le dragon approchait. Eiko et Pandore se regardèrent. Toutes deux avaient hâte de se trouver face à la créature, qu’elles n’avaient pour l’instant connu que par les récits d’autres personnes. La bête jaillit d’entre les arbres, crocs en avant, sans doute attirée par l’odeur de viande.
Le piège destiné à capturer l’animal n’était pas des plus savamment élaboré, mais il semblait efficace : connaissant l’importance de l’odorat dans la chasse des autres Drakhens, et supposant qu’il le serait autant pour celui-ci, les gens de la guilde avaient reproduit l’odeur d’un gibier fraîchement tué à proximité des endroits où apparaissait le plus souvent leur cible. Ces dragons pouvant se montrer charognards quand la faim les poussait, celui-ci avait accouru.
Surpris de ne trouver apparemment aucune trace de nourriture sur place, la créature poussa un hurlement sauvage, comme prête à passer sa rage sur la forêt entière. C’est ce moment que choisit l’aigle pour descendre en piquet, passer comme il savait si bien le faire entre les crocs du monstre, puis remonter légèrement, cherchant à l’attirer vers le centre de la clairière.
La bête noire, cependant, ne semblait cette fois pas disposée à se laisser faire. Devinait-elle le piège ? Elle cherchait à croquer le rapace à chaque fois que celui-ci passait à sa portée, mais sans jamais trop s’avancer. « Il est malin… »
Eiko, tout en restant cachée, se mit soudain à chanter. Sa voix amplifiée par ses dons de phénix rendait un son presque surnaturel, qui fit dresser l’oreille de toute vie aux alentours. Le dragon secoua la tête, frottant les siennes de ses courts bras en cherchant l’origine du chant. Celui-ci résonnait cependant d’une manière qui rendait la chose malaisée. La mélodie se fit sauvage et taquine, et l’on eût impression d’y distinguer un minuscule insecte qui voletait autour de la créature, la piquant sans cesse de son dard. La bête hurla de nouveau, sans parvenir toutefois à couvrir complêtement le chant.
“Filnea Falnor !”
Pandore avait crié elle aussi de toutes ses forces, jaillissant dans la clairière, et une sorte de tourbillon de vent s’échappa de sa main tendue pour avancer en bourdonnant vers le dragon, arrachant tout sur son passage. La créature reçu le coup à l’épaule et recula de quelques pas, mais se tourna vers Pandore et tenta d’avancer face au vent, crocs en avant.
Durant quelques instants qui parurent une éternité, ces deux puissances s’affrontèrent, la force bestiale du Drakhen contre la magie de la jeune femme. La créature sembla prendre finalement le dessus, gagnant pas à pas du terrain sur le cyclone. Le chant d’Eiko changea alors, se faisant renfort et protecteur. On eût dit cette fois distinguer dans le son de sa voix des barrières se dressant autour de son amie, restaurant ses forces.
D’un geste, la jeune magicienne mit fin à son sort, puis aussitôt, “Filnea Falnor !” Le second cyclone atteignit le dragon de plein fouet alors que son élan lui faisait perdre l’équilibre. Cette fois, la créature chancela et tomba en arrière… dans le piège le plus ancien qui soit. L’enchevêtrement de feuilles mortes et de branchages qui couvraient le sol au centre de la clairière céda sous son poids, l’entraînant au fond d’un trou assez grand pour qu’il y disparaisse.
Cessant de chanter, Eiko vint rejoindre une Pandore qui s’efforçait de reprendre son souffle. L’aigle poussa un autre cri et se dirigea vers le couvert des arbres. « On l’a eu ! »
Mais la bête avait plus de ressources que ce à quoi les deux kandhranes s’attendaient. Alors que les deux femmes s’approchaient du trou, et dans une sorte de rugissement à en faire trembler la forêt, elle s’en échappa d’un bond bien plus gigantesque que tout ce à quoi l’on s’était attendu. Retombant souplement sur ses pattes, la bête donna un grand coup de queue qui les atteignit toutes deux en même temps, les repoussant violemment en arrière. Pandore n’eût que le temps de voir le dragon s’enfuir en courant avant que sa tête ne heurte quelque chose et qu’un voile noir ne couvre ses yeux.
Après ce qui lui paru durer moins d’une seconde, ce voile noir fut déchiré par une intense lumière turquoise. Elle parvint à distinguer les contours d’un bâtiment ancien, probablement situé quelque part sous terre. Sa vision n’était pas très nette, mais elle distinguait clairement cette lumière turquoise, et face à elle, une chose sombre, beaucoup plus grande, qui s’avançait, menaçante. La lumière se débattit comme elle le pouvait, mais la chose sombre progressait de plus en plus, prête à l’encercler.
« Pandore ! »
La voix d’Eiko ramena soudain la magicienne à la réalité. Elle parvint à ouvrir les yeux, pour retrouver la douce clarté de la clairière. Son amie était penchée sur elle, ainsi que la femme d’Esperkand qui les accompagnait.
« Lawn… Lawn est en danger. »
Altaïr et Eiko se regardèrent. La barde savait reconnaître les étranges visions de son amie, et confirma à l’autre femme que la menace, quelle qu’elle soit, était sérieuse. Altaïr acquiesça calmement. « Rentrez à Baarn Thor. Je vole à Marrihm les prévenir. »
Tania avait rejoint Seth et lui avait parlé de leur projet. Comme elle s’y attendait, l’adolescent s’était immédiatement montré de leur côté. « Et qui sont les deux autres du groupe ?
― Il y a Ryan Hagen… un Jihdéan. Il paraît que leur Yggdrasil l’avait chargé de te retrouver, mais je ne saurait pas trop t’en dire plus. En tout cas, il marche avec nous. Je crois que Pénombre lui a tapé dans l’œil. »
― Et l’autre ? Cette Pandore dont tu m’as parlé ?
― Non, nous n’avons pas de nouvelles de Pandore depuis quelques jours… » Un sourire mutin se dessina sur le visage de l’adolescente. « L’autre, c’est une jeune demoiselle pirate que tu connais bien.
― Laureen Lawn est en ville ? »
La voix avait semblé émerger du mur derrière eux. Comme ils regardaient, surpris, dans cette direction, Bayn apparu à sa manière habituelle, mais son visage était plus soucieux qu’à l’ordinaire.
« Papa ?
― Je viens d’apprendre que les Garùns se pensaient sur le point de capturer un otage qui obligerait les Seigneurs Pirates à rester à l’écart. Si la fille du Capitaine Lawn est ici… »
Seth et Tania échangèrent un regard, puis se précipitèrent vers la sortie.
Après le départ de l’enfant, plusieurs autres patrouilles étaient passées à proximité de la ruelle. « On aurait peut-être dû l’accompagner…
― Il m’avait l’air d’avoir l’habitude de la rue et d’être malin. Ne t’en fait pas pour lui. »
Astrid semblait de plus en plus impatiente. « On va quand même pas rester les bras croisés pendant des heures !
― Ça fait à peine quelques minutes… calme-toi. Seth et Tania seront bientôt là, et on pourra faire quelque chose d’utile.
― J’ai un mauvais pressentiment… on aurait jamais dû les laisser partir chacun de leur côté !
― Tania n’avait pas loin à aller, et Lawn et Novan sont parfaitement capables de se débrouiller. Juste un peu de patience, et… »
Il s’interrompit soudain, posant la main sur la garde de l’épée qu’il tenait dissimulée sous ses vêtements. Son amie avait elle aussi entendu un léger bruit suspect. « À ton avis… gardes ou shalezzims ? »
Le Jihdean ne pût lui répondre que d’un hochement de tête gêné : n’ayant jamais apprit à communiquer par la pensée, il était capable de l’entendre, mais pas de répondre de la même manière. « Shalezzims. Des gardes n’auraient jamais réussi à rester aussi discrets… Derrière-toi ! »
Ryan tira son épée en se retournant, juste à temps pour parer un coup porté par un épéiste aux cheveux teintés de vert et de rouge surgi comme de nulle part. Astrid sorti son bâton à son tour, et l’abattit sur la tempe d’un autre assaillant qui, trop sûr de surprendre sa cible, fut lui-même trop surpris pour se défendre.
Ce premier ennemi assommé, les autres s’étaient montré, et les deux jeunes gens étaient entourés d’un groupe de quatre hommes armés et prêts à combattre. « Tiens donc… je commençais justement à m’ennuyer… »
D’une pirouette, Astrid repoussa son second adversaire, tandis que les moulinets de l’épée de Ryan tenaient les trois autres à l’écart. Mais soudain, une autre patrouille se présenta à l’entrée de la ruelle et les gardes, remarquant la bataille, s’y lancèrent également, l’arme en avant.
Les trois Shalezzims qu’affrontait Ryan parvinrent à s’enfuir sans demander leur reste, mais le dernier, de même que les deux adolescent, fut rapidement capturé. Les gens d’armes n’avaient visiblement pas l’intention de se perdre en considération sur qui avait attaqué qui, et préféraient prendre tout le monde.
« Celui-là est K.O. !
― Attache-le, il ne nous posera pas de problèmes au réveil. »
Après avoir désarmé leurs prisonniers, les soldats avaient au moins eu la présence d’esprit de les séparer. Le Shalezzim, bien qu’entravé, semblait toujours vouloir en découdre d’avoir les adolescents. « Bon, maintenant, voyons ça… »
Celui qui semblait être le chef de la patrouille saisit l’épée de Ryan et l’examina. Puis, il tenta de faire de même avec le bâton de Pénombre… mais à peine avait-il effleuré celui-ci qu’une décharge électrique lui traversa le corps.
“Fallavilina !”
Tania avait attendu juste le bon instant pour intervenir. Des grains de lumière colorée tombèrent du toit, surprenant les soldats, qui diminuèrent leur surveillance, laissant aux adolescents la possibilité de s’enfuir à toutes jambes, ce qu’ils firent immédiatement. Les gardes n’ayant pas eu le temps de les attacher correctement, ils purent libérer leurs bras et récupérer leurs armes au passage.
« Ils ont des complices sur le toit ! »
Une partie des gardes partit à leur poursuite, tandis que d’autres se lançaient dans l’escalade. Mais Tania n’avait pas l’intention de les attendre et avait sauté dans la rue presque aussitôt, rejoignant ses camarades. « Où est Seth ?
― Je suis là ! » Le garçon, vêtu de son habit sombre à capuche, avait surgit entre leurs poursuivants, en faisant tomber plusieurs. La mêlée qui s’en suivit paru plus confuse encore aux yeux d’Astrid, encore peu habituée aux scènes de bataille. Le sommet fut atteint lorsqu’un aigle fit irruption au milieu des combattants, essayant ses serres sur les armes des soldats.
Sitôt la patrouille mise à terre, l’animal se mit à voler autour des jeunes gens, l’air amical. Une sorte de sacoche était accrochée sous son aile. « On dirait… c’est pas l’aigle qui avait retenu le dragon d’ombre, l’autre jour ?
― On dirait qu’il veut qu’on le suivre… »
L’oiseau s’envola à travers les rues, et les adolescents décidèrent de le suivre. Il les mena jusqu’à l’entrée d’une petite échoppe abandonnée, dans laquelle ils se précipitèrent, refermant la porte derrière eux. Une fraction de seconde plus tard, la patrouille avait surgi dans la rue à leur recherche, et avait continué sa route au pas de course sans remarquer qu’ils étaient entrés.
L’aigle, alors, tendit ses ailes, et les secoua : les plumes commencèrent à se rétracter, et les doigts prirent la forme de mains humaines. Le bec avait disparu également, et la tête s’était déformée jusqu’à ce que les traits d’Altaïr ne deviennent reconnaissables. Le temps qu’ils réalisent qu’elle était entièrement nue, et la sacoche qu’elle portait sous le bras s’était ouverte pour la couvrir d’une sorte de robe de voyage.
« Comment… ?
― J’appartiens au peuple Warho. Mademoiselle Lawn n’est plus avec vous ?
― Nous avons été séparés… »
La femme de la guilde se mit à recoiffer ses cheveux, laissés en désordre par la transformation, en les regardant tour à tour. « Votre amie Pandore pense qu’elle est en danger. Nous devons la retrouver rapidement. Et je suppose qu’après ce qui vient de se passer, vous aurez plus à cœur de respecter les décisions vous concernant.
― C’est-à-dire que…
― Je sais que vous avez désobéi et que c’était exactement ce que Beholder attendait de vous, mais tout chef qu’il soit, je ne vais pas le laisser jouer plus longtemps avec vos vies. » Elle adressa un regard au jeune Shalezzim. « C’est toi, le fameux informateur ?
― Oui.
― Je suppose que tu es obligé de rester en ville pour continuer à être efficace ?
― En fait, je peux me tenir informé de n’importe où…
― Bien. Dans ce cas, tu vas retourner chez toi et préparer tes affaires, et je t’emmène avec moi jusqu’à notre base. Et remet cette capuche, il vaut mieux éviter d’attirer l’attention des gardes avec tes cheveux bleus. » Elle se tourna de nouveau vers les trois cadets. « Retrouvez vos camarades, où qu’ils soient, et repartez sans nous attendre. Les choses deviennent beaucoup trop risquées ici. »
Peu de brennans ont franchi les portes de Fadriath. Le long chemin qui nous sépare d’eux, traversant les Terres Sauvages sur une grande part de leur longueur, n’en est pas la seule raison. Les habitants de ce lieu aiment à rester à l’écart de notre monde, à n’intervenir que le moins possible dans les affaires d’Hera.
Cependant, il semble qu’il leur est arrivé, par le passé, de transgresser à cette règle. On trouve de nombreux éléments de nos différentes sociétés des Régions Médianes qui semblent trouver leur source dans ce que nous savons de la culture fadrane. Certaines racines de notre vocabulaire viennent de la langue qu’ils utilisent pour nommer les choses et les personnes.
(…)
Les scientifiques et magiciens de Kandhrir ont également été amenés à étudier quelques objets dont la conception dépasse de loin nos compétences, et que nous supposons être le fruit des leurs. L’exemple le plus célèbre est celui des amulettes de protections. Ces pendentifs de formes diverses, mais d’un potentiel magique incroyable semblent capable de protéger celui qui les porte de la mort elle-même.
En fait, ces artefacts semblent capables de créer autour de leur porteur une sorte de champ de force qui va repousser toute menace mortelle. On peut toucher le porteur sans problème, et cela ne l’empêche pas de se couper ou de se brûler, mais tout ce qui est du style d’un coup d’épée dans le cœur ou d’un projectile mortel sera entièrement repoussé.
De tels objets sont évidemment très recherchés par les personnes ayant une vie plutôt risquée, mais il n’en existe que très peu que nous ayons répertorié, et toute tentative de découvrir le secret de leur fabrication s’est soldée par un échec.
« L’Assemblée Pétaudière. Réunion des voleurs de bas étages, des mendiants, des gredins, des miséreux. Nous sommes les bas-fonds, la fange, la racaille de cette ville. Tous ceux que Marrihm a préféré oublier. »
Le prestidigitateur les conduisait à travers les couloirs sombres du souterrain. Leur route croisait de nombreux abris de fortunes, des lits de cartons sur lesquels dormaient des hommes maigres et sales, et d’autres qui se disputaient de maigres ressources.
« Mais nous sommes aussi le plus redoutable des instruments. Personne ne fait attention à nous. Personne ne nous remarque, sauf lorsque nous nous donnons en spectacle. Parce qu’on nous croit sourds ou muets, incapable de comprendre et de répéter, on oublie de se mettre hors de portée de nos oreilles. Nous avons nos entrées partout. Personne ne connaît cette ville mieux que nous.
La Guilde d’Esperkand s’est toujours montrée bonne pour nous, sachant employer nos talents et nous rétribuer largement au delà de ce que l’on pourrait espérer. C’est pourquoi certains d’entre nous ont voulu, dès le début de votre guerre souterraine, se rallier à votre cause. Mais d’autres ont remarqué que ces affrontements étaient dangereux pour nous, et ont supposé qu’occupés par vos nouveaux ennemis, vous en oublieriez vos alliés. Je pourrais désormais leur dire qu’ils se trompaient : vous êtes toujours à nos côtés. »
Leur marche avait dû les ramener jusqu’au niveau de la surface, car lorsque l’homme s’arrêta pour ouvrir une porte dérobée, ils virent devant eux la ruelle dans laquelle ils avaient assisté au spectacle. Le gamin surgit soudain comme de nulle part, se jeta dans les bras de son père, et lui chuchota quelques mots à l’oreille.
« Vos camarades ont eût quelques ennuis avec les gens d’arme, mais il semble qu’ils s’en soient tirés. Ils sont apparemment partis de ce côté. Vous pourrez remercier l’autre jeune femme de son obole. Je ne puis vous accompagner plus loin, mais vous prie de bien vouloir transmettre mes amitiés à votre Beholder. Votre guilde aura bientôt de nos nouvelles. »
Il allait refermer la porte, mais se ravisa soudain « Oh. Je dois également vous avertir, très chère, que les Garùns ont proposé une récompense conséquente à quiconque capturerait une jeune demoiselle dont la description correspond en tous points à la vôtre. » Et sans en ajouter davantage, il bascula le mécanisme et les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls dans la ruelle, interdits.
« On aurait dû aller les chercher avec eux… Si Lawn est vraiment en danger…
― D’après ce que je me suis laissé dire, ta jeune demoiselle Pirate est parfaitement capable de se débrouiller. Les trois Cadets se sont déjà rendu célèbre pour avoir quelques talents malgré leur inexpérience, et le Jihdéan est plus doué à l’épée que la plupart des membres de la guilde. Dans l’immédiat, ton propre sort devrait davantage te préoccuper. »
Tous deux prenant grand soin de rester discrets, Altaïr avait suivi Seth jusqu’à sa demeure temporaire. Bayn avait naturellement déjà quitté les lieux, sans doute retourné à ses activités de Guard. Cependant, un petit paquet était posé sur la table, vers lequel Seth se dirigea prestement pendant qu’Altaïr restait dans l’entrée, semblant ne pas vouloir se montrer trop intrusive.
« Au fait, si je puis me permettre… tu ressembles beaucoup à Aelyn.
― Vous avez connu ma mère ?
― Comme tous les anciens de la Guilde, même si certains doivent l’avoir oublié. C’était longtemps avant ta naissance, quand nous étions jeunes et insouciants. » Elle eut un léger éclat de rire. « J’avais énormément d’affection pour elle, même si peut-être pas autant qu’Angel ou Shadefire. Tu as dû remarquer que nous nous ressemblons quelque peu. À l’époque, il arrivait qu’on nous prenne pour deux sœurs. »
À l’intérieur du paquet se trouvait un pendentif en forme d’épée. Le cœur de Seth eût un sursaut en le voyant : il s’agissait de celui que portait sa mère, qu’il avait laissé soigneusement rangé au fond de son paquetage, au camp Shalezzim. Un petit mot rédigé par son mentor l’accompagnait.
« Je pressens que tu n’auras pas l’occasion de passer prendre tes affaires avant un moment. J’ai fait récupérer ceci pour toi, je suppose qu’il pourra t’être utile. N’hésite pas à m’appeler si tu es seul et que tu en ressens le besoin. »
D’un mouvement vif, il passa le pendentif autour de son cou, puis le glissa sous ses vêtements. Une sensation ancienne et familière le parcourut : la magie contenue dans l’objet venait de se réveiller au contact de sa peau. Se dépéchant d’emballer le reste des affaires qu’il avait emporté en ville, il ne put s’empêcher de reprendre la discussion « Tania m’a raconté votre première rencontre. Vous veniez du désert, à ce moment-là ?
― Oui… j’avais volé aussi loin que mes ailes avaient pu me porter avant de tomber à bout de forces. Je crois que reprendre mon aspect humain afin que ceux qui viendrait à mon secours me reconnaissent a été la dernière chose que j’ai pu faire avant de perdre connaissance…
― Pourquoi étiez-vous là-bas ? Est-ce que ça avait à voir avec…
― Les raisons pour lesquelles ta mère y était allée à l’époque ? Oui. Mais ce n’est ni l’heure, ni le lieu pour parler de cela. Et tant qu’à faire, je préférerais que tu me tutoies. »
Ils n’ajoutèrent mot ni l’un, ni l’autre. Une fois le sac de Seth bouclé, Altaïr l’emmena hors de la ville.
Ils quittèrent le véhicule dans le village de Leeshan. Le Chorban continuait sa route jusqu’à l’Université, située un peu plus loin dans la forêt, mais la Warho avait préféré éviter de traverser un lieu trop fréquenté. Les vacances de fin d’année touchaient à leur fin, et la plupart des étudiants étaient de retour, faisant de la petite ville forestière le plus sûr des chemins.
Après plusieurs minutes de marche dans la forêt, ils parvinrent jusqu’à l’une des entrées de la cité souterraine. L’adolescent s’était attendu à ce que l’endroit soit gardé, mais personne ne les arrêta, peut-être parce que son guide était l’un des membres les plus connus de la guilde.
« Je dois parler de toi à Angel et à Beholder. Ce n’est pas que j’ai l’intention de leur laisser le choix de t’accueillir ou non, mais ils doivent être prévenus. »
Les couloirs souterrains se succédèrent, presque inquiétants. De temps en temps, l’on devinait l’ombre de quelques présences humaines, occupées, dans les environs, mais guère plus. Jusqu’à ce qu’une jeune femme surgisse soudain au croisement de deux couloirs, bousculant au passage l’adolescent, qui tomba au sol. Elle se retourna pour s’excuser, mais retint une exclamation en apercevant les cheveux teintés dépassant de la capuche. Elle leva vivement les yeux vers Altaïr, puis tourna les talons et reprit précipitamment sa route.
« Curieux… elle avait l’air soucieuse… je me demande ce qui se passe.
― Qui était-ce ? J’ai l’impression de l’avoir déjà vu…
― Aucune idée. Je ne connais pas tous les cadets. Mais il y a quelque chose d’étrange, en tout cas. Je pense que tes camarades doivent être revenus ou ne vont plus tarder. Je vais commencer par t’emmèner aux salles communes, et puis j’irais tenter de tirer ça au clair. »
« Tu es Seth, n’est-ce pas ? Allez, dis-moi que c’est toi… »
La carte d’Hera s’étalait de nouveau sous ses yeux. Maintenant, elle savait où chercher. Si comme elle le supposait, la lumière rouge manquante représentait Seth, alors elle devait apparaître à l’endroit où le Shalezzim se trouvait au moment où elle avait fait ce songe. C’est-à-dire, lui avait confié Lawn quelques jours plus tôt, quelque part dans les Hauts Sommets.
Cette fois, malgré l’éblouissement provoqué par le puissant éclat d’ambre, malgré la danse lente des autres lueurs et de l’ombre autour d’elle, elle ne quitta pas cette zone du regard. Il était temps de le trouver… et elle le trouva enfin. Une lueur fugitive d’un sombre éclat rouge, qui s’alluma juste derrière l’ambre. Juste avant que le rêve ne s’achève.
« C’est bien toi… »
Pandore revint peu à peu à la réalité, avec une sensation étrange au cœur. La septième personne qu’elle recherchait était à portée. D’une certaine manière, elle avait rempli la mission que Kerd Erellon lui avait confié, et pourtant… pourtant, il restait tellement d’incertitudes. L’ombre représentait-elle bien ces guerriers venus du désert ? Seth avait été à leurs côtés, peut-être aurait-il la réponse. Et pourquoi cette lueur d’ambre autour du rubis ? Seth et Tania avaient été élevés comme frère et sœur, mais ne l’étaient pas vraiment. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu lui faire pour sa couleur l’accompagne ainsi ?
Rester à réfléchir assise sur ce lit ne lui apporterait rien de plus. Peut-être étaient-ils déjà revenus de Marrihm ? Il fallait qu’elle parle à la demoiselle. Elle en profiterait d’ailleurs pour prendre des nouvelles de Lawn. Encore fatiguée et endolorie de sa rencontre avec le dragon, elle se leva néanmoins, rangea précieusement l’amulette et se dirigea vers la sortie.
Elle allait atteindre les salles communes lorsqu’elle aperçu devant elle ce qui ressemblait à une statue d’ambre se déplaçant dans le couloir. Elle se hâta de la rattraper « Tania ! »
Mais ce n’était pas Tania. La taille et la carrure correspondaient, mais lorsque la statue se retourna vers elle, son aspect ambré se dissipa pour révéler un adolescent vêtu de noir, dont quelques mèches de cheveux bleus-argent dépassaient de la capuche. « Oh, pardon, j’avais cru voir quelqu’un d’autre… tu es Seth ? »
Il acquiéça, et elle remarqua alors seulement qu’Altaïr se tenait juste à ses côtés. « Après ce qui vient de t’arriver, tu devrais être en train de te reposer, Pandore.
― Je vais bien. Juste un peu affaiblie, mais ça ira. Où sont les autres ?
― J’allais te poser la même question. Ils ne vont sans doute plus tarder s’ils ne sont pas déjà ici… je les ai prévenu du danger que tu pressentais pour la jeune demoiselle Lawn, et je les ai quitté pour m’occuper de ce jeune homme. D’ailleurs, puis-je te le confier ? Je dois aller parler à Angel et Beholder le plus rapidement possible. »
Et sans davantage de cérémonie, la femme tourna les talons, laissant seuls les deux jeunes gens. Après un rapide simulacre de révérence, auquel il répondit d’un mouvement de tête, Pandore réengagea la conversation, tout en l’invitant à le suivre jusque dans la salle commune, où ils prirent tous deux un siège pour continuer à parler plus à leur aise.
Tania avait déjà parlé à Seth de Pandore et de ses rêves, aussi n’eût-il pas de difficultés à comprendre ce qui motivait la jeune femme. Il lui confia ce qu’il savait à propos du Néant, ce sombre pouvoir jadis utilisé, disait la légende, pour combattre l’armée d’outrecieux. Ce vieux mythe restait méconnu même de la plupart des Shalezzims, qui n’auraient pas été capables de donner un nom au pouvoir noir, mais Teyn Alambar avait fait de nombreuses recherches sur le sujet et avait transmis ses résultats à ses élèves.
Le Néant. Une chose qui dévore tout, magie comme matière ou lumière. Pour les Kandhrans, un tel pouvoir n’existait que dans les contes et les cauchemars, mais Seth était si persuadé de sa réalité que Pandore le fut également. Cela correspondait en effet parfaitement à la brume noire de son rêve, mais comment une poignée de jeunes gens pourraient-ils repousser pareille menace ?
L’adolescent ne dévoila cependant pas tout ce que Bayn lui avait apprit à ce sujet. Il évoqua l’identité du sorcier du clan Urmahn qui avait réuni Garùns et Shalezzims contre l’Empire, mais sans mentionner les liens de sang qui l’unissaient à lui.
Pandore lui demanda également s’il avait une idée de la personne que représentait la lumière rouge. Si pour une mystérieuse raison, Seth et Tania étaient représenté par la même couleur, cela signifiait que le rubis qu’elle venait de découvrir représentait quelqu’un d’autre. Le seul nom qui vint à l’esprit de Seth était celui de Zaahn, mais son ancien compagnon d’entraînement était désormais hors de portée.
Cette discussion avait déjà duré un certain temps lorsque Novan entra dans la pièce « Ah, vous êtes là.
― Oh, salut. Vous tous êtes rentrés ? Tout va bien ?
― Tout va bien. Et je ne sais pas ce qu’il y avait dans ta vision, Pandore, mais tu peux être rassurée : Lawn n’a rien.
― Elle est ici ?
― Et elle a hâte de te voir, Seth. Ils sont dans l’autre salle commune, celle qui est du côté de l’Université. Je venais vous chercher. »
Les deux jeunes gens se levèrent pour suivre leur ami. L’ancien Shalezzim reprit la parole presque aussitôt « Que s’est-il passé après mon départ avec Altaïr ? Je veux dire… vous n’avez pas eu de difficultés à vous retrouver ?
― C’est allé. En fait, Lawn et moi sommes revenus là où nous nous étions séparés presque en même temps qu’eux. On aurait certainement pu rentrer assez rapidement, mais avec ce qui venait de se passer, les patrouilles étaient encore plus sur les nerfs que d’habitude. On a dû en éviter quelques unes, donc ça nous a prit plus de temps que prévu.
― Les gardes ne vous ont pas posé trop de soucis ?
― Penses-tu… pour la plupart, ils sont tellement balourds… de vrais trolls… »
Seth se retint de répliquer que les Trolls qu’il connaissait n’étaient pas spécialement balourds. En fait, le souvenir d’une certaine bataille contre des trolls venait de lui revenir en mémoire. La cour du monastère enneigée, et une ensorceleuse qui luttait à ses côtés contre plusieurs de ces monstres… il s’arrêta net. « Seth ?
― La fille qui m’a bousculé, tout à l’heure… je viens de me rappeler où je l’avais vu ! »
Lorsqu’ils parvinrent tous trois dans la salle commune, Astrid et Ryan s’y trouvaient seuls, gisant au sol. Le Jihdéan était inconscient, blessé à la tête, tandis que la jeune femme gémissait, incapable de se relever sans aide.
« Attaqué par surprise… rien pu faire…
― Calme-toi. Qu’est-ce qui s’est passé ?
― Cette fille… on se méfiait pas… frappé Ryan en premier… sans lui, on faisait pas le poids…
― Où sont les filles ?
― Emmené Lawn… Tania lui a couru après… par là… »
Novan se redressa vivement et se tourna vers ses camarades. « Vous êtes tous les deux meilleurs que moi au combat, et il faut que quelqu’un pour les soigner tous les deux et donner l’alerte. Foncez. »
Ils ne se le firent pas répéter, et il ne leur fallu guère de temps pour les rattraper. La porte qui menait vers l’extérieur était nettement endommagée, empêchant la fuyarde d’avancer –sans doute l’œuvre d’un sort de Tania. Celle que Seth devinait être Lawn était étendue à terre, inconsciente elle aussi, et l’autre adolescente combattait de toutes ses forces, mais elle avait clairement le dessous. L’ennemie était bien la Shalezzim qu’il avait reconnu.
« Reste en arrière.
― Quoi ?
― Tu as dit que tu étais affaiblie… et c’est à moi de régler ça. Reste en arrière.
― Pas question !
― Si ! Filnea Falnor ! »
Le sort de l’adolescent ne provoqua qu’une courte bourrasque, mais qui fut suffisante pour repousser Pandore hors de la pièce. Et pour attirer l’attention. L’Ensorceleuse venait de mettre Tania à terre, et se retourna vers lui. « Tiens donc, mais qui voilà ? Tu as donc bel et bien retourné ta veste…
― Laisse-les tranquilles et je te laisserais sortir d’ici.
― Qui crois-tu être pour me dicter ma conduite ? Je n’ai peur ni de toi, ni d’aucun de tes nouveaux alliés. J’emporte la fille Lawn avec moi, et si tu tiens à ta vie, tu ne vas pas intervenir.
― Ce genre d’agissements n’est pas digne d’une enfant de Shale.
― Ne prononce pas le nom de la déesse, vil traître !
― Tu crois que tu vaux mieux que moi ? Nous avons tous trahi Shale en acceptant cette alliance. Je suis sans doute plus fidèle à ses enseignements que toi.
― Ça suffit ! Sycrandemenn ! »
Une volée de dagues de glaces se format devant la Shalezzime, qui d’un revers de la main les envoya toutes voler vers l’adolescent. Ce dernier parvint de justesse à éviter l’attaque, et tira son épée.
« Tu oses pointer une arme dérobée à l’Ordre contre moi ?
― Tu me dois une vie. Et je vais te la reprendre ! Stanta Yy’hell ! »
Les colonnes de feu se formèrent devant le garçon, avançant vers sa cible. Trop lentement, cependant : elle n’eût besoin que d’un revers de la main pour les dissiper dès qu’elles furent parvenues à sa portée. « C’est tout ? »
Mais pendant qu’elle observait les flammes, elle avait perdu son adversaire du regard, et celui-ci en avait profité pour se rapprocher suffisamment pour frapper. Elle para le coup sans effort et, dégainant sa seconde lame, frappa à son tour. L’adolescent ne put que reculer de quelques pas.
« Tu maîtrises quelques sorts, et moi beaucoup plus. Tu sais à peine te battre, je suis une combattante accomplie. Tu as une arme, j’en ai deux. Sur quels avantages comptes-tu donc pour éviter la défaite ?
― Tu es seule, et nous sommes deux ! »
Répondant au cri de Seth, Tania, qui s’était relevée, avait lancé une boule de feu vers l’ensorceleuse, qui fut atteinte au bras et poussa un hurlement. Cela ne suffit cependant ni à l’arrêter, ni même à lui faire lâcher son arme. « …cela …peut s’arranger. » Se retournant aussi vivement que possible, elle propulsa vers l’adolescente une nuée d’éclairs. Touchée au ventre, celle-ci s’effondra de nouveau.
« Tania !
― Comme c’est touchant… C’est ta petite amie ?
― Qui elle est ne te regarde pas ! »
Disant ces mots, Seth avait de nouveau bondit et frappa plusieurs fois, de toutes ses forces. Son adversaire, cependant, bien que n’utilisant que son bras indemne, n’avait aucune difficulté à repousser ses coups. L’adolescent frappait autant qu’il le pouvait, cherchant à dépasser ses défenses, mais la Shalezzime était, comme elle l’avait dit, beaucoup plus expérimentée que lui dans ce domaine, et semblait aussi à l’aise que s’il s’était agit d’un entraînement. Au bout de quelques temps, elle leva simplement sa seconde arme et frappa, atteignant le garçon à l’épaule.
Le coup avait été porté de la garde, et non de la lame, et la douleur était légère. Cependant, l’aisance avec laquelle son adversaire avait supporté le sort de Tania et débordé ses propres défenses le déconcerta. Elle frappa de nouveau par deux fois, toujours de la garde, et l’atteignit à la joue et à l’estomac avant qu’il n’ait reprit ses esprits.
« Défends-toi ! Tâche au moins de ne pas faire honte à ton ancien instructeur ! »
Et comme le dernier coup l’avait fait reculer de quelques pas, elle conclut sa remarque en projetant vers lui une bourrasque qui le fit rouler au sol. « ser… Seriatnemidès ! » Une brusque secousse jaillit de devant l’adolescent, filant en ligne droite vers son adversaire. Celle-ci sauta en arrière pour l’éviter, mais le sol tremblait encore à son niveau lorsqu’elle retomba, et ses pieds ne purent la maintenir au sol.
Lorsqu’elle se redressa, endolorie et ayant laissé échapper l’une de ses armes, Seth s’était lui-même remit debout et avait bondit dans sa direction, l’arme levée. Elle ne put cette fois parer que de justesse et reculer pour se mettre à l’abris. « Tu as enfin décidé de te mettre à combattre ? »
Pour toute réponse, il frappa de nouveau, puis encore lorsqu’elle para le premier coup. Leurs lames s’entrechoquèrent plusieurs fois de plus en plus vivement, allant jusqu’à soulever des gerbes d’étincelles. Cette fois, l’ensorceleuse semblait avoir perdu de sa morgue et combattait elle aussi de toutes ses forces.
Forte, elle l’était cependant davantage que lui. Au terme de nombreuses passes d’armes, elle parvint de nouveau à déborder ses défenses et à le toucher à la hanche, cette fois du tranchant de sa lame. Mais ce n’était pas le genre de duel que l’on arrête au premier sang versé. Seth avait à son tour poussé un cri et continuait à lutter comme il le pouvait, tentant d’ignorer la douleur.
Elle reprit de nouveau l’avantage peu après, le forçant à reculer de plus en plus, pour finalement se désengager et d’elle-même reculer « Tu m’excuseras, mais cela commence à faire un certain temps. Je préfère en finir avec cette petite formalité avant qu’un nombre conséquent de vrais combattants ne se montrent. SannaAdis ! »
Le rayon bleuté fusa de ses yeux, atteignant à l’épaule un adolescent trop essoufflé pour tenter de l’éviter. Cela ne l’empêcha toutefois pas, malgré un autre cri, de garder son épée à la main et de se remettre en position de combat. Poussant un soupir agacé, elle joignit les mains devant elle, créant une gigantesque boule de feu qu’elle expédia dans sa direction. Atteint de plein fouet, il fut projeté en arrière.
« As-tu ton compte, cette fois ? »
La réponse qu’elle reçu ne fut pas celle à laquelle elle s’attendait : Seth se releva presque aussitôt, certes titubant, mais visiblement toujours indemne. Le seul effet du projectile enflammé semblait avoir été de refermer sa blessure à la hanche. « Comment as-tu… ? » Le pendentif en forme d’épée au cou de l’adolescent semblait devenu incandescent.
« Oh… vieille sorcellerie que voilà. Ce collier protecteur ne te sauvera pas à tous les coups. »
Elle tendit le poing dans sa direction, d’un air moqueur “Synahe Dofegur !” Lorsqu’elle ouvrit la main, une nuée d’insectes sembla émerger de sa peau, volant en direction de l’adolescent dans un bourdonnement furieux. L’amulette pouvait protéger Seth de bon nombre de choses, mais pas de la douleur des piqûres. Lâchant son arme, il tenta vainement de les faire partir, perdant ainsi de vue son adversaire qui ne tarda pas à lui rappeler sa présence d’un coup de poing à la mâchoire.
Du même geste, elle saisit le pendentif à pleine main et l’arracha, avec l’intention de le lancer hors de portée. Ne connaissant ces artefacts magiques que de réputation, elle ignorait que leur rougeoiement n’était pas seulement visuel : la brûlure du métal la contraignit à le laisser tomber à ses pieds. Cela ne l’empêcha pas de lever de nouveau sa propre arme. Seth, encore désarmé même si ses minuscules assaillants s’étaient évaporés, était sans défense.
“Marregen Hann !” Un bouclier de poussière et de gravats se forma entre elle et sa cible, juste à temps pour arrêter son arme. « Encore toi ? Combien de fois faudra-t-il donc que je te tue ? » La Shalezzime se retourna vivement pour lancer sur Tania une nouvelle série d’éclair, mais cette fois-ci, l’adolescente para le coup sans difficultés.
D’un autre coup de poing, l’ensorceleuse envoya Seth rouler de nouveau à terre. « Bien. J’achèverais ce minable traître après t’avoir fait souffrir autant que tu le mérites.
― Essaye seulement. »
Tania avait ramassé l’arme perdue par son adversaire, et lorsque celle-ci s’élança dans sa direction, elle se défendit honorablement. Elle non plus, cependant, n’était pas de taille à lutter contre une aussi redoutable adversaire. Bientôt dépassée, elle laissa échapper l’épée, non sans avoir auparavant vengé Seth en blessant l’attaquante à la jambe. La lame ne la manqua que de justesse au coup suivant, et le revers qui suivit l’atteignit de la garde à la tempe, l’assommant sur le coup.
« Oh, non, pas de ça… » La Shalezzime lâcha son arme et se pencha vers elle « Je veux que tu sois consciente quand je te tuerais.
― Enlève tes sales pattes de ma sœur. »
Elle leva les yeux vers Seth et resta bouche bée. La peau de l’adolescent était devenue anormalement pâle, et les veines qui la parcouraient s’étaient teinté d’ébène. Le bleu-argent de ses cheveux était devenu un turquoise flamboyant, et ses yeux brillaient d’une lueur sablée. Avant qu’elle ait pu réagir, il avait bondi vers elle, la frappant de ses poings nus avec une force supérieure à tout ce dont il se serait cru capable.
Cet étrange état ne dura cependant pas éternellement. Alors qu’il était parvenu à l’acculer au mur, et qu’il s’appretait à lui briser le crâne d’un seul coup, il redevint soudain le garçon faible et épuisé qui venait de mobiliser ses dernières ressources. Les lèvres de l’ensorceleuse bougèrent à peine, et une explosion de lumière le renvoya à l’autre bout de la pièce.
Avant qu’il parvienne à se relever, elle était montée sur lui, l’arme à la main. « Pas mal, mais il fallait m’achever quand tu en avais l’occasion. »
Alors qu’elle allait frapper, les doigts de l’adolescent rencontrèrent un allié inespéré : le pendentif en forme d’épée qu’elle lui avait auparavant arraché. D’un geste désespéré, il saisit l’amulette et leva vivement le bras : la minuscule lame se planta dans le cou de la Shalezzime. Quelques secondes défilèrent, durant lesquelles chacun regarda l’autre droit dans les yeux, sans plus bouger… puis Seth tira son arme improvisé, usant des dernières forces qui lui restaient, tranchant la gorge de son adversaire. Elle s’effondra sur le côté.
Tous ses muscles criant de douleur, l’adolescent ne parvint pas à se relever, mais se força encore à ramper jusqu’à Lawn, puis jusqu’à Tania. Toutes deux étaient inconscientes, et il ne parvint pas à les réveiller. Alors, dans une ultime prière, il appela à l’aide. “Sy’hell Karaos Allimar !”
Puis il s’évanouit à son tour, sans savoir si son appel avait été entendu.
Bien que les mines aient toujours joué un grand rôle dans l’économie de la province de Galben, vous n’êtes pas sans savoir que le nombre d’entre elles encore en activité est très nettement inférieur au nombre total de celles répertoriées, alors même que certaines non-exploitées seraient encore en mesure de fournir une quantité suffisante de ressources.
Conformément à votre demande, nos services ont donc dressé un état des lieux du paysage minier dans cette province. (…)
Il ressort également clairement de cette étude que nombre de mines laissées à l’abandon par les organismes agréés se sont vues devenir des lieux privilégiés pour certains occupants non-désirés. Nos services ont découvert en inspectant ces mines un certain nombre d’occupations par divers groupes de hors-la-loi.
Plus préoccupante a été la découverte du fait que certaines de ces occupations illégales semblent découler d’organismes en apparences parfaitement reconnus et respectueux des lois, telles que plusieurs guildes et un ordre religieux. Bien que cela ne relève pas de notre domaine de compétence, nous supposons que cela peut être la marque d’activités illicites auxquelles se livrent les organismes en question sous couvert d’une existence officielle.
Vous trouverez ci-joint les cartes présentant l’estimation demandée des ressources de chaque mine répertoriée dans la province de Galben, ainsi que les renseignements que nous avons pu acquérir concernant leurs occupations agrées ou non.
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. Etait-il vivant, ou mort ? Il ne le savait pas. Quelle importance, puisqu’il aurait totalement cessé d’exister dans quelques instants ?
Il avait perdu la dernière bataille. Il avait été aspiré dans ce vide sans fin d’où l’on ne pouvait revenir. Tout ce qu’il aimait, tout ce pourquoi il avait lutté… Plus rien ne le protégerait désormais. Tout allais disparaître après lui. Rien ne subsisterait.
Il pouvait sentir les formes évoluer autour de lui. Tout ce qui l’avait précédé en ce lieu était ici. Tant et tant de ses compagnons d’armes tombés au combat. Les trésors de savoir et de connaissances qu’il aurait voulu pouvoir découvrir. Jusqu’à ce qui avait été la plus grande et la plus belle cité qu’Hera ait porté, tout avait été balayé sans qu’il n’y puisse rien.
Il avait perdu cette guerre avant même de la commencer. Pourquoi avait-il été celui qui devait les protéger de ce Fléau ? Il n’avait jamais été à la hauteur de cette tâche.
« Ce n’est pas ce que tu penses.
― Je n’ai pas réussi à les protéger…
― Le crois-tu vraiment ? Tu n’as pas ouvert les yeux depuis. Comment peux-tu savoir ce qui s’est passé ?
― Même si Maître Bayn m’a entendu… elle était seule. Elle était seule et j’ai donné toute mon énergie. Je voulais régler ça seul, tu parles d’un résultat…
― Tu es toujours là. Elle est morte, et tu es toujours en vie. Tu as probablement sauvé tes amies. Ce n’est pas exactement ce que j’appelle une défaite.
― Mais…
― Tu as quinze ans, Seth. Quinze petites années. À ton âge, je n’aurais pas fait la moitié de ce que tu viens de faire. Je ne sais pas s’il te laissera le temps dont tu aurais besoin pour apprendre tout ce qu’il y aurait à apprendre, mais je sais que le temps dont tu disposes te suffira. Le moment venu, tu seras prêt. Tu seras à la hauteur. »
En prononçant le dernier mot, elle l’avait repoussé hors de son rêve. Hors de l’antre du Néant.
On l’avait allongé dans un lit plutôt confortable. Il ouvrit lentement les yeux. La pièce autour de lui était sombre, mais semblait accueillante. Un homme était assis dans un coin de la pièce, le regardant.
« Bonjour, Seth. Nous commencions à nous demander si tu allais te réveiller avant l’an prochain…
― Lawn ? Tania ?
― Elles vont bien. Comme Astrid et Ryan. Et toi également, d’ailleurs, si l’on excepte cette petite sieste de deux jours. Il faudra d’ailleurs que tu m’expliques comment vous avez fait : la pièce est à moitié effondrée, la jeune demoiselle qui vous a attaqué a manifestement livré une violente bataille avant de trépasser, et vous trois étiez presque aussi indemnes qu’inconscients. »
L’homme se leva. « Quoi qu’il en soit, Esperkand est fière de compter sur un allié tel que le fils de notre chère Aelyn. À peine es-tu arrivé parmi nous que celle qui nous espionnait de l’intérieur depuis un bon moment est identifiée et mise hors d’état de nuire, je crois qu’on peut appeler cela de l’efficacité. On m’appelle Angel, ravi de te rencontrer enfin.
― Tu… Vous parlez comme Gregan…
― Je vais prendre ça pour un compliment. Et tu peux me tutoyer. »
Il s’approcha et déposa un objet sur la table. Penchant la tête, Seth reconnu son pendentif. « Tania m’a demandé de te rendre ça. Elle a dit que c’était important.
― Elle t’a… elle n’est pas là ?
― Les choses deviennent un peu… compliquées, en ce moment. Avec ce qui vient de se passer, nous avons préféré les éloigner quelque peu. D’autant que juste avant son… départ expéditif, Gregan leur avait confié quelques petites tâches. »
Il se dirigea vers la sortie. « Je repasserai te voir un peu plus tard. Repose-toi, tu vas avoir besoin de tenir sur tes pieds très bientôt. »
Déjà debout ?
Seth venait de se lever lorsqu’Angel se montra de nouveau. Un vertige le prit cependant rapidement, l’obligeant à se rasseoir sur le lit. « Ohlà, fais attention. Altaïr nous a clairement fait comprendre avant de partir qu’elle nous ferait passer un très mauvais moment s’il t’arrivait quelque chose.
― Que s’est-il passé ces deux derniers jours ? Où sont-ils partis ?
― Eh bien, il y a quelques… objets… que nous souhaitions qu’ils dérobent pour nous. Nous avons finalement réussi à les localiser peu avant ton arrivée. Dès que nos jeunes camarades ont été de nouveau en état, nous les avons envoyé à leur recherche. Astrid et les deux garçons doivent être arrivés à proximité de leur cible, et les trois autres demoiselles atteindront sans doute la leur demain. Tu n’as pas à t’en faire pour eux, ils sont entre de bonnes mains.
― J’aurais quand même bien aimé pouvoir leur parler avant…
― Ils ne devraient pas être long. Et je crois que je t’ai trouvé de quoi t’occuper en attendant…
― Tu… peux m’en dire plus ?
― Eh bien, Tania m’a dit que tu avais un certain don pour communiquer avec les dragons… nous en avons un qui nous pose quelques petits problèmes, et ton talent pourrait nous permettre d’y remédier.
― Vous voulez mon aide pour tuer un dragon ?
― J’espère que non. Mais nous voudrions le retrouver et comprendre ce qui lui est arrivé. Évaluer s’il présente un réel danger, et… bref, l’étudier.
― Je pense que c’est dans mes cordes…
― Bien. Dans ce cas, je suppose que nous nous occuperons de cela dès que tu seras en état. »
“Sy’hell Karaos Allimar !”
Quelques instants s’écoulèrent avant que Bayn ne commence à apparaître. Sitôt arrivé, le guard regarda Seth malicieusement. « Je me demandais quand tu allais m’appeler… Te voilà bien remis, on dirait. Tu n’étais pas en très grande forme, la dernière fois.
― Merci…
― Oh, je n’ai pas fais grand chose.
― Tu nous as sauvé tous les trois.
― Je n’ai fait qu’accélérer votre guérison. Le vrai sauveteur a été celui qui a terrassé la menace. »
Ils se regardèrent en silence un moment, puis Seth reprit « Tania t’a appelé, depuis ?
― Elle n’en a pas souvent l’occasion. Nous tenons à protéger mon secret, et il n’est pas toujours aisé d’avoir la discrétion adéquate à bord d’un navire. Néanmoins, j’étais avec elle à l’instant.
― Comment va-t-elle ?
― Un léger mal de mer et la traversée l’ennuie quelque peu, mais elle va bien.
― Et Lawn ?
― Aux anges, comme je suppose chaque fois qu’elle prend la mer. Leur destination se rapproche. Je crois qu’elles sont impatientes de passer à l’action.
― Ils veulent m’emmener chasser un dragon…
― Ce mystérieux Drakhen Noir qui rôde aux alentours de Marrihm ? N’hésite pas. Tu as des choses à apprendre, à son sujet comme au tien. »
Il avait gardé les yeux bandés durant tout le voyage. Mais il n’avait pas eu besoin d’y voir pour savoir où on l’emmenait. L’odeur de la nuit était celle qui avait bercé son enfance, et qu’il n’avait pas oublié. La fraîcheur du vent sur sa peau lorsque l’on avançait à l’extérieur, et l’échos du souffle entre les sommets ne pouvait pas tromper. Ils avaient franchi la frontière de Galben, avançant vers l’Est et légèrement vers le Nord. Il ignorait combien de temps s’était écoulé, mais ils devaient s’approcher de Corell.
L’on avait fini par l’entraîner jusque dans ce qui lui semblait être une mine abandonnée. Après un bon moment de marche sous terre, il avait été poussé dans une nouvelle cage, où le bandeau lui avait enfin été retiré, de même que les entraves lui liant les mains. « Où sommes-nous ?
― Tu as en déjà repéré plus que tu ne l’aurais dû. Ne compte pas sur moi pour t’apprendre le reste. »
Shadefire jeta un regard vers le jeune Traqueur Shalezzim qui refermait les barreaux autour de lui.
« Mais pourquoi on croit toujours Angel quand il fait semblant de ne rien savoir, et qu’avec moi ça ne marche jamais ? »
Tred éclata de rire. « Tu lui demanderas quand il t’aura rejoint dans cette cage… si nous ne décidons pas de le tuer avant.
― Vous sous-estimez gravement mes compagnons… ceci dit, je ne m’en plaint pas, puisque ça se retournera contre vous.
― Ton petit traître, Ganatiel, est déjà mort. Et puisque la fille Lawn que vous hébergiez est désormais entre nos mains, vos alliés maritimes ne bougeront pas. Nous n’avons pas besoin de sous-estimer tes pathétiques voleurs, il nous suffit de ne pas les surestimer. »
Si le premier mensonge eût un effet quelconque sur Gregan, il n’en montra rien. « Vous croyez réellement que menacer la fille Lawn suffira à retenir les Pirates ? Quelle naïveté… Si vous l’avez réellement entre vos mains, votre seul espoir d’échapper à la vengeance de son père est de vous faire tuer par nos autres alliés avant qu’il n’arrive jusqu’à vous.
― Quels alliés ? Les Dagues d’Ivoire ? Ils marchent avec nous. L’Assemblée Pétaudière ? La garde de votre cher empereur s’en est déjà chargé.
― Tu as réussi à retenir autant de noms ? Incroyable… Ton pauvre petit cerveau doit être en surchauffe…
― SannaAdis ! » Le rayon bleuté fusa du regard du Traqueur, frappant le mur à quelques millimètres de la tête du prisonnier. « Cherche à attiser ma colère si ça t’amuse… mais n’espère pas me faire ouvrir cette cage. Je peux te torturer sans avoir besoin d’y entrer.
― Soit. Eh bien, dans ce cas, si nous discutions calmement entre personnes civilisées, au lieu de chercher à tout prix à blesser l’autre ?
― Et de quoi voudrais-tu donc parler ?
― Il se trouve que j’ai fréquenté quelques prêtres de Shale, par le passé… si cela ne te dérange pas, j’aimerais vérifier si mes connaissances à propos de votre religion ne se sont pas trop détériorées. Avant d’être nos ennemis, vous étiez un ordre dont les préceptes me paraissaient très intéressants… »
Le Traqueur esquissa un sourire et fit signe à l’un de ses compagnons de lui apporter un siège. Puis il s’installa confortablement face à la cage. « Le premier pas vers la conversion… je t’écoute. »
« Seth, voici Jed Ransen, ancien responsable des Cadets qui vient juste d’être nommé membre officiel, et Eiko Faldora, qui nous est envoyée par la Guilde du Trèfle. Eiko, Jed, Seth Ganatiel, dont je vous ai déjà parlé. »
Angel venait d’emmener l’adolescent jusque dans une clairière de la forêt où les deux autres semblaient préparer une embuscade. Après les salutations d’usage, Eiko consulta son jeune compagnon du regard et, n’ayant pas de tâche importante à régler, s’approcha davantage de l’adolescent, pendant que le chef de guilde inspectait les installations.
« Alors, c’est donc toi le fameux Seth… que penses-tu de nos pièges à dragon ? »
Le piège rudimentaire auquel Pandore, Altaïr et elle avaient déjà fait appel la fois précédente était toujours présent, bien que son inefficacité ait été clairement démontrée, simplement parce que les gens de la guilde, plus occupés par d’autres affaire, n’avaient pas prit la peine de le reboucher. Pour la forme, il avait été de nouveau dissimulé sous un simulacre de sol.
« Je doute qu’un dragon tombe dans un piège aussi basique…
― Nous en avons déjà fait l’expérience, à vrai dire. Celui-là est surtout là pour essayer de le retenir de ce côté-ci de la clairière, pour que… Seth ? Ça va ? »
Le garçon venait soudain de froncer les sourcils Il y a quelque chose de bizarre…
Presque aussitôt, la voix d’un dragon se fit entendre, puissante et bestiale. Le sol tremblait presque sous ses pas.
« C’est lui ! En position ! » Répondant au cri d’Eiko, les hommes de la guilde rejoignirent les postes qu’ils s’étaient attribués un peu plus tôt. Le Dragon d’Ombre jailli d’entre les arbres, à l’autre bout de la clairière, bien avant que la femme et l’adolescent aient pu en faire autant. Il ne s’arrêta pas, ne regarda pas autour de lui, fonçant droit sur eux. Le piège central fut franchi d’un seul bond comme s’il n’avait pas existé.
Juste avant que ses mâchoires ne se referment sur eux, un énorme tronc fixé par des cordes aux arbres les plus proches avait été libéré, et l’avait percuté à la hanche. Sous la violence de l’impact, la bête fut projetée sur le côté et s’étala de tout son long sur le sol.
À couvert ! À peine Seth et Eiko avaient-ils eu le temps de se mettre à l’abris sous le couvert des arbres que la bête se relevait et, secouant la tête, semblait reprendre ses esprits. Il poussa un nouveau cri et reprit sa route aussi vite, droit sur l’adolescent.
Des coups de feu éclatèrent. Les hommes de la guilde, conscients du danger, avaient décidé d’utiliser leurs fusils. Mais la bête n’eût qu’un frémissement à peine à chaque impact, et le plomb dans sa peau ne l’empêcha pas d’avancer.
Seth s’était retourné et se dressait face à la créature, comme s’il cherchait à entrer en contact avec elle. Les hommes de la guilde lui criaient de s’éloigner, mais il ne bougea pas. “Filnea Falnor !” La tornade s’éleva des mains de l’adolescent, repoussant le dragon de toute la force du plus puissant des vents, mais la bête semblait avoir gardé en mémoire sa précédente expérience de ce sort, car elle se pencha sur le côté pour éviter la rafale, et ne recula presque pas.
L’un des hommes de la guilde –toute sa concentration focalisée sur le dragon, Seth ne reconnu pas immédiatement le dénommé Jed Ransen– avait sauté à ses côtés, et, armant son fusil, visa et atteignit le drakhen juste entre les deux yeux. Celui-ci ne paru pas s’en émouvoir.
Ransen désigna alors un groupe d’arbre du doigt. N’ayant pas besoin de plus d’informations, Seth acquiesça, puis mit fin à son sortilège. Les deux jeunes gens avaient plongé chacun de leur côté, et la mâchoire du dragon se referma une fraction de seconde plus tard à l’endroit où ils n’étaient plus.
Tous s’étaient rendu compte que la bête en avait plus particulièrement après Seth, et personne ne s’étonna quand ce fut dans la direction où courait l’adolescent qu’elle se tourna pour partir à sa poursuite. Celui-ci parvint à le distancer juste assez longtemps pour passer sous les arbres désignés par Jed. Alors que le dragon allait le rattrapper, un nouveau piège se déclencha, faisant tomber sur la bête un filet constitué de cordes solides et de lourdes chaînes.
De quoi l’immobiliser un moment. Les hommes de la guilde quittèrent tous leur poste pour s’approcher, l’arme à la main. Sitôt qu’il eût reprit son souffle, Seth plongea son regard dans celui du dragon et chercha à renouer le contact. Presque aussitôt, les autres le virent reculer comme s’il avait reçu de violents coups, mais il teint bon.
Tout était sombre. Aucune lumière. Là où aurait dû se trouver l’esprit du dragon, il n’y avait que le vide absolu. Et l’impression étrange qu’une autre volonté s’était emparée de cet endroit. Une volonté beaucoup plus lointaine, plus diffuse, mais tellement encore plus sombre et plus malveillante.
Le Drakhen avait presque entièrement disparu. Son corps n’était plus qu’une enveloppe vide, une marionnette dont les ficelles étaient tirées par d’autres intérêts que ceux de sa survie. Le nouveau maître des lieux avait ressenti la sourde douleur du choc contre le tronc d’arbre, puis le brusque éclat des balles qui pénétraient son épaisse peau, mais il n’y prêtait pas attention. Ce corps pouvait survivre le temps d’accomplir sa volonté, puis il n’aurait plus la moindre utilité.
Quelques échos, cependant, rappelaient que le dragon avait existé. Il était brisé, déchiré, en miettes, mais si réduit qu’il soit, il continuait à lutter. Les Drakhens étaient beaucoup plus résistants que ce que l’Ombre avait envisagé. Il parvenait même, de courts instants, à reprendre le dessus. C’était lui qui avait choisi de pourchasser l’oiseau, plutôt que de rattraper la caisse lumineuse. Lui encore qui, lorsque ce pantin de corps était tombé au fond du trou, en était sorti d’un bond, et qui avait choisi de prendre la fuite plutôt que d’écraser la luciole de la tornade.
Seth fut rejeté dans son propre corps, hébété. Il voyait, par les yeux du dragons, le Chorban entraîner au loin le véhicule dans lequel brillaient de tous leurs feux trois minuscules étoiles, l’une d’ambre, l’autre d’améthyste et la troisième de calcite. Il voyait l’aigle fondre sur lui et parvenir enfin à le réveiller. Sans l’intervention d’Altaïr ce jour-là, Tania, Astrid et Novan auraient été détruits.
Il rassembla ses pensées sur la deuxième vision. L’humaine qui, dans les yeux de la créature, ressemblait à une luciole illuminant d’un éclat de saphir, avait montré une puissance magique plus grande que tout ce que l’Ombre avait connu jusque là. Elle avait réussi à repousser jusque dans le trou, où le dragon s’était éveillé de nouveau. Il avait reprit le contrôle de son corps et, une fois encore, avait entraîné l’Ombre loin de ce qu’elle cherchait, l’empêchant de détruire les lumières.
L’Ombre s’était soudain étendue jusqu’à lui, cherchant à l’envahir, mais il l’avait repoussé, et ce faisant, il avait été de nouveau happé dans l’esprit de la créature. De nouveau, il voyait par ses yeux. Le présent, cette fois. Il se voyait tenter de briser ses liens, sans prêter attention à ces insectes qui grouillaient autour de lui. Seul l’éclat d’ambre en face de lui l’intéressait. Il devait parvenir à réduire en miette. Une seule lueur brisée, et les autres ne seraient plus une menace.
Mais le dragon se réunissait et luttait. Sa venue lui avait donné un but, et il ne cherchait plus qu’à repousser l’Ombre assez loin pour entrer en contact avec lui. Il réunit ses forces pour l’aider. Un lien étrange le reliait à cette ombre, par lequel il pût la maintenir à l’écart. L’esprit du Dragon afflua en lui.
À mesure que le dragon se reformait autour de sa conscience, il découvrit toute son histoire. La sortie incertaine de l’œuf. Les premières chasses en forêt. Le jeu des affrontements contre les drakhens dont le territoire jouxtait le sien. Les premières parades amoureuses. Puis la rencontre avec les hommes en noir.
Il avait été capturé. Ils avaient agité leurs flambeaux autour de lui. Le flambeau dont la lumière était… on l’avait forcé à regarder cette lumière. Peu à peu, il avait senti sa volonté se briser. Il était tombé en miettes. Puis les hommes en noir avaient déversé leur ombre en lui. Une autre volonté s’était imposée à la sienne. Son corps et son esprit avaient changé.
L’Ombre, quoique semblant servir de plus grands intérêts, n’avait qu’un seul but : retrouver et détruire les étoiles. Ses dernières forces avaient été consacrées à l’en empêcher. Il ignorait tout de cette Ombre et de ceux qui la lui avaient imposé, mais il n’avait pu survivre qu’en se concentrant sur sa vengeance. Tant que les étoiles restaient brillantes, le dragon aurait gagné. Si ce visiteur inattendu était un ami, il devait faire la dernière chose qui restait à faire. Le seul moyen de lui apporter l’ultime victoire.
La conscience du dragon fut de nouveau submergée par l’Ombre. L’étranger, le visiteur, se trouva de nouveau encerclé. L’Ombre le connaissait. C’était l’une de ces étoiles, une de ces lucioles, un de ceux qu’il devait détruire. Mais il était différent. L’Ombre existait également au fond de lui. Elle coulait dans ses veines comme la lumière dans ses artères. Il était double. Et l’Ombre, pour la première fois, hésita. Lui permettant de s’échapper et de retourner dans son corps.
Seth réouvrit les yeux. Autour de lui, Angel et Eiko attendaient, anxieux. Les autres hommes de la guilde continuaient de pointer leurs armes sur la créature.
« Tu as… tu as réussi ?
― Le Néant… ils l’ont rendu esclave du Néant. Ils en ont fait une arme pour contrer nos défenses.
― Qu’est-ce que l’on peut faire ?
― Lui accorder ce qu’il demande. »
Mais à peine avait-il fini de parler que l’Ombre à l’intérieur du dragon avait reprit le contrôle de son corps. D’un mouvement plus vif et plus brusque, elle parvint à briser ses chaînes et à se libérer de ses entraves, envoyant du même coup les hommes les plus proches heurter violemment les arbres.
“Synahe Dofegur !” Seth avait réagit aussitôt. Son contact avec le dragon lui avait permit de savoir exactement ce qu’il devait faire. La nuée d’insectes se propagea de ses mains vers l’animal, tous dards déployés. La bête hurla, tournant sur elle-même, fouettant l’air de sa queue, mais sans parvenir à chasser ses minuscules assaillants.
La douleur et l’agacement était tels qu’encore une fois, comme Seth le prévoyait, l’esprit du Drakhen parvint à se reformer et à reprendre le dessus sur la créature du Néant qu’on avait fait de lui. Reconnaissant celui qui venait de partager son esprit, l’animal, sitôt que le sort se dissipa et qu’il fut de nouveau libre de ses mouvements, s’approcha beaucoup plus calmement de l’adolescent, offrant sa tête et son cou d’un air suppliant.
« Jusqu’au bout seul maître de ton destin. Je t’offre cette dernière victoire en guise d’adieu, vaillant camarade. Puisse la bataille que tu as mené être épargnée à tous nos frères dragons. Sycrandemenn ! »
Les dagues de glaces se formèrent et pénétrèrent sans effort la peau abîmée de la bête, qui poussa un dernier cri de défi avant de s’effondrer, emportant l’Ombre avec lui dans la mort.
Les hommes de la guilde s’étaient tous redressés, mais aucun ne semblait vouloir bouger. Durant un long instant, tous restèrent debout à regarder la dépouille du dragon, conscients de l’anormalité de ce qui venait de se passer. Puis enfin, Eiko s’approcha de l’adolescent qui se tenait penché sur l’énorme gueule de la créature.
« Nous n’oublierons pas la souffrance de cette créature. S’il nous fallait une raison de nous battre, la voici trouvée. Plus jamais un être vivant ne doit subir ce que celui-ci a subi.
― Sois maudit, Enabas… ton ombre ne s’étendra pas jusqu’à nous. Nous ferons obstacle au Néant.
― Qu’as-tu apprit ?
― Il sait qui nous sommes. Tania, Pandore, Pénombre, Novan et moi, au moins. Je ne sais pas s’il a repéré les autres. Il sait qui nous sommes, et il cherche à nous détruire. Ça fait partie d’un plan plus grand… c’est comme dans le rêve de ton amie : je crois qu’il nous considère comme les seuls obstacles entre lui et ce qu’il veut faire.
― Et vous êtes de taille à l’arrêter. Tu viens de nous le prouver une nouvelle fois.
― Il y a autre chose… il connaît l’étendue des pouvoirs de Pandore. Il sait qu’elle est plus puissante que tout ce qu’il envisageait. L’Ombre le lui a dit. Je crois qu’il va chercher un moyen d’augmenter sa propre puissance magique pour être sûr d’avoir le dessus.
― Nous l’en empêcherons. »
Les derniers mots étaient venus de la bouche d’Angel. L’adolescent et le chef de guilde échangèrent un regard déterminé. Il fallait maintenant se remettre au travail pour parvenir à empêcher leur adversaire d’arriver à ses fins.
Alors que les hommes quittaient la clairière, Seth jeta un dernier regard vers le cadavre noir du Drakhen. Il y avait autre chose. Quelque chose qu’il soupçonnait depuis longtemps, et que l’Ombre venait de lui confirmer. Le Néant était présent en lui. Il avait perdu cette guerre avant même de la commencer, disait son rêve. Comment pourrait-il gagner si l’ennemi qu’il affrontait à l’extérieur le rongeait également de l’intérieur ?
La quête s’était achevée par la victoire de Galaad, annonçant la fin du temps d’Avalon. La reine Morgane avait rappelé ses sujets, et l’île des sorciers allait quitter ce monde, entraînant avec lui sa magie. Mais le prince Mordred refusa de tout emporter avec lui. Il fallait, disait-il, qu’un peu de la magie d’Avalon demeure sur Hera, car pouvait venir le jour où le nouvel ordre aurait besoin de réveiller l’ancien. Ce fut sa baguette, souvenir de son apprentissage, qu’il choisit de laisser derrière lui, et il la dissimula là où les amis d’Avalon pouvaient venir la retrouver. Cependant, craignant qu’un ennemi d’Avalon ne s’en empare, il convoqua cinq gardiens intemporels, et les chargea de barrer la route à ceux qui tenteraient de s’emparer de ce trésor sans qu’il ne leur revienne.
« Bien que les ruines du véritable château aient disparu depuis bien longtemps, les terres que nous longeons sont réputées pour avoir été autrefois celles du domaine de Camelot. La famille qui en est propriétaire –et qui se vante d’un lointain lien de parenté avec les Pendragon– s’est livrée pendant de longues années à un certain nombre de fouilles sur le secteur. S’il y avait quelque chose à découvrir, nous pouvons être sûrs qu’ils l’ont entre leurs mains.
― Mais nous n’avons aucune certitude, c’est ça ?
― Qu’ils disposent de l’objet précis que nous recherchons ? Non. Nous ne sommes même pas sûr qu’un tel objet existe réellement –sans vouloir vous vexer, bien sûr, Professeur. Mais même sans lui, le trésor que vous pourrez trouver mérite certainement que l’on s’y intéresse. Je vous rappelle qu’il s’agit de votre épreuve d’initiation : si vous réussissez, vous deviendrez des membres à part entière de la guilde. Je serais votre examinatrice, et le professeur Relm ici présente l’est en qualité d’observatrice envoyée par une guilde alliée. Le reste de l’équipage aura pour rôle de vous assister, et vous pouvez leur confier toute mission qui faciliterait la vôtre. Des questions ? »
Aucune des trois filles ne semblait en avoir.
« Le Sceptre de Mordred… ça fait bizarre de penser que je vais le tenir entre mes mains…
― Pour ça, il faudrait d’abord qu’on arrive à entrer là-dedans. Le château a quand même l’air bien gardé… »
Toutes trois sur le pont du navire observaient tour à tour leur cible à l’aide d’une longue-vue. Pandore venait de passer l’instrument à Tania. « Vous auriez une idée ?
― Mm, je crois que je connais une clef qui ouvre ce genre de serrures. »
Les regards des deux continentales convergèrent vers Lawn, qui reprit presque théâtralement, savourant son effet « Un crâne et deux os croisés. »
Pandore paru hésiter, mais le visage de la fille de Bayn s’éclaira. « Bien sûr ! On a peu de chances de parvenir à échapper à tous ces gardes, sauf si on les amène à regarder tous dans la même direction…
― À l’origine, le Pavillon Noir a été inventé pour faire peur aux navires ennemis et les amener à se rendre sans devoir verser de sang. Mon père l’a plusieurs fois utilisé pour détourner l’attention vers l’endroit où il voulait que se tournent les yeux.
― On a la mer, un navire, un équipage et des canons… de quoi se tracer une voie royale par la terre. »
Sitôt inventé, sitôt mis en place. Les trois demoiselles furent débarquées à distance raisonnable du château, et ordre fut donner de hisser le pavillon noir à leur signal. Une fois qu’elles eurent rejoint le pied de la muraille, la magicienne lança un sort qui créa une sorte d’éclair, lequel fila en serpentant vers leur navire. Presque aussitôt, le premier coup de canon retentit.
Il ne fallu guère plus de quelques secondes pour que les gardes abandonnent leur poste pour tenter de riposter. Dans le fracas de la poudre, personne ne remarqua le tintement du crochet qu’elles lancèrent vers les créneaux, entraînant la corde par laquelle elles purent escalader le rempart.
« Et maintenant ?
― J’ai l’impression qu’il faudrait aller par là… »
Pandore avait eu, en répondant à Lawn, ce quelque chose d’étrange dans le regard qui accompagnait ses visions, et qui conduisit ses complices à ne pas la contredire. Elle désignait la tour du château la plus éloignée de la côte, contre le rempart. Il ne semblait cependant pas y avoir moyen d’y entrer depuis celui-ci. « Il va falloir descendre…
― Ça, ça peut s’arranger. »
Tania désignait une sorte d’échafaudage appuyé contre un pan fissuré de la ceinture de pierre : visiblement, l’édifice avait été endommagé, sans doute par le temps, et les réparations étaient en cours. Nul besoin d’accrocher leur corde pour descendre, ni donc de devoir la laisser sur place. Très rapidement, les trois demoiselles posèrent le pied au sol et avancèrent prudemment, mais sûrement, vers la tour.
Hélas, une mauvaise surprise les y attendaient : deux gardes, manifestement en alerte, se tenaient debout devant le bâtiment. « Mince, ils ne pouvaient pas aller s’occuper des canons comme les autres, ceux-là ?
― Il suffit peut-être de leur demander… » Sans attendre de réaction, Lawn détacha et seccoua ses cheveux, réajusta ses habits et, sûre d’elle, s’avança à découvert avec dans sa démarche toute l’effronterie de sa jeunesse. Les gardes la regardèrent arriver, perplexes : c’étaient la première fois qu’ils la voyaient, pourtant tout dans son attitude laissait entendre qu’elle était dans sa demeure. S’adressant plus spécialement à celui qui semblait le plus âgé des deux, elle s’écria « Garde ! Qui nous attaque et pour quelle raison ? »
Pandore et Tania furent surprises davantage encore que les gardes en l’entendant, car la jeune femme imitait à la perfection l’accent pérénan, avec juste ce qu’il fallait du ton hautain de la noblesse. Les gardes semblèrent également s’y laisser prendre.
« Ben, je ne sais pas, mam’zelle, les ordres étaient de rester en poste, alors on est pas… » Elle lui coupa la parole, autoritaire.
« Les ordres, ici, c’est moi qui les donne ! Êtes-vous vraiment trop bêtes pour vous rendre compte que personne à l’intérieur du domaine ne menace cet endroit ? Je veux des explications sur ces coups de canon ! Filez vous renseigner, et vite ! J’attend votre rapport dans moins de dix minutes ! »
Il se mit au garde à vous, puis s’élança en hâtant le pas vers la mer. À peine fut-il hors de vue du second garde, cependant, qu’un choc à la tempe l’arrêta net. Sitôt assommé, Pandore et Tania entreprirent de le ligoter, sans cependant cesser d’admirer l’improvisation de Lawn.
Car la jeune demoiselle, semblant s’être radoucie, s’était adossé au mur et observait le garde restant d’un air charmeur « Vous exercez vos fonctions ici depuis longtemps ?
― J’ai été engagé il y a un an et deux mois…
― J’me disais bien que je ne vous avais jamais remarqué… vous avez dû arriver peu après mon départ pour Lanthia. »
Les doutes du jeune garde parurent s’envoler en entendant le nom de la plus prestigieuse des universités pérénanes. Pas étonnant, en effet, qu’il n’ait pas rencontré cette demoiselle plus tôt si elle étudiait à l’autre bout du pays.
« Et vous aimez votre job ?
― Comme vous l’avez fait remarquer, les postes de garde à l’intérieur des murs ne sont pas forcément exposés, donc on s’ennuie parfois un peu… mais par moments, il y a de bonnes surprises. »
Il lui adressa un sourire enjôleur, auquel elle répondit en faisant semblant d’être flattée. Mais alors qu’il allait ajouter quelque chose, un bruit le fit soudain se retourner… pour se faire à son tour envoyer au tapis par un sortilège de Pandore. La jeune pirate vint aider ses complices à lui lier chevilles et poignets. « C’est tellement facile de s’en débarrasser…
― Apprends ceci, jeune fille : le sexe faible, ça a toujours été les hommes. » Après un léger rire à la remarque de la kandhrane, Tania ne pût s’empêcher de questionner son amie « Dis, c’était impressionnant, surtout pour une corannéeane !
― J’aimerais pouvoir répondre que c’est à force d’aborder des navires pérénans… mais je crois que je vais être obligée d’admettre qu’écouter mon idiot de prof nous rabâcher où il a fait ses études n’aura pas été complètement une perte de temps. »
La garde n’étant plus un problème, la jeune femme s’approcha de l’entrée de la tour, mais Pandore l’arrêta. « Non, pas par là… plutôt ici… » Elle désignait la porte, plus discrète, d’une sorte de cabane appuyée contre la tour. « Tu es sûre ?
― Non. Mais j’ai une sorte de pressentiment… et ça ne coûte rien d’aller voir. »
La cabane était sombre et plutôt vide. La seule chose qui en occupait l’intérieur était un énorme rocher, sur lequel se dressait l’un des murs de la tour. Sur la surface du rocher étaient gravées d’étranges runes. « On dirait du pérénan ancien…
― Tu peux déchiffrer ça ?
― J’en connais à peine quelques mots… mais ça a l’air de parler d’Avalon. »
Pandore se pencha sur le texte pour tenter d’en apprendre davantage, tandis que les deux autres jeunes femmes attendaient, légèrement en retrait. Au bout de quelques instants, Tania reprit la parole « Bon, je ne doute pas que le texte soit passionnant, mais on ne pourrait pas plutôt essayer d’aller voir ce qu’il y a dans la grotte ?
― La grotte ? »
Les deux autres s’étaient tournées vers elle, surprises. Elle leur désigna alors simplement le coin du rocher. Leurs yeux ayant eu le temps de s’habituer à l’obscurité, elles finirent toutes deux par remarquer une étroite ouverture, semblant l’entrée d’un passage autrefois fermé mais que le temps avait partiellement réouvert. Impressionnée par le sens de l’observation de son amie, Pandore acquiesça. « On pourrait essayer, oui. »
Sans attendre un mot de plus, Lawn, impatiente, s’était avancée vers l’entrée de la grotte et entreprenait de se faufiler à l’intérieur, semblant légèrement vexée de n’avoir pas été la première à la repérer. Sitôt qu’elle fut passée, Tania la rejoignit, puis Pandore ferma la marche.
La caverne dans laquelle elles venaient de pénétrer ne semblait pas avoir été creusée par la main de l’Homme. « Camlann…
― Pardon ?
― La légende dit que Mordred avait établi sa cachette dans la grotte de Camlann⁽¹⁾, qu’il avait découvert dans la forêt, à un peu plus d’une lieue du château de Camelot. Si les propriétaires de ce château-ci ont découvert ce passage sous leur tour principale, ça explique qu’ils aient décidé de faire des fouilles à la recherche du domaine des Pendragon… Pyrophaïm ! »
Une lueur sombre s’éleva : le sort de Pandore avait fait rougeoyer un objet métallique qu’elle tenait, grâce auquel elle pu allumer une torche improvisée. À la clarté de celle-ci, les trois jeunes femmes échangèrent un regard chargé d’enthousiasme, avant de s’avancer dans le tunnel.
Elles marchaient depuis quelques minutes lorsque la voie s’arrêta brusquement sur ce qui semblait être un mur infranchissable. Impossible d’aller plus loin. À la lueur de la torche, on pouvait constater les marques de plusieurs outils sur la roche : les propriétaires des lieux avaient sans doute tenté, sans succès, de continuer.
« Mince… c’est quoi, ça ?
― Mordred n’était pas quelqu’un d’excessivement prudent, mais ce n’était quand même pas au point de laisser sa cachette accessible à n’importe qui, surtout après être reparti vers Avalon. Il doit y avoir moyen de passer. »
Après quelques minutes d’inspection, elles n’avaient repéré que les traces en partie effacées d’autres écritures en pérénan ancien, ou d’un autre langage du passé. Aucune trace d’un quelconque mécanisme d’ouverture. Cependant, à mi-hauteur du sol, une série de petits trous, à peine assez larges pour y glisser une aiguille, semblaient communiquer avec l’autre côté.
« Il doit falloir faire passer quelque chose, ou… Tania ? »
Lawn, qui s’était penchée pour examiner les ouvertures, se releva « Ce sortilège que tu avais utilisé à Leeshan, pendant votre duel à toutes les deux… tu saurais le refaire ? Tu pourrais peut-être passer par là et voir ce qu’il y a de l’autre côté, comme ça.
― Je veux bien essayer… mais tu sais, c’était venu comme ça. Je ne suis pas sûre de maîtriser ça assez pour tenter un coup comme ça…
― Et tu n’as pas besoin de le risquer. » Pandore avait tendu la torche à la demoiselle pirate, puis sitôt les mains libres, elle entreprit de se débarrasser de la sacoche qui pendait à son épaule. « Rares sont ceux qui peuvent vraiment maîtriser ce sortilège, et tu n’es pas assez entraînée pour prendre un risque comme celui-ci. Mais nous avons une autre demi-guarde. »
Elle plaça alors sa sacoche entre les mains de Tania, s’approcha de la paroi et déclara d’une voix forte “Ashenda !”
Presque aussitôt, son corps sembla se troubler et s’agiter, comme l’air se trouble et s’agite au dessus d’une flamme. Ce n’était pas une simple dématérialisation passagère comme celle à laquelle la fille de Bayn avait eu recours durant leur duel : elle semblait véritablement devenir brume, presque comme si cela avait été sa forme naturelle –comme c’était celle du vieux bourgmestre. En à peine une seconde, elle s’était éclipsée par les trous comme si ceux-ci l’avaient aspiré, et quelques secondes encore plus tard, sa voix s’élevait, étouffée, de l’autre côté du mur de pierre.
« Il y a une sorte de mécanisme, ici… je crois que je peux… » Un grondement sourd couvrit la suite de ses paroles : la paroi s’était mise à bouger, ouvrant un passage. Les deux autres jeunes femmes s’y précipitèrent, et la porte se referma en claquant sur leur passage.
« La pierre vous a laissé passer. »
La voix qui s’était élevée semblait sortir de la paroi de la caverne elle-même. C’était la voix d’un jeune homme, semblant naturellement douce et séductrice, mais ici voilée d’une dureté presque menaçante. « Nul avant vous n’avait pénétré aussi loin en ma demeure, mais vous n’avez encore passé que la première porte. La pierre est vaincue, mais l’eau, l’air, la lumière et le feu se dressent encore devant vous. Voleuses, si la vie vous est chère, il est encore temps de faire demi-tour. »
Les trois filles se regardèrent. « Il est encore ici ?
― Bien sûr que non… ça devait être un genre d’enregistrement…
― Mais il a dit “voleuses”, pas “voleurs”. Et ça aurait dû être du pérénan ancien…
― Telle était la magie des sorciers d’Avalon. »
Comme la voix l’avait annoncé, l’eau les attendait encore. Quelques mètres plus loin à peine, le couloir descendait brusquement, et le passage était entièrement inondé. Il semblait manifeste que seuls d’excellents nageurs pouvaient espérer arriver de l’autre côté avant d’être à bout de souffle.
« Je me doutais que ce genre de choses finirait par arriver… nous devons être tout près de la mer, maintenant…
― Comment on passe ça ?
― Je suppose qu’il se servait de sa magie pour créer une bulle d’air autour de lui pour marcher au travers… c’est faisable, mais une qui soit assez large pour trois personnes demande pas mal d’énergie…
― Économise-toi. Je vais passer en nageant. » Et devant le regard incrédule de Pandore, Lawn ajouta « J’ai du sang aquane. Je peux respirer sous l’eau.
― Tu nous avais caché ça !
― Toi, tu nous avais caché que tu étais à moitié guarde. » Et sans un mot de plus, elle plongea et partit à la nage. Après avoir tissé une bulle d’air pour elle et Tania, Pandore s’avança pour la suivre. Ce fut une sensation étrange, pour toutes deux, de marcher bien au sec, torche à la main, avec de l’eau autour et au dessus d’elles. Mais elles parvinrent enfin de l’autre côté, où la troisième jeune demoiselle les attendait, manifestement ravie de sa traversé.
La voix ne s’éleva pas après l’épreuve de l’eau, renforçant Pandore dans son idée que le message avait dû être déclenché par l’ouverture de la première porte. Cette partie liquide passée, le couloir semblait continuer calmement. Cependant, au bout de quelques mètres, Pandore, qui marchait en tête, eût un autre pressentiment et arrêta brusquement ses amies. Une fraction de seconde plus tard, un jet de gaz sous pression s’échappait de la paroi, les frôlant de près.
« L’épreuve de l’air… Filnea Falnor ! »
Le tourbillon qu’elle créa s’avança dans le passage, mais d’autres brusques jets de gaz, jaillissant de la paroi dans des directions diverses, en eurent rapidement raison. « Intéressant… je ne sais pas comment nous étions censées passer la première porte, mais la seconde était destinée à ne laisser passer que les magiciens, et pas beaucoup de monde avec eux. Celle-ci demande maintenant des talents d’acrobate, on dirait.
― Un chevalier de l’époque n’aurait jamais pu passer ça avec sa lourde armure. Il aurait donc été obligé de la retirer, et se serait donc retrouvé beaucoup plus vulnérable en cas de conflit à l’arrivée. C’était plutôt futé… »
Après la remarque de Tania, le silence s’installa quelques instants, chacune observant le couloir devant elle. En étant prudent, anticiper les jaillissements de gaz ne semblaient pas être spécialement compliqué. La difficulté était plutôt dans le fait d’être assez souple et agile pour leur échapper. Lawn reprit bientôt la parole « Comment on triche, cette fois ?
― On ne triche pas. »
Et sans attendre davantage, Pandore s’élança devant elle, esquivant de quelques pirouettes l’ensemble des obstacles. Contrairement à ce qu’elle avait annoncé, elle dut cependant avoir recours à la magie à quelques reprises, pour bloquer les bouches de gaz et s’accorder la place de retrouver son équilibre. « Mouais… pas mal.
― Tu penses pouvoir faire mieux ? À toi l’honneur. »
Lawn s’engagea à son tour dans le couloir piégé, beaucoup moins prudemment que son amie. Plus petite et plus fluette, elle enchaîna les sauts et les roulades d’une manière assez élégante, et sembla parvenir à rejoindre son amie sans la moindre difficulté.
Puis Tania s’avança à son tour, moins effrontément que la jeune demoiselle pirate, mais néanmoins assez vivement. Un peu trop, d’ailleurs, car à plusieurs reprises, elle eut besoin du sortilège du bouclier pour éviter un jet de gaz qui l’aurait atteinte. Elle parvint cependant sans encombre à rejoindre les deux autres membres du trio.
Au bout de ce couloir s’ouvrait enfin une vaste caverne, dans laquelle stalactites et stalagmites se rencontraient pour former de superbes colonnes. Sur l’un des murs se dessinait une magnifique cascade de pierre. « Waw… je comprends pourquoi il a choisi cet endroit… »
Une étrange lueur émergeait de la roche autour d’eux, dont la couleur semblait passer du vert au rouge selon la direction dans laquelle on regardait. Rien ne semblait occuper la pièce en dehors des colonnes, mais au centre, sur la plus large d’entre elles, était gravé un étrange symbole. Après quelques secondes d’observation, Lawn l’effleura du bout des doigts. Aussitôt, une lueur intense les aveugla, accompagnée d’un soudain souffle de vent qui éteignit la torche.
Lorsqu’elles retrouvèrent la vue, la colonne s’était ouverte. À l’intérieur étaient posés une série de petits miroirs et de petits prismes, ainsi que de petits harnais semblant servir à les accrocher sur les colonnes. Au fond de l’ouverture, une pierre étrange émettait un rayon d’une lueur blanchâtre, à peine visible. « C’est… pour la quatrième épreuve ? Qu’est-ce qu’on est censées faire ?
― Rétablir la connexion. »
Tania s’était tournée vers la cascade de pierre. L’imitant, les deux autres filles constatèrent qu’y était apparu une sorte de plan de la pièce, sur lequel était représentée chaque colonne à son emplacement exact, mais dessinées de différentes couleurs. Le trait de lumière y était également visible, frappant de plein fouet l’une de ces colonnes.
« J’adore ce genre de casse-têtes : il faut placer correctement les miroirs pour que chaque cible –donc chaque colonne– reçoive un rayon de lumière de sa couleur, probablement sans en recevoir aucun autre. Les prismes doivent nous servir à partager le premier faisceau en plusieurs autres, en séparant les teintes. Voyons ça… »
Elle saisit l’un des prismes, lui passa son harnais et l’attacha dans l’axe du rayon. Celui-ci se divisa aussitôt en trois faisceaux colorés, et le dessin sur la cascade se modifia pour représenter la nouvelle situation. En tournant le prisme, elle changea la couleur et la direction des rayons obtenus.
Elle revint alors vers la cache, et compta soigneusement le nombre de miroirs et de prismes dont elles disposaient, puis, un grand sourire aux lèvres, elle revint se placer face à la cascade. « Allons-y ! »
Durant un bon moment, la fille de Bayn indiqua ses instructions à ses deux camarades, qui plaçaient les objets de la manière qu’elle souhaitait. Il y eût certes quelques erreurs, mais force était de constater qu’elle était douée à ce genre de jeux, et ni Pandore, ni Lawn ne lui contestèrent une seule seconde la direction des opérations. Lorsqu’enfin toutes les cibles furent correctement reliées, un petit tintement se fit entendre, et quelque chose bougea dans la cache. Pandore, qui était la plus proche, se précipita : une sorte de baguette ouvragée venait d’y apparaître.
À peine Pandore eût-elle posé la main sur l’objet qu’un nouveau son cristallin se fit entendre, semblant émerger de la cascade. Sous les yeux ébahis des trois jeunes femmes, la silhouette translucide d’un jeune homme se dessina devant l’édifice. Sa peau était assez pâle, mais ses cheveux mi-longs semblaient tissés d’or. Élégamment habillé à la manière des nobles du passé, il portait à la ceinture une épée semblant faite d’obsidienne. Fixant la magicienne de ses yeux sombres, la spectrale apparition se mit à parler, de la voix qui les avait accueilli un peu plus tôt.
« Je suis Mordred Lefaye, fils de Morgane et héritier d’Avalon. Lorsque le temps est venu pour les miens de quitter ce monde, j’ai laissé une part de moi dans cet endroit, pour veiller sur le trésor qu’il renferme. Inconnue, sache que ce que tu tiens entre tes mains est une clef qui peut te donner accès à la magie d’Avalon… et que nul autre que moi ne peut décider si ce pouvoir te reviendra ou non. Vous avez affronté et vaincu mes quatre premiers gardiens. Laissons maintenant le cinquième interroger vos cœurs. »
À mesure que sa voix s’éteignait, un crépitement s’élevait : une pluie de flammes s’abattit soudain sur les trois jeunes femmes, qui s’était approchées de la silhouette de Mordred. Elles eurent le réflexe de tenter de s’abriter, mais c’était en vain : le feu ne les brûlait pas. Son contact laissait en revanche une impression étrange, comme s’il cherchait à pénétrer leur esprit.
La cascade de pierre luisait sous les flammes, et bientôt des images se dessinèrent sur elle. D’abord l’image d’une grande cité de pierre, semblant constituée d’un unique bâtiment. Puis un navire voguant sur les flots de l’océan. Le vol d’un immense dragon sur le ciel étoilé. Une tortue volante portant sur son dos une jeune fille brune au dessus d’une plage bordée de palmiers. Puis l’image s’assombrit. « L’une d’entre vous cache d’importants secrets… ouvre-toi à moi, jeune fille : il ne me revient pas de les révéler. »
L’image fugitive et floue d’un vieil homme barbu, puis celle d’un garçon aux cheveux bleus s’affichèrent un court instant avant de disparaître à leur tour, laissant la place à d’autres images venues des autres demoiselles : un enfant brun qui riait, puis une femme rousse qui chantait en s’accompagnant de sa lyre. Puis une succession d’autres visages et paysages provenant des trois demoiselles, jusqu’à ce qui semblait être une carte d’Hera, qu’une étrange brume sombre commençait à envahir. « Qu’est ceci ? » En échos à la voix étonnée de Mordred, les étoiles du songe de Pandore commencèrent à briller, une à une, repoussant l’obscurité.
« Ainsi, telle est votre quête… » Les flammes se retirèrent, redonnant à la caverne son aspect d’origine. « Soit, demoiselle : vos cœurs sont purs, emplis d’innocence et de justes pensées, et les buts qui vous motivent sont nobles. Mon devoir est de vous aider. »
À peine avait-il terminé que la baguette, dans la main de Pandore, se mit à vibrer et à s’illuminer : la jeune femme senti alors la magie d’Avalon affluer en elle. L’ancien pouvoir du passé s’était éveillé de nouveau. « Quel est ton nom, héritière d’Avalon ?
― Je me nomme Pandore.
― Eh bien, douce Pandora, je te lègue mes pouvoirs. J’ai lu dans ton cœur, et je sais que tu en feras bon usage. Nous avons, toi et moi, de nombreuses ressemblances, et je crois avoir remarqué que nous avions quelques goûts et penchants communs. Si les siècles ne nous avaient séparé, j’aurais été honoré d’être ton ami. Mais partez, maintenant : ceci n’a que trop duré, et votre véritable quête vous attend. »
L’image fantomatique de Mordred avait disparu en même temps que sa voix s’était tue. Avant que les filles n’aient eu le temps de se demander si elles allaient devoir emprunter le long chemin inverse, il y eût le bruit d’une sorte d’éboulement, et la lumière du soleil, dont elles avaient perdu l’habitude, se refléta sur la cascade de pierre : la paroi opposée venait de s’effondrer, les laissant descendre jusque sur une petite plage, au bas de la falaise. À peine furent-elles sorties, cependant, que les pierres tombées remontèrent sur la paroi, qui reprit son aspect d’origine. Aucun espoir de revenir dans la grotte par là.
Pandore envoya de nouveau l’éclair qui leur servait de signal, et bientôt, leur bateau les envoya chercher. Lorsqu’elles remontèrent à bord, ce fut une Altaïr à la mine soucieuse qui les accueillit. « Je viens de recevoir quelques informations de nos bases sur le continent, et deux d’entre elles vous concernent. Lawn, ton père n’a pas dû réserver à Cartes le sort que tu envisageais, car le transmetteur de celui-ci s’est remis en marche. Nous n’avons nous-même pas réussi à mettre la main dessus, mais nous croyons qu’il est revenu sur le continent par ce moyen. Et Pandore… il semble que nos adversaires viennent de dérober le sceptre d’Urdan. »
(1) À l’origine, il s’agit du nom de la plaine dans laquelle Mordred affronta Arthur Pendragon. Mais, vous l’aurez remarqué, la légende héréenne n’est pas exactement semblable à la nôtre.
Nos études ont effectivement révélé que l’aptitude couramment nommée « Encre des Guards » est arrivée dans notre espèce suite à des métissages avec l’espèce Elfe. Cependant, comme vous le pointez du doigt, nous avons également montré qu’une aptitude similaire avait eu les effets dont vous parlez longtemps avant la venue des Elfes sur Hera. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux faits, mais cela demande effectivement quelques explications.
Commençons donc par préciser ceci : contrairement à l’idée répandue, les personnes disposant de cette aptitude –l’Encre des Guards, celle qui nous vient des Elfes– ne manipulent pas la substance dont sont faits les Guards : ces anciennes créatures sont une espèce vivante à part entière, sans doute même plus ancienne que la nôtre, et ce serait nous considérer d’un bien grand pouvoir que de croire que nous sommes capables de créer de tels êtres d’un claquement de doigt.
En réalité, le nom de ce talent signifiait à l’origine que la personne qui en dispose est capable d’utiliser l’encre dont se servent les Guards. Cela fait référence à l’un des surprenants pouvoirs de ces êtres : ils étaient, dit-on, capables de faire naître des créatures vivantes de la brume, par une gestuelle qui ressemblait à une forme d’écriture.
L’aptitude que manifestent elfes et humains demande un support plus matériel. Ils ne peuvent en fait faire apparaître leurs créatures que si les images de celles-ci ont été tracés avec un ingrédient très particulier : la pierre de Lhynn, dont l’on retrouve le nom dans celui du Lihnlhynn⁽¹⁾, le dragon de pierre censé garder votre palais de Lubekand.
Car en effet, cette pierre, facile à sculpter mais néanmoins résistante, était utilisée autrefois pour créer des gargouilles telles que le Lihnlhynn. C’est là que se trouve le point commun entre l’Encre des Guards et l’ancienne magie : les caractéristiques particulières de cette pierre permettaient à nos ancêtres, bien qu’ils n’aient pas encore rencontré les Elfes, de donner temporairement vie à leurs gargouilles.
La différence entre les deux formes de magie réside dans le fait que lorsque les gargouilles s’animaient, c’est la sculpture elle-même qui se mettait en marche de sa propre volonté, tandis que ceux qui maîtrisent l’Encre des Guards créent un être fantomatique semblable à leur dessin, mais qui est en fait une projection de leur esprit sans existence propre.
Vous aurez, je suppose, compris la raison qui fait que les personnes maîtrisant l’Encre des Guards ne peuvent donner vie à n’importe quel dessin : pour que leur magie fonctionne, il faut que celui-ci soit tracé avec de la pierre de Lhynn, qui n’entre dans la composition que d’une petite partie de l’ensemble des encres et des peintures que nous utilisons.
Tygre. Seconde ville Tiefflane par nombre d’habitants, derrière Marrhim, la capitale. Riche de nombreux musées, parmi lesquels celui dédié à Esùn Sahn, l’enfant de la ville devenu général impérial, et à la naissance de l’Empire. Un musée que Pénombre commençait à connaître par cœur, après deux jours passés à l’étudier en cherchant un moyen de s’emparer de l’arc légendaire.
Rempart leur avait indiqué les conditions de l’épreuve à leur arrivée en ville. Les membres de la base locale de la guilde étaient à leur service s’ils désiraient mettre en place une diversion, récupérer des renseignements ou toute autre opération de ce genre, mais c’était à eux trois et à eux seuls de s’introduire dans le bâtiment pour dérober l’objet qu’ils convoitaient. Leur examinateur, malgré la dette qu’il estimait avoir envers eux, avait été très clair sur le fait qu’il serait impartial.
L’arc était une des pièces maîtresses de la collection du musée, aussi sa sécurité était-elle renforcée. Le défi, avait dit la jeune femme, n’en serait que plus amusant. Le musée était relativement peu peuplé pour cette heure de l’après-midi, mais il y avait néanmoins trop de monde pour se priver d’une certaine discrétion. « Novan ? Ça avance ?
― Presque terminé. »
Fin observateur et habile dessinateur, son ami, tout en faisant semblant de tracer des croquis des œuvres exposées autour de l’arc, complétait le plan des lieux qu’il avait entamé lors de leur première venue, dans le but de faciliter leur action.
Astrid chercha Ryan du regard, mais celui-ci était hors de vue. Elle reporta donc son attention sur le dessinateur. « Tu ne veux toujours pas me dire comment tu envisages de faire marcher l’arc sans flèches ?
― Il faut bien garder un peu la surprise. En plus, je ne suis pas sûr que ça marche…
― Allez, quoi, j’me moquerai pas de toi ! »
Mais il ne répondit pas. Assise face à l’arc, la jeune femme fit semblant de consulter le cahier de notes qu’elle tenait à la main quelques instants, avant de relever brusquement la tête, regardant autour d’elle « J’ai l’impression qu’on m’observe !
― Tu crois qu’on est repéré ? L’employée du musée, là-bas, a regardé plusieurs fois dans notre direction, mais sans plus…
― Non, je crois que c’est quelqu’un d’autre… c’est étrange… »
Mais lorsque le regard de pénombre croisa celui de l’employée en question –d’après sa tenue stricte, son badge et le porte-document qu’elle arborait ostensiblement, il devait s’agir du Conservateur ou de l’une de ses assistantes–, celle-ci se décida à s’approcher et à venir lui parler.
« Excusez-moi, mademoiselle, mais cela fait plusieurs jours que je vous vois ici, et je me demandais… »
Fort heureusement, ses complices et elles avaient pensé à préparer une histoire pour justifier leur présence.
« Oui, pardon. Nous sommes étudiants en archéologie, et nous avons choisi la naissance de l’Empire comme sujet de mémoire.
― Oh. Vous auriez dû prévenir. Puis-je noter vos noms ?
― Marion Ravenwood. Et mes camarades se nomment Henry Jones junior et Sallah el-Kahir.⁽²⁾
― Bien, merci. Vous n’aurez qu’à nous présenter la lettre de recommandation de vos professeurs demain, et nous vous laisserons accéder à la réserve. Il y a quelques vestiges que nous n’avons pas mis en galerie. »
Astrid jeta un rapide coup d’œil à Novan, qui approchait. Celui-ci lui confirma du regard que tout était prêt de son côté. Affectant un air gêné, elle répondit à son interlocutrice « En fait, nous avons déjà réservé nos billets pour Kandhrir, il y a une exposition temporaire au Rys Museum que nous ne pouvons pas manquer… mais nous reviendrons pour cela dès notre retour en ville.
― L’exposition sur les Aigles de Guerre ? Bien sûr, je comprends. Bon séjour à Kandhrir, dans ce cas.
― Merci. »
Elle attendit que l’employée du musée se soit éloignée pour montrer à Novan l’objet qu’elle tenait en main. Celui-ci resta bouche bée en reconnaissant le badge. « Comment as-tu… ?
― Oh, il était tellement mal attaché qu’il aurait fini par tomber.
― Toi alors… qu’est-ce qui t’a prit de faire ça ?
― Je suis sûre que ça va nous être sacrément utile. Ton plan est terminé, donc ?
― Oui, c’est bon. Je pense qu’on va pouvoir tenter le coup ce soir…
― Moi aussi. D’ailleurs, il vaut mieux qu’on aille se préparer : le temps de retrouver Ryan, et on file. »
« Ainsi, vous êtes le fameux Shadefire.
― C’est le nom qu’ils ont marqué sur mes barreaux… mais je ne crois pas avoir la joie de connaître le vôtre ?
― Teyn Alambar. Je crois que nous avons eu… un élève en commun. »
L’instructeur s’était assis à la porte de la cellule du chef de guilde, après avoir silencieusement ordonné aux gardes de quitter la pièce. Comme celui-ci ne répondit pas, il poursuivit « Seth Ganatiel n’était pas exactement ce que l’on peut qualifier de bavard, mais il n’était pas aussi doué que vous pour dissimuler certaines informations. Je dois dire que j’avais envie de vous rencontrer –même si je ne m’attendais pas forcément à ce que ce soit dans ces conditions.
― Et moi donc. Vous m’excuserez de ne pas vous serrer dans mes bras… »
Teyn eût un petit rire. « Ils peuvent dire ce qu’ils veulent des vôtres, au moins leur chef sait-il garder de son aplomb.
― Que voulez-vous, ce n’est pas la première cellule que je visite… on s’en accommode, surtout quand on y reste pas longtemps.
― Vous pensez donc réellement pouvoir sortir de celle-ci ?
― Oh, elle n’a rien de particulier… Vos gardes sont peut-être un peu plus adroits à l’épée que les soldats de l’empire, mais ceci mis à part…
― Et puis-je savoir comment vous comptez vous y prendre ?
― Ne vous inquiétez pas, vous le saurez dès que je vous aurai quitté. Mais je suppose que vous aviez un autre sujet de conversation en tête ?
― En effet. J’ai cru comprendre que vous aviez séjourné un certain temps aux alentours du mont Darius, en compagnie du jeune garçon. Il se trouve que cet endroit est assez important pour nous…
― …et vous aimeriez savoir si je sais quelque chose à propos d’Allimar le guérisseur.
― Touché. Pour un prisonnier, vous êtes assez déstabilisant.
― C’est que vous n’êtes pas habitués à parler aux gens à travers une cage, mon cher. On vois tout de suite que vous êtes plus habitués à parler d’égal à égal –par la voix ou par le fer. Et pour répondre à votre question, si Allimar est toujours éveillé, il ne me l’a pas montré. Mais après tout, pourquoi l’aurait-il fait ? Je ne suis plus appelé à régner sur cet empire, après tout.
― Plus ? »
Gregan fit mine d’être surpris, comme si le mot lui avait échappé. Le Traqueur en face de lui n’était pas du genre à se laisser berner si facilement, mais entra néanmoins dans son jeu : aucun de ceux qui avaient interrogé le chef de guilde jusque là n’avait pu lui soutirer, ni par la ruse, ni par la force, la moindre information, et il était bien décidé à prendre toutes celles qu’il donnerait de son plein gré. Mais il était également surpris de la facilité avec laquelle le prisonnier paraissait pouvoir lire en lui, et désirait savoir jusqu’où cela pouvait aller.
Les deux hommes discutèrent ainsi un bon moment, chacun cherchant à étudier l’autre. Lorsque Teyn ressortit de la pièce, un autre traqueur l’attendait.
« Tu joues un jeu dangereux… n’oublie pas que ce type est un ennemi.
― Tu n’es pas le mieux placé pour donner des leçons, Tred. Dois-je te rappeler lequel de vous deux, l’autre fois, semblait sur le point de convertir l’autre ? »
Le jeune homme eut un sourire contrarié. « Oui, pour ça, il est doué… Je vous ai observé, et je n’ai toujours pas réussi à comprendre comment il s’y prenait pour avoir toujours l’air aussi… c’est un maître dans l’art de convaincre.
― Je commence à me demander si c’était une si bonne idée de l’emmener avec nous…
― Ce Garùn… le chef de nos alliés, semble avoir des informations à lui soutirer. J’espère qu’il enverra bientôt ses encagoulés s’en occuper.
― D’ici-là, veille à faire remplacer ses gardes régulièrement. Si on les laisse trop longtemps seuls avec lui, il serait capable d’arriver à les faire lui ouvrir. »
Ryan les avait finalement rejoint peu après. Il s’était, avait-il dit, éloigné quelque peu car il avait eu lui aussi l’impression d’être observé et avait tenté d’éloigner ces yeux indiscrets de ses amis. Légèrement inquiets, tous trois avaient cependant décidé de ne pas en tenir compte. Ils allaient, après tout, quitter la ville très rapidement.
La nuit était calme. Presque trop, compte tenu de ce qu’ils s’apprêtaient à faire : pour leur première tentative de cambriolage, une ambiance un peu plus animée aurait été plus rassurante. Mais ce n’était pas le cas. Tout devait être calme, froid et calculé. La réussite de leur opération dépendait de leur aptitude à suivre précisément le plan établit.
Le musée était entièrement verrouillé dès la fermeture, et son importance était suffisante pour qu’une équipe de gardes restent en faction dans la cour et dans les premières salles, dès la nuit tombée et jusqu’au lever du Soleil. Mais les toits n’étaient pas surveillés.
Le trio était parvenu à se hisser sur le toit du bâtiment situé juste en face du musée. Tous trois vêtus de sombre, ils se distinguaient à peine dans l’obscurité d’une nuit chargée de nuages. Dès qu’il fut certain que les gardes ne prêtaient aucune attention à ce qui se passait au dessus d’eux, Novan arma son arbalète et fit feu : le carreau équipé d’un crochet d’amarrage et entraînant un solide filin siffla légèrement avant de se planter dans le mur, juste au sommet du bâtiment.
Ryan se pencha vers son ami et déclara d’un ton amusé « Si je puis me permettre, je crois que tu as visé un petit peu trop à gauche…
― Parce que tu aurais fait mieux, peut-être ?
― Sûrement pas. Bon, espérons que c’est solide… »
Le Jihdéan, sitôt la corde accrochée comme il le fallait de leur côté, prit une ou deux fois appui pour s’assurer que ça ne risquait pas de lâcher sous son poids, puis se laissa basculer dans le vide. Se tenant à la corde par les mains et les genoux, il avança le long du filin, en direction du musée.
Pour être plus libre de ses mouvements tout en demeurant armé au cas où, il avait attaché sa lance et son épée dans son dos. Comme tout ce qu’ils transportaient de métallique, elles avaient été soigneusement enveloppées pour ne pas refléter d’éventuelles lumières. Sitôt qu’il fut parvenu à prendre pied de l’autre côté et qu’il se fut assuré que la voie était libre, il se redressa et claqua des doigts : une étincelle fugitive signala à ses amis qu’ils pouvaient le rejoindre.
Astrid passa en second : Novan, tenant toujours son arbalète, continuait de surveiller les gardes, prêt à faire ce qu’il faudrait pour laisser à ses camarades le temps de revenir si un problème se présentait. Comme ses camarades, la jeune femme portait une cagoule sombre, sous laquelle elle dissimulait ses cheveux blonds. Pratiquement invisible, elle s’élança elle aussi sur le filin, et n’eût à l’arrivée pas besoin de la main que Ryan lui tendait pour reprendre pied. Dès qu’elle fut arrivée, leur camarade les rejoignit à son tour.
« Bon, nous y voilà… souvenez-vous qu’il y a des systèmes d’écoutes : on ne doit pas dire un mot pendant toute l’opération.
― Tu crois qu’il y aura aussi quelque chose pour nous empêcher de communiquer par la pensée ?
― J’espère que non. Mais de toute façon, on saura se débrouiller sans, non ? »
Les talents de crochetage d’Astrid avaient permis d’ouvrir l’une des fenêtres d’aération donnant accès à la des salles principales du dernier étage. Leur cible se trouvait plus bas, mais ils avaient certaines choses à faire avant de s’en approcher.
Des rayons lumineux parcouraient murs, plafonds et sols à l’intérieur du bâtiment, et le moindre objet venant les couper risquait de déclencher une alarme, mais les hommes de la guilde leurs avaient apprit à déjouer ce genre de problèmes : des miroirs fixés à la trappe d’accès qu’ils venaient d’ouvrir permettaient de dévier correctement les rayons pour que le système ne soit pas perturbé. Cela ne leur accordait cependant que d’entrer dans le bâtiment.
« Maintenant, c’est à toi de jouer, l’artiste ! »
Novan adressa un regard à ses camarades, puis sauta par l’ouverture. Avant qu’il n’atteigne le sol, une créature ailée animée par sa magie elfique s’était matérialisée pour le maintenir dans les airs, hors de portée de la dénonciatrice lumière.
Ayant besoin de toute sa concentration et devant économiser ses forces, il ne pouvait pas envoyer d’autres créatures soutenir ses camarades, et devait donc agir seul. Résolu, il indiqua à l’oiseau la direction à prendre.
Fort heureusement, dans ce bâtiment destiné à permettre aux visiteurs de circuler, peu de portes obstruaient le passage d’une salle à une autre. Restant à l’écart des murs, il parvint au bout de quelques instants de vol jusqu’à l’endroit désiré.
Afin de prévenir d’éventuels défauts dans les machines de surveillance, un veilleur de nuit effectuait plusieurs rondes lorsque le musée était fermé au public, et pour qu’il ne déclenche pas les alarmes, un petit boîtier placé au niveau des escaliers lui permettait d’entrer un code de sécurité qui désactivait –temporairement– les capteurs de l’étage.
Ce veilleur effectuait sa première tournée à l’heure précise de la fermeture, en commençant par le dernier étage, et Novan, qui s’était débrouillé deux jours plus tôt pour se trouver parmi les derniers visiteurs à quitter les lieux, avait pu observer et mémoriser ce code.
Penché sur l’ouverture, Ryan entendit le léger bourdonnement généré par les machines de surveillance s’évanouir. Ils disposaient désormais de quelques précieuses minutes durant lesquelles ils pourraient parcourir cet étage –et seulement celui-ci– sans rencontrer aucun dispositif d’alarme.
Un hochement de tête à sa camarade, puis il fit pendre à l’intérieur de l’ouverture la corde qu’il avait solidement attaché sur le toit, pour leur permettre de remonter ensuite, et se laissa à son tour tomber à l’intérieur. Astrid le rejoignit presque aussitôt.
Puis, échangeant un regard, ils s’élancèrent chacun de leur côté.
Ryan s’arrêta lorsqu’il fut parvenu devant la porte menant aux couloirs de services. Il n’aurait sans doute pas été capable de crocheter la serrure, mais il n’en avait pas besoin, car une ancienne magie dont il disposait pouvait lui venir en aide.
Détachant soigneusement le tissu entourant la pointe de sa lance, il braqua cette dernière vers la serrure et tourna lentement : le verrou imita l’arme et se débloqua. Sitôt parvenu de l’autre côté, il était –du moins, l’espéraient-ils– hors de portée des dispositifs de repérage.
Il s’aventura alors dans les couloirs, dans la direction qu’il croyait être la bonne, jusqu’au second escalier, celui qui allait lui permettre de descendre dans la salle de contrôle. Il s’orientait grâce aux informations qu’il avait acquises en discutant avec le personnel du musée.
Trois hommes se tenaient dans cette salle, déduisit-il au son de leurs discussions. Il aurait peut-être pu s’en arranger l’arme à la main, l’effet de surprise aidant, mais l’enjeu ne valait pas que l’on fasse couler le sang, et il aurait eu peu de chances de les maîtriser tous à main nue. Il se contenta donc d’attendre : ses camarades connaissaient leurs rôles.
La poudre de pierre de Lhynn avait perdu de son importance dans la préparation des encres, et n’était plus guerre utilisée que dans les mélanges spéciaux destinés à des usages magiques, mais quelques siècles plus tôt, à l’époque à laquelle était dédiée ce musée, elle avait été particulièrement à la mode. Si l’on ne la retrouvait pas forcément dans toutes les peintures de cette époque, les peintres ayant tendance à préparer leurs propres mélanges pour user de couleurs qui leur étaient spécifiques, elle avait en revanche été très employée, associée au graphite, pour les mines de crayon, donnant un agréable éclat au trait.
Et les esquisses tracées sur les toiles pour guider ensuite les pinceaux suffisaient à Novan : une bonne partie des œuvres exposées autour de lui pouvaient lui servir à exercer sa magie. Ce qu’il commença à faire dès que Pénombre l’eût rejoint. Plusieurs créatures fantomatiques se mirent donc, sous son commandement, à errer dans les couloirs du musée, émergeant des tableaux pour avancer quelque peu et disparaître un peu plus loin.
Ce manège étrange fut bientôt remarqué par les trois gardes de la salle de contrôle, et l’un d’eux se décida alors à sortir, peut-être pour aller lui-même essayer de comprendre ce qui se passait, à moins que ce ne soit pour chercher des renforts. Qu’importe, c’était exactement ce que Ryan attendait. Dissimulé dans l’ombre, il laissa s’avancer l’homme, puis bondit et l’assomma par derrière.
Celui-ci à terre, la tâche devenait bien plus aisée : il assomma le second en faisant irruption à l’intérieur de la pièce, et n’eût plus à lutter que contre un unique adversaire. Ce dernier, cependant, sur ses gardes, se retourna vivement, couteau à la main, prêt à combattre.
Il était plus grand et plus fort que le Jihdéan, mais n’avait manifestement jamais reçu de véritable entraînement martial, tandis que son adversaire, malgré son jeune âge, faisait la fierté de ses maîtres d’escrime. Plus agile, Ryan parvint rapidement à le désarmer. Une fois le couteau tombé au sol, l’homme parvint à placer quelques coups avant d’être finalement envoyé au tapis, laissant l’apprenti cambrioleur seul maître des lieux.
Plusieurs écrans placés sur les murs permettaient de voir ce que voyaient les machines qui évoluaient dans le musée, et une série de panneaux tactiles permettaient de les contrôler : ces petites boules de métal se déplaçaient grâce à des rails fixés aux plafonds, promenant leur œil mécanique où celui qui les dirigeait désirait voir. Ils intégraient sans doute également un dispositif permettant d’immobiliser –ou pire– un visiteur non désiré, mais cela ne présentait plus de danger à présent qu’un allié était aux commandes.
Alors qu’il guidait l’une de ces machines jusqu’au point de rendez-vous, Ryan aperçu ces fantômes créés par son ami qui apparaissaient fugitivement dans les pièces sans déclencher aucun détecteur : l’effet était saisissant.
Lorsque l’une des machines-œil s’approcha de l’endroit où ils se trouvaient, Astrid et Novan se dissimulèrent aussitôt dans les ombres. Le temps était écoulé depuis quelques secondes, et ils avaient entendu les systèmes se remettre en route, mais cet espace, en haut du grand escalier, était sûr : aucune alarme ne sonnerait ici, puisque c’était l’endroit où le veilleur de nuit, durant sa tournée, devait pouvoir venir les désactiver.
Sitôt en vue, la machine-œil fit un tour sur elle-même, puis un autre, puis rebroussa chemin. Le signal convenu : Ryan contrôlait l’un des dispositifs de sécurité les plus importants. Un nouveau fantôme s’éveilla pour venir danser juste en face de l’œil, afin de signaler à leur complice qu’ils étaient prêts eux aussi, avant de disparaître à son tour. Par mesure de sécurité, pour le cas où une autre salle de contrôle recevrait les mêmes images, ils préféraient éviter de se montrer eux-mêmes.
Ils suivirent l’œil mécanique lorsque celui-ci engagea la descente le long de l’escalier. Ils ne disposaient pas des codes permettant de désactiver la sécurité des autres étages, mais avaient d’autres plans : la réserve du musée s’étalait sur deux étages, dont celui qu’ils visaient. Et déjà verrouillée durant le jour, il était peu probable qu’elle présente d’autres protections durant la nuit.
Il fallait, pour y accéder, traverser plusieurs salles bardées de rayons lumineux de détection, et c’est pourquoi ils avaient prit le contrôle de l’une des machines-œil : la créature ailée de Novan ne pouvait porter qu’une personne à la fois, et Pénombre devait impérativement l’accompagner.
La barre de métal qui reliait la machine à son rail grinça légèrement quand la jeune femme s’y suspendit : elle ne supporterait pas longtemps son poids. C’est pourquoi il valait mieux passer par la réserve, dont la porte était située beaucoup plus près d’eux que l’arc, exposé dans l’une des pièces centrales du bâtiment.
Leur idée d’origine avait été de prélever sur l’un des gardes de la salle de contrôle un badge d’accès permettant d’entrer dans cette réserve, la serrure en étant difficilement crochetable, surtout dans de telles conditions. Le tour de passe-passe d’Astrid un peu plus tôt dans la journée leur évitait donc de longs et périlleux allers-retours.
Grâce à sa monture plus libre de ses mouvements, Novan fut celui qui ouvrit la porte, et son amie sauta à terre dès qu’elle fut à portée, pendant que la barre métallique qui la soutenait poussait un soupir de soulagement. Comme ils s’y attendaient, aucune alarme ne sembla se déclencher quand elle toucha le sol.
Pour économiser ses forces, Novan sauta lui aussi à terre. Faire simplement apparaître, errer au hasard et disparaître des images fantomatiques comme il avait fait un peu plus tôt ne demandait guère d’énergie, mais créer une créature solide capable de le faire voler était un exercice autrement plus délicat, et il avait passé une bonne partie de l’après-midi à dormir, afin d’évacuer toute fatigue.
Ils marchèrent un instant, silencieux, au milieu de cette foule impressionnante d’objets anciens, pour finalement parvenir à l’autre porte de la réserve. Là, une seconde machine-œil dirigée par Ryan les attendait, leur permettant d’accéder de la même manière à la salle, devenue bien plus proche, où trônait enfin leur cible.
L’arc était protégé par une enceinte de verre qui serait délicate à ouvrir, mais la principale sécurité qui l’entourait était autre. Ils l’avaient découvert par pur hasard lorsqu’un petit enfant avait échappé à la surveillance de ses parents et s’était précipité vers le présentoir : celui-ci reposait sur ce qu’ils avaient prit au départ pour un simple socle, mais qui était en réalité le plateau d’une balance. Pour accéder à l’enceinte de verre, il fallait poser les deux pieds sur ce plateau, et le déséquilibre ainsi provoqué venait couper un autre rayon lumineux qui déclenchait lui aussi une alarme.
C’est pourquoi ils devaient être deux : pendant que l’un d’eux s’occupait d’ouvrir la cage de verre –ce rôle revenait bien sûr à Pénombre–, l’autre devait se tenir debout sur le second plateau de la balance, situé juste en face et servant de socle à un magnifique portrait d’Esùn Sahn qui gardait symboliquement les yeux sur son arme.
Astrid était plus légère que Novan, et la balance était assez précise pour sentir la différence. Aussi, alors qu’ils sautaient tous deux de leurs supports respectifs pour atteindre les plateaux, le garçon lança à son amie le sac qu’il portait sur son dos. Elle l’attrapa au vol lorsque ses pieds retombèrent, et cela équilibrait leurs poids.
Sortant alors son matériel de crochetage du sac, elle entreprit d’ouvrir délicatement la cage de verre. Cela prit plusieurs minutes, car elle devait s’assurer qu’il n’y avait aucune autre alarme, mais elle y parvint enfin. L’enceinte s’ouvrit, lui laissant poser la main sur l’arme convoitée. Elle le souleva, le soupesa, puis fit un signe de la main à Novan pour lui en indiquer le poids.
Afin de s’assurer de ne pas perturber l’équilibre, il sortit de sa poche une petite bourse qu’il remplit de la bonne quantité de petites masses de plomb qu’il portait dans la même poche, puis ils lancèrent chacun l’objet qu’ils tenaient au même moment. Lorsque le garçon eût l’arc entre les mains, il s’empressa de l’examiner, et un sourire triomphal se dessina sous sa cagoule.
Une nouvelle créature fantomatique se plaça dans le champ de vision de l’œil mécanique, signalant à Ryan qu’ils avaient réussi. La légende disait que le général impérial avait légué son arme à la personne qui réussirait à s’en servir sans la moindre flèche. L’œil pivota vers Novan qui, dans un geste théâtral, banda l’arc et tira : ce qui ressemblait à un éclair bleuté fut propulsé en direction de la machine, et vint s’y planter dans un bruit d’étincelle avant de disparaître.
Si les gens du musée pouvaient visualiser ces images, ils sauraient que l’arme avait trouvé son nouveau possesseur.
La « flèche » avait anéanti le dispositif permettant à la machine-œil de transmettre les images, mais le mécanisme qui permettait de la diriger était intact. Après avoir posé la bourse sur le présentoir pour remplacer le poids manquant, Astrid lança le sac à son complice tout en s’agrippant à la tige de métal, tandis que le jeune homme faisait réapparaître sa monture. Leur synchronisation était telle que la balance bougea à peine, et aucune alarme ne se déclencha.
Ils reprirent alors le chemin inverse, par les mêmes moyens. Dès qu’ils furent revenus au niveau du troisième étage, Ryan déplaça l’œil mécanique hors de portée, puis Novan entra de nouveau le code, et ils se hâtèrent de rejoindre l’extérieur. Sitôt dehors, ils retirèrent les miroirs et refermèrent la trappe.
« Beau boulot ! Bon, alors, tu peux nous dire comment tu fais le coup de l’arc, maintenant ?
― J’avais lu une étude à son sujet disant qu’il y avait de la pierre de Lhynn à l’intérieur. Donc je me suis douté qu’Esùn Sahn avait tout simplement l’Encre des Guards, comme moi. Ça marche de la même manière que pour mes créatures animées. »
La simplicité de la réponse était si saisissante qu’ils restèrent un instant à se regarder sans savoir que dire. Puis, réalisant où ils se trouvaient et se souvenant que les trois gardes laissés assommés par Ryan pouvaient se réveiller d’un instant à l’autre, ils revinrent sur leur pas pour se réengager, l’un après l’autre, sur le filin.
Le Jihdéan passa de nouveau le premier, pendant que Novan reprenait son poste pour surveiller les autres gardes. Lorsqu’il fut parvenu sur le toit d’en face, Ryan se retourna pour faire signe à Pénombre de le rejoindre, mais alors qu’elle s’engageait, un son qui lui sembla vaguement familier se fit entendre.
Intrigué, il regarda autour de lui, sans pouvoir en déterminer l’origine… jusqu’à ce qu’il perçoive un éclat métallique : une sorte de ressort frappa l’arme que tenait Novan, la lui faisant échapper des mains. Le revers du même coup atteint le filin, qui céda, entraînant la jeune femme dans le vide. Il se précipita pour la retenir, mais ne parvint qu’à entre-apercevoir une silhouette vêtue d’un long manteau rouge sombre et d’un tricorne, qui fuyait en enlevant son amie.
(1) Ce nom à la consonance étrange est en fait constitué de deux racines d’origines totalement différentes : « Lhynn », qui désigne cette sorte spécifique de pierre, a été inventée par les hommes nains de Narmiellie, qui, pour leurs activités minières, ont référencé un grand nombre de pierres différentes, tandis que « lihn » vient du mot de l’ancienne langue tiefflane « Lihnù », qui désigne les dragons.
(2) Et je suppose que Rempart s’est un jour perdu dans son propre musée…
Mes respects, Capitaine.
Permettez-moi tout d’abord de vous remercier encore une fois pour votre aide concernant la fuite du Sans Pitié. Le navire est désormais revenu après avoir livré sa cargaison à bon port, et nous ne manquerons pas de vous vous rétribuer pour avoir coupé la route à ce navire militaire.
Mais c’est cependant une affaire moins plaisante qui motive ce courrier : je dois vous informer de la présence probable sur votre territoire corranéan d’un individu extrêmement dangereux. Il est certes seul, mais ne le mésestimez pas : il a par le passé mis en déroute plusieurs de nos opérations.
L’individu se fait appeler Cartes, et malgré tous nos efforts, nous n’avons pas encore pu découvrir sa véritable identité. Vous le reconnaîtrez sans doute à ce qu’il porte couramment –ce qui devrait le rendre particulièrement remarquable sous vos climats– un long manteau rouge sombre, et qu’un chapeau tricorne lui dissimule le visage.
Certaines de ses armes sont en notre possession, mais il lui reste l’une des plus dangereuse : une spirelame, cette sorte de ressort métallique tranchant d’assez longue portée. Méfiez-vous également si vous le voyez manipuler un jeu de cartes : il tire son sobriquet d’une aptitude tout à fait exceptionnelle à transformer ces objets anodins en armes mortelles.
Nous ignorons quelles sont ses motivations. De notre expérience, il agit en mercenaire indépendant payé par le plus offrant, souvent au détriment des organisations telles que la nôtre –ou la vôtre.
Mon objectif est double en vous prévenant ainsi : tout d’abord, avoir connaissance de sa présence saura sans doute vous éviter de devoir la découvrir d’une fâcheuse manière. Ensuite, mais ce n’est aucunement une priorité, si d’aventure vous veniez à le capturer vivant, nous serions prêts à négocier une rémunération en échange de son retour sous bonne garde.
J’ose espérer cependant que ces avertissements à son sujet resteront lettre morte et qu’il n’a aucune mauvaise intention à votre endroit. Si tel est le cas, inutile de vous préoccuper de le retrouver pour nous.
« Voilà qui remet en question le postulat selon lequel les baguettes ne font que canaliser l’énergie de celui qui les manie… »
Assise dans sa cabine, le professeur Relm examinait l’instrument que Pandore venait de lui confier. Après un court silence, celle-ci répondit « J’ai vraiment senti une puissante forme de magie affluer en moi quand Mordred en a activé le pouvoir…
― C’est assez curieux, mais elle semble en effet contenir de la magie en elle-même… Les sorciers d’Avalon avaient décidément de surprenants pouvoirs…
― La légende ne dit-elle pas que le sceptre d’Urdan renfermait lui aussi une magie propre ?
― Je crains qu’après tout ce que cette arme a fait subir à Kandhrir, aucun des nôtres n’ait accepté de l’étudier. Peut-être est-elle construite de la même manière, en effet… il faudra que nous trouvions enfin le courage de nous pencher sur le sujet, quand nous l’aurons récupéré. »
La dernière phrase était pensive, prononcée sans y faire trop attention, mais le silence qui suivit fut sinistre : en effet, l’instrument de mort était de nouveau tombé aux mains de l’ennemi, et risquait de causer de nouvelles pertes.
Le silence fut brisée par une voix venue de l’extérieur : Altaïr demandait si elle pouvait entrer. Dès qu’on lui eût répondu, le visage de la Warho se dessina dans l’entrebâillement de la porte. « Nous arrivons en vue de notre base sur la côte. Désolée pour ce contretemps, professeur, mais vous comprenez que…
― Les affaires de votre guilde priment, je sais bien. Il aurait été bien déraisonnable, compte tenu de la situation actuelle, que ce navire ne serve qu’à amener nos jeunes apprenties sur le lieu de leurs épreuves pour me ramener à Kandhrir ensuite.
― Nous mettrons dès notre arrivée à votre disposition un moyen de vous y rendre par la terre. Pandore ? Je pense que tu devrais venir. J’ai reçu des nouvelles de l’équipe de Tygre, et… je préfère vous en parler à toutes les trois en même temps. »
Après un regard à son professeur, la jeune magicienne se leva, intriguée. Avant de quitter la pièce, cependant, elle se retourna pour déclarer, semblant davantage chercher à se convaincre elle-même « Nous y arriverons. Nous leurs reprendront l’arme et nous les battrons. Ils ne peuvent pas gagner. »
Elle reprit lentement conscience. Elle portait toujours sa tenue sombre, mais la cagoule ne couvrait plus son visage. L’éclairage de la pièce avant quelque chose d’étrange, une luminosité presque irréelle.
Elle revoyait sa chute, puis la silhouette qui avait surgit de nulle part pour l’attraper. Elle revoyait Ryan s’élancer en avant, et Novan récupérer son arme pour la pointer dans leur direction. Puis plus rien. Comme si tout s’était arrêté là.
Elle passa une main dans ses cheveux et tenta de se relever. Son corps semblait réagir au ralenti, comme si les ordres qu’envoyaient son cerveau avaient eu soudain plusieurs lieues à parcourir avant d’arriver à ses muscles.
« Bien. Mademoiselle Pénombre se réveille. »
Elle tourna la tête. Il venait d’entrer dans la pièce. Un léger courant d’air faisait remuer son long manteau rouge sombre, et le tricorne dissimulait son visage. « Cartes…
― Les présentations sont donc faites. J’ai dû te maintenir endormie quelques temps… l’effet de la piqûre cessera dans quelques instants. »
Le ton de sa voix mêlait curieusement le menaçant à l’amical. « Alors c’est toi qui l’as eue, hein ? Je savais qu’elle finirait par revenir à l’un d’entre vous. »
Astrid eût un vertige.
« De quoi… parlez-vous ? »
Elle eût l’impression que son regard pénétrait en elle. « Tu l’ignores… tu ne la connais même pas, finalement. Elle a encore tant de secrets pour toi, trésor…
― Qu’est-ce que… vous… me voulez ? Qu’est-ce que vous allez me faire ? »
Elle crût deviner un sourire se dessiner dans l’ombre de son visage. « Ce que je te veux ? Rien. Il n’y a strictement rien de personnel dans tout ceci. Je ne fais que ce pourquoi j’ai été engagé… il n’y a pas loin de vingt ans. »
La drogue que Cartes avait dû lui injecter perdait de son effet. Elle commençait à reprendre le contrôle en temps réel de ses muscles. Elle tenta de dissimuler cette découverte, espérant prendre son geôlier par surprise, mais celui-ci était plus attentif qu’elle ne l’aurait espéré. « On dirait que tu es en état. Tu ferais mieux de te lever. »
Encore peu assurée, elle parvint cependant à se mettre sur pied. Il se tenait devant ce qui semblait être une porte. « Combien de temps… allez-vous me garder ici ?
― Oh, tu vas pouvoir partir, princesse… » L’étrange ressort métallique apparut entre ses mains, et il commença à le faire tournoyer en se mettant en position de combat « …dès que tu auras réussi à me mettre hors d’état de te retenir. »
« On l’a… laissé tomber. »
Le ton de Novan était sinistre. Depuis la veille, la scène le hantait. L’arbalète arrachée de ses mains, il avait eût le réflexe d’attraper sa nouvelle arme, mais le temps de viser, et leur agresseur tenait Astrid entre ses mains. Si adroit qu’il était, il ne voulait pas prendre le risque de blesser son amie.
Il avait alors créé de nouveau sa monture ailée pour les poursuivre, mais la scène avait attiré l’attention des gardes du musée. Ceux-ci avaient fait feu dans leur direction, et il avait été contraint de rejoindre Ryan pour fuir avec lui, les gardes s’étant lancés à leur poursuite.
Ils étaient parvenus à rejoindre la base de la guilde, où des hommes étaient aussitôt partis à la recherche de Cartes et de sa victime. Mais ceux-ci avaient déjà disparus. Ils avaient voulu participer aux recherches, mais Rempart avait reçu l’ordre de les envoyer vers la base côtière, et c’est pourquoi ils se retrouvaient désormais tous deux dans cette roulotte de marchand.
Chaque fois qu’il revoyait la scène, il tentait inconsciemment de changer un détail. Il parvenait à repérer l’homme avant qu’il n’attaque, ou bien osait tirer et visait juste. Ou bien les gardes ne les voyaient pas et ils parvenaient à prendre les fuyards en chasse. Mais il ne pouvait pas changer ce qui s’était passé juste en y repensant.
« On a fait ce qu’on a pu. Ce n’est pas notre faute, Novan… et ils vont la retrouver. »
Ryan semblait résolu, mais quelque chose dans sa voix, bien caché, laissait entendre qu’il n’était pas aussi sûr de lui qu’il s’efforçait de le croire.
« Qu’est-ce que je fais parmi vous ? J’veux dire… toi, tu as reçu une vraie formation de combattant. Pandore était déjà membre de la guilde des magiciens avant que tout ça ne commence. Astrid maîtrise tous ces trucs de voleurs mieux qu’on ne le fera jamais. Seth a été entraîné par les Shalezzims. Moi, j’ai juste un don pour le dessin…
― Et Lawn ? C’est la fille d’un pirate, mais le caractère mis à part, qu’est-ce qu’elle a de différent des autres gamins de son âge ?
― C’est une Aquane. Je veux dire… ça ne se voit pas forcément facilement, mais j’ai remarqué que sa peau était un peu plus bleue que les nôtres. Je crois bien qu’elle a du sang aquane. »
Ryan considéra la question une fraction de seconde. La différence de teinte lui avait échappé, mais c’était effectivement possible. Et cela apportait un nouvel éclairage à la menace qu’elle avait fait à Angel de rejoindre un navire à la nage lors de leur arrivée sur le continent. Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter sur ce point.
« Et… Tania ? »
Novan ne répondit pas. Qu’est-ce que Tania avait de particulier ? Il se rendit compte en y repensant qu’il n’avait pas vu en elle ces choses exceptionnelles que les autres partageaient. Il ne connaissait rien de ce genre dans son passé, et à part un don pour la magie qui dépassait la moyenne –comme elle l’avait montré lors du duel contre Pandore–, elle semblait n’avoir aucun talent particulièrement surhumain.
« Aucun de nous n’est vraiment exceptionnel, tu sais ? Ou bien nous le sommes tous, à notre manière, toi compris. Tu dis que Lawn a du sang aquane. Bien : toi, tu as du sang elfe. Est-ce que ce n’est pas quelque chose aussi ? Tu as pu voir une différence de couleur de peau que personne d’autre du groupe n’a vu, tu ne crois pas que c’est déjà très impressionnant ?
Tu dis parles des talents de voleuse de Pénombre. C’est vrai qu’elle a une bonne dextérité, mais elle n’est pas pour autant née en sachant crocheter des serrures. Tu la connais mieux que moi, mais je suppose qu’elle a du apprendre, à un moment donné. Seth a apprit à manier l’épée avec les Shalezzims, mais je l’ai déjà vu combattre, et je peux t’assurer que c’est loin d’être le meilleur pour ça. Je passe pour Pandore, c’est vrai qu’elle a un talent pour la magie qui nous dépasse tous, mais mon entraînement au combat non plus ne fait pas de moi quelqu’un de foncièrement différent de la quasi-totalité des Jidhéans de mon âge, nous avons tous été entraînés de la même manière.
Je ne sais pas où tu as grandi, mais combien de tes amis d’enfance possèdent l’Encre des Guards ? Combien auraient été capables de deviner que l’arc d’Esùn fonctionnait de cette manière ? Combien auraient pu le dérober comme on l’a fait et s’en servir après ? J’ai Gunjnir, parce qu’Yggdrasil me l’a donné, mais elle mise à part, je suis beaucoup plus “normal” que toi, tu sais.
Nous avons tous fait un rêve, cette nuit-là. Tous les sept, et probablement aussi celui que Pandore recherche encore. Et maintenant, nous sommes là. Nous avons tous notre place dans cette histoire. »
Il y eût un silence, pendant lequel chacun des deux jeunes gens repensait à ce qui venait d’être dit. L’arc d’Esùn. Quelques heures plus tôt, Novan avait ressenti quelque chose de si étrange en s’en emparant… comme si l’ancien général impérial était venu en personne le lui donner, pour lui dire de continuer le combat. Il avait une arme de légende qu’il était sans doute l’un des seuls à simultanément savoir et pouvoir faire marcher. Il n’allait pas se laisser abattre aussi facilement. Il n’en avait pas le droit.
« En fait… je crois que je me demande encore comment je suis arrivé dans tout ça. J’ai encore l’impression que c’était hier que je faisais la connaissance de Pénombre et de Tania. On s’est rencontrés vraiment par hasard… si Tania n’avait pas été là, Astrid et moi nous serions juste parlés un moment, puis nous serions redevenus des étrangers. Mais elle m’a invité à revenir avec elles, un peu plus tard. C’était toujours Tania qui venait me chercher, elle m’a presque forcé à devenir leur ami. Et nous avions à peine parlé de ces rêves…
― Peut-être que c’est ça, qu’elle a de particulier : elle t’a fait rester avec elles. Puis, si j’en crois ce que vous m’avez dit, c’est elle la première à avoir parlé à Pandore. Lawn et moi, nous cherchions Seth, mais c’est encore Tania qui le relie à notre groupe. Elle est celle qui nous réunit.
― Quand je la verrai, il faudra que je pense à lui demander pourquoi elle s’est comportée comme ça avec moi… pourquoi elle m’a traité comme un de ses meilleurs amis alors que nous nous connaissions à peine.
― Si elle n’est pas déjà arrivée là-bas, elle y sera bientôt. Tu pourras lui demander à ce moment-là.
― Tu crois qu’ils savent, pour Pénombre ?
― La Guilde possède de bons moyens de communication. Rempart a du les prévenir.
― Ce type, qui l’a enlevée… qu’est-ce qu’il peut bien vouloir ?
― Ça, je n’en ai pas la moindre idée. Si c’est bien Cartes… c’est lui qui nous a envoyé sur le continent, Lawn et moi. Je ne sais pas s’il voulait nous rapprocher de vous, ou… Angel n’a pas l’air de l’apprécier beaucoup, en tout cas. J’ai cru comprendre qu’il avait joué pas mal de mauvais tour à la guilde, par le passé. Je ne sais pas si on peut lui faire confiance…
― En tout cas, s’il avait voulu la tuer, il n’aurait eu aucune difficulté. Vu qu’il la prise vivante, les gens de la guilde vont probablement la retrouver. Il faut qu’on garde confiance.
― J’aurais bien aimé être là pour la délivrer… Oh. On dirait que tu vas pouvoir me montrer à quel point tu es un combattant encore plus exceptionnel que moi. »
Ryan désigna du doigt un groupe de cavaliers qui approchaient de la roulotte. Novan reconnu immédiatement des Garùns qui préparaient leurs armes. Un sourire aux lèvres, il saisit l’arc d’Esùn, tira la corde et visa soigneusement. La portée de son instrument légendaire dépassait celle de ceux de leurs ennemis, et les flèches magiques qu’il créait pouvaient emporter des sortilèges avec elles. Il pouvait tous les mettre hors de combat avant même qu’ils ne soient devenus dangereux.
Les trois jeunes femmes étaient encore abasourdies par la nouvelle lorsque le bateau accosta et que son équipage rejoignit la base de la guilde. Angel en personne les attendait.
« C’est Cartes, n’est-ce pas ? C’est lui qui l’a enlevée ? »
Le chef de guilde acquiesça « Il y ressemblait, en tout cas. Ryan est sûr de l’avoir reconnu.
― J’aurais dû le tuer quand j’en avais l’occasion… »
Ignorant la remarque de Lawn, Tania prit la parole à son tour. « On sait ce qu’il veut ?
― Absolument pas. Aucune demande de rançon, aucune trace de son passage. C’est comme s’ils avaient tous les deux disparus de la surface de cette planète. »
Il y eût un instant de silence, suite auquel Lawn demanda « Comment est-ce que vous l’avez laissé passé ? J’veux dire… Ryan et moi, on est restés KO un moment, après ça…
― Oui… c’était dû à un mauvais réglage de notre machine, que nous avons malheureusement corrigé grâce aux données récupérées lors de votre transfert. Si j’avais su, j’aurais fait laisser les choses en l’état. Il est apparu ici en pleine forme, et nous n’avons pas eu le temps de le rattraper. »
C’est alors que Seth entra dans la pièce, visiblement inquiet. Il poussa un soupir de soulagement en voyant Lawn. Après avoir laissé aux jeunes gens le temps de se retrouver, Angel interrogea le garçon aux cheveux bleus.
« Je viens de recevoir des informations à propos des dernières manœuvres des Shalezzims… ils pensent qu’ils sont de nouveau sur le point de capturer l’enfant du Capitaine Lawn…
― Eh bien, cette demoiselle est manifestement en sécurité avec nous, ce que veut dire que… »
Laureen l’interrompit, affolée « Thenn ! »
Elle se précipita vers la pièce où se trouvait le transmetteur.
Le ressort claqua juste à côté d’elle avait qu’elle ait eu le temps de réagir. Elle sursauta, et l’adrénaline afflua en elle, faisant disparaître les dernières traces de la drogue.
Le second coup était destiné à l’atteindre, et non juste à l’impressionner, mais elle parvint à esquiver. À mesure que cette lumière irréelle se dissipait, elle remarquait que la pièce était beaucoup moins vide que ce qu’elle avait cru tout d’abord.
Poursuivie par l’arme, elle plongea vers le meuble le plus proche, espérant s’abriter derrière lui pour prendre le temps de réfléchir. Le coup suivant lui prouva que cette protection de durerait pas : le meuble vascilla, prêt à s’écrouler.
« Comment espères-tu faire ce que tu as à faire si tu ne sais pas te battre ? »
Son esprit fonctionnait aussi vite qu’il le pouvait pour analyser la situation : il n’y avait qu’une seule porte, et son geôlier se tenait juste devant. Son étrange arme lui permettait d’atteindre n’importe quel endroit de la pièce sans avoir à en bouger : c’était donc à elle de l’amener à se déplacer. Il fallait qu’il s’éloigne pour qu’elle puisse sortir.
Un second coup fit trembler encore plus le meuble, qui resta cependant debout. Elle inspecta sa combinaison : Cartes lui avait retiré sa cagoule, mais le bâton-machine était toujours accroché à sa place. Cela faisait au moins un allié.
Le meuble s’effondra au coup suivant, et elle était loin d’être prête. Elle avait à peine eu le temps de s’emparer d’un objet qui y était posé –elle n’eût même pas le temps de constater de quoi il s’agissait–, mais elle le lança vivement dans sa direction. Il fit un pas de côté pour l’éviter.
« Tu te décides enfin, trésor ? »
Il fit claquer son arme devant lui, puis attaqua de nouveau. Elle n’avait eu le temps de trouver ni d’autres projectile, ni d’autres abris, mais plongea en avant, autant pour éviter l’attaque que pour se rapprocher de la sortie.
Il la regarda approcher en riant, attendant qu’elle se soit relevée pour frapper le coup suivant. N’ayant aucun moyen de s’en protéger, elle ne put que dégainer son arme pour tenter de parer. Les plaques métalliques du bâton-machine surgirent juste à temps entre elles et le ressort.
« Voilà qui est mieux, chérie. Montre-moi maintenant ce que tu sais faire avec cette arme. »
Pénombre se trouvait désormais assez proche de son adversaire, qui, croyait-elle, avait besoin d’espace pour déployer son arme à lui, aussi décida-t-elle d’attaquer de front. Elle constata hélas que l’étrange objet que maniait Cartes fonctionnait aussi redoutablement à courte distance lorsque les plaques métalliques de son bâton durent de nouveau s’interposer pour la protéger.
Le bâton-machine était cependant d’une réactivité exemplaire, et le bouclier se rétracta presque aussitôt pour laisser place aux pointes : ce fut au tour de Cartes d’esquiver de justesse un coup. Décidée à ne pas lui laisser le temps de reprendre pied, elle frappa de nouveau plusieurs fois, sans jamais parvenir à l’atteindre, mais en le faisant reculer.
Elle avait presque réussi à parvenir en position d’ouvrir la porte lorsqu’il se redressa brusquement. « Bien, mais cela suffit. » Un mouvement de côté de son ressort arracha le bâton-machine des mains d’Astrid. Tendant la sienne, il saisit l’arme au vol et l’amena devant lui.
Les pointes s’était rétractées, elle se jeta sur lui pour tenter de reprendre son arme, mais beaucoup plus fort qu’elle, il la souleva du sol sans difficulté apparente. Elle tenta de provoquer une décharge d’énergie, comme lors de son duel amical contre Ryan : l’éclair surgit bien, mais il ne fut pas plus affecté qu’elle.
« Mes créations ne se retournent pas contre moi aussi facilement, princesse. »
Il la jeta au sol et accrocha le bâton-machine, redevenu compact et inoffensif, à sa propre ceinture, avant de réajuster son tricorne. Puis il lui tendit la main pour l’aider à se relever. « Oui, c’est bien moi qui ait créé cette arme. Et je ne te laisserai pas la manier tant que tu seras une aussi déplorable combattante : j’aurais pu te tuer sans difficulté plus d’une dizaine de fois. »
Trop surprise pour chercher à s’enfuir, Pénombre se contenta de le dévisager –si l’on peut dire, car elle n’avait toujours pas vu son visage. Il marqua une pause avant de reprendre « Comme je te l’ai dit, trésor, tu pourras partir d’ici dès que tu seras en mesure de me battre. Tu as une guerre à mener, et je vais faire en sorte de te rendre apte à la gagner. Il était plus que temps de débuter ton entraînement au combat. »
La jeune pirate s’approchait du pupitre de commande de l’appareil lorsqu’une voix émergea de celui-ci. « Île Noble à base Tiefflane, est-ce que vous me recevez ? »
C’était la voix d’un jeune garçon. « Laissez-moi lui parler ! Comment marche ce truc ? »
Angel fit un signe aux hommes de la guilde, qui tendirent les instruments à la jeune femme. Peu après, la voix se fit de nouveau entendre. « Île Noble à base Tiefflane, est-ce que vous me recevez ?
― Babel ? Est-ce que c’est toi ?
― Lawn ? Oh, ce que je suis content de t’entendre ! Si tu savais ce que…
― Babel, comment tu arrives à faire marcher cet engin ?
― C’est Cartes qui m’a montré. Tu sais, il n’est pas si…
― Tu as fais confiance à ce type ?
― Il nous a bien aidé. C’est lui qui a empêché ces types de prendre le contrôle de l’île…
― Ces types ? Quels types ? Qui vous a attaqué ?
― J’en sais rien, moi ! Ils sont arrivés juste après le départ des Pirates, quand il n’y avait plus personne pour défendre l’île. Si Cartes n’avait pas été là, on aurait jamais pu s’organiser pour leur résister.
― Tu veux dire qu’il est de notre côté ?
― Je crois bien, oui. Dis, Lawn, si vous savez comment faire marcher ce truc pour déplacer des gens, il faut impérativement que vous nous envoyez du monde, on s’en sortira pas sans aide !
― Reste calme, Babel. On arrive. »
Elle coupa la transmission et se tourna vers Angel « J’y vais. Je sais ce que vous allez dire, mais ce sont mes amis qui sont là-bas. C’est ma ville, c’est ma famille. Je dois y aller. »
Le chef de guilde la regarda un instant en silence, puis, élevant la voix assez fort pour que tout le monde l’entende « Ce que j’allais dire, c’est que les Seigneurs des Pirates sont nos alliés. Ils ont laissé leur foyer sans surveillance pour venir nous filer un coup de main ici, ce qui veut dire que nous avons une dette envers eux. Nous avons les moyens d’aller aider ces gamins contre nos ennemis, et nous allons le faire.
Mademoiselle Lawn ici présente a passé son test de validation : elle est désormais membre de la guilde à part entière, au même titre que chacun d’entre nous ici. Puisqu’elle est celle d’entre nous qui connaît le mieux la zone où nous allons intervenir, c’est à elle que revient de prendre la tête des opérations.
Que tous les hommes dont la présence ici n’est pas indispensable aux activités en cours aillent immédiatement chercher leurs armes et le matériel médical. Nous ne connaissons pas encore la situation exacte là-bas, alors il faudra nous tenir prêts à toute éventualité. » Il adressa un signe de tête à la jeune femme « Sous ton commandement, Capitaine Lawn. »
Le tabac est un produit dangereux. Durant l’âge des machines où il était relativement courant, il était l’une des premières causes de mortalité. À cause du produit en lui-même, qui est naturellement nocif et adictif, ainsi qu’à cause de la manière dont on s’en sert le plus souvent : les cigarettes ne sont pas constituées de pur tabac, mais sont un mélange de divers produits eux aussi nuisibles pour la santé. Et la fumée se répand, pouvant empoisonner des personnes autres que celle qui tient l’objet.⁽¹⁾
Il semble cependant que la jeunesse trouve un certain attrait au fait de tenir ce genre d’objets fumants entre les lèvres. C’est pourquoi les Tubes à fumer ont fait leur apparition. Ces petits cylindres fait d’un papier spécial peuvent, alimentés par l’énergie magique, brûler indéfiniment en dégageant une odeur caractéristique (celle d’une cigarette, le plus souvent, mais d’autres parfums existent) sans présenter aucun risque pour la santé ni de l’utilisateur, ni de son entourage.
L’inventeur de ces Tubes à fumer, quelqu’aient été ses intentions, a certainement sauvé énormément de vies, car ces objets, présentant des avantages évidents, se sont rapidement répandus, remplaçant les véritables cigarettes qui sont devenues extrêmement rares. Effet de bord prévisible : la diminution des risques a entraîné une augmentation du nombre d’utilisateurs, et le nombre d’individus n’en ayant jamais utilisé un est plutôt restreint dans nos contrées.
Lorsque la machine de la guilde s’était activée, un flash lumineux vaguement familier avait contraint Lawn à fermer les yeux. Elle les rouvrit presque aussitôt, pour constater que le voyage était déjà terminé. La température était montée de quelques degrés, et la pièce autour d’elle était cet entrepôt où Cartes les avait entraîné. Le léger malaise qu’elle éprouvait était-il dû à ce qui venait de se passer, ou à l’odeur de tabac blond qui flottait en l’air ?
Elle aurait pu se demander, une fraction de seconde, si son séjour sur le continent avait vraiment eu lieu ou si ce n’était pas plutôt un songe provoqué par la machine, mais Seth avait remplacé Ryan à ses côtés sur le plateau, et face à elle, plus rien ne menaçait un Babel entouré de plusieurs de leurs camarades.
« Lawn ! »
Le petit groupe s’était élancé vers eux dès qu’ils les avaient vu apparaître. « Tu nous a manqué ! »
« Ravi de te revoir, Capitaine ! »
« Qu’est-ce qui t’es arrivé ? »
« C’est vrai que tu étais sur le continent ? »
Elle fit un geste et ils reculèrent tous d’un pas. « Ouais, j’y étais, et vous m’avez manqué aussi. Mais je crois que c’est d’abord à vous de me raconter. »
Elle s’avança, suivie de son ami, pour laisser la machine en état de recevoir d’autres personnes. Babel fit un geste qui aurait pu ressembler à un salut militaire sans son large sourire amusé. « Au rapport, Capitaine ! »
Entrant dans son jeu, Lawn répliqua d’un ton sérieux et plein d’autorité. « J’écoute.
― Ils ont débarqué quelques heures seulement après que le dernier navire Pirate ait quitté le port. Au début, on a cru que c’était un navire marchand d’une sorte qu’on ne connaissait pas, mais ils ont sauté sur les premiers employés du port qui sont venus les voir, et les ont mis KO. Ensuite, ils ont débarqué et ont prit possession du port. Les vieux disaient que ça recommençait comme avec les Arnamiens. Ils ont bloqué le port dès qu’ils ont pu, puis ils ont commencer à fouiller l’île et à embarquer tout ce qui leur plaisait.
― Je suppose que vous vous êtes interposé ?
― Bien sûr, mais on ne faisait pas le poids, tous seuls. Ils nous ont mis en fuite plusieurs fois, et nous ont même poursuivi jusqu’à l’école. C’est à ce moment-là que Cartes est intervenu.
― Il était devenu quoi, entre temps ?
― Aucune idée, il m’a relâché juste après vous avoir envoyé, et personne ne l’avait revu depuis. Mais il leur est tombé dessus quand ils allaient nous rejoindre dans la cour de l’école, et c’est lui qui les a tous mis au tapis. Ensuite, il nous a proposé de nous aider : il nous a amené à l’entrepôt et nous a aidé à monter des défenses et des embuscades. Au bout de quelques jours, il a dit qu’il allait devoir filer et nous a apprit à utiliser la machine.
― Bon. Tu sais où est Thenn ?
― On arrive à les empêcher d’entrer dans l’école, alors certains de ceux qui ne peuvent pas se barricader chez eux se cachent là-bas. La dernière fois que je l’ai vu, il était là-bas.
― Alors ce sera notre première étape. Babel, tu viens avec nous. Les autres, vous attendez les types d’Esperkand qui vont arriver. Dites à Angel où on est parti et qu’il doit nous rejoindre dès que ce coin sera sécurisé. Oh, au fait, j’ai oublié de faire les présentations : voici Seth. »
La manière dont ils le regardèrent tous confirma au fils d’Aelyn qu’elle l’avait rendu célèbre ici. Elle lui indiqua ensuite quelques noms, ceux des amis dont elle lui avait parlé dans ses lettres. Puis elle entraîna les deux garçons vers l’extérieur.
La porte donnait sur une grande pièce sur les murs de laquelle un grand nombre d’armes différentes étaient accrochées. Le centre de la pièce semblait réservé à s’entraîner à leur maniement. Cartes, qui l’avait précédé, décrocha deux bâtons de combat et lui en lança un. « Commençons par le début. »
Pénombre ne savait pas faire grand chose avec une arme, mais elle savait au moins tenir celle-ci. Elle se mit en position de combat, résolue à profiter de la leçon. Il attaqua doucement, plutôt lentement, pour lui laisser le temps de parer ses coups. Cela semblait plutôt aisé de prime abord. Après quelques passes, il commença à accélérer sans brutalité, laissant la jeune femme s’habituer au nouveau rythme qu’il imposait. Elle tint bon un long moment, et il avait atteint une vitesse d’attaque respectable avant qu’elle lâche prise et qu’un de ses coups l’atteigne durement à l’épaule.
« Pas mal, princesse… tu as du potentiel. »
Elle avait posé son bâton pour masser son épaule endolorie, mais il ne lui en laissa pas de temps « En garde ! Crois-tu que tes ennemis te laisseront panser tes blessures ? »
Elle fut bien forcée de brandir de nouveau son arme et de continuer le combat, qui reprit à peine plus doucement qu’il n’avait prit fin. La douleur rendait ses mouvements plus maladroits, mais l’homme au tricorne avait une étrange manière de la ménager sans lui faire de cadeaux. Au bout de longs instants durant lesquelles elle ne fut touchée que deux nouvelles fois, il baissa son arme et recula.
« C’est un bon début, chérie. Tu manques de connaissances, mais tu as quelques capacités naturelles et une bonne improvisation. Avec quelques leçons et un bon entraînement, tu devrais pouvoir être à la hauteur de ce que j’attends de toi.
Elle le suivit machinalement quand il retourna dans l’autre pièce. Il avait sorti un petit objet et lui fit signe de reculer en s’approchant de la fenêtre « Reste à l’écart, trésor : ceci n’est pas un Tube à fumer. » Il ouvrit la fenêtre et alluma sa cigarette, se penchant vers l’extérieur.
« Je n’aime pas ces machins-là, de toute façon, ni le vrai tabac, ni les tubes à fumer.
― Tu as déjà goutté au vrai tabac ? À ton âge ?
― Mon père fumait, jusqu’à ce que ça le rende malade. D’ailleurs, vous devriez arrêter aussi.
― Au contraire, j’espère bien mourir de ça. Ça fera enrager tous ceux qui voudraient me tuer eux-même. »
Il y eût un silence, au cours duquel Pénombre réalisa qu’elle n’avait presque rien aperçu de cette pièce lors de leur premier combat : outre la fenêtre, il y avait également plusieurs meubles, quelques plantes et même une autre porte qui lui avaient totalement échappé. Le meuble qu’ils avaient renversé gisait encore au sol. Ne voyant aucune chaise, elle vint s’y asseoir, continuant d’observer son geôlier.
« Pourquoi faites-vous ça, au juste ?
― Quoi ? Perdre mon temps avec toi ? Je fais toujours ce pourquoi on m’engage, les raisons ne me regardent souvent pas.
― Qui vous a engagé ?
― Généralement, ceux qui me payent le font aussi pour que l’on ne sache pas qui ils sont.
― C’est la même personne qui vous a dit d’amener Ryan et Lawn ici ?
― Ça se pourrait bien. Mais si tu veux jouer à ça, à ton tour de répondre, princesse : tu t’appelles Meleanos, comme Angel. Quel est ton lien de parenté exact avec lui ?
― C’est mon oncle.
― Du côté de ta mère, ou du cancéreux ?
― De ma mère. Mais vous, vous n’avez pas encore répondu. »
Il éclata de rire « Patience, trésor : si j’en juge par ton niveau actuel, tu as encore largement le temps de me questionner. Mais veux-tu déjà savoir pourquoi on m’appelle “Cartes” ? »
Il avait sorti un paquet de cartes de sa poche et en tira une au hasard. Sans attendre la réponse de Pénombre, il la lança à travers la pièce comme s’il s’agissait d’un poignard. Après être passé devant les yeux de la jeune femme, l’objet explosa en vol, faisant trembler le mur le plus proche.
« Si tu te montres aussi douée que ce que j’espère, je pourrai peut-être t’apprendre quelques tours de ce genre. »
Avançant discrètement entre les ruelles, le trio arriva bientôt à proximité de l’école. Les rues désertes de l’île avaient l’air sinistres, les étals saccagés et les portes closes ou parfois enfoncées témoignant de l’état inhabituel dans lequel se trouvait la ville. Une barricade était dressée devant l’entrée du grand établissement, sur laquelle quelques jeunes gens un peu plus vieux qu’eux montaient la garde, armes à la main. Lawn se tourna vers Babel.
« Aïe. Ce sont eux qui gardent l’école ? » La jeune Pirate remarqua le regard interrogateur de Seth avant que leur jeune compagnon n’ait eu le temps de répondre « Je n’ai pas que des amis, ici. Ces gars-là considèrent les Pirates comme la cause de tous leurs problèmes et voudraient que Corannea se dote d’une armée pour se débarrasser d’eux. Forcément, ça coince un peu.
― Ils ont été terribles avec nous après que tu aies disparue, mais Cartes nous a obligés à prendre notre défense en main ensemble. Ça colle beaucoup mieux, depuis.
― Bon, on va voir ça… »
Lawn s’avança à découvert en direction de la barricade, suivie par les deux garçons. Après avoir vérifié qu’ils n’étaient que trois, l’un des gardes improvisés descendit à leur rencontre, d’un air moyennement amical. « Tiens, revoilà la petite Lawn ! Tu t’es enfin décidée à nous revenir ?
― Et j’amène du renfort. Le temps de nettoyer le quartier des entrepôts et on s’occupera de faire le ménage ici.
― Ce ne serait pas du luxe, mais j’y croirai quand je le verrai. “Pas besoin d’armée”, vous disiez, “les pirates suffisent”… bah tu vois ce qui se passe quand ces messieurs ont autre chose à faire que de s’occuper de nous.
― C’est pas le moment de te la ramener avec ça, Will ! Je connais ces types : si on avait eu une armée, ils seraient simplement arrivé plus nombreux et auraient fait plus de morts. Il n’y a pas que nos îles dans l’affaire : l’Empire subit aussi leurs attaques, et c’est pas du joli.
― Toi qui parles de l’Empire, on aura tout vu… mais tu as raison sur un point : ce n’est ni le moment, ni l’endroit. Je suppose que tu n’es pas venue juste pour le plaisir de voir l’école ?
― Est-ce que Thenn est dans le coin ?
― Aucune idée, il y a trop de mioches pour que l’on prenne la peine de tous les compter. Mais ils ont l’air de le croire : ils nous ont proposé de laisser l’école tranquille si on les laissait juste embarquer le fils Lawn.
― Si tu me dis que tu as été tenté d’accepter, je te tue.
― Bien sûr que non. Je ne suis pas fou : ils seraient reparti avec et nous seraient tombés dessus quand même.
― Bon, alors laisse-nous passer. On va aller le chercher nous-même en attendant que les autres arrivent. »
À cet instant, une flèche vint se planter en sifflant dans la barricade. Le dénommé Will l’arracha vivement et observa une série de rayures faites sur le bois. « Le signal. Nos guetteurs nous préviennent qu’ils arrivent, et en force. Entrez, mais faites vite : je ne suis pas sûr qu’on arrive à les retenir, cette fois. Vous feriez mieux d’en profiter pour faire décamper tout le monde. »
La bataille débuta très peu de temps après leur entrée dans l’école. Contrairement aux combattants plus ou moins entraînés qu’étaient les gens d’Esperkand, les défenseurs de l’école évitaient autant que possible de sortir de derrière leurs barricades, mais utilisaient tous les projectiles dont ils disposaient pour repousser l’adversaire.
Dans les premières salles de classes, les trois jeunes gens avaient découvert les campements organisés par les réfugiés. S’il n’y avaient eu la peur et la fatigue dans leurs yeux et les traces de plusieurs jours de vie recluse, ceux-ci auraient heureusement pu sembler en bonne forme : l’invasion de l’île ne les avait touché qu’indirectement.
Les échos du combat remontaient par les fenêtres pendant qu’ils s’efforçaient de guider tous ces gens aussi calmement que possible vers les sorties arrières où, espéraient-ils, l’ennemi n’était pas parvenu. Au détour d’un couloir, Seth croisa le regard de Lawn : comme lui, elle enrageait de savoir que l’on se battait pour eux juste à côté sans pouvoir intervenir. Elle semblait avoir lu dans les yeux du fils d’Aelyn ce qu’il lisait dans les siens, car elle déclara, d’un ton résigné « D’abord mettre tout le monde à l’abris. Trouver Thenn. Ensuite seulement leur régler leur compte.
― Ils vont nous payer ça, Lawn, je te le promets…
― Alors c’est toi, la fille Lawn ? Ils disaient qu’ils t’avaient repérée sur le continent, mais j’étais sûr que tu te cachais dans le coin. »
Surpris par cette voix calme et menaçante, tous s’étaient retournés : un groupe de Garùns avait dû parvenir à franchir les barricades et venait de pénétrer dans le couloir à leur suite, armes à la main. Instinctivement, les trois jeunes gens se placèrent entre eux et le reste des réfugiés, mais comment combattre ? Le temps de sortir leurs armes, et une pluie de flèches aurait atteint tout le groupe.
« C’est ça, restez calme. Si vous vous laissez faire, nous laisserons peut-être la plupart d’entre vous partir d’ici indemne.
― Qu’est-ce que vous faites ici ? L’Archipel est neutre ! Attaquer l’Empire ne vous suffisait pas ?
― C’est moi qui pose les questions, gamine. » Il pointa son arme vers Babel « Et si tu n’y réponds pas correctement, je tue tes amis un par un. Où se trouve ton frère ?
― Je n’en ai pas la moindre idée.
― Mauvaise réponse. »
Il allait tirer lorsqu’une lourde règle de métal s’abattit sur ses doigts, lui faisant lâcher son arme : la porte à côté de lui s’était ouverte sur le professeur de Laureen, qui porta un autre coup au visage du Garùn en s’écriant indigné « Ceci est un établissement scolaire ! »
Il sortit alors de la salle et fit face aux assaillants « Je ne vous laisserais pas installer votre brutalité et votre ignorance ici ! » Avec le dernier mot, il avait projeté une énorme boule de feu en direction des Garùns, qui n’eurent d’autres choix que de décamper.
Sans se retourner, il ajouta, d’un ton calme et autoritaire, « Emmenez tous ces gens en lieux sûr, mademoiselle Lawn. Nous parlerons de vos absences injustifiées une autre fois. » Puis il se mit à marcher d’un pas assuré à la poursuite des assaillants, continuant à les bombarder de boules de feu, jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue.
« Waw… là, il remonte dans mon estime ! »
Le temps qu’ils réalisent ce qui venait de se passer, un des gamins du groupe s’était approché de Lawn et venait la tirer par la manche. « Dis, c’est vrai que tu ne sais pas où est Thenn ? »
Elle se pencha vers lui, souriante, rassurante. « Oui, c’est vrai. J’essaye de le retrouver pour le mettre aussi en sécurité. Tu le sais, toi ?
― Il était avec nous. Il est parti avec un monsieur aux cheveux bleus. »
Seth et Lawn se regardèrent, soudain inquiets. Un Shalezzim ? Le fils d’Aelyn se pencha à son tour, vivement, tout en abaissant sa capuche « Bleus comme ça ?
― Non. Plus foncés. Avec des mèches d’or. »
Ils se redressèrent. « Aucune caste Shalezzim n’utilise cette couleur…
― Alors c’était quelqu’un d’autre. Si c’était un de leurs alliés, celui-là ne m’aurait pas demandé… » Elle se pencha de nouveau vers l’enfant. « Tu sais où ils allaient ?
― Non. Mais le monsieur a dit que tu allais arriver avec quelqu’un qui aurait les cheveux comme lui » il pointait Seth du doigt « et qu’il faudrait que je vous dise qu’il vous attendrait là où tu as rencontré Hagen. Ça vous aide ?
― Oui, beaucoup. Merci, bonhomme. »
Elle lui passa la main dans les cheveux avec un sourire, puis se tourna de nouveau vers Seth et Babel, plus inquiète qu’elle ne voulait le montrer « L’endroit où j’ai rencontré Ryan, c’est là où on était juste avant que Cartes nous mette le grappin dessus… »
Les garçons allaient répondre lorsque quelqu’un d’autre fit irruption dans le couloir. « Ah, vous êtes là !
― Ryan ?!? »
Le Jihdéan s’arrêta pour reprendre son souffle « Novan et moi sommes arrivés à la base juste après votre départ. Il est parti à Kandhrir avec les autres, et moi, je suis venu vous aider… Angel m’envoie vous dire que le quartier des entrepôts est presque sous contrôle, et qu’ils nous rejoignent à l’école très bientôt. Les Garùns n’étaient pas si nombreux, là-bas.
― Sûrement parce qu’ils se préparaient tous à venir ici. Tu as pu voir où en sont nos défenses ?
― Plusieurs barricades ont été enfoncées, mais ça devrait pouvoir tenir encore un peu… jusqu’à l’arrivée d’Angel, j’espère.
― Alors on change de plan. »
Lawn se tourna de nouveau vers les réfugiés, et parla d’une voix forte et rassurante. « Écoutez-moi. Des renforts sont sur le point d’arriver. Mes trois copains et moi, on va retourner sur les barricades pour aider à les retenir le temps qu’il faudra en attendant. Pendant ce temps-là, vous allez rester calmes et faire ce que je vous dit, d’accord ? Ce n’est plus la peine d’évacuer : vous allez simplement retourner dans les salles et vous barricader le temps qu’on s’occupe de tout. »
Elle claqua des doigts, et un ensemble de petites lumières scintillantes dont la forme rappelait celle d’une tortue se dessina devant elle. « Quand tout ça sera terminé, je ferai apparaître ce signal pour vous prévenir. Cela voudra dire que vous pourrez sortir nous rejoindre. »
Lorsqu’ils revinrent sur les barricades, Will et son groupe étaient en fâcheuse posture : un groupe de Garùns continuaient de forcer les barricades, et un autre leur tirait dessus depuis les bâtiments situés de l’autre côté de la place. Les jeunes gens foncèrent les rejoindre, armes à la main cette fois. Le chef de groupe se retourna à peine vers eux « Lawn ? Tu as fait sortir tout le monde ? »
Elle secoua la tête « J’ai reconsidéré la question. Un groupe de réfugié aurait été trop vulnérable dans les rues, et les renforts arrivent. Il faut juste qu’on tienne encore un peu.
― Eh bien, dans ce cas, gagnons du temps. »
Disant cela, Will avait mis une main à sa bouche, émettant un sifflement aigu. Puis il saisit vivement la demoiselle pirate par les épaules et sauta au bas de la barricade, l’entraînant avec elle. Instinctivement, Ryan avait pointé son arbalète sur lui, et Babel son lance-pierre, mais Seth tendit les bras pour les arrêter.
« Confiance. Lawn sait se défendre seule, et on a besoin de tout le temps qu’on pourra prendre. »
Au sifflement du jeune homme, les Garùns s’étaient arrêtés. Plus grand et plus fort que Lawn, il l’entraînait avec lui à découvert, dans leur direction. L’un des assaillants, sûr de lui, s’avança vers eux.
« Tu nous a sifflé, petit ?
― Vous disiez que vous nous laisseriez tranquilles si on vous livrait les enfants de Lawn… Je vous en amène une.
― Traître ! »
Laureen se débattait autant qu’elle pouvait, mais Will la maintenait fermement. Quand elle fut sur le point de lui échapper, il se contenta de la lancer en avant, et le Garùn la réceptionna, la dévisageant. Malgré la confiance qu’il avait en les capacités de son amie, Seth faisait claquer nerveusement ses doigts en observant la scène. De petites flammes apparaissaient sans cesse et lui parcouraient la main avant de disparaître.
« Elle y ressemble, en effet. Mais nous vous avions demandé les deux gosses. Il n’y en a qu’une.
― Nous avons fouillé l’école, le garçon n’est pas ici. Mais elle sait où il est, vous n’aurez qu’à la faire parler.
― Et tu crois que ça va nous suffire ?
― Vous avez celle que vous cherchiez. Vous avez sûrement beaucoup mieux à faire que de perdre du temps avec nous.
― C’est un point de vue. »
Il hocha la tête, et ses compagnons firent mine de s’éloigner. Sur les barricades, pourtant, personne n’était dupe : ils reviendraient très rapidement. D’ailleurs, seuls ceux qui étaient à découvert s’en allaient : les tireurs étaient hors de vue, mais toujours dans le bâtiment. Le Garùn saisit Lawn par les poignets et recula de quelques pas. « Payez-vous une armée, la prochaine fois. »
D’un air sûr de lui, Will alluma tranquillement un Tube à fumer, puis répondit calmement « Nous n’avons pas besoin d’une armée. Nous avons… » Il fit un clin d’œil à la jeune otage « …la Piraterie. »
Sortant brusquement un poignard de sa manche, il bondit en avant et frappa le Garùn à l’épaule. Laureen, qui avait compris l’allusion, en profita pour se dégager, non sans voler au passage la hache qui pendait à la ceinture de son adversaire et s’en servir aussitôt pour le frapper elle aussi à la hanche.
Coriace, l’homme du désert resta debout et tenta de riposter, mais “Marregen Hann !” le bouclier invoqué par Seth bloqua ses coups. Will lança son Tube à fumer vers le bâtiment où se trouvaient les tireurs, enflammant une réserve d’alcool que ses amis ne pouvaient atteindre de la barricade. Le feu commença à envahir le bâtiment, pendant que Lawn frappait une nouvelle fois son adversaire, l’envoyant cette fois rouler au sol. « Ne vous en prenez plus à mes amis ! »
Le jeune homme l’entraîna de nouveau, en arrière cette fois. Ils atteignirent la barricade juste avant que les autres Garùns, qui avaient rebroussé chemin au pas de course, ne les rattrapent. Seth regarda soudain sa main toujours parcourue de petites flammes, et fut prit d’une étrange inspiration. Approchant ses doigts de sa bouche, il expira de toutes ses forces : un brusque élan magique entraîna son souffle, ainsi que les flammes, plusieurs mètres devant lui, repoussant brutalement les Garùns. On aurait dit voir souffler un dragon déguisé en brennan.
« Waw ! Comment tu fais ça ?
― Aucune idée… »
« Encerclez-les et mettez-les hors d’état de nuire ! Esperkand ! »
La voix d’Angel s’était élevée depuis une ruelle proche. En quelques secondes, les hommes de la guilde prirent possession de la place et capturé tous les adversaires. Les tireurs embusqués occupés à tenter d’échapper à l’incendie, il n’y eût plus de victime du côté des défenseurs.
Le soir approchait lorsqu’enfin, les jeunes gens purent gagner l’endroit qui leur avait été indiqué. Une bonne moitié de l’île avait été reprise aux assaillants, et la plupart des réfugiés avaient pu regagner leurs demeures. Le prestige de Laureen auprès de ses concitoyens avait encore augmenté lorsque ceux-ci s’étaient rendu compte que c’était elle qui commandait leurs sauveurs. Will s’était excusé auprès d’elle, et après l’avoir gratifié d’une gifle pour l’avoir entraîné ainsi, elle avait elle aussi reconnu que son initiative avait été brillante.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la ruelle à la lueur du Soleil déclinant, Thenn s’y trouvait seul. Manifestement sain et sauf, il jouait tranquillement avec de petites figurines de bois, qu’il lâcha en les apercevant. « Lawneen ! » Il s’élança en avant et bondit dans les bras de sa sœur.
« Salut, bonhomme ! » Elle lui passa la main dans les cheveux en riant « Tu vas bien ?
― Daniel m’a dit que t’allais revenir.
― Daniel ? »
Ryan et Seth avaient tous deux répété ce nom, étonnés. Ils se regardèrent alors, et le fils d’Aelyn fut le premier à parler. « Gregan a mentionné ce nom lorsque nous nous sommes vu au camp Shalezzim. » Il hésita, mais il ne pouvait mentionner que Bayn lui en avait parlé également. La survie de son père adoptif devait demeurer un secret. « Je crois qu’il vient de Fadriath…
― Fadriath, oui… ça colle. Le spectre de Seimar m’a parlé de lui lorsque j’ai passé mon épreuve. C’est un ami d’Yggdrasil…
― …et Yggdrasil, comme Maejùnn, est originaire de Fadriath. » Lawn avait complété la phrase, avant de reporter son attention sur son petit frère « Il ne t’es rien arrivé, hein ?
― J’ai eu peur, mais Daniel m’a protégé. Après être venu me chercher à l’école, il a empêché les méchants de venir ici. Et il m’a donné ça. » il désignait les figurines qu’il avait laissé tomber un peu plus loin.
« Oh. Il est gentil, alors. Il t’a dit quelque chose de spécial ?
― Il a dit qu’il voulait que tu viennes me chercher ici, parce qu’il avait laissé quelque chose dans le coffre qu’il ne voulait pas sortir devant les autres enfants. Et puis il m’a dit que tu allais bien, que Papa et Maman allaient bien, et que tu allais venir me chercher. Et puis après, quand il a dit que vous étiez en route, il a posé la main sur son livre, et il a disparu. Et vous êtes arrivés juste après. »
Ils avaient mis du temps à réaliser que la grosse masse sur laquelle l’enfant était assis lors de leur arrivée était en fait un gros coffre scellé au mur. Seth s’approcha, et l’ouvrit délicatement. Une lettre y était déposé, qu’il saisit pour la lire à voix haute.
« Bonsoir, Seth. Bonsoir, Capitaine Lawn. Bonsoir, Ryan du clan Hagen.
Désolé de ne pas vous accueillir en personne, mais le moment n’est pas encore venu. Bientôt, je l’espère.
Vous vous demandez sans doute pour quelle raison ces hommes s’en sont prit à l’Archipel. Bien que je ne sache pas lire en eux aussi bien que ce que j’aimerais, j’en vois trois principales : prendre des otages afin d’obliger les pirates à demeurer en retrait, identifier et tuer le porteur de lumière qu’ils pensent se trouver sur cette île, et réduire la zone d’influence de Maejùnn, car ils craignent les Arbres Pensants. »
Une lueur étrange passa dans le regard de Ryan. « Si c’est vrai… ils vont sans doute vouloir faire de même avec Yggdrasil. Je dois prévenir Jihdea, qu’ils se tiennent prêt à repousser une attaque. »
« Je crois que vous craignez, vous, en ce moment, pour la vie d’une de vos amies. Soyez rassurés. Cartes est fidèle à la parole donnée, et la personne qui l’a engagé l’a fait pour notre cause. Elle ne craint rien entre ses mains.
Lawn, c’est particulièrement à toi que s’adresse ce message. Si les choses se sont passées comme je les imagine, tu as tué un homme aujourd’hui. J’espère me tromper, mais si tel est bien le cas, j’en suis désolé. Ce que tu ressens, je ne puis l’effacer. Mais tu dois garder à l’esprit que tu l’as fait pour une cause juste. Tu as sauvé des vies. Et même si, pour l’instant, tu ne t’en sens pas capable, je sais que tu seras prête à recommencer lorsqu’il le faudra de nouveau.
Tu réalises à présent la portée des menaces que tu as plusieurs fois proférées : prendre une vie est un acte terrible, que rien ne peut excuser. Mais ces gens vous ont déclaré la guerre, et ne vous laisseront pas le choix. Tu dois être prête. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de récupérer ceci pour toi : par deux fois, tu as manié la hache, et je crois que celle-ci ira bien dans tes mains. Tu aurais fini par la trouver seule, mais je te l’offre dès aujourd’hui. Fais-en bon usage, et n’oublie jamais ce que tuer signifie.
Vous êtes mes porteurs de lumière, et j’ai confiance en vous. Je viendrai bientôt à votre rencontre.
Daniel. »
Seth plongea alors de nouveau sa main dans le coffre, pour en sortir une hache. Elle était formée et ouvragée comme celles, gigantesques, que maniaient les guerriers nordiques, mais sa taille était beaucoup plus réduite : elle semblait juste à la taille de la jeune demoiselle.
Ryan observa l’arme, intrigué « On dirait la hache de secours de mon ancêtre Almfrest… celle qu’il cachait sous ses habits pour la sortir quand il ne pouvait pas utiliser la grande… »
(1) Tout ce qui est indiqué dans ce premier paragraphe s’applique malheureusement aussi à la Terre, à notre époque. Évitez d’en consommer, je tiens à mes lecteurs.
Lorsque l’on évoque les Guards dans les légendes Rysiennes, il est un nom qui revient plus souvent que les autres : celui de Balthazar le Sage. Il fut pourtant, disent les légendes, l’un des membres de son peuples qui se mêlèrent le moins des affaires des humains. Pas un conte ne rapporte de brennan l’ayant véritablement rencontré, et nous n’avons aucune description de l’apparence qu’il revêtait. Hormis ce nom qui est nous est plus habituellement masculin, rien n’indique même s’il était un homme ou une femme. Mais si les nôtres ne le côtoyaient pas, il semble avoir eu, en revanche, une importance toute particulière auprès des siens.
Balthazar portait en effet fort bien son titre de Sage : calme observateur du monde, il était passé maître en l’art de déduire et de deviner, et l’on disait de lui qu’il sentait venir les choses. Bien qu’il affirmait un dédain prononcé envers les voyants et prophètes, considérant que l’avenir n’était jamais tracé à l’avance, et que les prophéties provoquaient plus qu’elles ne prévoyaient, il parvenait lui-même à prédire certains évènements avec une fiabilité qui lui valu également le surnom d’Oracle.
Sa vie à l’écart du monde, qu’il observait sans s’y mêler, lui laissait le temps de s’approprier un savoir inestimable, et ces deux qualités qui ne vont pas toujours de paire, sagesse et savoir réunies en un seul être, grandissaient d’autant son influance auprès de ses pairs. Il fut le mentor et le conseiller de nombre de Guards de nos régions, et l’on dit que son influence s’étendait jusqu’aux portes de Fadriath et jusqu’au cœur du désert. Il semble avoir influencé toutes les cultures des régions médianes.
Ces quelques traits expriment fort bien les raisons pour lesquels les fondateurs de Kandhrir l’ont choisi comme seigneur tutélaire : il est le portrait même de l’idéal de cette glorieuse cité. Réserve de savoir sans pareille dans tout l’Empire, la Bibliothèque et l’École de Magie s’efforcent de cultiver l’esprit autant qu’elles l’enrichissent, et de tous temps, les sages de la cité ont préféré rester à l’écart, n’agissant directement que lorsque cela devient véritablement nécessaire, mais toujours prêts à aider les autres peuples à progresser eux-mêmes.
Le drapeau aux deux hermines flottait fièrement au vent, surplombant l’étonnante cité. Kandhrir n’était pas bâtie de maisons bien distinctes, comme les autres villes : on aurait dit plutôt un seul gigantesque bâtiment, dans lequel les habitations se soutenaient entre elles, et les rues étaient de grands couloirs à ciel ouvert. Dans l’une de ces demeures, Pandore parcourait la liste des précieux livres entreposés dans de gigantesques meubles, dont Tania parcourait les rayons pour retrouver les livres eux-mêmes.
« …et bien sûr, le roman la Quête du Sangreal de Cal Jerreos. Il doit y avoir une édition originale quelque part dans la troisième rangée sur ta gauche.
― Oui, je le vois. Vieux bouquin… vous n’avez des copies plus récentes ? On risque de l’abîmer.
― Si, mais celui-ci contient des annotations de l’auteur qui n’ont pas encore été reportées, et c’est elles qui intéressent le professeur Relm. » L’enfant des lieux marqua une pause avant de reprendre. « Ça fait bizarre, d’être avec une autre demi-guarde. On est pas nombreux dans cette partie du monde.
― Ni ailleurs, à part dans la région des Pluies, non ? Il faudrait que j’essaye d’y aller, un jour… pour voir.
― Tu peux me parler un peu de toi ? Je veux dire… de quel côté ça te vient, tout ça.
― Je ne sais pas si… » Tania n’avait pas l’air très enthousiasmée par l’idée de commenter son arbre généalogique. Pandore reprit.
« Tu as promis de ne rien dire, c’est ça ? C’était pour protéger leur secret, mais nous sommes toutes les deux déjà au courant.
― Il n’y a pas que ça. En fait, l’histoire de ma famille est un peu… compliquée.
― Je crois que c’est un peu le cas de tout le monde… de mon côté, par exemple : je descend des guards des deux côtés, ce qui explique peut-être certaines de mes prédispositions pour la magie. Ma mère n’est pas directement une demi-guarde, mais son père appartenait au Peuple des Pluies, avant de venir s’installer à Rys. Mon père à moi, par contre, »
Mais un bruit de pas l’interrompit. Peu après, Novan pénétra dans la pièce. « On vient de recevoir de leurs nouvelles : l’archipel est maintenant complètement libéré, et on a même réussi à prendre quelques prisonniers. Il n’y avait que deux navires ennemis sur l’ensemble des îles. L’un a été coulé, l’autre a réussi à s’enfuir, mais il ne reste plus grand monde à bord. Ils restent encore un peu sur place pour participer aux réparations. »
La nouvelle était heureuse. Les jeunes gens restaient dans l’incertitude quant à ce qu’il était advenu d’Astrid, mais Lawn, Seth et Ryan, au moins, étaient en sécurité. Tania reparu de sa disparition derrière les bibliothèques, une lourde pile de livres sur ses bras. Novan s’empressa de lui en prendre une partie, puis jeta un œil à Pandore. « Oh, pardon : je vous ai interrompu, peut-être ?
― En fait, nous parlions de nos origines respectives… d’ailleurs, tu ne nous a pas dit grand chose à ce sujet, toi !
― C’est vrai… mais y a pas grand chose dont se vanter, je suis d’une famille plutôt ordinaire.
― Raconte quand même. » Disant cela, Tania lui avait adressé un sourire enthousiaste et Pandore, en le voyant, ne put s’empêcher de se demander si elle ne profitait pas de l’occasion pour éviter de parler de son ascendance à elle.
« Eh bien, ma mère est originaire de Tygre, mais elle est partie s’installer dans la région de Corell pour son travail, et c’est là qu’elle a rencontré mon père. Ils sont venus s’installer du côté de Marrihm quand j’avais quatorze ans, et c’est comme ça que je me suis retrouvé à Leeshan.
― Waw ! Alors tu as grandi à Corell, en fait ?
― Pas à Corell-même, mais dans une petite ville à cinq ou six lieues de Lubekand.
― Eh bah c’est pas mal, quand même. Tes origines elfes, c’est de quel côté ?
― De ma mère. Il y a une petite communauté elfique qui s’est établi dans la région de Tygre, et ma famille a toujours eu de bonnes relations avec eux. Je contais passer les saluer quand on est descendus jusque-là, d’ailleurs, mais avec ce qui s’est passé, je n’en ai pas eu le temps… »
Les pensées des trois jeunes gens s’envolèrent immédiatement vers Pénombre, avec la volonté de croire que Cartes, comme l’avait suggéré son comportement à Corannea, était en fait de leur côté. Les gens d’Esperkand qui la recherchaient encore à Tygre n’avaient toujours aucun signe de vie de sa part ni de celle de son ravisseur, ce qui n’avait rien de franchement étonnant, connaissant le nombre d’années depuis lequel le mercenaire échappait à l’attention de la guilde.
Après une courte pause, cependant, tous trois revinrent à l’instant présent. Le professeur Relm attendait les livres qu’elle les avait envoyées chercher. Le jeune corellan aida ses amies à les emporter à travers la cité. Fidèle à l’habitude qu’elle avait prise depuis leur arrivée, Pandore profita du trajet pour leur faire visiter sa ville. Elle n’était, elle non plus, pas originaire de la cité elle-même, mais y avait jusque là passé la plus grande partie de sa vie.
Au bout d’une courte marche, ils arrivèrent au bureau du professeur, où le garçon les laissa : les gens de la guilde encore sur place l’avaient envoyé porter le message et attendait son retour. En revanche, Eiko Faldora venait d’arriver sur place, et s’avança vers les filles dès qu’elle les vit entrer, sourire aux lèvres. « Alors ? Il paraît que vous avez rencontré un fantôme ?
― Pas vraiment un fantôme… je pense que ça devait être une sorte de projection. Un peu comme ce qu’on peut avoir avec certaines machines, je crois, sauf qu’elles n’étaient pas spécialement répandues à son époque… »
Assise à son bureau, la maîtresse des lieux intervint machinalement, sans lever les yeux de ses documents « Les sorciers d’Avalon connaissaient la magie bien mieux que nous, et sans doute avaient-ils accès à des formes de magies que nous ne pourrions pas utiliser même si nous en savions aussi long qu’eux. Ils n’avaient pas besoin de machines pour faire des choses qui nous dépassent. »
Pendant se temps, Eiko s’était tournée plus spécifiquement vers Tania et la regardait d’un air malicieux « Et donc, ce Mordred… est-ce qu’il est aussi charmeur et joli garçon que dans la légende ?
― Mm, il se défendait. En tout cas, il avait l’air d’apprécier Pandore, d’après ce qu’il a dit. »
L’intéressée venait de poser les livres qu’elle portait sur le bureau et se retourna vers les deux autres « Je ne suis pas sûre que c’était ça… en fait, je crois plutôt qu’il voulait dire que lui et moi étions attirés par le même genre de femmes. »
Le professeur, sans prêter attention à la discussion, consultait les différents livres étalés sur son bureau, s’arrêtant de temps à autres pour observer ou prendre dans ses mains la baguette que son élève lui avait confiée. Au bout de quelques instants, elle se leva, l’objet à la main, et déclara calmement “Fallavilina.” Tout aussi calmement, une par une, de petites étoiles de couleurs diverses semblèrent s’allumer dans la pièce et commencer à exécuter une sorte de danse. Mais alors qu’habituellement, ce sort créait de « simples » grains de lumières sans forme véritable et au déplacement aléatoire, ceux-ci semblaient prendre l’aspect particulier de petites créatures ailées, ressemblant à certains insectes ou à de minuscules dragons, dont la danse semblait animée d’une volontée et d’un sens propres.
« Lihnù Fallava : les dragons de lumière. Une espèce de dragons dont les individus ne mesurent pas la taille d’une de nos phalanges, mais sont capables de de produire une lumière intense, de couleur variable. On en trouve dans nos régions, dans les endroits où l’homme n’est pas très présent, comme les forêts ou les marécages. Ce sort avait été inventé, nous dit-on, pour imiter les créatures fallaviennes, mais la magie humaine ne peut recréer que leurs lumières, pas les êtres eux-mêmes. Il y a quelque chose de Guard dans la magie de cette baguette, ou bien les sorciers d’Avalon avaient des pouvoirs qui ressemblaient à ceux des Guards.
― C’est peut-être… comme l’Encre, non ?
― Il ne semble pas y avoir de pierre de Lhynn dans la composition de cette baguette, et je n’ai rien dans mon bureau qui soit fait de cette substance. Le sceptre de Mordred ne me permet pas seulement de faire usage d’un pouvoir que je ne maîtrise pas : il semble aussi me dispenser d’en utiliser les ingrédients. C’est très impressionnant. »
Tania observait les petites créatures d’un air songeur « Ça fait longtemps que j’en avais vu d’aussi près…
― Tu l’as déjà fait ? Habituellement, ils restent à distance des humains, et l’on ne distingue d’eux que leurs lueurs dans la nuit.
― J’ai grandi dans les collines aux dragons, et mon… frère adoptif a un lien curieux avec les dragons. Seth pouvait parler avec ces créatures. Une fois, nous nous sommes perdus tous les deux dans les collines, et ils nous ont aidé à regagner Drakheg. Une autre, il les a convaincu de nous imiter un feu d’artifice magnifique. Les sifflements y étaient, il ne manquait que le bruit des détonations. »
Eiko prit la parole à son tour « J’ai récemment eu l’occasion de voir à l’œuvre le talent de ce jeune homme à communiquer avec les dragons. C’était… très impressionnant. Je n’avais jamais pensé à un feu d’artifice fallavilinien, mais ça devait être quelque chose qu’une enfant n’oublie pas, en effet. »
Après une pause, Pandore reprit « Avez-vous découvert autre chose, Professeur ?
― Rien de plus que ce dont je t’ai déjà parlé. C’est la première trace irréfutable de l’existence des Sorciers d’Avalon qui arrive entre mes mains, mais la magie est tellement complexe qu’il me faudrait plusieurs mois entiers pour l’étudier. Or, c’est quelque chose que nous n’aurons sans doute pas : même si les combats épargnent encore Kandhrir, je pressens que les choses dégénéreront bien vite. »
Eiko enchaîna d’un air grave « Les nouvelles qui viennent de Galben indiquent que si les Garùns y sont encore peu nombreux, les Shalezzims s’y font de plus en plus agressifs. Et des navires comme ceux qui ont attaqué Corannea sont aperçus de plus en plus nombreux autour des côtes pérénanes. Kandhrir semble être jusque là la province impériale la plus épargnée, mais combien de temps cela durera-t-il ?
― Et l’Empire ne fait rien ? Ayanor se contente de regarder l’ennemi nous envahir sans rien faire ?
― D’après Messire Erellon, les troupes ici en poste n’ont reçu aucun autre ordre que celui de demeurer en alerte. Et Beholder nous a fait transmettre que les choses semblent être de même dans les autres villes. Mais le général Daar Enschel avant de monter sur le trône, était doué d’un sens tactique qui dépasse de loin les nôtres : votre chef de guilde pense qu’il met cette attente à profit. Il a certainement une brillante idée en tête, même si nous n’en avons pas connaissance. La question est “seulement” de savoir laquelle des forces en présente agira la première : l’Empire, les Garùns, ou nos guildes. »
Le silence s’installa de nouveau quelques instants. Il n’y avait eu pour l’instant que quelques escarmouches, douloureuses et meurtrières, mais légères : une véritable attaque d’ampleur militaire devait finir par subvenir. Le regard de Pandore, cependant, s’alluma soudain de la lueur toute particulière qui accompagnait ses visions « Ils viennent ici. Ils sont peut-être déjà là. »
Le professeur Relm se leva calmement, comme si l’on ne venait de lui annoncer que l’arrivée d’une lettre. « Kandhrir ne pouvait pas rester bien longtemps épargnée, je suppose. Nous devrions aller prévenir Kerd.
― Professeur, avec votre permission, j’aimerais aller les accueillir moi-même. Mordred ne m’a pas confié cette baguette et la magie qu’elle renferme pour qu’elles soient étudiées, mais pour qu’elles soient utilisées contre nos ennemis.
― Elles peuvent être les deux à la fois, je pense : nous en apprendrons bien plus et bien plus vite à son sujet si tu la manies que si elle reste à orner mon bureau. Sais-tu où nous devons aller ?
― Pas encore, je sais juste que c’est moi qu’ils viennent chercher, cette fois… et que c’est ma magie qu’ils vont trouver.
― Dans ce cas, nous allons t’accompagner. Tania, tu es la moins expérimentée d’entre nous : sitôt que nous les aurons localisés, tu te hâteras d’aller prévenir Kerd Erellon, qui avisera selon leur nombre et leur position. »
Le ton employé par le professeur était sans appel, et la jeune femme, même si elle n’appréciait visiblement pas l’idée de rester en arrière, ne protesta pas.
L’exposition sur les Aigles de Guerre, qui avait servit de prétexte aux jeunes gens pour quitter Tygre sans éveiller les soupçons, était bien en place au Rys Museum, et c’est là que l’intuition de Pandore les avait guidé. À l’entrée de la grande salle se dressait une statue à l’effigie de Sythosk Deyn, célèbre auprès des Rysiens car c’était pour les défendre qu’il s’était pour la première fois opposé à Zanar. Tania resta un instant à contempler la statue.
« C’était un ancêtre de Seth… cela fait étrange de se retrouver face à lui.
― L’héritière de Mordred et le descendant de Sythosk : nous ne pouvons que gagner cette guerre avec de tels alliés. »
La jeune femme se tourna vers Eiko, qui venait de parler, se souvenant de sa longévité peu commune « Tu as vécu à la même époque que lui…
― Et je l’ai même personnellement rencontré plusieurs fois. Tout demi-démon qu’on le disait être, c’était avant tout un homme comme il en faudrait davantage. Je me souviens de son fils, Seimar, lorsqu’il n’était qu’un petit enfant… Je ne dirais pas que Seth lui ressemble, mais il avait quelque chose de spécial dont ton frère adoptif semble avoir hérité. Toi aussi, d’ailleurs, dans une certaine mesure : il a du déteindre sur toi durant votre enfance. »
Tania sourit faiblement, pensive « Oui, c’est ce qui a du arriver. »
Avant que la conversation n’ait pu aller plus loin, Pandore avait levé sa baguette « Ils sont tout près. Soyez sur vos gardes. »
Elle s’avança la première, suivie de près par ses deux aînées. La salle semblait calme, mais toutes sentaient désormais quelque chose de perturbant dans l’air. C’était une sensation peu familière, que ni la femme âgée, ni les deux plus jeunes n’avaient déjà ressenti. Eiko, cependant, murmura faiblement « Eux ! J’avais oublié leur existence… oublié à quelle point leur aura était sombre… »
Presque aussitôt, un sifflement se fit entendre. Pandore eût un geste calme de la main, et sa magie immobilisa en l’air les carreaux d’arbalètes que l’on venait de tirer vers eux. Puis elle agita le sceptre de Mordred, et l’un des tireurs fut extirpé de sa cachette et jeté désarmé au sol « Inutile de vous cacher, lâches que vous êtes : on échappe pas aux yeux des Kandhrans dans leur propre cité ! »
Comme en échos à ses paroles, Eiko et Relm débusquèrent à leur tour deux autres tireurs qui connurent le même sort. Deux guerriers Garùns et un Shalezzim gisaient maintenant à terre, mais les autres demeuraient encore invisibles. « Croyez-vous réellement que votre magie peut égaler la mienne, jeune fille ? »
La voix qui venait de parler était sombre et grave. Pandore, cependant, ne se laissa pas impressionner. « L’égaler ? Sans doute, puisqu’elle peut sans effort la surpasser. Mais s’il vous reste une once de courage, venez donc le vérifier par vous-même… »
Un nouveau geste, et un nouveau Shalezzim embusqué fut jeté à terre. Au cri qu’il poussa en tombant, cependant, ce n’était pas celui qui venait de parler. « …à moins que vous ne préfériez rester où vous êtes en regardant vos hommes tomber un par un ? À votre guise : cela ne fera que diminuer vos chances de nous vaincre.
― Tu regretteras ton insolence ! “Filnea Falnor !” »
Une violente bourrasque s’éleva, d’une puissance suffisante pour renverser plusieurs des statues qui ornaient la salle. Mais la demi-guarde s’était contentée de lever sa baguette, et le souffle du vent s’était brisé devant eux, passant de part et d’autre sans les toucher. D’un ton amusé, elle répéta la même incantation, et une tornade naquit de son instrument, qui emporta tout devant elle, faisant surgir hors de leur cachette les autres assaillants.
En comptant ceux qui étaient déjà à terre, il y avait au total six Shalezzims, dont deux aux cheveux herbe et sang et quatre aux cheveux bleu-argent, quatre guerriers Garùns et un sorcier vêtu de noir, qui fut le premier à se relever, son bâton à la main. C’était de lui qu’émanait cette curieuse sensation d’inconfort, et c’était lui qui venait de parler.
« Bien. Puisque nous voici face à face… » D’un geste plus vif que ce à quoi les Kandhranes s’attendait, il tendit l’objet en avant, et celui-ci se mit à vomir une sorte de matière compacte, qui brillait étrangement tout en semblant absorber la lumière, d’une couleur variant entre le noir, le gris sombre et le violet. « Voyons ce qu’il reste de votre magie face au Néant. »
Par réflexe, Relm et Eiko pointèrent leurs baguettes et lancèrent de puissants sortilèges, mais ceux-ci n’eurent pas le moindre effet néfaste sur la chose qui émergeait du bâton. Pire encore, celle-ci sembla avaler leur puissance et s’en nourrir. Un sourire victorieux se dessina sous la capuche noire du Mage du Néant, qui agita son instrument : la chose sombre fut entraînée et claqua comme un fouet devant elles, laissant une impression de vide devant lui. Deux nouveaux sorts lancée par la barde et par le professeur furent aussi inutiles.
Mais soudain, la baguette de Mordred échappa au contrôle de Pandore et, entraînant le bras de la jeune femme, s’éleva face à l’arme du Néant : une fontaine de gaz incandescent et de lumière jaillit de son extrémité, telle un ruisseau qui jaillirait de sa source, mais un ruisseau dont l’eau serait faite de la matière qui compose les étoiles. Ombre et lumière se heurtèrent et se repoussèrent un instant, puis, dans un éclair éblouissant, s’annihilèrent mutuellement.
La stupeur se lisait sur le visage du Mage du Néant : c’était la toute première fois qu’il rencontrait quelque chose capable de vaincre son pouvoir noir. « Comment… ? » Le visage blond de Mordred se refléta sur celui de Pandore, et ce furent leurs deux voix à l’unisson qui répondirent, d’un seul mot « Avalon. »
Cependant, le sorcier vêtu de noir n’était pas seul, et pendant ce temps, ses compagnons s’étaient relevés et avaient récupéré leurs armes. Une nouvelle volée de carreaux vers les Kandhranes, que le professeur Relm dévia sans aucune peine, pendant que les assaillants se mettaient en position de combat, face à leurs trois adversaires. Trois ?
« Elles étaient quatre ! Retrouvez celle qui s’est enfui ! »
Mais le cri du mage resta sans effet, car bien qu’en infériorité numérique, les trois magiciennes bloquaient la sortie, empêchant quiconque de s’élancer à la poursuite de Tania. Les Shalezzims aux cheveux herbe et sang s’élancèrent les premiers, suivis de près par les guerriers Garùns, mais la magie kandhrane les repoussa. « Isolez la porteuse de lumière ! Je me charge de vaincre les deux autres ! »
Séparer les trois magiciennes n’aurait pas été chose aisée pour les seuls guerriers, mais comme Seth, les Shalezzims aux cheveux bleu-argent étaient des ensorceleurs, et leur magie était de taille à lutter contre celle de Kandhrir. Les trois femmes furent contraintes de reculer chacune de son côté, s’éloignant peu à peu des deux autres.
S’approchant de Relm, l’homme en noir fit de nouveau appel à son pouvoir maudit, et si la magie d’Avalon avait pu vaincre, rien de ce que le professeur tenta n’eût d’effet. Même ses plus puissants sortilèges furent aspirés par le Néant.
Elle allait perdre pied lorsqu’une sorte d’éclair arracha le bâton des mains du sorcier Garùn, mettant fin du même coup à son noir sortilège. À l’entrée de la pièce, trois nouvelles silhouettes venaient de faire leur apparition : Novan, l’arc d’Esùn à la main, visa de nouveau et tira, cette fois pour toucher l’un des adversaires de Pandore. Les deux autres, brandissant leurs bâtons de voleurs, s’élancèrent dans la mêlée en criant « Esperkand ! »
Sa nouvelle flèche tirée, le garçon s’élança vers son amie pour l’aider à se relever, car un sortilège l’avait jetée à terre. « Tania est venue nous chercher en passant, elle a dit qu’elle ne trouverait sûrement pas Erellon à temps.
― Il faudra penser à lui dire merci. Sycrandemenn ! » Le sortilège lancé par la jeune magicienne repoussa un assaillant juste à temps pour l’empêcher de frapper Novan dans le dos.
Le Mage du Néant, cependant, avait récupéré son arme, et voyant l’avantage diminuer dans son camp, s’écria en direction de l’une des statues « Charq Lame-Noire, meurtrier de mes ancêtres, rembourse ta dette de sang en venant à mon aide ! » Il ajouta quelques incantations incompréhensibles, et la lourde statue du personnage en armure s’anima. C’était de l’ancienne magie, celle que les Brennans utilisaient autrefois pour animer leurs gargouilles.
La statue mesurait plus d’une fois et demie la taille d’un homme, et lorsqu’elle leva à deux mains sa grande épée, tous, attaquants comme défenseurs, jugèrent bon de s’écarter. Le coup fut si brutal lorsque l’épée retomba que le sol se mit à trembler. Il n’avait touché personne la première fois, mais il releva son arme aussitôt, prêt à frapper en direction de Pandore et de Novan.
Cependant, une sorte de ressort métallique s’enroula autour de l’épée de pierre et entrava son geste. La statue se retourna bien plus vivement que ce que son aspect ne laissait présager. Face à elle, couverte d’un long manteau rouge sombre, le visage dans l’ombre de son tricorne, une silhouette de plus venait se mêler au combat.
« Cartes ?!? » Avant que Novan n’ait pu s’élancer en direction du nouvel arrivant, celui-ci s’était enfui entre les étagères renversées, entraînant la statue à sa suite. Profitant tout de même du répit, le garçon se tourna vers sa camarade « On peut animer une de ces statues, nous aussi ?
― Eiko ou Relm, peut-être, moi je ne sais pas comment on fait. Stanta Yy’hell ! » Les colonnes de flammes surgirent devant les jeunes gens, forçant le guerrier Garùn qui leur fonçait dessus à changer de trajectoire. Une flèche vivement tirée par Novan le fit lâcher son arme.
Seriatnemidès ! Au son de la voix d’Eiko, le sol se mit violemment à trembler, et la statue bascula en avant. Son épée lui échappa et, ne fois au sol, elle semblait dans l’incapacité de se relever. En revanche, son adversaire au tricorne semblait s’être volatilisé.
Le Mage du Néant poussa un cri redoutable en voyant son serviteur géant ainsi désarmé. Brandissant de nouveau son bâton, il recommença ses incantations, faisant appel cette fois non pas au pouvoir noir, mais à de redoutables sortilèges. En réponse, la voix d’Eiko s’éleva de nouveau, mais plus pour appeler de sortilèges : c’était un de ses chants étranges, à la fois apaisants et stimulants, dont ses pouvoirs de phénix amplifiaient les effets.
Enhardis par ce chant, les défenseurs de Kandhrir redoublèrent d’efforts. Un par un, les assaillants furent de nouveau jetés à terre, mais malgré leurs blessures, trouvaient toujours la force de se relever et d’attaquer de nouveau. Le Mage du Néant, lui, repoussait tous les assauts un par un, et personne ne parvint à le faire tomber.
Jusqu’à ce qu’une voix s’élève et ramène le silence. « Cela suffit. »
Suivi de près par Tania, Kerd Erellon venait de faire son entrée dans la pièce. Ce fut comme si le temps s’était arrêté. Il regarda calmement l’ampleur des dégâts, puis il claqua simplement des doigts. Les étagères se redressèrent d’elles-mêmes, et les objets revinrent tous à leur place, jusqu’à la statue de Charq Lame-Noire qui réintégra son piédestal et ne bougea plus. Un autre geste de la main du vieil homme, et toutes les armes et toutes les baguettes tombèrent à terre, laissant les combattants des deux camps désarmés.
« Kandhrir doit demeurer un lieu de paix. Assez de sang a été versé ici. Si vous désirez vous battre en ma demeure, Mage du Néant, vous le ferez à ma manière. » Une baguette venait d’apparaître dans la main du magicien, et une autre dans celle de l’homme en noir. La pièce était d’un coup devenue sombre : seuls les deux hommes et l’espace vide les séparant étaient encore éclairés. « Un duel de magie, à la façon Kandhrane. Je vous laisse le premier coup. Si vous gagnez honorablement, nous écouterons votre requête. »
Il leva sa baguette et salua solennellement. L’autre l’imita de mauvaise grâce, puis lança plusieurs sortilèges d’affilée. Erellon les para sans sourciller. Le sorcier Garùn redoubla ses attaques, et le maître des lieux resta quelques instants sur la défensive, se contentant de repousser les assauts de son adversaire.
Au bout d’un moment, cependant, il leva sa baguette, toujours aussi calme et élégant, et lança sans mot dire un rayon lumineux d’une puissance incroyable. Le Mage du Néant s’efforça de parer, mais il ne put rien faire : la baguette lui échappa des mains et il tomba au sol, pendant que la lumière revenait. « Vous avez perdu. »
Un instant plus tard, tous les assaillants étaient maîtrisés et ligotés, et l’on aurait dit qu’aucun affrontement n’avait eu lieu. Tania avait rejoint ses deux camarades. Pandore fouillait les lieux du regard : Cartes semblait avoir totalement disparu. « Il était bien là, pourtant. Novan, tu l’as bien vu aussi ?
― Je ne sais pas… je veux dire : bien sûr, que je l’ai vu, mais il avait quelque chose de… différent… du Cartes que je me souviens avoir vu à Tygre. Un peu plus petit, je crois. »
Ils se regardèrent en silence. Personne de ceux qu’ils connaissaient n’avait vu son visage : ce tricorne cachait-il les traits de deux personnes distinctes ? Ou bien le regard habituellement si habile de Novan avait-il cette fois fait une erreur ? Il ne l’avait, après tout, qu’entre-aperçu lorsqu’il avait enlevé leur amie.
Se poser davantage de questions aurait été vain, puisqu’il ne semblait plus être là pour y répondre. Tous trois se dirigèrent vers la sortie. Soudain, cependant, Pandore s’écria vivement “Ashenda !” Un rayon de lumière traversa son corps devenu brume. Elle se retourna vivement, pointant la baguette de Mordred vers l’un Shalezzim et le fit d’une bourrasque tomber au sol.
Il n’y avait eu aucun bruit, et seul son don de prescience avait pu l’avertir du danger. Le Shalezzim la regarda interloqué « Comment avez-vous su… ? »
Elle le dévisagea un instant, semblant hésiter, puis répondit simplement, complétant ainsi ce qu’elle avait commencé à dire à Tania un peu plus tôt dans la journée « Mon père se nomme Albus Balthazar, dit Balthazar le Sage, et j’ai hérité de certains de ses talents. »
La bataille s’était achevée depuis un bon moment, et les prisonniers avaient été correctement enfermés, lorsqu’une nouvelle surprise se produisit dans cette journée décidément particulière. Alors qu’en retournant à leurs occupations, les jeunes gens passèrent à proximité de l’entrée de la cité, un homme vêtu d’un chapeau et d’une cape de voyage arriva par le pont-levis. En les reconnaissant, il s’approcha d’eux, et retira son couvre-chef, dévoilant le visage fatigué, mais indemne, de Gregan Shadefire.
Quand un mal inconnu envahit la forêt,
les loups même ne chassent plus mais deviennent des alliés.
« …ils m’ont finalement enfermé dans une cage au fond de cette mine inconnue. J’ai… hésité à tenter une évasion dès ce moment : j’aurais peut-être pu arriver à quelque chose, mais j’espérais profiter de ma captivité pour en découvrir un peu plus long sur leurs projets. Je dois leur reconnaître qu’ils sont plus disciplinés que les soldats impériaux : plusieurs gardes parfaitement éveillés en permanence devant ma cellule et des relèves fréquentes.
Il n’y a pas grand chose de passionnant à raconter au sujet des quelques jours –je ne sais pas exactement combien– que j’ai passé dans cette cage : pour l’essentiel, j’ai passé ce temps à discuter avec mes gardiens, ainsi qu’avec plusieurs de leurs “Traqueurs” qui m’ont rendu visite à plusieurs reprise. Je ne sais pas s’ils espéraient réellement me faire trahir quelques secrets ou si ce n’était que pour la forme…
Pour ma part, j’en ai profité pour réactualiser ma connaissance de la culture Shalezzime, et même si je ne pense pas avoir réussi à les convaincre de nous rejoindre en aussi peu de temps, je pense qu’ils ne nous sont pas aussi opposés que ce qu’il semblait jusque là. Ils pourraient probablement rejoindre notre cause si nous trouvions une véritable occasion de communiquer.
Au bout d’un temps indéterminé, leur surveillance a commencé à se relâcher. Je crois qu’un évènement qu’ils n’attendaient pas s’est produit aux alentours de leur camp, mais j’ignore de quoi il s’agissait. Au risque de perdre cette occasion, je n’ai rien tenté les deux ou trois premières fois où ma cellule s’est trouvée sans surveillance, afin de les mettre en confiance.
Rapidement, cependant, j’ai profité d’une de leurs absences pour ouvrir ma cage. Il s’agissait d’un modèle assez ancien : rien de bien compliqué pour un vieux brigand comme moi. Je me suis glissé à l’extérieur, et je l’ai refermé en prenant soin de lui donner un air aussi intact que possible. Après quoi, j’ai suivi les galeries jusqu’à l’endroit où je soupçonnais se trouver l’un de leurs dortoirs.
Là, j’ai pu trouver sans peine les ingrédients pour me préparer de quoi teindre mes cheveux. Le résultat n’était pas exactement de la couleur espérée, mais tant que je restais dans la pénombre de la nuit ou dans les profondeurs de la mine, la différence demeurait imperceptible, et une fois ma barbe correctement rasée et un uniforme de rechange dérobé, je passais sans effort pour l’un des leurs.
Le risque de ma situation était alors que leur réserve d’arme était gardée plus sérieusement encore que ma cellule, et que m’y introduire aurait été trop risqué. Hormis la dague confiée par Seth et que je gardais encore sous mes vêtements, j’était sans arme. Cependant, je décidais de m’en accommoder et de rejoindre un poste comme si j’avais été simple soldat parmi eux.
J’ai ainsi pu assister à la découverte de ma propre évasion : mon travail avait été suffisamment soigné, et ils n’ont pas remarqué que la porte avait été forcée. Aussi ont-ils passé quelques temps à fouiller la cellule à la recherche de quelque passage secret que j’aurais découvert. Ils n’ont bien sûr rien trouvé, et le mystère de cette évasion “sans que la porte n’ait été ouverte” a je pense augmenté mon crédit à leurs yeux.
M’étant mêlé à eux, j’en ai enfin appris davantage. Je ne prétends pas leur avoir dérobé tous mes plans de bataille, mais je ne me privais pas pour glaner toutes les informations dont j’avais besoin. Ma maîtrise de la langue Shalezzime était juste suffisante pour cela.
Deux jours sétaient écoulés –j’en avais enfin retrouvé le compte– lorsque la troupe s’est remise en route. Quelques provisions dont je craignais la nature extraites de l’ancienne mine, nous revenions vers Tieffla. J’en savais alors plus long sur notre destination que les simples soldats que je côtoyais, car j’avais surpris des informations dont l’annonce n’avait pas été rendue publique.
Hélas, l’occasion de ce départ entraîna un redoublement des risques pour moi : préparant les bagages, ils avaient découvert mon larcin et compris qu’au lieu de m’être enfui, j’étais demeuré parmi eux déguisé. Je parvins à échapper aux fouilles durant la première journée de marche, mais au soir, je fus finalement découvert par quelques uns d’entre eux. Un affrontement suivit, au cours duquel j’ai défendu chèrement ma vie –la dague de Seth m’a été d’un précieux secours jusqu’à ce que je parvienne à m’emparer d’une épée et à m’enfuir.
L’alerte avait été donnée juste après l’escarmouche, et mon déguisement ne me servait plus. Je m’éloignais un peu du campement, lavais mes cheveux au premier point d’eau –leur brun naturel étant moins voyant que la teinture, heureusement légère, que je m’étais fabriquée– et me cachais dans les environs. Tenter de prendre le large dans l’état de fatigue où je me trouvais aurait été suicidaire.
J’entendis leurs recherches se poursuivre en vain une partie de la nuit, mais je parvins à dormir dans un endroit sûr. Au réveil, j’attendis qu’ils reprennent leur route pour évaluer ma situation : je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais, si ce n’est que c’était dans l’ouest de Galben. J’entrepris alors de suivre leurs traces de loin, en attendant de revenir sur un terrain connu.
Ils avaient cependant prévu ma décision, et je ne parvins pas à débusquer tous leurs guetteurs. Peu avant midi, j’avais été de nouveau découvert et je dus livrer une nouvelle bataille contre mes ravisseurs. Cette fois, je me voyais perdu, lorsque survint un fait qui rendit mon évasion plus spectaculaire encore que je ne l’avais espéré : un gigantesque dragon ailé surgit soudain et fonça sur eux, les dispersant. Sitôt fut-il au sol que, sans réfléchir, je sautais sur son dos, et il s’envola, m’amenant hors de portée.
Je mis quelques instants à reconnaître en mon sauveur le Béhémoth qui vivait autrefois aux alentours de Drakheg. Je n’avais plus entendu de verbiage draconique depuis bien longtemps, mais je compris tout de même plus ou moins lorsqu’il m’annonça qu’on l’avait envoyé à mon secours et qu’il me déposerait où je le souhaiterait en terrain ami. Ses ailes surpassaient largement mes modestes jambes en vitesse, et avant le soir, nous avions gagné une base reculée de la guilde.
Comme à son habitude, Beholder fut averti de mon évasion aussitôt, et le dragon avait à peine reprit son vol pour rejoindre sa demeure que mon vieux compagnon prenait contact avec moi. Il m’informait des derniers évènements, et je l’informais de ce que j’avais découvert : ensemble, nous convînmes des actions à mener. Je passais la nuit dans cette base, où je renouvelais mon équipement, puis l’on me confia un Lihnfahl, et je pris la route de Kandhrir.
Me voici donc ici pour récupérer autant de nos hommes que possible, et demander de nouveau le secours de nos alliés : ils ignorent sans doute que je l’ai appris, ce qui nous donne un avantage, mais leur cible est désormais notre chère Baarn Thor. Et leurs troupes se réunissent pour mener cette fois un véritable assaut : ils espèrent bien prendre la cité souterraine, et peut-être l’Université de Leeshan du même coup, pour s’en faire leur propre place forte. »
Lorsque Gregan eût terminé son récit, quelques instants de silence se laissèrent entendre. Puis Erellon se redressa « Ils viennent d’attaquer Kandhrir –acte, il est vrai, d’une simple escouade et qui aurait pu passer pour un cambriolage s’étant mal déroulé– et font route sur Leeshan ? Ils deviennent audacieux. »
Eiko intervint à son tour « Une véritable attaque. Cette fois, Ayanor sera forcé d’intervenir.
― À la condition que nous remportions cette bataille : s’ils prennent Leeshan et retiennent tous les étudiants en otage, l’Empire aura les mains liées. Tout repose donc sur nous. » Gregan avait un ton résolu, et curieusement, légèrement enthousiaste. Il savait depuis longtemps qu’un tel événement viendrait, mais voici que celui-ci lui permettrait de donner à sa guilde de voleur un statut de sauveurs de l’Empire.
« Je suppose que si nous allons prévenir la garde avec ces informations, ils ne bougeront pas.
― Je crains que même vous n’ayez pas assez d’autorité, Erellon. Et je préférerais personnellement m’abstenir d’avoir à m’évader une seconde fois avant la bataille.
― J’avais oublié votre situation personnelle, Gregan. Ce serait en effet préférable –quoique je ne doute pas que vous vous en montreriez parfaitement capable. Je ne parviens tout de même pas à comprendre pourquoi Ayanor se laisse ainsi faire sans réagir…
― J’ai eu… le temps d’y repenser. Non pas que je le connaisse aussi bien que cela, mais…
― Ne vous inquiétez pas de cela, Gregan. » Eiko avait un ton amusé dans la voix « Je crois que votre véritable identité n’est un mystère pour personne ici… et si nous le révélions, qui nous croirait ?
― Tu marques un point, mais je disais cela honnêtement : je n’ai pas revu Daar personnellement depuis près de vingt ans. Quoi qu’il en soit, je pense avoir compris ce qui le motive : il tente simplement de garder le contrôle.
― En ne faisant rien ?
― Qui est en jeu, pour le moment ? Des guildes de voleurs, de mendiants, de brigands de toutes sortes –sauf le respect que je dois à vos magiciens, vous n’êtes officiellement pas concernés. Si l’Empire était intervenu dès le début, un certain nombre de ces organisations toutes plus ou moins criminelles se seraient rangés aux côté de l’envahisseur, croyant trouver en lui un simple nouvel intervenant sur notre terrain. Plus il patientait, plus augmentait le risque que nos adversaires s’en prennent aux intérêts de nos rivaux autant qu’au nôtre, et qu’aucune organisation implantée sur notre sol ne se retourne donc contre nous.
― Brillamment raisonné, Shadefire. En d’autres termes, en restant passif, il laisse à nos ennemis le soin d’unir nos alliés contre eux.
― C’est du moins ce que je suppose. Et c’est également la raison pour laquelle il est préférable que nous défendions Leeshan sans son concours : que nous gagnions ou que nous perdions, cela lui donnera une légitimité à nous tendre la main, et il deviendra justifié aux yeux de tous –brigands, soldats et simple citoyens– que nous nous unissions tous pour faire front.
― …vous auriez fait vous-même un redoutable Empereur. Eh bien soit : la guilde du Trèfle respectera naturellement notre alliance et se battra à vos côtés pour gagner cette bataille. Si vous voulez bien m’excuser, je devrais d’ailleurs aller me charger de préparer cela.
― Merci. Dans ce cas, je vais moi-même aller retrouver mes hommes. »
Les membres de la guilde kandhrane quittèrent bientôt la pièce, laissant Gregan seul un instant. Celui-ci allait sortir, lorsqu’un bruit attira son attention. Un bruit qu’il reconnut facilement « Eh bien, on écoute aux portes ? » D’un geste vif, il bloqua l’espion dans le couloir. Espion qui était en fait une espionne « Tiens donc, Tania. »
La jeune femme eût l’air gênée, plus de s’être fait prendre que d’avoir mal agis. « Je ne t’aurais pourtant pas envisagé faire ce genre de choses… du moins, pas de ton propre chef.
― Plains-toi à Beholder, c’est lui qui nous encourage à agir comme ça.
― Et quelle insolence… notre jeune demoiselle Lawn a une bien mauvaise influence sur toi. »
Ils se regardèrent tous deux un instant, puis éclatèrent de rire. Gregan reprit après un instant « Je suppose que ce que tu as entendu est venu confirmer certaines de tes hypothèses…
― En effet. Mais je garderai ton secret jusqu’à ce que tu décides de le dévoiler toi-même.
― Dans ce cas, je ferai de même avec le tien, jeune fille. Et puisque je t’ai sous la main et que tu as déjà entendu mon histoire, j’aimerais ton avis sur l’intervention du dragon… d’aussi loin que je me souvienne, Seth est le seul à qui il obéissait.
― Ce n’est pas lui. Nous n’avions aucune idée d’où tu te trouvais, et il n’aurait de toute façon pas pu le contacter d’aussi loin.
― Curieux. J’étais sûr que c’était lui. Qui donc, dans ce cas ? »
La jeune femme ne répondit pas. Après une courte pause, Gregan reprit « Bon, partons d’ici. D’autant que tes camarades ne m’ont pas espionné, eux, et que je leur doit le même récit. »
« Alors c’est décidé, tu repars ? »
Babel regardait Lawn faire des préparatifs –puisqu’elle avait le temps d’emporter des bagages, cette fois. La jeune femme releva les yeux vers lui, sûre d’elle. « Je me suis embarquée dans cette histoire, maintenant. Je ne peux simplement pas rester là et la laisser se terminer sans moi. Et puis j’ai une dette à régler envers Cartes et envers Esperkand, pour l’aide qu’ils nous ont apporté.
― Dans ce cas, on vient avec toi. On es plusieurs à être partants.
― Nous ne sommes encore que des gamins, tous, et vous avez bien assez risqué nos vies comme ça. Esperkand ne voudra pas de vous… et c’est moi que Cartes a fait monter sur la machine, pas toi. Et puis qui défendra l’île, s’ils reviennent ? »
Le garçon baissa la tête. Il savait que ce n’était pas la peine d’insister.
« Et j’ai une mission particulière à te confier, à toi. Pendant que Papa et Maman ne sont pas là, Thenn est en pension à l’école, mais on ne peut quand même pas laisser un gamin de son âge passer sa vie dans une école, c’est pas normal. Il faut quelqu’un pour l’emmener faire des bêtises.
― Ça, c’est dans mes cordes.
― Mais veille sur lui, d’accord ? S’il lui arrive quoi que ce soit, je te… » Elle hésita : elle savait à présent ce que cela voulait dire. Mais elle avait décidé de faire comme si ça n’avait pas eu d’importance. Quelle pirate serait-elle, sinon ? « S’il lui arrive quoi que ce soit, je te tue. »
Un large sourire éclaira le visage de Babel, et il fit un simulacre de garde-à-vous « À vos ordres, Capitaine ! »
Lawn le saisit vivement dans ses bras et l’étreignit, déposant un baiser sur sa joue. Puis, comme il la regardait ébahi, elle répondit d’un ton bourru « C’était soit ça, soit je te mettais une baffe, et tu ne vaux pas que je m’abîme la main. Pas un mot aux autres. » Puis elle boucla son bagage et quitta la pièce.
Les hommes de la guilde étaient en train de boucler leurs propres affaires à l’entrepôt et de faire leurs dernières recommandations aux habitants, sur les soins et la défense. Quelques enfants du groupe de Laureen préparaient la machine.
Seth et Ryan étaient déjà prêts. Le premier jouait avait le frère de son amie tandis que le second, non loin, s’efforçait de se rendre utile. N’ayant rien d’important à faire, il vint cependant vers Lawn dès qu’il la vit arriver. La jeune femme accorda un bref salut à chacun de ses camarades, accompagné d’une bise rapide ou d’une brève poignée de main (Babel eût droit au même traitement que les autres, comme s’il ne s’était rien passé). Puis elle s’approcha plus spécialement de son frère.
Les larmes leurs montèrent tous deux aux yeux, mais il n’essaya pas de la retenir. Il se contenta de lui sauter dans les bras et de la serrer contre lui un long moment. Elle lui parla doucement à l’oreille, peu avare de baisers. Au bout d’un bon moment, elle lui en déposa un dernier sur le nez et se releva. Le petit garçon la regarda de ses grands yeux « Dis, tu reviens vite, hein Lawneen ?
― Je reviens te voir chaque fois que je pourrais, petite tête, promis. Ne sois pas trop sage. »
Puis elle s’éloigna, accompagnée de ses deux compagnons de route. La machine venait d’être par deux fois activée, et une partie des membres de la guilde étaient déjà sur le continent. Angel était sans doute parti dès l’un de ces premiers voyages, car il n’était plus là pour superviser les opérations : sans doute considérait-il comme plus important de préparer le retour à Leeshan.
Il y avait une autre raison que Lawn n’avait pas évoqué devant Babel : elle ne voulait simplement pas quitter Seth aussi rapidement après l’avoir enfin rencontré. Lorsqu’ils montèrent à leur tour sur le plateau, elle glissa sa main dans celle de son ami, qui lui adressa un sourire encourageant. Elle adressa encore un petit geste à son frère, puis prit également la main de Ryan, comme s’il s’était agit de sauter tous trois ensemble d’un continent à l’autre.
Mais leurs jambes n’eurent bien sûr pas besoin de s’animer : un flash lumineux plus tard, ils se trouvaient dans la base de la guilde à Tieffla. Une certaine effervescence régnait dans cet autre endroit : la menace d’une attaque sur Leeshan touchait particulièrement les membres tiefflans de la guilde, car une bonne partie d’entre eux avaient suivi des cours à l’université, et avaient, à l’instar des jeunes gens, été recrutés comme cadets à cet endroit.
Sitôt arrivés, les trois jeunes gens furent recrutés pour participer aux préparatifs du départ. Il était impératif de renvoyer autant d’hommes que possible vers Baarn Thor, mais également de rester discrets et de s’assurer que le voyage passerait inaperçu.
De quoi le groupe pouvait-il parler sur la route, si ce n’est de la spectaculaire évasion du prisonnier ? La réputation de Shadefire et le fait qu’il était considéré comme le chef de leurs ennemis lui avaient déjà valu un certain prestige auprès des Shalezzims, mais l’intervention du dragon avait achevé de le faire entrer dans la légende. Il devait être, sinon doté de pouvoirs spéciaux, au moins un protégé des dieux.
« Un Béhémoth… Il a fallu que soit un Béhémoth.
― Je dois reconnaître que ses ressources m’ont prit de court, moi aussi. Je m’attendais à une évasion, mais pas de cette nature.
― Ce qui m’inquiète le plus, c’est la fascination qu’il provoque chez nos hommes. Au train où vont les choses, certains sont prêts à en faire un élu de Shale –et ce n’est pas bon pour nos projets immédiats. »
Tred soupira. Devait-il dire qu’il soupçonnait son interlocuteur d’être dans le même état d’esprit ? Il savait qu’Alambar avait été fidèle à l’Empire bien avant s’être engagé dans l’Ordre, et il avait assisté à la discussion au cours de laquelle Shadefire revendiquait devant lui à mots couverts être le prince disparu.
À vrai dire, il ne savait même plus lui-même où allaient ses impressions. D’un côté, leurs alliés Garùns l’avaient clairement désigné comme un ennemi, et Caryl Xarz, chef suprême de l’Ordre qui l’avait prit à son service personnel, leur proclamait l’alliance et la guerre comme la volonté de Shale. De l’autre, ses propres discussions avec le prisonnier avaient été assez déstabilisantes, et il commençait à douter non pas de sa propre foi en Shale, mais de celle de Xarz. Trop de choses ne collaient pas.
Le silence au cours duquel il considéra la question ne dura cependant guère longtemps. Teyn avait bientôt reprit, cherchant peut-être à éluder la question « À propos de ces projets, précisément… penses-tu qu’il ait pu en prendre connaissance ?
― Peu probable, mais avec lui, tout est possible. Et avec une telle monture, s’il savait, les autres doivent déjà être au courant.
― Et s’ils savent, ils se défendrons. Nous risquons donc d’essuyer de lourdes pertes.
― Je ne crois pas que ce soit le genre de choses qui inquiète nos alliés. Quel qu’en soit le prix, de toute façon, nous ne pouvons que vaincre, et c’est ce qui compte à leurs yeux.
― En es-tu sûr ? Nous n’avions pas prévu le dragon : peut-être a-t-il d’autres alliés en réserve dont nous ignorons tout. »
Dire que Pénombre était devenu une experte en seulement cinq jours aurait été mentir, mais les exercices ininterrompus l’avaient tout de même fait progresser : elle savait désormais tenir à peu près une arme, et pouvait affronter un adversaire de niveau raisonnable sans trop risquer sa vie.
Quoique ce ne soit pas le rôle dans lequel on l’imaginait le plus aisément, Cartes s’avérait un assez bon professeur, capable de la pousser à aller jusqu’au bout de ses possibilités, et même au delà. Elle n’avait, en revanche, pas réussi à apprendre grand chose à son sujet : il trouvait toujours le moyen d’éluder ses questions ou de n’y répondre que très évasivement. Plus tard, disait-il souvent, car ils avaient encore beaucoup de temps.
Il s’absentait cependant de temps à autres, assez longuement, sans donner d’explications. Astrid supposait qu’il allait alors retrouver des alliés ou des commanditaires pour s’informer et rendre compte de ses progrès. Elle avait, par acquis de conscience, plusieurs fois tenté de s’évader, mais il semblait l’avoir prévu.
L’unique porte quittant les deux pièces, en effet, n’était pas verrouillée : elle était bloquée par quelque chose situé de l’autre côté et que la jeune femme n’était pas assez forte pour briser. Quant à la fenêtre par laquelle il fumait régulièrement, elle donnait sur une sorte de petite cour entourée de murs gris, qui semblait n’avoir aucune porte ni aucune autre possibilité de sortie.
Elle était en train de contempler le ciel loin au dessus d’elle par cette fenêtre lorsque Cartes revint de l’une de ses absences. Elle n’avait toujours pas vu son visage, mais quelque chose dans sa posture lui donnait l’air soucieux. « Un problème ?
― Pas pour moi, princesse… » Il demeura silencieux un instant, puis entra dans la salle d’entraînement. Elle le suivit. « …mais peut-être bien pour tes amis. Une de mes sources vient de m’informer de l’éventualité d’une attaque contre votre université. »
La nouvelle tomba si lourdement que Pénombre resta un instant bouche bée, sans savoir quoi répondre. Une telle éventualité lui avait déjà traversé l’esprit, mais elle n’imaginait pas l’apprendre ainsi, de la bouche de son geôlier. Celui-ci prit un instant pour noter sa réaction, puis reprit « Ce qui me pose problème, vois-tu, c’est que je comptais te renvoyer à tes amis en état de te défendre, or tu es encore loin d’être prête. Puis-je te laisser repartir livrer cette bataille sachant que tu n’y feras pas le poids ? Mais puis-je en même temps te retenir ici pendant que les autres comme toi risquent leurs vies ? »
Il saisit l’un des bâtons de combat et le soupesa. « Toi et moi, trésor, nous sommes des personnes d’action. Tu as tout de même fait de grands progrès. Je pourrais te proposer une dernière joute pour vérifier ton niveau actuel, mais après tout, je le connais déjà.
― Laissez-moi retourner là-bas. » fut la seule chose qu’Astrid parvint à répondre.
« J’ai le pressentiment que ta présence pourrait être décisive, malgré les limites de tes capacités. Et puisque tes ennemis ont contrarié mes plans, j’aime autant faire ce qu’il faut pour contrarier les leurs. » Il reposa le bâton et se tourna pleinement vers elle. « Je vais donc te laisser repartir. Mieux : je vais t’accompagner jusqu’à proximité de Marrihm. Ainsi, tu continueras de t’entraîner en route –je doute que tu veuilles m’échapper si je te ramène chez toi. Je te rendrais mon –ton– arme sur le chemin, si tu t’en montres digne.
― Ce sera le cas.
― J’espère bien. Je préfère également te prévenir que je reprendrai ton entraînement plus tard, que tu reviennes me trouver de ton plein gré ou non. Et comme je tiens à ce que cet endroit reste ma propriété exclusive… »
Elle réalisa soudain qu’il venait de sortir une seringue de sa poche et voulut résister, mais il avait déjà sauté sur elle et lui injecta son produit sans qu’elle ne puisse rien faire pour se débattre. Elle perdit rapidement connaissance.
Quelques heures s’étaient écoulées depuis que Shadefire leur avait raconté son évasion lorsque Pandore rejoignit Novan et Tania dans la base de la guilde. Les deux jeunes gens réunissaient leurs affaires pour préparer leur retour.
« Un groupe de professeurs de Kandhrir devait se rentre à l’Université de Leeshan dans le courant du mois pour un groupe de formations portant sur les derniers travaux de notre département de recherche. Les contacts de Beholder dans votre administration nous ont envoyé une demande pour avancer légèrement la date de ce voyage : nous pourrons ainsi rapatrier les quelques membres d’Esperkand présents ici, et justifier la présence d’une partie des renforts que nous envoyons.
― Nous repartons donc avec eux ?
― Vous deux, oui. Je ne sais pas encore si je vous accompagnerai tout de suite : après ce qui s’est passé hier, monsieur Erellon et le professeur Relm envisagent d’étudier un peu plus les pouvoirs spéciaux de ma baguette sur le Néant –il est bien sûr impensable de déplacer le prisonnier.
― C’est en effet beaucoup plus sage ainsi. »
Tous trois sursautèrent : ils avaient perdu l’habitude de voir Shadefire surgir brusquement de nulle part. Le chef de guilde semblait encore fatigué, mais une sorte de confiance rassurante se dégageait de lui : il avait été enlevé, avait passé de longs moments aux mains de l’ennemi, et il était revenu non seulement indemne, mais porteur d’informations cruciales. Si quelqu’un pouvait retourner toute situation, y compris la bataille à venir, à son profit, c’était bien lui.
« Eiko m’a raconté les évènements. L’ascendance que tu as revendiquée, Pandore, explique si elle est exacte bien des choses. Mais elle pose aussi de nouvelles questions. »
Il n’eût pas besoin d’en dire plus, car il semblait évident que même un Guard ne pouvait enfanter s’il était plongé depuis des millénaires dans un Sommeil de Pierre. La jeune femme se demanda soudain si elle avait bien fait de briser ce secret. Cela lui avait paru, sur le coup, être la meilleure chose à dire…
Shadefire semblait lire aisément en elle cette interrogation « Ne revendique pas cela trop souvent. Cependant, je pense que c’était sans gravité. Après tout, ton père ne s’est jamais mêlé directement aux affaires humaines : qu’importe donc que nous le sachions éveillé ? »
Un membre de la guilde du Trèfle pénétra soudain dans la pièce, amenant une grave nouvelle : les prisonniers, demeurés un instant sans surveillance, venaient de s’échapper. À la surprise générale, Shadefire sourit en entendant la nouvelle « Bien.
Il aurait peut-être été préférable pour la sécurité de notre héritière d’Avalon de garder le secret sur certains de ses pouvoirs, mais nous les avons nous-même découverts par hasard, ce me semble, et peut-être le Mage du Néant aurait-il pu avertir ses comparses même en demeurant enfermé. Au moins sauront-ils que l’arme qu’ils croyaient ultime peut être contrée, cela les rendra peut-être moins téméraires. C’est un mal pour un bien.
De notre côté, cela résout deux interrogations : tu peux repartir directement avec nous, et tu as bien fait de révéler ton secret. Balthazar possède une grande importance aux yeux des Shalezzims, et savoir que sa fille est à nos côtés ne pourra que les faire se questionner davantage sur la légitimité de leur alliance actuelle. »
En vérité, le principe de fonctionnement d’une fusée d’artifice est assez simple et très ingénieux : la mèche allumée par l’artificier vient enflammer une première réserve de poudre située sous l’engin. La combustion produit un gaz qui, comme lors d’un tir de canon, se détend brusquement et propulse la fusée vers le haut. Mais cela déclenche également une autre mèche, qui est elle reliée à la seconde réserve de poudre accumulée au cœur de la fusée. Cette seconde charge explose donc quelques instants après le départ, disloquant la fusée lorsque celle-ci monte dans le ciel, et projetant un grand nombre de plus petits objets que l’on appelle « étoiles » et qui, se consumant plus lentement, brillent de différentes couleurs selon leur composition.
Mais si simple qu’il soit, le principe ne fait pas tout. S’il est assez aisé à tous de prendre de la peinture au bout d’un pinceau et de l’étaler sur une toile, cela ne fait pas du premier venu le plus illustre des peintres : un véritable maître possède un coup de crayon assuré pour tracer les contours de son œuvre, et sait choisir (ou créer) les teintes qui feront la beauté du tableau. S’il est aisé de lancer un objet en l’air et de le rattraper, le métier de jongleur demande une grande habileté et un long entraînement, et les plus impressionnantes démonstrations à la limite de la prestidigitation ne s’improvisent pas si aisément.
Il en va de même pour les artificiers qui, pour produire ces merveilleux spectacles célestes, doivent gérer de très nombreux facteurs : une fois décidée l’apparence qu’ils veulent donner à leur œuvre, il faut régler précisément la taille des mèches et la quantité de poudre pour que les explosions se produisent telles qu’ils les attendent. Il faut choisir les teintes et les formes, et composer et disposer les « étoiles » en conséquence. Enfin et surtout, il faut veiller à déclencher les bonnes mèches aux bons moments, et pour cela accorder une grande attention à ce qui se passe simultanément au sol et dans le ciel.
S’ils doivent maîtriser quelques notions de Science, les artificiers sont avant tout de grands artistes, et leur Art, quoiqu’aussi éphémère que dynamique, mérite bien de la musique, du théâtre ou de la sculpture : c’est dans le feu qu’ils taillent et la lumière qu’ils mettent en scène dans une mélodieuse harmonie. Ils véhiculent également un message d’espoir : alors que de tous temps, les hommes ont su détourner leurs talents et leurs instruments au profit de la destruction, la poudre d’artifice détourne ce qui était de la guerre pour en faire un symbole de paix, preuve que même du pire, l’on peut finalement faire naître le meilleur.
L’alerte était passée par toutes les bases de la guilde. Depuis le retour de Shadefire, les retours de membres de la guilde venant de tous les territoires de l’Empire s’enchaînaient. Dans le même temps, l’on procédait à autant d’évacuations que possible pour ne risquer la vie que de ceux qui étaient prêts à se battre. Cela permettait aussi de déjouer une éventuelle surveillance : les déplacements étaient certes plus nombreux qu’à la normale, mais l’on tentait de faire en sorte que rien n’indique une cible particulière.
Sitôt qu’Angel fut revenu, il entreprit la mise en place d’une machine pour utiliser les chemins de lumières. Par ce moyen, il devenait possible de faire venir des hommes et du matériel, ainsi que d’évacuer les blessés même en cas de siège, sans que l’extérieur de s’en rende compte. Hélas, jusqu’à ce que Cartes, en envoyant les deux jeunes gens, ne montre que cela fonctionnait, le projet était resté au stade expérimental. Peu de bases de la guilde étaient déjà équipées correctement.
Pendant ce temps, Beholder et ses agents s’efforçaient de repérer les déplacements de l’ennemi. La chose n’était pas aisée, car les Shalezzims tentaient eux aussi de passer inaperçu, et n’avaient pas grand chose à envier à la guilde dans ce domaine. Les Garùns, quant à eux, étaient peu discrets, mais leurs trajets semblait contenir une grande part d’aléatoire qui les rendait difficiles à suivre. L’on ignorait en outre quels autres alliés les avaient rejoints, et donc quels autres convois il fallait surveiller. Cependant, aux yeux d’experts, l’ensemble des informations accessibles indiquait relativement bien une progression vers les alentours de Marrihm.
Compte tenu des éléments précis rapportés par Shadefire et de ces observations, les stratèges de la guilde étaient parvenus à déterminer avec assez de probabilités les objectifs adverses. Vraisemblablement, ils attendaient que le gros de leurs troupes soit réuni, ce qui laissait encore quelques jours de marge à Leeshan. L’attaque aurait sans doute lieu trois à quatre jours plus tard.
« Il est impératif que nous les laissions frapper les premiers. Agir dès maintenant en les empêchant de se réunir serait contre-productif : tout d’abord, nous perdrions le bénéfice du doute, et ils risqueraient de changer leurs plans trop vite pour que nous puissions prévoir leur nouvelle cible. Ensuite, nous passerions dans le rôle des agresseurs, et cela risquerait de nous priver de toute possibilité de soutient impérial ultérieur. Enfin, nous y perdrions les avantages que cet endroit nous donne.
Nous devons nous tenir prêts à évacuer les occupants de l’Université dès que les choses deviendront risquées. Nous utiliserons pour cela les chemins de lumière, c’est le moyen le plus sûr dont nous disposions. Une machine est actuellement en cours d’assemblage dans une zone sécurisée de l’autre côté de Marrhim, qui nous permettra de les amener en lieu sûr sans compromettre nos installations. Cependant, nous ne devons pas les prévenir par avance : cela risquerait de provoquer une panique difficilement gérable, et probablement de prévenir nos adversaires. »
Shadefire avait à cœur de tenir compte personnellement des décisions des chefs de guildes à ceux de ses subordonnés qu’il connaissait personnellement, et les jeunes gens faisaient désormais partie du nombre. D’autant que certains d’entre eux auraient dû, sans ces évènements, se trouver actuellement dans cette université. Tous les six se trouvaient actuellement avec lui dans l’une des salles de réunion de Baarn Thor.
« Et pour la ville de Leeshan ?
― Puisque l’Université et la cité souterraine sont assez excentrées, nous supposons que le village lui-même sera épargné. Cependant, par mesure de sécurité, nous avons tout de même placé plusieurs guetteurs, avec pour mission de faire évacuer les habitants si nos assaillants prenaient cette route.
― Donc pour résumer, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
― Pour les quelques jours à venir, oui. En fait, mon principal soucis, dans l’immédiat, est lié à la dernière décision que j’ai prise avant mon départ forcé : le feu d’artifice de ce soir devait être tiré de l’Université, et compte tenu de la situation, j’hésite à gaspiller nos réserves de poudre pour cela. »
Gregan avait donné cette dernière information sur un ton amusé, s’attendant simplement à ce que les adolescents en soient soulagés. Cependant, Tania se redressa et, tournant son regard vers son frère adoptif, déclara « Pour ça, j’ai peut-être une idée… »
Après explication de ce que Seth avait déjà pu faire faire aux dragons-lucioles, Gregan s’était trouvé plutôt intéressé, et avait conclu un sourire aux lèvres qu’il ne restait plus un seul problème à régler. Quant aux autres adolescents, ils s’étaient avérés plutôt enthousiastes : la perspective d’assister à un feu d’artifice vivant n’était pas donnée tous les jours. Ils se trouvaient maintenant entre eux dans l’une des salles communes, questionnant leurs deux camarades sur le spectacle auquel ils avaient assisté à Drakheg, et sur le lien du garçon avec les minuscules créatures.
« Et tu peux leur demander de faire ce que tu veux ?
― Ça reste des dragons, et des dragons intelligents. Je peux leur demander, mais ça reste eux qui décident au final. Le feu d’artifice, ils avaient accepté parce que c’était pour une occasion spéciale –mon anniversaire ou celui de Tania, je crois. D’ailleurs, il faudrait que je trouve une bonne raison de leur demander pour celui de ce soir.
― Comme celle de fêter le retour d’une amie, par exemple ? »
Tous les regards étonnés s’étaient tournés vers l’entrée de la pièce : Astrid venait d’entrer, seule et libre, son bâton-machine accroché à la ceinture. Le centre d’intérêt principal changea soudain, et tous se précipitèrent vers elle pour savoir ce qui s’était passé.
Elle leur parla de sa prison et de son entraînement, confirmant au passage que Cartes, comme il l’avait montré à Corannea, semblait bel et bien dans leur camp, même s’il s’efforçait d’en prendre ses distances. Elle raconta ensuite comment, après l’avoir drogué pour qu’elle ignore où se trouvait sa cachette, il l’avait emmené sur les routes, sur le dos de deux chevaux qu’il avait trouvé elle ne savait où. Ils avaient voyagé plus lentement que ce qu’ils auraient pu, s’arrêtant souvent pour qu’il reprenne son entraînement, avançant le plus souvent par de petites routes autant que possible forestières ou passant à travers champs.
Elle leur raconta qu’il lui avait expliqué quelques uns des secrets du bâton-machine, et comment il l’avait testé pour savoir s’il la considérait ou non comme prête à s’en servir. Finalement, avait-il dit, il le lui confiait temporairement : elle conserverait l’arme le temps de la bataille, puis il viendrait la lui reprendre lorsque le danger serait écarté.
Il l’avait enfin laissée seule à l’orée de la forêt, emmenant avec lui les deux montures, et il venait seulement de disparaître à l’horizon lorsque Beholder et ses hommes avaient fait leur apparition. Certains d’entre eux s’étaient élancés à la poursuite du mercenaire, mais les chances étaient très minces de retrouver sa trace.
L’homme aux yeux inquisiteurs avait ensuite escorté la jeune femme jusqu’à Baarn Thor, où il l’avait longuement questionné. Ne pouvant identifier la cachette de Cartes à Tygre, il avait semblé très intéressé par l’annonce de son retour après la bataille. Puis, seulement, il l’avait laissé rejoindre ses amis. Ceux-ci réalisèrent alors qu’elle venait d’enchaîner deux fois ce récit, et la laissèrent donc reprendre son souffle. À leur tour, ils lui racontèrent tout ce qui s’était passé durant son absence.
Lorsqu’ils en vinrent à ce qui s’était passé à Kandhrir, elle indiqua que son geôlier ne s’était certainement pas éloigné assez longtemps pour faire l’aller-retour. « Mais même s’il n’en parlait pas ouvertement, il me semble l’avoir plusieurs fois entendu évoquer un autre disciple qu’il aurait eu avant moi. C’était peut-être lui. »
Le moment des retrouvailles passé, Seth prit la route de la forêt, car il devait trouver et recruter ses acteurs pour la représentation du soir. Tania l’accompagnait : ayant suggéré l’idée, elle ne voulais pas le laisser seul en charge de l’assumer.
Eiko Faldora avait également tenu à les accompagner. Malgré sa longue existence, un humain prenant contact avec ces créatures était un spectacle auquel elle n’avait encore jamais assisté, et elle tenait à rectifier cela. Ils n’étaient cependant que trois, car les créatures qu’ils pistaient évitaient habituellement les brenans, et qu’ils n’auraient peut-être pas répondu si un groupe plus nombreux était venu les chercher.
Tout en s’avançant dans la forêt, ils s’étaient mis à discuter, et bien que cet ordre du jour ait été repoussé, c’est vers la bataille à venir que leurs propos se portèrent, et plus particulièrement envers les plus mystérieux de leurs adversaires.
« J’ai croisé quelques Mages du néant quand j’étais avec les Shalezzims, oui… mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion de les observer attentivement. Tout ce dont je me souviens, c’est une sensation bizarre que je ressentais à côté d’eux. »
La réponse de Seth à sa question paru ne satisfaire qu’à moitié Tania, mais elle enchaîna en se tournant vers leur aînée. « Lors de l’attaque de Kandhrir, tu as aussi parlé d’une sensation bizarre… et tu avais l’air de dire que tu l’avais déjà ressenti.
― C’était le souvenir le plus sombre de toute mes vies, si sombre même que j’avais préféré l’oublier. Une erreur, car cela aurait dû me revenir en mémoire dès que Pandore m’a raconté son rêve, ce qui aurait pu nous permettre de mieux nous préparer. J’ai déjà rencontré des mages du néant, autrefois : Zanar en avait eu quelques uns à son service. Leur pouvoir maudit et leurs trolls noirs ont causé bien trop de dégâts.
― Tu as dit des Trolls Noirs ? » Seth avait sursauté.
« Oui, une espèces de trolls assez rares, au pelage entièrement noir, et qui obéissaient aux mages du néant. Maintenant que j’y repense, c’était peut-être des trolls ordinaires qui avaient subi le même genre de transformations que le Dragon d’Ombre, je ne sais plus vraiment. »
Les pièces du puzzle se remettaient en place dans l’esprit du garçon « Si les trolls noirs servent le Néant, et si le Néant est l’arme de nos ennemis… »
Devant l’air interrogateur de ses interlocutrices, il expliqua comment l’attaque d’une armée de trolls noirs avait mis le Monastère en danger, et comment les sorciers du clan Urmahn étaient intervenus pour les arrêter, ce qui liait les Shalezzims aux Garùns d’une sorte de dette d’honneur. Dette qui n’était donc aucunement méritée si les Garùns étaient responsables de l’attaque. « …ils nous ont manipulé. »
Tous trois se turent un instant, mesurant l’importance de cette découverte. Cela signifiait qu’il y avait un espoir de briser cette alliance et de voir les Shalezzims, sinon se joindre à eux, au moins rester neutre, ce qui modifierait radicalement l’équilibre des forces. Restait à trouver comment convaincre les prêtres de Shale.
L’heure n’était pas à cela, cependant, et ils reprirent leur route à travers la forêt. Par instants, il leur semblait sentir à travers les buissons des regards se poser sur eux. Quelques bruits de feuilles se faisaient entendre, et puis plus rien, la forêt retrouvait son calme. Ceux qui les observaient ne semblaient pas vouloir venir à leur rencontre.
« C’est votre territoire, mes amis. Nous ne voulons pas vous le prendre, juste le traverser. »
La voix d’Eiko s’était élevée, calme, douce et rassurante, comme si ceux à qui elle parlait avaient pu la comprendre. Les deux jeunes gens la regardèrent un instant. Elle reprit, s’adressant cette fois à ses compagnons « Cette terre appartenait déjà aux loups bien avant que l’homme ne vienne s’y établir. Malgré la tradition populaire qui les présente comme de dangereux prédateurs, ils ne s’en prennent pas à nous. Malheureusement, nos semblables ne sont pas aussi innocents.
― Tu es sûre que ce sont des loups ?
― J’ai appris à les connaître. »
Elle avait l’air si sûre d’elle que les adolescents en furent eux aussi persuadés. Seth reprit « Le Dragon d’Ombre a rencontré des loups… quand j’ai partagé ses souvenirs, j’ai eu l’impression qu’ils avaient essayé de le réveiller, de le faire échapper au contrôle du Néant.
― Ce ne sont pas des créatures intelligentes au sens où nous l’entendons habituellement, mais leur instinct est surprenant. Ils ont toujours protégé cette forêt, et je ne serais pas surprise s’ils intervenaient dans la bataille à venir. Après tout, c’est leur territoire, nous n’y sommes que des locataires.
― Ça fait deux fois que tu insistes sur le fait que cette terre leur appartiendrait plus qu’à nous…
― Parce que c’est le cas. Ils étaient déjà là avant notre arrivée, et ils le seront encore quand nous ne seront plus là. Nous le leur avons reconnus en nommant cet endroit : “Leeshan”, dans l’ancienne langue Tiefflane, signifie “Chanteloup”. »
Ceux dont ils parlaient, cependant, semblaient s’être éloignés ou faits encore plus discrets, car plus rien n’indiquait leur présence. Leur marche les avait amené à proximité d’une sorte de marécage. Le feuillage épais des arbres filtrait une grande partie de la lumière du faible soleil d’hiver, donnant à l’endroit un aspect sombre et vaguement inquiétant.
« Nous y sommes. Ils sont là. »
Si les yeux humain ne pouvaient distinguer d’autres formes de vies que celles de quelques insectes qui voletaient au dessus de l’eau, le sens draconien de Seth lui indiquait clairement la présence de ceux qu’il était venu chercher. Il ferma les yeux et appela. Aucun son ne s’échappait de ses lèvres, et son corps ne bougeait pas. Il s’exprimait uniquement par cette partie de lui qui le rendait différent, celle qu’il n’avait jamais réussi à véritablement comprendre. C’était comme s’il brillait, d’une certaine manière, d’une lumière que ses semblables ne pouvaient percevoir.
Peu à peu, les créatures répondirent. Ce n’était au début qu’une sorte d’écho imperceptible, puis il ouvrit les yeux : quelques lueurs fugitives commencèrent à émerger de l’ombre. Il ne put s’empêcher d’y voir quelque chose qui ressemblait au rêve de Pandore : sitôt que ces « étoiles » s’étaient éveillées, l’inquiétante ambiance se dissipait, et le triste marécage avait prit l’aspect d’une mare riante et pleine de vie.
D’abord immobiles, les lueurs se mirent à exécuter une sorte danse lente, qui les mena de plus en plus près de lui. Il ressentait la surprise de ces créatures : elles ignoraient qui il était, mais elles le reconnaissaient. Comme si elles venaient de retrouver un vieil ami depuis trop longtemps oublié.
Eiko s’était éloignée pour ne pas perturber la scène. Tania n’avait pas bougé, cependant, et quelques uns des dragons de lumières se mirent à voleter autour d’elle, comme si elles cherchaient à entrer en contact avec elle comme elles étaient en contact avec lui. Rapidement, cependant, elles semblèrent abandonner cette idée, et il y eût bientôt une nuée de lumières dansantes autour de lui, et de lui seulement.
Il leur exposa son idée, toujours dans cette langue silencieuse et immobile. Il ignorait, à vrai dire, comment il s’y prenait : c’était pour lui une forme de communication plus naturelle encore que la parole. Lorsqu’il eût exposé les raisons de sa demande, les créatures se mirent à en discuter entre elles. Une partie de cet échange se faisait par le même moyen, et il pouvait comprendre ce qui se disait ainsi. Une partie seulement, car les dragons de lumières semblaient communiquer également par leur danse, et c’était un langage qu’il ne maîtrisait pas.
Au bout d’un temps qui lui paru durer à la fois une seconde et une éternité, les créatures avaient décidé. Elles allaient répondre à son appel. Elles étaient même disposées à parcourir la forêt pour transmettre sa demande aux autres colonies. La cause évoquée leur paraissait digne d’une danse, même s’il fallait approcher les humains. Il les remercia, puis leurs lumières s’éteignirent subitement, laissant le marécage retomber dans l’obscurité.
« Alors ?
― Ils vont venir. »
Il n’avait rien de plus à dire. Eiko sourit. « C’était… très impressionnant. »
Il ne leur restait alors plus qu’à tourner les talons et à retourner à Baarn Thor.
La nuit commençait à tomber sur la forêt. La cité secrète avait été désertée pour l’occasion : dès que la nouvelle s’était répandue qu’un feu d’artifice vivant allait être tiré, toutes les autres occupations avaient été reléguées au second plan, et presque tous les membres de la guilde s’étaient déplacés jusqu’aux abords de l’Université. C’était donc une foule invisible qui attendait, tapie dans l’ombre, le commencement du spectacle.
Les dragons-lucioles pouvaient produire plusieurs sons différents, certains ressemblants aux sifflement des fusées escaladant le ciel, d’autre au crépitement accompagnant la combustion des étoiles. Ils n’étaient, en revanche, pas capables de reproduire quelque chose de ressemblant aux détonations qui se produisent lors des explosions des fusées. Les magiciens de Kandhrir, sachant cela, s’étaient proposés pour rajouter, de leurs baguettes, quelques effets sonores et visuels pour compléter la scène.
Maître de cérémonie, Seth se tenait debout au centre d’une clairière toute proche, contemplant les étoiles. Ses assistants humains attendaient, non loin de lui, son signal. Tout était encore calme, et lui seul savait pour l’instant à quel point les vedettes de la soirée étaient venues en nombre. Les minuscules créatures se mettaient silencieusement en position, cachant pour l’instant leurs lumières aux yeux des spectateurs.
Et puis soudain, le jeune homme adressa un signe de la main à Pandore. Celle-ci agita sa baguette, et l’on entendit résonner une formidable explosion, presque aussitôt qu’une lueur scintillante avait jailli du ciel. Un disque de flammes rouges s’était allumé d’un seul coup, embrasant la moitié du champ de vision avant de s’effacer peu à peu.
Des cris de stupeur s’étaient faits entendre de l’Université : nombre de ses occupants, n’appartenant pas à la guilde, n’avaient pas été mis au courant et se demandaient ce qui arrivait. Presque aussitôt que les lueurs rouges s’étaient dissipées, trois nouveaux disques presque aussi gros que le précédent, vert, bleu et jaune, s’étaient allumés, accompagnés des mêmes détonations. Puis deux nouvelles explosions, l’une de nouveau verte, mais d’une autre teinte, et la seconde violette.
Les lumières s’éteignaient une à une à l’intérieur des bâtiments : l’on soufflait à la hâte les bougies pour mieux profiter du spectacle. Passés les premiers feux, les dragons-lucioles s’amusaient maintenant à imiter un comportement plus classique de fusées d’artifices, donnant des résultats moins immenses mais plus nombreux. Les magiciens modulaient les sons qu’ils produisaient pour donner à l’ensemble un réalisme saisissant : ceux qui ignoraient le secret de la représentation n’avaient sans doute aucun problème à croire qu’il s’agissait de véritables tirs de poudre.
« Attention à la poutre, elle ne tient vraiment pas bien. Passe un peu plus sur la gauche, c’est plus stable. Et dépêche-toi, on en loupe la moitié. »
Astrid venait de se hisser sur un toit du bâtiment, et guidait Ryan qui s’efforçait tant bien que mal de la suivre. Il était un peu moins souple qu’elle et connaissait beaucoup moins bien les lieux, mais parvint tout de même à s’en sortir assez élégamment. Il l’avait bientôt rejoint sur cet endroit calme où l’on avait, comme elle l’avait annoncé, une excellente vue sur la scène.
« Tania a emmené Lawn de l’autre côté du bâtiment, et Novan doit avoir son coin à lui, du coup, on va être que tous les deux.
― Tu viens souvent par là ?
― L’Université est tellement bourrée de passages secrets partout que je crois que tous les étudiants ont leur petit coin fétiche où ils viennent s’isoler de temps à autres. Celui-là, c’est le mien.
― En tout cas, t’avais raison, c’est magnifique. Waw ! »
La magie de Kandhrir venait d’entrer en action autrement que par le son : une ceinture d’arbres aux alentours avait paru s’enflammer, puis une véritable cascade de flammes s’était mise à couler de leurs cimes. Le Jihdéan n’avait pas été le seul à pousser une exclamation en voyant le résultat : on en oubliait presque les feux qui illuminaient le ciel, lesquels se faisaient d’ailleurs un instant plus discrets.
« Du grand Art. C’est pas souvent qu’on en voit un comme ça ! »
À l’arrière-plan de cette cascade, plusieurs colonnes de flamme s’élevèrent côte à côte vers le ciel. Même eux qui connaissaient le “truc” distinguaient à peine l’endroit où la magie des kandhrans perdait de sa portée et où les créatures lumineuses prenaient le relais pour faire monter les colonnes jusqu’au ciel.
« Là, il m’épate. Je ne pensais vraiment pas que Seth pouvait faire des trucs comme ça –bon, il est quand même bien aidé.
― Eh, ’faut pas croire. C’est pas le fils d’une Jihdéane pour rien, ce petit. »
Astrid se tourna vers Ryan en riant « Parce que tu saurais faire ça, toi, monsieur le Jidhéan ?
― Pas personnellement, c’est vrai. » Il lui rendit son rire, puis reprit une voix plus sérieuse. « Pénombre ?
― Oui ?
― En fait, c’est pas plus mal qu’on ne soit que tous les deux, parce que… »
Il fut interrompu par une nouvelle explosion : à mesure que la cascade achevait de se déverser et que les colonnes semblaient s’évaporer, de nouvelles fusées semblaient tirées vers le ciel, éclairant le visage de son amie de reflets dorés et argentés.
« Parce que… ?
― Ben en fait, je voulais te demander si… » Une nouvelle explosion encore plus puissante que les précédentes l’interrompit, lui arrachant un nouvel éclat de rire « Là, il y va quand même un peu fort. »
Mais il se tourna de nouveau vers sa camarade et reprit, imperturbable. « En fait, quand tu as été enlevée, ça m’a fait réfléchir, et je crois que j’ai réalisé que je tenais beaucoup plus à toi que ce que j’aurais cru.
― Tu veux dire que t’es enfin rendu compte que tu n’arriveras jamais à me battre à l’épée si je te fais un sourire au bon moment ?
― Je suis sérieux. Je sais que c’est pas du tout le moment pour ça, on se connaît encore à peine et on commence à être embarqués dans une guerre sacrément risquée, mais… j’aimerais savoir si on ne pourrait pas essayer de gérer ça ensemble, toi et moi. »
Elle se tût un instant, et ils se regardèrent tous deux dans les yeux. Les détonations se faisaient de plus en plus nombreuses.
« C’est vrai qu’il en fait trop, là.
― J’avoue : tout à l’heure, avant qu’il parte en forêt, je lui ai demandé de faire une ambiance spéciale pour que je puisse te demander ça.
― Eh bah au moins, c’est réussi ! » Ils éclatèrent tous deux de nouveau de rire, puis elle reprit. « Je crois qu’on peut essayer. Pour voir ce que ça donne. »
Il la dévisagea, cherchant à savoir si elle était sérieuse ou non. Elle lui rendit son regard, amusée. « C’était pas le moment où tu étais censé m’embrasser, monsieur le joli cœur ?
― Si, c’est vrai. »
Il la prit dans ses bras, et ils s’embrassèrent passionnément, pendant qu’une nouvelle rangée de colonnes de flammes s’élevait derrière eux.
Je reviens à l’instant de mon court séjour dans les collines aux dragons pour retrouver notre chantier : il reste énormément de travail à accomplir, mais néanmoins, l’investissement de la cité se déroule bien. Comme nous nous y attendions, cela pourra nous faire une base d’opérations tout à fait correcte lorsque les choses seront plus avancées.
L’exploration des –je suppose– dernières zones a été quelque peu ralentie par deux éboulements survenus dans le courant de la semaine passée, m’a prévenu Altaïr. Nous supposons néanmoins que nous aurons prit possession de l’intégralité de la cité d’ici quelques mois tout au plus, à moins que ces tunnels ne conduisent à un nouveau quartier dont ne nous soupçonnons pas l’existence.
Pour l’instant, le Temple est encore notre entrée principale. J’espère cependant que la nouvelle porte sera bientôt terminée, car je continue de craindre que le passage trop fréquent de trop d’hommes équipés comme nous le sommes pour ces travaux ne conduise à sa détérioration. Nous ignorons encore quels trésors culturels il conserve, et quand bien même nous saurions tout, je tiens à épargner autant que possible ce vestige du passé.
Les passages que nous avions découvert dans les sous-sols de l’Université sont à présent tous restaurés. J’ai pu me promener sans encombre dans ces bâtiments où nous nous sommes rencontrés il n’y a pas si longtemps. Les autres places fortes de surface, en revanche, semblent au delà de tout espoir de remise sur pied, en tout cas compte tenu des moyens dont nous disposons.
Nos hommes ont enfin percé le secret de ce labyrinthe sur lequel nous étions tombés plusieurs fois. Vous vous rappelez sans doute que plusieurs entrées de la cité semblaient mener vers ce dédale de couloirs dont nous n’avions pas réussi à tracer les plans. La raison en est que les murs ne sont pas fixes : il s’agit en fait d’un système de défense des plus ingénieux dont nous avons réussi à reprendre le contrôle.
Ce Labyrinthe occupe en fait tout le premier niveau des souterrains, et son tracé peut être modifié à distance par une série de mécanismes tout à fait stupéfiants. Ces mécanismes se commandent par deux salles de contrôles, dont l’une avait été choisie comme terrier par des animaux sauvage, expliquant sans doute pourquoi ils s’étaient déclenchés durant nos propres explorations.
Depuis ces salles de contrôles, on peut donc faire en sorte que chaque entrée des souterrains débouche dans ce Labyrinthe plutôt que vers les véritables tunnels. De cette manière, d’éventuels assaillants parvenant à pénétrer sur les lieux se retrouveraient pris au piège sans mettre la cité en danger.
Un tel dispositif témoigne du génie des architectes de l’époque : à l’apogée de sa puissance, la cité devait être au moins aussi imprenable que le disait la légende. Par nous correctement restaurée, elle donnera certainement à notre Guilde d’Esperkand la stature que nous espérions.
« Ils arrivent. »
Les agents de la guilde qui espionnaient le camp de base ennemi venaient d’envoyer un rapport à Shadefire, qui s’était empressé de le transmettre à ses lieutenants. Les troupes adverses s’étaient mises en route, et arriveraient à Leeshan d’ici quelques heures au maximum.
« Nous n’avons que trop traîné. Il faut achever les préparatifs le plus rapidement possible.
― Nos défenses sont presque en place. Nous serons prêts.
― Je l’espère. Pour nous tous. »
Dans les minutes qui avaient suivi la nouvelle, la gigantesque fourmilière s’était éveillée. Il n’y avait plus aucune oisiveté, plus aucune activité inutile dans les gestes des occupants du lieu : tous les efforts se concentraient maintenant sur la bataille à venir. Toutes les opérations débutées les jours précédents pour préparer l’accueil réservé aux envahisseurs étaient sur le point d’être achevées. Baarn Thor semblait avoir retrouvé presque toutes les capacités de défense que l’on lui avait donné lors de sa fondation.
« Je dois reconnaître, cher ami, que votre place forte mérite bien de sa légende. Même ma chère Kandhrir risquerait d’être plus aisée à prendre.
― Ne vous laissez pas abuser par nos leurres, professeur. La cité secrète était en ruines à notre arrivée, et même si cela fait vingt ans, nous n’avons pas pu tout restaurer. D’autant que nous ne nous étions jamais véritablement préparé à l’éventualité d’une telle attaque : durant longtemps, nous n’avons craint que la garde impériale. Aujourd’hui, ce sont de véritables guerriers, dont les espions se sont déjà introduit chez nous et leur ont sûrement rapporté des plans. Cet endroit a toujours misé sur le secret en premier lieu, et nos ancêtres n’avaient pas à défendre une université en surface en plus de leurs souterrains.
― Ne voyez pas les choses trop au noir, Shadefire. Nous devons croire en notre victoire.
― J’y crois. Mais il serait folie de considérer qu’elle sera aisée. Et maintenant que la bataille approche, j’en mesure l’importance. Le destin de l’Empire, voire peut-être d’Hera toute entière, repose sur nos épaules, et nous devons être conscient de toutes nos faiblesses autant que de toutes nos forces. Nous vaincrons, mais la bataille sera rude. »
De l’une de ses salles de commandes, Gregan observait ses hommes à l’action. Le professeur Relm se tenait à ses côtés, les mages kandhrans participant aux activités actuelles. Derrière eux, Seth, Tania, Astrid et Novan écoutaient leurs propos, beaucoup moins rassurés maintenant que même leur leader semblait avoir perdu sa confiance en lui.
Celui-ci se tourna cependant de nouveau vers eux, et se malaise se dissipa. Quels qu’étaient ses propres doutes, Shadefire avait quelque chose dans le regard qui les rassurait comme le regard des parents rassure les jeunes enfants. « Seth ?
― Oui ?
― Tu es celui d’entre nous qui connais le mieux les Shalezzims et leurs tactiques. À ton avis, quel sera leur plan de batailles ?
― Je n’en sais rien. Parce que je pense que ce sont les Garùns qui vont mener les opérations.
― Je le pense aussi, mais les Garùns n’ont pas l’habitude de se battre sur ce genre de terrain, et ne sont de toute façon pas assez nombreux pour tout contrôler. Tel que je connais les Shalezzims, dès qu’ils en auront l’occasion, ils feront les choses à leur manière. Je me trompe ?
― Non, c’est vrai… alors je dirais qu’ils frapperont à trois endroits en même temps. Les Garùns arriveront par le sud-est ? En supposant qu’ils s’attaquent au premier bâtiment qu’ils trouvent sur leur route –une des ailes de l’Université, je crois– les Shalezzims attendront que nos troupes se dirigent par là et que l’on commence l’évacuation pour frapper à leur tour. Probablement l’entrée opposée de l’Université, et le Temple. Ces deux attaques serviront de diversion, pendant qu’un groupe moins nombreux, mais constitué de leurs meilleurs éléments, s’attaquera à l’une des entrées de Baarn Thor, celle que leurs espions ont le mieux repéré. De cette manière, ils divisent la zone de front efficacement tout en augmentant leur chances de prendre directement un pied à l’intérieur et d’éviter un siège de longue durée.
― Une tactique intéressante, en effet. Dans ce cas, je pense que le plus sûr sera de retirer toute garde autour de l’entrée directe qu’ils auront choisie, afin d’éviter les pertes inutiles, mais de faire en sorte que celle-ci les mène droit dans le Labyrinthe. Cela retiendra leurs meilleurs hommes le temps de prendre l’avantage ailleurs. Pour ce qui est du Temple… professeur Relm ? Ces effets pyrotechniques dont vous nous avez fait profiter l’autre jour, pouvez-vous les reproduire durant la bataille ?
― Sans problème. Mais ils ne nous seront d’aucune utilité contre nos ennemis : il ne s’agit que d’illusions, rien qui puisse les atteindre.
― Aucune importance si ça ne blesse pas, et ils nous seront très utiles, au contraire : je compte convaincre les assaillants qu’une ancienne magie garde ce temple, et qu’il est plus sage de s’en tenir à l’écart.
― Si c’est de l’ancienne magie que vous voulez, Shadefire, il suffit peut-être de l’éveiller. »
Tous se regardèrent : la voix qui venait de parler n’appartenaient à aucun d’entre eux. Seth et Tania, particulièrement, échangèrent un regard stupéfait. Sans que l’on puisse voir d’où elle provenait, la voix reprit « Il existe une forme de magie ancienne qui peut devenir vôtre, Shadefire, mais cela dépendra de vos choix. Êtes-vous prêts à aller jusqu’au bout de votre combat ? Vous engagez-vous à mener cette guerre jusqu’à ce que le Néant soit définitivement vaincu ? »
Il y eut quelques secondes d’hésitations, puis le chef de guilde répondit d’une voix qui se voulait assurée « Ce poison a frappé trop de fois et depuis trop longtemps. Mon souhait premier est d’épargner mes hommes, mais s’il se présente la moindre occasion de faire en sorte que les générations futures n’aient plus jamais à subir cette guerre, il sera de mon devoir de la saisir. Je m’engage à faire tout mon possible pour cela.
― Alors mon peuple paiera son tribut. Nous lutterons à vos côtés, là où se trouve notre place. »
L’air sembla soudain s’agiter au milieu d’eux, se troubler, donnant naissance à une curieuse brume dont la forme évolua jusqu’à prendre celle d’un être humain. Le visage fut le dernier à se dessiner et à prendre un aspect réel : celui du vieux bourgmestre de Drakheg « Tu peux compter sur le soutient de mes frères Guards, Gregan, mon vieil ami.
― Toi ! »
De nouveau, le silence s’installa quelques instants, puis le chef de guilde reprit, d’un ton à la fois heureux et presque furieux « Tu aurais du me prévenir, vieux brigand ! »
Bayn s’assit calmement, le dévisageant de son regard bienveillant « Est-ce donc un ton pour s’adresser à celui qui a envoyé ses ailes t’emporter ?
― …le Béhémoth ?
― Oui, c’est moi qui l’ai envoyé à ton secours, prévenu par certains Shalezzims qui me sont fidèles. Et oui, j’aurais pu te mettre au courant plus tôt. Mais j’étais tenu par le secret de mon peuple. Je décide aujourd’hui de le briser, car je pense que l’heure est venue. Les miens me jugeront.
― Tu cachais bien ton jeu.
― Cela a toujours été l’une des choses que je fais le mieux. »
Il y eut un silence, dont Bayn profita pour se lever et s’approcher de ses enfants. Il caressa la joue de Tania, passa la main dans les cheveux de Seth, échangeant avec eux bien plus par le regard qu’ils ne l’auraient fait par la parole, puis se retourna vers Shadefire. Ce dernier semblait être en train de réévaluer la situation.
« Eh bien au moins, tu tombes au bon moment. Un unique allié Guard est déjà beaucoup, mais si en plus, tu en éveilles d’autres…
― Je ne ferai rien de tel. »
Tous les regards convergèrent vers le bourgmestre, surpris. « Nous lutterons à vos côté, mais ce n’est pas moi qui éveillerai mes frères pour cela. Cette tâche me revient pas. »
Les autres eurent à peine le temps de se demander à qui, dans ce cas, il estimait qu’elle revenait, que le souvenir d’un rêve lointain était revenu à l’esprit de Pénombre et la fit ouvrir la bouche « C’est à moi de le faire. »
Bayn se tourna vers elle. « Cela se pourrait bien. Vois-tu, le rituel que nous avons utilisé était puissant, beaucoup plus que le Sommeil de Pierre ordinaire que nous utilisions autrefois. Nous voulions être sûrs de ne pas être réveillés avant que l’heure ne soit venue. Il y a plusieurs conditions à réunir, et en particulier une loi du sol : seule une personne venue au monde sur la terre qui nous accueille peut nous libérer. Tu es la seule ici à être dans ce cas. »
Shadefire intervint. « Nous n’avons plus grand temps. J’avais demandé à ces trois jeunes gens de venir, car la plupart de mes autres cadets ou anciens cadets issus de l’Université sont plus âgés, et il me faut des personnes de confiance pour gérer l’évacuation des plus jeunes. Mais je peux ne garder que ces deux-là et te confier notre Pénombre.
― Ce ne sera pas nécessaire dans l’immédiat. Évacuer ces enfants innocents est la priorité, je viendrai la chercher lorsqu’il en sera temps.
― Ainsi soit-il. Astrid, Tania, Novan, rejoignez Ransen immédiatement à l’Université, il se chargera de vous transmettre les instructions. Professeur Relm, vous savez déjà ce que j’attends des vôtres. Seth, tu vas venir avec moi pour préparer la défense des zones que les Shalezzims attaqueront.
― Quant à moi, je vais aller préparer l’éveil de mes frères. »
Disant cela, le Guard était redevenu brume et avait disparu dans l’air. Un sourire amusé et légèrement agacé se dessina sur les lèvres du chef de guilde « Je vous fais le même effet quand je disparais subitement ? »
Une ambiance étrange régnait sur la forêt. On aurait dit que même le vent dans les arbres se préparait à la bataille à venir. Ryan se tenait adosser à un arbre et observait le chemin devant lui. À proximité, mais hors de vue, Rempart et ses hommes achevaient de terminer le piège.
« Toujours rien ?
― Apparemment, on a encore un peu de temps. »
Choisi pour faire partie d’une équipe d’avant-poste en raison de ses capacités martiales qui dépassaient celles d’un bon nombre de membres de la guilde, le Jihdéan n’avait cependant aucune expérience dans ce qui concernait les habitudes de préparation de terrain des voleurs, et c’est pourquoi on lui avait laissé le poste de guetteur.
La silhouette massive du chef du groupe émergea d’entre les arbres. « J’hésite à débuter la préparation d’un nouveau cadeau. Ça nous rendrait bien service quand ils nous tomberont dessus, mais si ils arrivent avant qu’on ait terminé, ça risquerait de faire mal.
― Plus tu hésites, moins vous aurez de temps pour terminer.
― Y a du vrai. Et il vaut mieux ça que de se tourner les pouces, surtout dans un moment comme celui-là. »
Rempart se retourna pour faire signe à ses hommes, toujours invisibles, de commencer leur travail. Puis il revint vers Ryan : on avait pas besoin de lui pour le moment. « Alors, il paraît que la petite Pénombre et toi… ? »
Le jeune homme eût un petit rire « Il paraît, ouais. Mais pas la peine de sortir les cloches, c’est juste pour voir ce que ça donne. »
Ce fut au tour de Rempart de rire. « J’espère pour toi que ça va marcher, parce que si ça casse mal, Angel te fera regretter les Garùns. » Mais lorsqu’il eût terminé, le voleur sembla un instant pensif avant de reprendre. « Je suppose que tu aurais préféré rester avec elle, du coup.
― Je suis sûr qu’elle s’en sortira très bien, que je sois ou pas dans les parages. Ce n’est pas le genre de personnes qui a besoin qu’on veille sur elle… il y a quelqu’un avec qui tu aurais préféré rester, toi ?
― Ma fiancée a été salement blessée pendant une opération à Marrihm. On l’a évacué il y a quelques heures.
― Au moins, elle ne risque rien, maintenant. Tu la retrouveras dès que ce sera terminé.
― Et j’espère bien avoir fait payer ses blessures à nos ennemis d’ici-là. »
En parlant, Rempart avait instinctivement posé la main sur son bâton, comme s’il allait immédiatement s’en servir. Ryan laissa ses mains glisser vers la garde de son épée, et un léger sourire se dessina sur ses lèvres « Et plutôt deux fois qu’une. Ils vont regretter de s’être attaqués à nous. »
Tous deux pointèrent leurs yeux dans la direction de laquelle leurs adversaires devaient arriver. Il était temps d’en finir.
Angel se tourna vers ses hommes. « Rappelez-vous que notre position est assez exposée : si les plans de Shadefire se déroulent comme prévu et que nos adversaires évitent le Temple, une bonne partie d’entre eux devraient se tourner vers nous à la place. Nous devons donc prendre l’avantage sur leur première vague le plus rapidement possible, avant que leurs renforts n’arrivent. Dans le cas où nous n’y parviendrions pas, nous n’aurions guère que la possibilité de nous replier en espérant les semer dans le Labyrinthe. »
Un silence suivit. Ils avaient déjà envisagé les différentes possibilités, mais l’approche du moment fatidique leur donnait une toute autre dimension. Plus l’instant de la bataille approchait, plus le temps semblait ralentir. Le chef de guilde finit par reprendre « À vos postes, maintenant. Tâchons de recevoir nos invités comme il se doit. »
Les hommes se dispersèrent, laissant Lawn et Angel seuls devant l’entrée des souterrains. Pour défendre les portes de la Cité Secrète, leur groupe allait utiliser les défenses de surfaces qui avaient été remises en place. Le nombre d’hommes disponibles avait permit, en quelques jours, de bâtir dans les arbres une sorte de chemin de ronde qui couvrait une bonne partie de la zone à surveiller tout en demeurant totalement invisible.
À moins que leurs adversaires ne décident de raser la forêt par le feu, ce système leur fournirait un avantage certain, leur permettant à la fois d’attaquer sans être vu et de fuir aisément en cas de riposte. Cela ne dispensait malheureusement pas d’envoyer des combattants au sol, mais ceux-là même pourraient utiliser le même moyen pour être évacués rapidement en cas de besoin. Quelques puits, dissimulés au cœur d’arbres creux, donnaient un accès au Labyrinthe depuis les hauteurs.
« Lawn, tu ferais mieux de rester en arrière.
― Je sais me battre. J’ai déjà tué, et je suis prête à recommencer.
― Je ne le mets absolument pas en doute. Mais sans vouloir te vexer, jeune fille, je préfère encore que tu m’en veuilles de te laisser en arrière, plutôt que ce soit ton père qui m’en veuille de t’avoir trop exposée.
― Papa a arrêté de me considérer comme une petite chose fragile depuis un bon moment –je ne lui ai pas laissé le choix. Je suis membre de ta guilde au même titre que les autres, et je ne suis pas revenue avec vous pour me cacher et regarder. »
Angel dévisagea l’adolescente un instant. « Avec une tête de mule comme toi, je suppose que ce n’est pas la peine d’insister. » Il empoigna fermement l’échelle de corde qui lui permettrait de rejoindre son propre poste. « Essaye au moins de ne pas trop t’éloigner de moi. Si je ne peux pas protéger tout le monde, j’aime autant avoir quelqu’un pour me couvrir moi.
― Mm, dit comme ça… je verrai ce que je peux faire. »
Astrid, Novan et Tania avaient rejoint les autres anciens cadets. Ceux de leurs camarades qui n’avaient pas déserté les cours s’étaient placés aux points stratégiques d’où ils pourraient guider l’évacuation. Les autres, afin d’éviter d’être questionnés, étaient restés hors de vue.
Sous le commandement de Jed Ransen, ils avaient pour mission de rendre l’Université aussi imprenable que possible. La tâche était délicate, car les bâtiments n’étaient plus exactement faits pour cela, mais les résultats obtenus étaient déjà satisfaisant, compte tenu de la situation. Toutes les portes secondaires avaient été discrètement verrouillées.
Le signal convenu finit par être reçu : l’avant-garde garùne arrivait. Les autres postes de défense avaient pour instruction de la laisser passer : pour s’assurer d’un soutient impérial ultérieur, il fallait impérativement les laisser frapper le premier coup contre l’Université. Ou tout du moins, essayer de le frapper.
Un premier groupe de cavaliers pénétra dans la cour d’honneur, armes en main, sonnant un hymne guerrier. Devant l’apparente absence de défenses, leur intention manifeste était de prendre le plus rapidement possible possession des lieux et de prendre professeurs et étudiants en otage. Mais ce plan fut brusquement interrompu lorsque la porte principale se referma lourdement devant eux, en même temps que l’antique herse retombait, fermant la cour d’honneur et leur coupant la retraite.
Leur apparition soudaine avait cependant eût l’effet attendu sur les occupants légitimes des lieux, et un certain vent de panique s’était levé sur l’Université. Calmes et résolus, une partie des membres de la guilde se lancèrent dans la difficile tâche de ramener la confiance et de guider les personnes à évacuer vers les sous-sols, où se trouvait la machine.
Les autres avaient déjà à faire avec leurs assaillants. Tania et Jed occupaient une position assez exposée : la pièce depuis laquelle on pouvait fermer la herse de la cour d’honneur était située à proximité de cette herse. Pour rejoindre les autres dans les bâtiments principaux, ils devaient traverser à découvert, ce qui n’était plus très prudent maintenant qu’une partie des guerriers étaient entrés.
« Maintenant, on va les empêcher de communiquer entre eux sans qu’on puisse les entendre.
― Comment ?
― Avec ça. » Il désignait la machine servant à renouveler l’air aux alentours des bâtiments et que, pour des raisons de commodité sonore, l’on avait installé dans cet endroit peu fréquenté. « Si on diffuse dans l’air suffisamment d’un gaz dont ils sont incapables de déterminer la nature, leurs capacités télépathiques seront bloquées.
― Ça marche vraiment ?
― Comment crois-tu qu’on nous empêche de tricher aux examens ? »
C’était en effet logique : le fait d’ignorer quels éléments vous séparait d’une personne limitait fortement vos possibilités de “parler” télépathiquement à cette personne. En agissant suffisamment rapidement, on empêcherait l’avant-garde prise au piège de prévenir le gros des troupes. Et les membres de la guilde, connaissant le dispositif, ne seraient pas affectés.
Tout semblait avoir été préparé à l’avance, et Jed n’eût qu’à déboucher une bonbonne de gaz et à l’insérer dans le mécanisme de soufflerie. « S’il leur vient l’idée d’essayer de mettre le feu, sauve-toi. Ce gaz-là n’est pas dangereux pour la santé, mais c’est sous pression, donc ça peut exploser à la chaleur. »
Puis il arma son fusil et se dirigea calmement vers la fenêtre. « Maintenant, c’est l’heure de régler nos comptes. »
C’est au moment de la bataille
Que se révèlent les héros,
Ceux qui semblaient broutille, détail,
En sortent parfois sans égaux.
Ils avaient laissé passer l’avant-garde sans intervenir, se contentant de prévenir les autres postes de défense de leur arrivée. Ne trouvant trace d’aucun combat, la seconde vague n’avait naturellement pris aucune précaution à traverser la forêt, se hâtant de rejoindre leurs camarades aux endroits où ils s’attendaient à trouver la bataille. Et c’est sur eux que les pièges s’étaient déclenchés, amenant soudainement la bataille sur un terrain imprévu.
Dans un premier temps, les membres d’Esperkand ne s’étaient pas montrés : leurs « cadeaux » avaient agis seuls, stoppant net l’avancée ennemie. Béliers de bois ou blocs de pierre tombant des arbres, trous camouflés hérissés de pieux pointus, les pièges étaient primitifs, mais efficaces. Une partie des troupes adverses fut décimée. Ceux qui survécurent dégainèrent aussitôt leur arsenal, mais ne repérant aucune présence, se remirent en selle pour poursuivre la route malgré ces pertes.
Et c’est alors que la véritable embuscade avait démarré. Arbalètes et fusils étaient entrés en action sur les guerriers en train de repartir, causant encore plus de dégâts. Là où les risques étaient les plus faibles, les membres de la guilde étaient venus directement au contact, surgissant des fourrés pour frapper et se replier aussitôt.
Ce genre de combat était inédit pour Ryan, qui avait apprit qu’une guerre se menait à découvert, armée contre armée, avec des stratégies dénuées de coups bas. Mais force était de reconnaître que si elle n’était pas honorable –mais quelle guerre, même menée « dans les règles », méritait de l’honneur ?–, la tactique des voleurs était redoutablement efficace. Garùns et Shalezzims étaient venus largement supérieurs en nombre, mais leurs pertes étaient immensément plus importantes que celles de la guilde, alors même que l’on ne se trouvait qu’en pleine forêt et pas encore au pied des remparts.
Et l’adversaire avait décidé seul de déclarer la guerre et de livrer cette bataille, sans laisser aucune possibilité de négocier. Il attaquait, et méritait amplement que l’on réplique ainsi. Accompagné de Rempart et de ses hommes, le jeune Jihdéan livrait bataille de toutes ses forces, et sa lance et son épée ne comptaient pas parmi les armes les moins efficaces.
La porte vola soudain en éclat, et un guerrier Garùn fit irruption dans la pièce, l’arme levée. Tania se retourna vivement, mais avant qu’elle ait eu le temps de lancer un sort, une sorte d’éclair traversait son adversaire de part en part et s’évanouissait dans l’air.
« Novan maîtrise vraiment bien cet arc, on dirait. Il faudra penser à le remercier. » Jed s’éloigna de la fenêtre et s’avança vers la porte « Fini pour ceux de la cour. On ferait mieux de retourner à l’intérieur, maintenant. »
Il ne fallait pas en dire plus pour la jeune femme. Enjambant le corps du guerrier, elle sortit à l’extérieur pour courir vers le bâtiment. Tous les Garùns qui avaient pénétré dans l’Université gisaient au sol. Pas un n’avait survécu à la vengeance de la guilde. L’espace d’un instant, Tania se demanda si cela était juste. Les hommes du désert avaient déclenché ce conflit, mais la herse fermée derrière eux les avait privé de toute possibilité de renoncer et de fuir.
L’auraient-ils fait, de toute façon ? Ils avaient plusieurs fois montré qu’ils se battaient jusqu’à la mort. Quelle pouvait donc être la cause qu’ils servaient, pour qu’ils soient prêts à mourir pour elle ?
Si les guerriers pris au piège dans la cour étaient morts, ceux restés à l’extérieur étaient bien vivants, et toujours décidés à se battre. Les tirs pleuvaient de tous côtés lorsqu’elle atteignit le bâtiment. De tous côtés, car comme Seth l’avait envisagé, un groupe de combattants Shalezzims étaient arrivé en renfort par l’autre côté. Prise entre deux feux, l’Université se défendait comme elle pouvait, mais certaines de ses portes ne tarderaient pas à céder.
Tania croisa un groupe d’élèves qui erraient affolés dans les couloirs. Elle s’arrêta pour les appeler, s’efforçant de montrer toute l’assurance dont elle était capable. Il était impératif d’évacuer tous ceux qui ne savaient pas se battre avant que l’ennemi n’entre. Elle entreprit de les guider vers les sous-sols et le Chemin de Lumière.
Ils venaient de faire irruption dans la clairière du Temple. Un groupe assez nombreux, largement plus que la poignée de mages Kandhrans chargés de défendre les lieux. Mais le nombre ne comptait pas.
Les Shalezzims levaient leurs armes en arrivant sur place, prêts à combattre. Ils les baissèrent en constatant qu’il ne semblait se trouver personne, mais sans les rengainer pour autant : les échos des embuscades les avaient rendus méfiants. Ils s’avancèrent néanmoins vers le vieux bâtiment, cherchant autour d’eux l’endroit où se cachaient leurs ennemis.
Ceux-ci ne se montrèrent pas, cependant. Ils laissèrent leurs ennemis s’approcher jusqu’au portes du Temple, puis agirent à couvert. Le son puissant d’une explosion retentit, semblant émerger de l’intérieur de l’édifice, accompagné d’une violente bourrasque qui projeta en arrière les premiers des assaillants. Les autres se remirent aussitôt en position de combat et continuèrent d’avancer, prêts à combattre.
De nouvelles explosions retentirent, plus faibles et moins centrées que la première : on aurait véritablement dit que quelque chose à l’intérieur du temple, voire le temple lui-même, était en train de se disloquer violemment. Soudain, une vitre située en hauteur vola en éclat, laissant s’échapper une coulée de lave. « C’est quoi, ce truc ? »
Aucun des kandhrans ne connaissait la langue des assaillants, mais le ton suffisait à comprendre. Pour toute réponse à ce cri, une seconde coulée de lave rejoignit la première, pendant qu’une épaisse fumée noire s’échappait des pierres. Il fallu encore que le sol commence à trembler pour que les Shalezzims cessent d’avancer. Une machine installée à l’extérieur par la guilde transmettait les images sur un panneau lumineux à l’intérieur du temple, permettant aux mages d’observer la scène.
« Ça va être à toi de jouer, jeune fille. » Pandore acquiesça. On l’avait réquisitionné à cet endroit en raison de certaines aptitudes qu’elle était seule à maîtriser assez. Elle jeta un nouveau regard au panneau lumineux, où l’on voyait la masse rocheuse d’un volcan en éruption sortir du sol pour engloutir le temple, puis leva les yeux. “Ashenda !”
Libérée de son corps solide, elle s’éleva vers le sommet du temple, qu’elle traversa par les petites fissures que le temps avait creusé dans la pierre. Les Shalezzims crurent alors la voir émerger de la pierre elle-même. Si l’un des évadés de Kandhrir, ou n’importe qui d’autre qui l’aurait déjà rencontré, avait été présent, il ne l’aurait sans doute pas reconnue, car les sortilèges de ses compagnons lui donnaient l’aspect d’un être redoutable.
Redevenue solide au sommet du volcan, elle secoua sa chevelure, qui semblait tissée de braises rougeoyantes, et pointa sur les assaillants un doigt pâle et griffu. Puis elle ouvrit la bouche, et la voix sombre et grave qui émergea de ses lèvres résonna comme si la forêt toute entière parlait avec elle. Pour augmenter encore son effet, elle employait des mots n’appartenant à aucune langue connue, mais contactait en même temps les Shalezzims par télépathie afin qu’ils comprennent ses paroles.
« Vous avez profané ce lieu en amenant la guerre jusqu’à lui. Ce Temple appartient à Hera, et vos armes ne vous donneront aucun droit sur lui ; la Planète reprend ce qui est à elle. »
Avant que les assaillants n’aient eu le temps de réagir, une gerbe de flammes sembla s’élever de l’endroit où elle se trouvait pendant qu’elle redevenait brume, et elle réintégra la pierre dont elle avait semblé naître. On ne voyait plus rien du Temple : l’illusion créée par les mages l’avait maintenant entièrement changé en un gigantesque rocher dont s’échappait encore quelques coulées de lave. Les Shalezzims restèrent un moment interdits, puis tournèrent les talons : ils n’avaient plus rien à faire ici.
« Si j’avais tout ignoré du plan, j’aurais presque eu peur moi-même. »
Pandore sursauta en entendant la voix derrière elle. Pendant qu’elle reprenait forme humaine, Beholder était arrivé dans le temple, plus discret encore qu’à l’ordinaire. « Je pense que cette ligne de front est fermée pour l’instant.
― En effet, ils ne reviendront probablement pas avant un moment.
― Vous n’êtes donc plus tous requis à la défense du Temple. Nous avions sous-estimé leur présence au niveau d’une autre porte, et nos défenses là-bas sont sur le point d’être débordées. Un soutient de votre magie serait le bienvenu. »
La jeune kandhrane jeta un œil à ses compagnons, puis fit un pas vers le chef de guilde. Si l’on avait besoin d’aide, elle irait se battre.
Les portes avaient cédé. La première chose que constata Tania en remontant des sous-sols était que l’on se battait désormais à l’intérieur de l’Université. La seconde fut que les défenseurs avaient le dessous. Les Shalezzims avaient réussi à forcer quelques portes pour pénétrer dans le bâtiment, et seule une partie des défenseurs pouvaient leur faire face : les Garùns, quoiqu’affaiblis par le massacre de la cour, continuaient de lutter, et il fallait les empêcher d’ouvrir une seconde brèche, tandis que l’évacuation, moins rapide que prévu, n’était pas encore tout à fait terminée.
Elle s’était séparée de Ransen dès son retour dans le bâtiment, et aucun de ses camarades n’était en vue. Connaître le subterfuge employé pour bloquer les capacités télépathiques lui permettait de contourner ce blocage, mais c’était inutile, car elle ne pouvait les contacter si elle ne connaissait pas leur position. Elle entreprit alors de se mettre à leur recherche, prête à intervenir dans tous les combats qu’elle trouverait sur son chemin.
Une occasion de le faire lui fut rapidement donnée : alors qu’elle passait à proximité d’une des portes ayant cédé, sa route croisa dans l’angle d’un couloir celle d’un groupe de Shalezzims. Ceux-ci lui tournaient le dos, faisant face de l’autre côté aux membres de la guilde. Ils avaient manifestement réussi à prendre des otages, et maintenaient ainsi leurs adversaires à distance.
Elle n’avait à sa disposition que le bâton de voleur confié par la guilde, qu’elle était loin de maîtriser. Même avec l’avantage de la surprise, intervenir directement aurait été trop risqué. Et elle répugnait de toute façon à l’idée de frapper les gens dans le dos. Mais si la force brute était une mauvaise idée, il lui restait sa magie, et elle comptait bien s’en servir.
S’efforçant d’être aussi silencieuse que possible, elle s’avança de quelques pas dans le couloir et fit appel à son sortilège favori. Sa position l’empêchait de vérifier que les hommes de la guilde avaient bien remarqué ce signal, mais il lui fallait prendre le risque. Elle patienta une petite seconde, puis s’écria d’une voix forte “Filnea Falnor !”
La tornade qui jaillit de ses doigts passa entre les guerriers pour atteindre leurs otages, les poussant si violemment en avant qu’ils échappèrent aux mains de leurs geôliers et furent projetés vers les membres de la guilde. Se repliant vivement pour éviter une réaction des assaillants, elle devina plus qu’elle ne vit ses alliés s’avancer vivement pour se placer entre les otages et les Shalezzims, et attaquer enfin ces derniers de front.
Elle réalisé cependant qu’elle n’avait pas pensé à tout : peut-être une partie des gens de la guilde était partie escorter les otages, peut-être les Shalezzims auraient-ils été de toute façon plus nombreux, toujours était-il que certains d’entre eux étaient en surnombre, et se retournèrent vers elle.
“Ashenda !” Elle se dématérialisa juste à temps pour éviter les premiers coups. Surpris par ce sortilège peu commun, ses adversaires ne comprirent pas immédiatement ce qui se passait. Elle aurait pu essayer de fuir, mais manquant d’entraînement, elle n’était pas sûre d’en avoir le temps, et ses alliés étaient en trop mauvaise position.
Ses mains serrées sur le bâton, elle frappa de toutes ses forces, envoyant l’un de ses adversaires au tapis. C’était au moins ça. Les autres durent se retourner vers elle, car elle avait tout de même profité de son état pour changer de position. Avec un peu plus d’entraînement, peut-être aurait-elle pu en faire une technique de combat très efficace, mais sa confiance en ses capacités était certainement moins grande que ses capacités elles-mêmes. Elle recula, levant précipitamment son arme pour parer un coup, tentant de rester aussi concentrée que possible.
Tant que le couloir s’étalait derrière elle, elle parvenait à éviter les coups en continuant de reculer, mais cela ne pourrait pas durer indéfiniment. Alors que le mur derrière elle se rapprochait dangereusement, elle finit par avoir une idée qui lui sembla aussi brillante que soudaine. “Filnea Falnor !” La bourrasque qu’elle créa fut à peine suffisante pour repousser légèrement ses adversaires, mais elle n’avait pour but que de dégager l’espace devant elle.
Sitôt qu’elle fut libre de ses mouvements, elle engagea un grand geste de son arme en s’écriant “Stanta Yy’hell !” La première colonne de flammes s’éleva devant elle, mais avant qu’une nouvelle ne se soit créée plus loin comme cela se produisait habituellement avec ce sortilège, le bâton s’y était glissé pendant que la jeune femme ajoutait “Spawanka !”
C’était un essai très risqué, car elle était tout sauf sûre de ce qui allait se passer. Le résultat fut heureusement à la hauteur de ses attentes : l’auréole de lumière qui se créa autour de son arme sembla aspirer les flammes, et l’extrémité de son bâton se mit à cracher le feu comme l’aurait fait un dragon, avec bien plus de force que le sort d’origine n’en aurait eut. Ses adversaires tentèrent de repousser l’assaut, mais, aussi surpris qu’elle par la violence que cette combinaison, durent battre en retraite.
Le bâton finit par retomber au sol, et peut s’en fallu qu’elle ne fasse de même, totalement épuisée. Devant elle, les murs noircis et plusieurs cadavres calcinés témoignaient de l’effroyable puissance qu’elle venait de libérer. Elle resta là, sans pouvoir bouger, sans véritablement réaliser que c’était elle qui avait fait cela.
Les Shalezzims survivants hésitèrent un instant avant d’attaquer de nouveau. Mal leur en prit : les membres de la guilde avaient finalement reprit le dessus, et tournant finalement eux aussi dans ce couloir, leur réglèrent rapidement leur compte. Pour quelques instants, la bataille était terminée ici.
Elle chancela. Les membres de la guilde s’élancèrent vers elle pour la soutenir, lui offrant une forte dose d’une boisson revigorante qu’ils avaient avec eux. Ils en profitèrent d’ailleurs pour la remercier de son intervention et pour la féliciter pour ce qu’ils venaient de voir, mais elle n’écoutait plus. Elle s’adossa –ou plutôt se laissa tomber– contre le mur, ses paupières se fermant d’épuisement. La dernière pensée lucide qui lui traversa l’esprit avant qu’elle ne perde connaissance était qu’elle devait retrouver ses amis.
Flèches et carreaux montaient du sol autant qu’ils tombaient des arbres. En quelques minutes à peine, le paisible coin de forêt était devenu une zone mortelle pour quiconque s’y serait aventuré. Force était de constater que malgré leur moins grande connaissance du terrain, les Shalezzims se débrouillaient plutôt bien : ils savaient profiter des buissons et petits arbustes pour échapper aux regards adverses et riposter. Depuis presque le début de la bataille, cela ressemblait donc à un échange de tirs aveugle : on ne voyait aucune silhouette humaine, mais en haut ou en bas, chaque fois que les feuilles se mettaient à bouger, l’endroit recevait une volée de projectiles.
À ce jeu, les membres de la guilde auraient dû être avantagés, car combattant à domicile, ils avaient davantage de réserves de munitions que les assaillants. Cependant, le passage du temps ne jouait pas en leur faveur : plus cette bataille durait, plus augmentait le risque de voir des renforts adverses arriver, alors que les seuls que les défenseurs pouvaient espérer étaient déjà fort occupés sur les autres zones de combat. Les premières explosions venaient de retentir dans la direction du temple, signalant que l’adversaire arriverait sans doute bientôt.
L’arbalète à répétition d’Angel s’avérait particulièrement redoutable. Il ne visait pas spécialement mieux que ses compagnons, mais semblait n’avoir pas son pareil pour anticiper les déplacements de l’ennemi, comme si ses yeux avaient pu voir à travers le feuillage. Se déplaçant lui-même fréquemment pour rester hors de vue, s’il n’y avait eu cette contrainte de temps, il paraissait presque en mesure de gagner la bataille à lui tout seul. Cependant, rester inactive à ses côté commençait à exaspérer Lawn, qui brûlait d’envie de sauter au sol pour attaquer directement. Elle occupait un poste qu’elle aurait probablement confié à Babel, mais qu’elle n’aurait certainement pas gardé pour elle.
Angel devait s’en rendre compte, car il finit, tout en visant soigneusement sa prochaine cible, par intervenir « Tu veux un fusil ?
― Je ne sais pas viser, de toute façon, je ne ferais que gaspiller des balles.
― Nous en avons largement assez. Et le moment ne me paraît pas trop mal choisi pour apprendre. Je ne suis pas un expert en piraterie, mais il me semble que ça pourra t’être utile en cas d’abordage, non ?
― Mouais. Le mieux, pour leur régler leur compte, ce serait quand même de descendre au contact.
― Rassure-toi : ça pourrait nous arriver bien plus vite que prévu. »
Il lui désigna une curieuse agitation dans les fourrés, à la limite de leur portée, qui n’était certainement pas causée par des hommes. Quelques secondes suffirent à en révéler l’origine : une machine de métal telle que celle dans laquelle ils avaient enlevé Shadefire émergea d’entre les arbres, écrasant la végétation sur son passage. Aucune flèche, aucune balle ne pourrait en percer les flancs. Et à peine fut-elle arrivée dans le champ de bataille que sa bouche se pointa vers l’un des postes de tirs et cracha un obus. Fort heureusement, les membres de la guilde avaient déserté l’endroit avant que le projectile ne l’atteigne, car l’explosion qui suivit pulvérisa la cime de l’arbre.
« Là, ça devient vraiment risqué…
― C’est juste un canon posé sur un machin à roulettes blindé, non ? Si on le bouche avant qu’il ne tire, il se passe quoi ?
― Hey, bonne idée, jeune fille. Reste à réussir à y arriver. Dis-moi, tu te rappelles de ce que ce Will avait fait sur les barricades ? »
Le sourire qui éclaira le visage de la jeune femme était une réponse bien assez éloquente.
« Je crois que c’est mon tour de te couvrir, dans ce cas. »
Pendant qu’ils mettaient au point un plan d’action, cependant, la créature de métal continuait son œuvre. Le tir suivant de la machine atteignit un autre poste de garde désert, puis le troisième frappa de plein fouet celui où ils se trouvaient. Dans un cri, ils tombèrent tous deux au sol, tentant vainement de se raccrocher aux branches. Un éclat de rire se fit aussitôt entendre. « Tiens donc, un ange nous tombent du ciel. »
Tous les tirs s’étaient arrêté du côté des défenseurs. Avant que le chef de guilde n’ait eu le temps de remettre la main sur son arbalète, deux guerriers Shalezzims s’étaient précipités sur lui et une lame avait été appliquée contre sa gorge. Lawn était toujours allongée au sol, inconsciente. Celui qui semblait être le chef des assaillants sortit calmement des fourrés, regardant vers les arbres. « Un geste de votre part, et votre chef est mort. »
L’air sûr de lui et satisfait, il fit signe à ses hommes de le suivre. Emmenant avec eux un otage aussi précieux, ils s’avancèrent à découvert sans aucune crainte, en direction de la porte des souterrains. Verrouillée, celle-ci était jusque là restée à l’écart des combat, car aucun assaillant n’aurait eu le temps de l’ouvrir avant de se faire cribler de flèches, et qu’une pile de cadavres sur elle n’en aurait pas brisé la serrure.
« Vous croyez vraiment que nous allons vous laisser faire ?
― Vous n’êtes pas exactement en position d’intervenir, Angel. Et votre vie vaut certainement plus pour vos hommes que cette forteresse.
― Pour mes hommes, peut-être… sûrement pas pour elle. »
Se retournant vivement, le chef Shalezzim constata que Lawn n’était ni aussi morte, ni aussi évanouie qu’il l’avait supposé. Elle venait en fait de se relever, ramassant au passage l’arbalète à répétition encore chargée qu’elle pointait désormais sur lui. Nullement impressionné, l’homme eut un ricanement moqueur. « Vous manquez à ce point d’hommes, pour recruter au berceau ? »
Minuscule face à son adversaire, elle ne l’en toisa pas moins de toute sa hauteur. « Le temps ne fait rien à l’affaire, le vieux. Tu as le choix : soit tu le relâches maintenant, soit je te tue.
― Vas-y, tire, petite. Je serais encore plus près toi que tu ne parviendrais pas à m’atteindre.
― Ce n’est pas entièrement faux… mais je n’ai pas dit que c’était avec ça que je te tuerai. »
Elle lança soudain l’arme en direction d’Angel, qui, sortant sa dague de nulle part comme le faisait Shadefire, envoya rapidement au tapis les deux hommes qui le maintenaient pour l’attraper au vol. Un autre Shalezzim s’était élancé vers la jeune femme, mais celle-ci, semblant avoir apprit le truc, avait elle aussi dégainé une arme jusque là invisible. La hache que le mystérieux Daniel lui avait offerte était petite, mais tranchante, et son adversaire n’y résista pas. Pendant qu’elle l’achevait, le chef de guilde avait tiré les carreaux qui lui restaient, diminuant d’autant le nombre d’hommes autour d’eux.
Les tirs des autres défenseurs avaient aussitôt achevé de nettoyer les lieux : les deux membres de la guilde ayant bondit à couvert, le chef Shalezzim se trouvait maintenant seul au milieu d’une poignée de cadavres. « Toujours aussi méprisant, le vieux ? Ils ne t’ont pas tué juste pour me laisser le plaisir de le faire. »
Manifestement nerveux, l’homme aux cheveux couleur feu et or battit en retraite vers la machine de métal. Mal lui en prit, car c’est justement là qu’Angel l’attendait. Le chef de guilde avait rangé ses armes, car lui aussi comptait laisser à la jeune Pirate le privilège de donner la mort, mais ses poings n’en entrèrent pas moins en action.
Dès que la jeune femme les eut rejoint, il envoya son adversaire rouler vers elle et se mit à chercher l’outil dont ils avaient besoin. Toujours en état de se battre malgré les coups qu’il avait reçu, le Shalezzim reprit son arme et voulu frapper, mais un premier coup de hache l’en empêcha. « Tu vois, le vieux : je sors peut-être du berceau, mais quand il s’agit de tuer, moi je n’hésite pas. » Joignant le geste à la parole, elle l’acheva d’un second coup.
Ce fut alors à son tour d’attraper au vol ce qu’Angel lui lançait : une pierre ramassée au sol qui faisait juste la taille de la bouche du canon. Tout près de la machine de métal, elle n’eut qu’à sauter sur elle et la coincer à l’intérieur. Des cordes lui furent lancées depuis les hauteurs, et les membres de la guilde la remontèrent en sécurité. On fit de même avec Angel, qui avait dû retrouver d’autres munitions, car il déchargea une nouvelle salve de son arme pendant son ascension. Le canon se tourna de nouveau vers eux, mais le bouchon fit son œuvre, car lorsqu’il tira, ce fut la machine de métal qui explosa de l’intérieur.
« Voilà, ça, c’était amusant.
― Tu trouves ? Alors tu vas avoir mille fois de quoi rire. »
Le chef de guilde lui désigna les environs d’un air sombre : un nouveau groupe de guerriers arrivait depuis la direction du Temple, tandis que d’autres machines identiques à la première émergeaient d’entre les arbres par l’autre côté. La première manche venait de se terminer beaucoup trop tôt.
« Novan, derrière-toi ! »
Le jeune homme se retourna vivement, bandant son arc, pour tirer à bout portant sur le Shalezzim qui bondissait sur lui. L’arme de l’assaillant frôla son bras pendant que la flèche de lumière lui perçait le corps de part en part et qu’il s’écroulait au sol. C’était passé tout près, et sans ce cri providentiel, il serait probablement mort ou très grièvement blessé.
La boisson revitalisante avait probablement fait effet, car Tania avait reprit conscience au bout d’une dizaine de minutes. Elle restait assez faible, trop certainement pour continuer à combattre, mais elle avait refusé d’être évacuée, ou même d’être escortée. Toujours cette idée fixe en tête de retrouver ses camarades, elle s’était avancée dans les couloirs, sans savoir consciemment où elle allait, laissant son instinct la guider. Jusqu’à ce qu’elle arrive juste à temps là où l’adolescent luttait pour sa vie.
Sitôt que son dernier adversaire fut étendu au sol, celui-ci se précipita vers son amie. Il semblait en meilleure forme qu’elle, probablement parce que son arme et sa position lui avaient permit d’éviter le corps à corps jusqu’à ce que l’ennemi pénétré dans le bâtiment ne parvienne jusqu’à lui. À sa demande, elle lui raconta brièvement ce qu’elle avait fait depuis leur séparation et pourquoi elle arborait de telles cernes sous ses yeux.
« Tu te rappelles de ton duel contre Pandore ? Je suis sûr que si elle n’avait pas décidé d’arrêter, c’est toi qui aurait gagné. » fut la conclusion du jeune homme. Elle lui sourit, amusée. Ce souvenir pourtant peu lointain semblait désormais dater d’une autre vie. Plusieurs éternités semblaient s’être écoulées depuis leur première rencontre.
Aucun autre adversaire ne semblait sur le point d’arriver. Sitôt qu’il s’en fut assuré, Novan reprit son poste, l’arc pointé vers l’extérieur : les Garùns n’avaient pas encore ouvert de brèche dans les défenses, et il comptait bien tout faire pour les en empêcher le plus longtemps possible. Elle intervint cependant. « L’évacuation est presque terminée, donc on ne va pas tarder à les laisser entrer.
― C’est vrai que ce ne sera pas plus mal. Mais le signal n’a pas encore été donné, et j’ai bien l’intention d’en avoir encore quelques-uns d’ici-là. »
La jeune femme s’assit au sol à ses côtés. Elle avait elle-même besoin de reprendre des forces. « Tu sais où est passée Pénombre ?
― Elle est retournée participer à l’évacuation pendant que je restais ici, et on s’est perdu de vue depuis. »
La voleuse n’était, à vrai dire, pas loin de se poser la même question. Sortant des sous-sols à la recherche de personnes non-encore évacuées, elle s’était trouvée face à face avec un groupe de Shalezzims qui l’avaient poursuivie à travers les couloirs du bâtiment. Dans ces conditions, elle s’était enfuie à l’instinct, sans prendre garde au chemin qu’elle empruntait. Mais lorsqu’il devint clair qu’elle ne parviendrait pas à les semer, et qu’aucun allié ne se trouvait à proximité, il lui revint en tête d’utiliser le seul avantage dont elle disposait : sa connaissance des lieux.
Ralentissant quelque peu pour prendre le temps d’observer l’endroit où elle se trouvait, elle réalisa que ses pas l’avaient ramené à proximité de son « coin fétiche », là où elle avait emmené Ryan pour assister au feu d’artifice. Voilà qui lui allait très bien : elle s’arrêta aussitôt, son bâton-machine à la main, prête à faire face à ses poursuivants.
Le premier Shalezzims qui tourna dans son couloir reçut un coup dans les chevilles qui le fit tomber, sa tête heurtant le mur. Un coup de plus acheva de l’assommer, puis elle bondit en arrière pour éviter l’assaillant suivant, qui surpris par la chute de son prédécesseur, ne parvint pas à l’atteindre.
L’arme de Pénombre se modifia alors dans sa main. Elle n’en connaissait pas encore tous les secrets, mais lors de son retour, Cartes lui avait apprit quelques trucs : elle tenait désormais une sorte de trident. Pointant ce dernier vers ses adversaires, elle pressa alors légèrement les doigts contre le métal, et un éclair jaillit des pointes pour frapper les premiers adversaires.
Rien de mortel, mais c’était douloureux et légèrement engourdissant. Le temps qu’ils se remettent en position de combat, elle avait pu entrer précipitamment dans le vieux débarras qui ouvrait son « passage secret » et commençait à en escalader le mur. Le bâton-machine, accroché dans son dos en forme de plaques de métal, la protégea des projectiles que ses adversaires lui envoyèrent, et ils durent entamer à leur tour l’escalade pour continuer de la poursuivre.
S’ils l’avaient suivi jusqu’ici, s’ils continuaient ainsi alors qu’elle était seule, sans doute l’avaient-ils identifié comme l’une des « porteuses de lumières », et ne renonceraient-ils pas avant de l’avoir tuée. Mais, surtout ici, elle avait les moyens de se défendre.
Cette partie du bâtiment était en assez mauvais état, et les poutres qui soutenaient le mur de l’intérieur étaient visibles par endroits. Arrivée presque à la hauteur du plafond, elle passa par une fissure qui n’était pas visible du sol, pour gagner l’intérieur de la structure. C’était la seule fissure assez large pour qu’elle y passe, mais elle l’était malheureusement assez pour que ses ennemis fassent de même.
Elle était cependant hors de vue pour quelques instants, et en profita pour franchir le passage délicat : lorsque les premiers Shalezzims arrivèrent à la poutre instable qu’elle avait signalée à Ryan quelques jours plus tôt, ils s’appuyèrent naturellement sur elle, et elle céda sous leur poids. Dans un grand cri, deux d’entre eux disparurent dans les profondeurs du bâtiment.
Il restait trois hommes encore, dont le premier reçut en arrivant sur le toit un violent coup de trident dans le bras. Il tint bon, cependant, et parvint à se hisser à l’extérieur. Les deux autres firent de même pendant qu’il tentait de rendre à Pénombre la monnaie de sa pièce. Faisant tournoyer son arme, Astrid s’efforça de leur faire face. Elle parvint à mettre le blessé hors d’état de nuire, mais malgré ses grands progrès au combat, sans aucun mur autour d’eux pour empêcher ses adversaires de l’encercler, elle risquait de ne pas faire le poids.
Un nuage de brume se forma soudain à côté d’eux, qui se mit à se déplacer étrangement. La brume happa soudain le pieds de l’un des deux hommes, et l’attira violemment, le faisant tomber au sol. Surpris, le second se retourna dans cette direction : le nuage lui sauta au visage, s’enroulant autour de lui comme un serpent. Il s’effondra presque aussitôt, tandis que la brume se condensait pour reprendre forme humaine : sitôt apparu, Bayn lança une sorte de boule d’énergie qui acheva de rendre l’autre homme inconscient.
« Hey ! Vous pourriez prévenir avant de vous inviter dans la danse !
― Étant donné que tu es dans l’immédiat la seule personne à pouvoir réveiller mes frères guards, j’aime autant garder un œil sur toi. »
La mousse et les plantes grimpantes recouvraient les vieilles pierres, donnant aux ruines un aspect particulier. Voilà bien des siècles que la forêt semblait avoir reprit ses droits sur cette ancienne forteresse, qui avait pourtant dû à son âge d’or être la plus sûre des portes de la Cité Souterraine. Quelle l’ait été ou non, les assaillants n’avaient eu aucun mal aujourd’hui à franchir ce qui restait de ses murs.
Lorsque Pandore, accompagnée de quelques uns de ses camarades Kandhrans, arriva sur les lieux, la bataille semblait clairement mal engagée pour les défenseurs : Shalezzims et Garùns étaient en surnombre, et les membres de la guilde ne pouvaient que tenter de les disperser à travers les ruines pour éviter de les affronter tous ensemble. C’est à les aider dans cette tâche qu’ils s’employèrent aussitôt.
“Stanta Yy’hell !” Les colonnes de feu s’avancèrent en direction du premier groupe d’ennemis. Si la demi-guarde avait frappé la première, ses compagnons, baguette à la main, firent de même presque aussitôt. Les flammes ne tardèrent pas à atteindre les Garùns, accompagnées d’autres sortilèges, les forçant à abandonner leur position et à se tourner vers les nouveaux venus.
Une nuée de projectile s’abattit sur les magiciens, mais rien qu’un “Marregen Hann !” ne pouvait arrêter. Leur riposte, en revanche, envoya plusieurs hommes du désert au tapis. Ceux qui restèrent debout continuèrent d’avancer, mais aucun ne parvint jusqu’aux Kandhrans. « Séparons-nous, maintenant ! Retrouvez nos alliés et dispersez nos ennemis ! »
Sitôt l’ordre donné, la fille de Balthazar se retrouvait seule. Elle s’engagea elle aussi dans les ruines, sur ses gardes, prête à faire usage de sa magie. Bientôt, au détour d’une vieille colonne de pierres, elle rencontra un affrontement entre des hommes de la guilde et un groupe de Shalezzims. Personne d’autre n’était en vue, mais les attaquants étaient plus nombreux, et des renforts pouvaient leur arriver à tout moment.
“Filnea Falnor !” Le cyclone envoya plusieurs mercenaires au loin, laissant aux membres de la guilde la possibilité de reprendre l’avantage. D’un second sortilège, elle mis deux adversaires hors d’état de nuire. Elle n’était pas aussi efficace seule qu’entourée d’autres magiciens, mais les gens d’Esperkand savaient se battre et le montraient bien : avant qu’elle n’ait eu le temps de recourir une troisième fois à sa magie, les assaillants restant furent tués ou assommés.
Tous se retournèrent alors vers ceux qu’elle avait mis à l’écart, et la surprise failli lui faire lâcher sa baguette : l’un des combattants Shalezzims qui s’avançaient vers elle lui apparut sous l’aspect d’une statue de rubis. Le dernier porteur de lumière était l’un de leurs ennemis.
Je consigne ici quelques mots, pour le cas où il m’arriverait quelque chose. Les évènements récents m’ont en effet fait douter de l’évidence de ma survie future. Si quelqu’un vient à lire ces notes, je ne suis certainement plus de ce monde. Apprenez alors que j’étais celui à qui on donna le nom d’Allimar, le Guérisseur, et que je détiens des secrets qui permettront à mes frères Guards de s’éveiller de leur Sommeil de Pierre.
Le Néant rassemble ses forces, et je crains que la Guerre Sombre ne survienne plus tôt que ce que nous envisagions. D’ici sept ou huit ans, peut-être. Lorsqu’elle surviendra, vous devez éveiller mes frères, car vous ne la gagnerez pas sans notre aide.
Certains d’entre eux sont endormis dans la forêt de Leeshan. Vous trouverez l’endroit facilement, si vous le cherchez. Il y a d’autres lieux, mais Balthazar le Sage supposait que celui-ci viendrait en premier. La personne qui effectuera le rituel doit être née sur place. Je sais qu’au moins une jeune femme est venue au monde précisément à cet endroit. Elle doit avoir à peu près douze ans aujourd’hui.
Vous aurez besoin de trouver notre ancienne plante sacrée. Il en pousse à proximité de chacun de nos lieux de repos. Je joins à cette note quelques croquis qui vous permettront de la reconnaître. La marche à suivre est indiquée à proximité. C’est écrit dans notre ancienne langue, mais vous pourrez la traduire en utilisant mes livres.
J’espère assister moi-même à l’Éveil de mes frères, mais si je ne le puis, sachez que tous mes vœux vous accompagnent.
Jamais journée n’avait paru plus longue aux défenseurs de Baarn Thor. À l’interminable attente qui avait suivit la nouvelle de l’arrivée ennemie, les combats s’étaient enchaînés, violents et sans interruption. La tombée de la nuit n’avait pas ralenti l’ardeur des assaillants, et plusieurs heures durant, la bataille avait continué dans la semi-obscurité. Passé le milieu de la nuit, cependant, Garùns et Shalezzims avaient finalement semblé renoncer à prendre la cité dès le premier assaut, et s’étaient repliés. Ils ne s’étaient cependant pas beaucoup éloignés, s’installant autour de chacune des portes comme pour préparer un siège.
Les quelques heures de répit avaient été mises à profit pour effectuer des réparations de fortunes là où c’était possible, et pour prendre un peu de repos. Le hurlement lointain des loups s’était alors seul fait entendre, rassurant étrangement les membres de la guilde. Ces animaux, leurs voisins, semblaient par leurs chants leur assurer leur soutient. Dès les premières lueurs de l’aube, cependant, avant même que le Soleil lui-même n’apparaisse à l’horizon, les canons des assaillants étaient de nouveau entrés en action.
Dès que les portes de l’Université s’était ouvertes la veille, les Garùns étaient à leur tour entrés dans le bâtiment. Les postes de tirs avaient alors été désertés, renforçant d’autant le nombre de défenseurs à l’intérieur. Connaissant parfaitement les lieux, les anciens Cadets de la guilde avaient alors harcelé les assaillants de couloirs en couloirs, leur infligeant de lourdes pertes tout en restant relativement épargnés. Par mesure de sécurité pour les personnes évacuées, le transmetteur avait été hâtivement démonté et ses pièces éparpillées, empêchant autant les attaquants que les défenseurs de s’en servir. Astrid, Novan et Tania s’étaient finalement retrouvés, et étaient demeurés ensemble jusqu’à la fin de l’assaut. Tous trois réunis, avec l’aide occasionnelle de Bayn, ils avaient rien eu à craindre de ceux qu’ils avaient combattus.
Le groupe de Rempart ne s’en était pas aussi bien sorti. Sa position avancée avait rendu leur repli très délicat : lorsqu’ils avaient dû se mettre à l’abris face au nombre d’assaillants, ceux-ci les avaient poursuivis, et les combats avaient été rudes. D’autres pièges dissimulés sur leur route leur avaient cependant permit de ralentir leurs poursuivants, et malgré quelques pertes, la plupart d’entre eux étaient parvenus à quitter la zone. Ryan avait été plusieurs fois blessé, mais rien de trop grave. Sitôt qu’il fut arrivé en sécurité, des soins lui furent apportés, et après un peu de repos, il était prêt à repartir au combat.
Le groupe d’Angel avait lui aussi souffert de l’arrivée des renforts adverses. Grâce à l’exemple de Lawn, ils étaient parvenus à mettre plusieurs machines hors de combat, descendant rapidement des arbres pour boucher les canons ou, pour les meilleurs tireurs, envoyant directement des projectiles à cet effet. Le temps d’y parvenir, cependant, celles-ci avaient tiré à plusieurs reprises, et les alentours de la porte avaient désormais un aspect lugubre, la plupart des arbres brisés. Si Angel et Lawn eux-mêmes étaient parvenus à s’en sortir, plusieurs défenseurs n’avaient pas réussi à éviter ces explosions. Les membres de la guilde avaient finalement dû abandonner la défense de cette porte et s’enfuir par le Labyrinthe.
L’autre porte, celle des ruines, avait mieux résisté. Il faut dire que les quelques machines-canons qui étaient arrivées jusque-là n’avaient pas pu s’engager hors des arbres, le sol étant chargé d’obstacles plus solides que la végétation. Et que la magie des Kandhrans était parvenue à venir en venir à bout. Le Shalezzim que Pandore avait reconnu comme le dernier porteur de lumière semblait particulièrement doué au combat, car même après qu’il soit passé du statut de chasseur à celui de proie, aucun des alliés ne parvint à le battre. Lorsque les attaquants interrompirent l’assaut et s’enfuirent dans la forêt, la magicienne le vit disparaître au loin, apparemment indemne.
Compte tenu de la situation, les défenses du Temple avaient été entièrement abandonnées, la porte vers la cité souterraine qu’il contenait ayant été réglée pour donner sur le Labyrinthe. L’illusion avait prit fin dès que les derniers magiciens avaient cessé de la maintenir, mais aucun assaillant n’était revenu dans ce secteur, et l’endroit semblait avoir retrouvé son calme lorsque le Guard et la jeune femme y arrivèrent. Les échos lointains des coups de canons indiquaient cependant que la bataille était en train de reprendre.
« Faisons vite. Nous devons être là-haut avant que le Soleil n’ait quitté l’horizon. Je crois que tu escalades assez bien ? »
Parcourant du doigt les écritures sur l’un des murs, il appuya à un endroit précis, et un pan de mur se déplaça, révélant un passage qui semblait permettre de grimper facilement. Puis il se tourna vers la jeune femme, et la regarda en entamer l’ascension. Cela fut assez long, et lorsque Pénombre acheva de se hisser sur le toit du vieux bâtiment, elle poussa un soupir en voyant que l’ancien bourgmestre se trouvait déjà en haut. Elle ne lui en voulait pas, cependant : s’il n’y avait eu la menace adverses à leur porte et la nécessité de se dépêcher, elle aurait pu grimper le même mur pour le plaisir.
L’endroit était invisible de sol. Moins élevé que le reste du bâtiment, il était entouré sur trois côtés de murs semblables à ceux de l’intérieur, couverts de textes et de dessins en partie effacés par le temps. Une sorte d’autel se dressait devant elle, surplombé d’une lentille maintenue par un bâton. Sur l’autel étaient posé une sorte de petite boîte dont chaque face était ornée de symboles ressemblant à ceux qui couvraient les murs, accompagné d’une petite bourse pleine de feuilles d’un aspect étrange. Bayn se tenait au centre d’un cercle de pierre, où il était en train d’allumer un feu. La jeune femme pénétra dans ce cercle et s’approcha des flammes qui commençaient à s’élever. « Et maintenant, on fait quoi ?
― J’ai réuni et préparé ce dont tu as besoin. Le reste ne dépend plus que de toi. » Il s’approcha de l’un des murs et fit un geste, comme pour en retirer la poussière : inscriptions et dessins reprirent soudain de la couleur et redevinrent lisibles. Calmement, le vieil homme se mit à en lire une partie à voix haute.
« …toi dont le premier cri a fait vibrer nos murs, si celui d’entre nous qui demeure sans dormir t’a mené jusqu’ici, c’est que l’heure est venue pour nous de revenir. Ouvre le mot scellé, et verse-y la lumière de l’astre du jour, à l’heure où ses rayons amplifient la magie du lieu. Présente ensuite ce mot scellé au cercle de pierre, et laisse ses flammes le consumer. Lorsqu’avec lui, la plante sacrée aura nourri ces flammes, notre sommeil sera brisé, et nous reviendrons à l’éveil à tes côtés. »
Il sembla à la jeune femme, à cet instant, qu’on aurait difficilement pu être plus clair. Bayn lui avait amené des feuilles de cette plante qu’elle ne connaissait pas, et le « mot scellé » devait être ce petit coffre. Les rayons du Soleil levant traversaient la lentille, faisant tomber sur l’autel un trait de lumière fin : elle saisit vivement le coffret et l’ouvrit sous cette lumière. La boîte sembla avaler ces rayons, et lorsqu’Astrid la referma, elle luisait, comme chargée de magie.
Pénombre ne se rappelait que vaguement de son rêve, mais elle avait l’impression étrange que tout en étant identiques, les choses étaient radicalement différentes de ce qui lui avait alors été annoncé. Elle pénétra à son tour dans le cercle de pierre, et leva le coffret en direction du Soleil, au dessus des flammes. Puis elle le laissa tomber au centre du foyer, sur lequel elle versa doucement le contenu de la bourse. Elle retenait son souffle, attendant de voir ce qui allait se passer.
L’Université avait été scellée pendant la nuit, et s’il était évident que ses portes tomberaient de nouveau avant la mi-journée, ses défenseurs comptaient bien terrasser autant d’adversaires que possible d’ici-là. Les occupants légitimes des lieux évacués, l’on avait pu installer du véritable matériel de guerre dans ses couloirs, et aux arcs et aux fusils étaient maintenant venus s’ajouter des canons, prêts à répondre à ceux des assaillants.
La porte de la clairière n’était plus défendable, et avait été totalement abandonnée. Elle mènerait les ennemis vers le Labyrinthe, dans lequel ils retrouveraient peut-être ceux de leurs camarades qui s’y trouvaient enfermés depuis la veille. Il n’était plus non plus question d’engager des embuscades dans la forêt comme lors des premières vagues, ceux qui s’y risqueraient auraient sans doute besoin de plus d’un miracle pour réussir à en revenir.
Les ruines, en revanche, étaient toujours debout, et c’était là que Seth et Pandore s’étaient rendus, espérant retrouver celui que la Kandhrane avait identifié la veille. Shadefire lui-même dirigeait à présent ce front, et sa présence galvanisait tous ses hommes. La bataille qui se livrerait ici serait rude.
Le Soleil dépassait de moitié l’horizon lorsque les assaillants émergèrent de nouveau d’entre les arbres. Des hommes seuls, tout d’abord, mais nombreux et lourdement armés. Ayant su tirer leçon de ce qui s’était produit la veille, ils avançaient groupés, vigilants, et abattaient l’arme sur chaque cachette potentielle sitôt qu’ils l’atteignaient, avant que d’éventuels défenseurs n’aient le temps d’en émerger. Le nombre de cheveux bleus avait augmenté : pour contrer la magie kandhrane qui avait leur avait causé beaucoup de pertes le jour précédent, ils avaient envoyé autant que possible de leurs meilleurs magiciens.
Avant de les laisser atteindre la première ligne de défense, le chef de guilde décida de lancer lui-même l’offensive. À son signal, une nuée de projectiles s’abattit sur la première ligne adverse, forçant les guerriers à se mettre vivement à l’abris. Avant qu’ils n’aient eu le temps de reprendre position, le voleur avait bondit au sommet d’un pan de mur qui dominait le champ de bataille, et, d’une voix forte, s’écria « Shalezzims, vous avez été trompés ! Cette guerre n’est pas la vôtre, ne vous laissez pas manipuler par nos ennemis communs !
― Cette guerre est la nôtre, et il n’y aura plus de dragons pour te sauver, cette fois ! »
On n’avait pas vu qui avait répondu, mais peu importait : tous semblaient en parfait accord avec ce que celui-là avait dit. Leurs archers tirèrent à leur tour, manquant de peu leur cible qui était redescendue juste à temps de son promontoire.
« Ah, c’est un dragon, que vous voulez… » Seth avait murmuré. Son don d’empathie avec ces créatures lui permettait de savoir que plusieurs d’entre eux rôdaient aux alentours. Focalisant ses pensées sur l’un d’eux, il parvint à l’attirer dans leur direction. À peine les assaillants avaient reprit leur marche que le Drakhen émergea brusquement d’entre les arbres en hurlant, juste entre les deux camps.
Cette apparition, juste après l’affirmation moqueuse de l’un des leurs, sembla déconcerter grandement les guerriers. Le dragon avait faim, et les membres de la guilde étaient encore hors de vue : c’est vers les Shalezzims que la créature chargea les crocs en avant.
Plusieurs guerriers furent avalés, renversés ou piétinés, et les archers de la guilde et leurs alliés magiciens profitèrent de l’effet de surprise pour tirer eux aussi, mais bientôt, une autre créature émergea des vieilles pierres. Aussi grand que le dragon, tout de rouge et de noir, la bouche garnie de crocs et de longues griffes au bout des doigts, et la queue enflammée, il ressemblait à une sorte de démon.
« Zaahn est ici ! » Pourquoi Seth n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Le dernier porteur de lumière ne pouvait être que son ancien compagnon. Restait à réussir à le repérer et à le convaincre…
Même si le dragon n’attaquait plus les hommes à présent que cette autre bête s’était lancée sur lui, il restait un avantage pour les défenseurs : la lutte entre les créatures bloquait toute une partie des ruines, empêchant les Shalezzims d’avancer, car non seulement pleuvaient les coups de queues, de griffes et de crocs, mais la force des deux adversaires était telle que chaque coup que recevaient les ruines causait un effondrement de pierres.
Cela ne dura pas, cependant. La créature crée par Zaahn était-elle trop sauvage pour lui, ou le Drakhen avait-il apprit à avoir peur des tirs que les humains continuaient d’échanger, toujours est-il qu’il ne tarda pas à prendre la fuite, repartant dans la direction dont il était venu. Le démon s’évapora aussitôt, et le fils d’Aelyn devina que son camarade, où qu’il se trouve, devait avoir besoin de reprendre des forces. C’était peut-être le moment de tenter de lui parler.
Faisant signe à la magicienne de l’accompagner, il s’élança vers les lignes ennemies, tentant de profiter des abris que les ruines offraient pour demeurer hors de vue.
« Faites-leur regretter d’être venus ! »
L’Université était vaste, et cela en faisait le champ de bataille nécessitant le plus d’hommes. Angel commandait les défenses sur le flanc est, tandis que Beholder dirigeait celles du flanc ouest. Novan et Tania, lui pour son talent de tireur et elle pour sa magie, étaient particulièrement occupés du côté est. Ryan, lui aussi, s’était emparé d’une arbalète et tirait du mieux qu’il pouvait –ce qui restait en deçà de ce que faisait son ami. Quant à Lawn, elle se sentait enfin dans son élément, ayant réquisitionné pour son usage un canon semblant tout droit sortit d’un navire militaire. Rempart, qu’une blessure reçue à l’épaule empêchait de se servir de son bras droit, tentait de se rendre utile en observant l’ennemi à la jumelle et en encourageant les tireurs quand il n’avait aucune cible à désigner.
Sans évacuation à guider et avec moins de zones de combats, les hommes étaient bien plus nombreux que la veille à tirer, et cela rendait la défense d’autant plus facile : même si les portes demeuraient fragiles, aucun adversaire n’était jusque là parvenu en vie jusqu’à elles. Les Garùns qui occupaient cette ligne de front semblaient en fait avoir pour l’instant renoncé à prendre d’assaut les portes, et se contentaient de rester derrière les défenses qu’ils avaient installés dans la nuit, et de tirer. D’après ce qu’ils avaient pu apprendre de la situation sur l’autre flanc par la machine par laquelle les deux chefs de guilde communiquaient en permanence, les Shalezzims faisaient de même de leur côté.
Quel était le but adverse ? Voulaient-ils simplement limiter les pertes humaines en attendant le bon moment pour charger ? Envisageaient-ils un siège de longue durée, et comptaient-ils sur la diminution des réserves de munitions des défenseurs ? Ou bien avaient-ils prévus quelque chose qui ferait pencher la balance de leur côté, et attendaient-ils que cette chose se produise ? L’incertitude régnait, et tout en tirant, chacun se posait ces questions.
Quoi qu’il en soit, l’adversaire tirait lui aussi, et si peu de flèches et de carreaux atteignaient leur cible, les canons faisaient trembler les murs du bâtiment. Il était devenu particulièrement évident que l’Université aurait besoin de longues réparations avant que les cours ne puissent y reprendre.
La distance qui la séparait des ennemis limitait grandement le nombre de sorts que Tania pouvait utiliser. La baguette qu’un magicien Kandhran lui avait confié l’aidait à focaliser ses pensées, et les rayons de lumière qu’elle expédiait l’un après l’autre avaient le même effet, en touchant leurs cibles, que les traits de Novan, sans que cela ne lui demande plus d’énergie qu’à lui. Cela faisait aux moins deux sortes de munitions qui ne viendraient pas à manquer, sans compter les quelques autres magiciens qui se trouvaient autour d’eux.
Les tirs de Tania et de Novan avaient un autre avantage par rapport aux autres : ils pouvaient changer de direction. Les deux jeunes gens pouvaient, en diminuant grandement leur cadence, contrôler quelque peu les traits d’énergies qu’ils envoyaient. Tirer vite et beaucoup n’aurait été utile que face à une armée en marche, si les cibles avaient été nombreuses et qu’atteindre l’une ou l’autre n’aurait pas eu d’importance. Mais puisque les ennemis étaient bien moins visibles que nombreux, ils choisirent tous deux cette seconde solution et commencèrent à prendre le temps de viser toujours mieux leurs cibles.
À côté d’eux, Lawn semblait se débrouiller plutôt bien avec son arme. Elle n’adorait pas à proprement parler les canons, mais dès qu’elle avait vu celui-ci, elle avait su qu’elle devrait s’en servir. C’était l’arme de tir avec laquelle elle aurait les meilleurs résultats, et c’était surtout quelque chose de familier auquel s’ancrer dans cette bataille de la terre ferme qui ne lui convenait pas. Les tremblements du bâtiment, dus aux impacts des boulets adverses, donnaient par instant presque une impression de roulis.
Décidée à causer autant de dégâts que possible chez l’ennemi, la jeune Pirate s’appliquait à viser du mieux qu’elle pouvait, ciblant ce qu’elle supposait être les points faibles dans les fortifications de fortune érigées par l’autre camp. Ses boulets parvenaient parfois à ouvrir une brèche, laissant visible un court instant une partie du camp adverse. Côte à côte, les trois camarades observaient chacun ce que faisait l’autre, et comprirent qu’ils pouvaient en tirer profit. Coordonnant leurs efforts, ils se mirent à tirer de concert : d’abord, Lawn perçait l’ouverture, puis Tania et Novan la faisaient traverser à leurs projectiles, qu’ils pouvaient ensuite diriger vers l’adversaire le plus proche.
Les deux jeunes gens étaient arrivés à proximité des lignes ennemies. Il ne leur restait qu’une zone particulièrement exposée à parcourir, et ils se retrouveraient entourés de Shalezzims. La manœuvre était certainement suicidaire, mais l’espoir de trouver enfin le dernier d’entre eux et de ramener au moins l’un de leurs adversaires à la raison –un ami, qui plus est– l’emportait sur toutes les objections.
Ils avaient dû avancer à couvert, et cela avait prit bien plus de temps que ce que Seth n’avait envisagé lorsqu’il s’était élancé. Pendant ce temps, les assaillants, ne se contentant visiblement pas de rester en arrière à tirer, s’étaient remis en position d’attaque, et plusieurs groupes s’étaient élancés vers les positions de la guilde.
« Il est là ! » Pandore avait soudain saisit le bras de Seth et lui désignait un groupe qui venait de les dépasser. Un groupe de combattants tous vêtus de la même manière, portant une sorte de veste à capuche dont le dos était orné du blason de l’Ordre, l’image d’un démon couvrant leur torse. L’ancien Shalezzim n’en avait jamais vu de pareils, mais leur aspect laissait à supposer qu’ils avaient été conçus en prévision de la bataille, dans le but d’impressionner l’ennemi.
Leurs visages étaient masqués, mais Seth cru bien reconnaître la silhouette de son compagnon d’entraînement au milieu de ceux-là. Zaahn devait avoir passé du temps à s’exercer depuis leur dernière rencontre, car il semblait avoir déjà récupéré de sa démonstration de force face au dragon. Abandonnant l’idée de franchir les lignes ennemies, les deux jeunes gens repartirent alors en sens inverse, s’efforçant autant de suivre les porteurs de capuche que de rester cachés aux yeux de tous les autres.
Alors qu’ils se rapprochaient de leur cible, leurs regards furent soudain attirés dans la direction du Soleil levant : celui-ci venait d’achever de se détacher de l’horizon, et un vent étrange semblait se lever. Ils n’étaient pas les seuls à s’en être aperçu, car des deux côtés du champ de bataille, un murmure s’éleva. Soudain, une sorte de rafale de brume traversa les ruines, faisant vibrer les vieilles pierres. Plusieurs nuages de cette brume avaient été laissés sur son passage, et se condensèrent pour prendre un aspect humanoïde : les Guards arrivaient en renfort.
Les Shalezzims ne semblèrent pas réaliser ce qu’étaient ces nouveaux venus, car alors que leurs croyances les auraient probablement fait hésiter avant de s’en prendre au peuple de leur déesse, ils chargèrent les nouveaux venus comme s’il s’était agit d’adversaires ordinaires. Sans doute, aucun d’entre eux n’ayant croisé de Guard de son vivant, supposaient-ils qu’il s’agissait d’une nouvelle sorcellerie de la guilde.
Le groupe que Seth et Pandore suivait était arrivé à proximité de l’endroit où se trouvait Shadefire, mais l’apparition soudaine d’une femme-brume au milieu d’eux les avait dispersé. L’adolescent en profita pour s’élancer en direction de celui qu’il avait identifié comme étant son ami, et qui se trouvait enfin isolé et accessible. Mais la Kandhrane ne le suivait plus.
Presque aussitôt que les Guards étaient arrivés, la baguette de Mordred s’était mise à trembler dans la main de la jeune femme, lui désignant une autre direction. Sans trop savoir ce qu’elle faisait, mais faisant confiance à la magie d’Avalon qui affluait en elle, Pandore se retourna alors vers le camp ennemi et s’avança à découvert. Les Shalezzims étaient de toute façon trop occupés à prendre en compte ce nouvel adversaire pour faire attention à elle.
« Alors vous êtes parvenus à ramener cette ancienne magie à la vie. »
La voix qui venait de s’élever était sombre et grave, et tous, d’un côté comme de l’autre, frissonnèrent en l’entendant. Une sensation de malaise s’était emparée de Pandore, sensation qui lui paraissait malheureusement déjà familière.
« Voilà qui fait trop de magie, décidément. Il est temps d’en faire disparaître. »
Un groupe de silhouettes vêtues de capes sombres venait d’apparaître au milieu des rangs Shalezzims. Puisque les Guards étaient venus, les mages du Néants arrivaient à leur tour pour se joindre à la bataille. Et Pandore avait été guidée ici car elle disposait de la seule arme connue capable de repousser le pouvoir noir.
Ce qui indiqua en premier que quelque chose se passait fut les cris que la machine de communication leur transmit du flanc ouest. Puis les défenseurs du flanc est virent à leur tour la rafale de brume arriver dans leur champ de vision, et crièrent eux aussi d’allégresse. Les Guards apparurent entre les lignes ennemies, et commencèrent aussitôt à user de leurs pouvoirs, causant bien plus de dégâts que ne le pouvaient les tireurs situés dans l’Université. Les Garùns tentèrent de riposter, mais ils ne semblaient pas en mesure de nuire à l’ancien peuple enfin réveillé.
Durant quelques instants, des images de victoire assurée défilèrent. Les membres de la guilde continuaient de tirer, s’efforçant de se rendre utile, mais les Guards suffisaient amplement à mettre l’ennemi en déroute. Et puis il y eut la voix. La même qui faisait trembler les ruines à quelques distances de là, et que l’on entendait jusqu’ici. D’un coup, la certitude se transforma en doute. Les hommes vêtus de noir apparurent, et ce fut aux Guards de devoir battre en retraite.
Bayn avait dû l’annoncer, mais personne ne l’avait réalisé jusque là : c’était déjà le Néant qui, bien des siècles auparavant, avait contraint les Guards à disparaître du monde, et c’était lui qui venait les retrouver à leur réveil. Ce pouvoir noir se nourrissait de magie, et la grande puissance magique des Guards les y rendait particulièrement vulnérable.
Isolés entre guerriers et sorciers Garùns, les sauveurs se trouvaient maintenant à avoir besoin d’être sauvés. Mais c’était là ce qu’ils avaient choisi : ils s’étaient endormis tout ce temps afin de s’assurer d’être toujours là lorsque sonnerait la Guerre Sombre, celle qui ne s’achèverait que par la victoire ou la destruction du Néant. Ce temps était venu.
Leurs aptitudes, cependant, ne les laissaient pas sans ressources. Les Guards redevinrent brumes et s’envolèrent en direction de l’Université, dont ils franchirent les murs sans difficultés, pour prendre de nouveau un aspect humain au milieu des membres de la guilde. Nombre de ces derniers voulurent se tourner vers eux et leur parler enfin, mais ce n’était pas le moment. L’échange de tir reprit aussi vivement qu’il s’était interrompu. Avec maintenant deux différences de taille : ses défenses tout de même brisées par l’assaut, l’ennemi était à découvert, mais à ses canons étaient venue s’ajouter la puissance des mages du Néant.
La migraine que Seth avait connu durant toute la bataille du Monastère venait de revenir brusquement, et il ne comprenait plus vraiment ce qui se passait : au lieu de paroles, c’étaient des coups d’épées qu’il échangeait avec son ami, sans qu’il sache trop comment les choses en étaient venues là. Ce n’était plus leur entraînement commun, cette fois, ils luttaient véritablement l’un contre l’autre.
La capuche de Zaahn était retombée, et c’est à visage découvert que les deux jeunes gens aux cheveux saphir et argent s’épiaient l’un l’autre, cherchant une faille dans la défense. Ils connaissaient tout deux très bien la manière de combattre de l’autre, peut-être mieux qu’ils ne connaissaient la leur.
Le fils d’Aelyn savait qu’il ne devait pas hésiter. Il voulait épargner son ami, baisser son arme, parler, mais il savait également que son adversaire, fidèle à la cause qu’il défendait, à sa famille et à leur enseignement, était prêt à se battre jusqu’au bout, et n’hésiterait sans doute pas.
À l’autre bout des ruines, Pandore luttait de toutes ses forces contre un adversaire encore plus redoutable. La magie d’Avalon lui permettait de faire aisément face à un mage du Néant, peut-être à deux, mais c’était au moins dix d’entre eux qui se tenaient devant elle.
Fort heureusement, les tirs pleuvaient autour d’elle, venus du camp de la guilde –elle même eut l’impression d’en voir quelques uns arriver des rangs Shalezzims, mais il n’était pas question de chercher à vérifier cela– et occupaient une partie de l’attention de ses adversaires. Et si les Guards étaient particulièrement sensibles aux assauts du Néant, ils luttaient cependant de toutes leur forces à ses côtés.
« Ainsi, voilà notre petite sorcière d’Avalon… celle qui se prétend fille rien de moins que du vieux Balthazar. »
Sous la capuche sombre de l’habit des mages du Néant, c’était la voix d’une femme qui venait de parler. « Voyons si ta magie est aussi puissante que ce que l’on m’a rapporté, jeune fille. » Elle leva son bâton, et le pouvoir noir en jaillit droit sur la Kandhrane. Celle-ci riposta par réflexe, et la rivière d’étoile émergea de sa baguette, venant à la rencontre de l’obscurité. Cette femme semblait bien plus puissante que le mage du Néant que Pandore avait combattu à Kandhrir, et une sorte de bras de fer s’engagea, chacune des deux luttant de toutes ses forces pour faire lâcher prise à l’autre.
Zaahn ne lâchait pas prise, lui, et prenait même l’avantage. La migraine n’aidant pas, Seth retrouvait toute sa maladresse habituelle, et rares étaient ceux de ses coups qui auraient pu atteindre leur but. Il continuait néanmoins de se battre du mieux qu’il pouvait. Les deux épées, toutes deux forgées par l’Ordre, s’entrechoquaient vivement, et les deux adversaires évoluaient au milieu des ruines et de nombre d’autres combats singuliers. Chacun luttant pour sa vie, nul ne faisait attention à eux.
Soudain, la pierre sur laquelle Seth prenait appui céda, et le jeune homme glissa au sol. Zaahn profita de sa chute pour frapper de nouveau et lui faire lâcher son arme. Une fraction de seconde plus tard, le fils d’Aelyn se trouvait allongé au sol, la pointe de la lame adverse posée contre son cou. « J’ai toujours été meilleur que toi à l’épée. »
Le jeune Shalezzim hésita, cependant, et cela lui fit perdre son avantage. Car avant qu’aucun des deux ne bouge, un aigle avait soudain fondu sur lui, et ses serres lui avaient à son tour fait lâcher son arme. Avant même de se relever, Seth s’écria “Shenkhan !”, et une sorte de filin collant jaillit de sa main tendue, repoussant le Shalezzim contre un vieux pilier de pierre et l’y attachant fortement. « Mais moi, j’ai toujours été meilleur que toi en magie. »
Le temps que Seth se retourne pour remercier son sauveur, Altaïr avait reprit forme humaine, et était maintenant engagée dans un duel contre un autre membre du groupe de Zaahn. Elle ne semblait pas avoir besoin d’aide, et Seth avait une tâche importante à régler. Il se tourna de nouveau vers son ami, le visage beaucoup plus apaisé. « Écoute-moi. Il faut juste que je te parle. »
Les mages du Néant ne semblaient pas disposer à parler, eux. Lorsque plusieurs d’entre eux l’attaquèrent à leur tour, Pandore, ne sachant pas jusqu’où elle pourrait tenir, dû interrompre son duel et battre en retraite. Son adversaire triompha « Alors tu n’es pas si puissante que cela, finalement… je n’aurai peut-être même pas besoin de… » Une décharge d’énergie l’interrompit.
Une Guarde venait de se matérialiser à côté de la Kandhrane pour lui prêter main forte. « Vous ne la toucherez pas. Nous vous en empêcherons.
― Quel dommage… se réveiller après tant de temps, et juste pour mourir… »
La mage du Néant leva de nouveau son bâton, prête à faire appel à son pouvoir noir, mais un soudain coup de crocs le lui fit lâcher, lui arrachant un cri. Un grand loup blanc venait de surgir de la forêt et de bondir sur elle, et derrière lui, toute une meute d’autres loups avançaient, menaçants, vers les porteurs de capes.
La Guarde disparut dans un nuage de fumée pour réapparaître presque aussitôt au milieu des loups. « Comme je le disais, nous vous en empêcherons. » Elle se mit de nouveau à lancer des décharges d’énergie vers ses adversaires, tandis que les loups attaquaient. Les mages du Néant n’eurent pas le temps de réagir qu’un grand nombre d’entre eux se trouvaient désarmés. Cela ne les empêchait pas de combattre, mais ils semblaient beaucoup moins contrôler le pouvoir noir sans cet outil pour focaliser leurs pensées, et préféraient faire appel à la magie.
Les autres Guards étaient revenus à proximité. « Nous sommes revenus pour nous battre. Va remplir ta mission, Fille de l’Oracle. Avec l’aide des loups, nous nous occupons de ceux-là. »
La jeune femme s’élança alors dans l’autre direction. Elle put aisément rejoindre Seth, et voir enfin son prisonnier… « Ce n’est pas lui. » Tout un monde s’effondra pour l’adolescent. « Qui, alors ?
― Celui-là. »
Elle désignait un autre porteur de veste, qui, monté sur le promontoire d’où Gregan avait lancé son appel au début de la bataille, affrontait le chef de guilde dans un terrible duel à quatre lames. « Encore une fois, Shadefire ? C’est moi qui t’ai battu, la dernière fois. » Un coup d’épée fit tomber sa capuche, dévoilant le visage de Tred Radgan.
« La dernière fois, tu avais triché.
― Qui te dit que je ne vais pas recommencer ?
― Rien… mais cette fois, je vais tricher moi-même. »
Il lança quelque chose au sol, et un nuage de fumée s’éleva. Le chef de guilde était-il plus habitué à combattre privé de sa vue, ou le Shalezzim crut-il qu’il s’agissait d’une manœuvre pour fuir, on le vit bientôt émerger de cette fumée et basculer en arrière, déséquilibré par un coup de son adversaire qu’il n’avait pas pu parer.
La bataille semblait sur le point de s’achever : harcelés par les loups et ne faisant plus appel à leur terrible pouvoir, les mages du Néant semblaient bien moins redoutables ; quant à la magie des Ensorceleurs, elle ne faisait pas le poids face à celle des Guards. Pandore, d’un sortilège, s’était hâtée d’immobiliser Tred au sol, et ce fut en vainqueur que Shadefire redescendit au sol. « Un partout.
― Crois-tu vraiment ? Tu ne m’as pas encore battu, mon cher. Moi aussi, j’ai quelques dragons dans ma manche. »
Seth les remarqua seulement alors. Ils étaient déjà tout près, mais la présence des mages du Néant brouillait ses sens. Un grand nombre de dragons Kuars, chacun portant sur son dos deux guerriers Shalezzims, firent irruption au dessus des ruines, bouleversant une nouvelle fois l’équilibre des forces. Les loups tentèrent aussitôt de se jeter sur eux, mais un battement d’aile de ces créatures suffisait à les renvoyer au loin.
La sorcière Garùne que Pandore avait combattu arriva alors auprès d’eux « Comme c’est amusant. Tant pis pour toi, jeune fille : je vais donc me servir de l’arme que mon maître m’a confié à ton attention. » La main avec laquelle elle avait tenu son bâton était blessée, mais Pandore reconnu immédiatement ce qu’elle tenait dans l’autre : le Sceptre d’Urdan.
(1) Si j’ai bien recompté, 1401 est l’année à laquelle le Darius est entré en éruption, suite au combat entre Bayn et Enabas.
Urdan était déjà particulièrement puissant naturellement, mais il proclamait que ce nouveau sceptre accroissait encore terriblement son pouvoir, et il comptait fermement le prouver. La chose était problématique, car il avait depuis longtemps fait éliminer les rares magiciens qu’il n’avait pas réussi à vaincre.
Il trouva cependant un moyen qu’il jugea approprié. Il fit fabriquer une armure en Titane recouvert de feuilles d’Or et de Platine, ces trois matériaux présentant une très grande capacité à bloquer l’énergie magique. Il fit également joindre à l’armure un bouclier fait d’un alliage des trois métaux. N’importe qui avant lui aurait décrété qu’un guerrier ainsi équipé ne saurait être vaincu par aucun magicien.
Parmi les prisonniers de leurs batailles se trouvait un magicien Kandhran. Lors d’une cérémonie en présence de Zanar et ses autres lieutenants, Urdan fit équiper ce prisonnier de l’armure de titane, lui confia une arme, et l’affronta en duel, n’ayant de son côté que ses vêtements ordinaires et son sceptre.
Les archives de l’époque indiquent que le duel commença par un sortilège d’Urdan, qui frappa de plein fouet le bouclier. L’alliage teint bon, mais l’homme fut projeté de plusieurs mètres en arrière, et fut probablement grièvement blessé sous le choc, car il laissa retomber son bouclier en se relevant et ne se servit plus de son bras. Il tenta néanmoins plusieurs fois de riposter, mais le sorcier para tous ses assauts.
Concentrant la puissance de sa magie dans son sceptre, Urdan lança bientôt un nouveau sort, encore plus dévastateur. L’armure comptait-elle quelques brèches par lesquelles le sortilège s’engouffra, ou bien son pouvoir était-il réellement capable de surpasser la triple résistance ? L’homme s’effondra et ne se releva plus. On vint défaire l’armure : il était entièrement brûlé à l’intérieur.
Il fut le premier Rysien à périr par cet engin de mort, et hélas, il fut loin d’être le dernier.
C’était là, sans doute, ce que les assaillants avaient attendu. Le pouvoir noir commençait à avoir raison des murs, déjà fragilisés par les canons, et l’arrivée des dragons fut loin d’arranger les choses. Déjà, plusieurs grandes brèches avaient été ouvertes dans le bâtiment, qui tremblait un peu plus à chaque choc. Un nouveau boulet atteignit la pièce où ils se trouvaient, et une partie du plafond s’effondra sur eux.
« Personne n’est blessé ? »
Tous avaient heureusement pu éviter l’éboulement, et lorsqu’un Kuar se présenta dans la brèche ainsi ouverte, une série de tirs de l’arbalète à répétition d’Angel le força à battre en retraite. Le chef de guilde, avec sur le visage une expression résolue, commença à charger de nouveau son arme.
« C’est terminé. Rester là à tirer ne fera que nous mettre de plus en plus en danger.
― On ne va quand même pas abandonner l’Université !
― Bien sûr que non. Mais on va revenir à ce qui était prévu au départ : les laisser entrer et leur tendre des embuscades dans les couloirs. Quels que soient les dégâts qu’ils causent aux murs extérieurs, les couloirs sont trop étroits pour que les dragons y pénètrent, et prendre les mages du Néant par surprise est la meilleure chance que nous ayons de survivre face à eux. »
Le communicateur leur confirma que Beholder avait prit la même décision de son côté. « Nous sommes assez nombreux pour leur rendre la tâche assez délicate, et si nous parvenons à vaincre ou à occuper les sorciers Garùns, nos amis nouvellement éveillés pourront recommencer leurs miracles en toute sécurité. Notre mission, messieurs, est d’aller au devant des plus dangereux de nos adversaires. »
Un par un, les autres membres de la guilde saisirent leur arme de contact et quittèrent la pièce. Lorsqu’il ne resta plus que les adolescent et les membres du groupe de Rempart, Angel sembla hésiter. Le colosse s’avança vers lui. « Tu as autre chose en tête ?
― Je m’inquiète pour ma nièce. Elle est partie presque seule en direction du Temple : si un de ces types en noir a la mauvaise idée d’aller faire un tour par là… »
Ryan réagit aussitôt. « Je tiens aussi beaucoup à elle. Si tu pars à sa recherche, je t’accompagne. »
Tania s’était approchée à son tour. « C’est avec mon père, qu’elle se trouve. Je viens avec vous. »
Avant que les autres n’aient eu le temps de réagir, Angel reprit la parole « Je n’en attendais pas moins de vous. En fait, je n’hésitais qu’à une chose : vous accompagner, ou rester ici à guider mes hommes. » Son regard se posa sur le Jidhéan. « C’est vrai que je ne suis plus le seul à vouloir veiller sur elle, maintenant… je te fais confiance. Et je confierais ma vie sans hésiter à Rempart. Si vous y allez tous les deux, je n’ai aucune raison de m’en faire.
― Ils m’ont eu un bras hier, mais l’autre peut bien encore servir à protéger ta gamine. On va au Temple, et on te la ramène.
― Non, pas ici… Comme je l’ai dit, les dragons n’entreront pas dans le bâtiment. Tant que cette Université tient encore un peu debout, nous sommes bien assez nombreux ici. Vous irez filer un coup de main à ceux des ruines, qui doivent en avoir bien besoin. »
Tout était dit, et les membres du groupe se mirent en route. Dernière à quitter les lieux, Lawn jeta un œil à son canon pris dans les décombres, puis dégaina sa hache. Il était temps d’aller mettre fin à cette bataille.
L’arrivée des Kuars avait dispersé les membres de la guilde, redonnant aux Shalezzims une position dominante. Les mages du Néant, en revanche, n’en avaient pas profité, car les dragons semblaient refuser de s’approcher d’eux. Toujours harcelés par les loups, ils restaient donc à peu près hors jeu. Seule, la femme était parvenue à rejoindre la zone de combat, son sceptre ayant impitoyablement balayé tous ceux qui avaient tenté de l’arrêter.
Sitôt qu’elle avait levé l’arme, Pandore avait levé la sienne, et, prenant son ennemie de vitesse, la jeune femme était parvenue à la repousser vivement au loin. Mais cela ne durerait que quelques instants. L’adolescent aux cheveux bleus avait reprit son arme et se préparait à avancer, mais la Kandhrane l’arrêta. « Tu te rappelles de ton combat contre l’espionne ? Cette fois, c’est à moi de régler ça. » Elle soupira « J’ai aussi peu de chances de la battre que toi tu n’en avais, donc tout devrait bien se passer… tâche de te faire autre chose d’utile, pendant ce temps.
― Mais quoi ?
― Ce sont des dragons, non ? Donc tu devrais bien trouver une idée. »
La main serrée sur la baguette de Mordred, la magicienne s’avança en direction de son adversaire.
Toujours immobilisé au sol, maintenu attaché par le même sortilège que celui que Seth avait employé sur Zaahn, Tred tenta de regarder dans leur direction « Seth ? C’est toi ?
― Non, puisque tu m’as annoncé qu’il était mort. Et qu’est-ce que tu pourrais bien lui vouloir ? » Shadefire se tenait toujours auprès d’eux. Il avait récupéré un arc sur l’un des cadavres, et s’efforçait de viser les dragons, sans espoir de les blesser, mais au moins pour les maintenir à distance. Ignorant la remarque du chef de guilde, le Shalezzim reprit en direction de l’adolescent.
« J’espérais que tu t’en sortirais. Je suis content de voir que c’est le cas.
― Si c’est vraiment ce que tu voulais, le plus simple aurait été de ne pas attaquer…
― Ou bien d’intervenir en demandant à mes hommes de garder un œil sur toi pour éviter que tu ne te fasses tuer par les autres.
― Ah, c’est ce qu’ils devaient faire ? C’est curieux, je n’en avais pas l’impression. »
Disant cela, Seth s’était tourné vers Zaahn, qui redressa la tête, toujours attaché à son pilier. « Je n’ai jamais eu l’intention de te tuer. Juste de te mettre hors de combat.
― Super, donc maintenant, mes ennemis veillent sur moi. J’en ai, de la chance… »
Tred reprit. « Nous étions tous les trois dans la Tour de l’Observatoire. Tu n’as donc pas compris ce que la prophétie signifiait ?
― Les prophéties, ça ne m’intéresse pas. Écoutez, je serais ravi d’en discuter avec vous, mais là, ce n’est absolument pas le moment. Vous n’avez qu’à ne pas essayer de vous libérer, je vais empêcher vos alliés de gagner, et je reviens. »
La main serrée sur la poignée de son épée, Seth échangea un regard avec Shadefire, puis tous deux quittèrent le relatif abris où ils se trouvaient pour retourner au milieu du champ de bataille.
« Tu ne devrais pas rester à l’abris ? Je veux dire… tu es blessé.
― Juste une égratignure. Ce serait pire si je ne leur rendais pas. »
Il fallait reconnaître que malgré son bras immobilisé, Rempart restait efficace. Il avait troqué son bâton de voleur pour une masse d’arme dont les coups, animés par sa force impressionnante, étaient assez difficiles à parer. Les autres membres de son groupe à les accompagner étaient ceux qui étaient sortis à peu près indemnes des combats de la veille, et eux aussi semblaient de redoutables combattants : ainsi accompagné, les quatre adolescent se sentaient véritablement en confiance.
Ils rencontrèrent les premiers ennemis presque aussitôt après être arrivés au rez-de-chaussée, au croisement de couloirs qui leur permettrait soit de rejoindre la forêt, soit de s’enfoncer dans les sous-sols. Fort heureusement, il n’y avait aucun mage du Néant parmi leurs adversaires, seulement un groupe de guerriers Garùns.
L’épée levée, Ryan était en première ligne, aux côtés d’un de ses compagnons d’arme de la veille, et eux deux bloquaient suffisamment bien le couloir pour empêcher leurs adversaires d’avancer autant que leurs alliés d’intervenir. Les couloirs étaient hauts, cependant, et Rempart décida d’en profiter : saisissant Novan par la taille de son bras valide, il éleva l’adolescent au dessus de la mêlée, d’où il put tirer ses flèches magiques sans craindre de blesser ses camarades. Le groupe adverse était peu nombreux, et fut rapidement anéanti.
La question se posait maintenant de savoir si, pour quitter le Temple sa tâche accomplie, Pénombre avait choisi la forêt ou passage souterrain, car cela changeait la direction à prendre. Après quelques secondes d’hésitation à ce sujet, Tania se souvint qu’elle avait un moyen simple d’y répondre : si son père ne pouvait emporter d’autres êtres vivants dans ses déplacements, rien ne l’empêchait de les rejoindre un instant et de retourner aux côtés de sa protégée aussitôt. Cela permettrait au moins d’avoir de leur nouvelles.
“Sy’hell Karaos Allimar !”
Un silence s’installa durant les longues secondes qui suivirent. Aucun trouble de l’air, aucun nuage de brume familier. Bayn ne répondait pas. Quand les secondes devinrent des minutes, des regardes inquiets s’échangèrent. Était-il déjà trop tard pour aller à leur secours ?
« Peut-être que… ce gaz que vous avez répandu dans l’air hier, il est toujours là ? Ça empêche peut-être ça aussi ? » Ryan n’avait pas l’air sûr de lui, et à contrecœur, Tania dut rejeter cette hypothèse. « Ça ne marche pas comme ça. Et il pouvait nous entendre et nous retrouver sans problème, hier. À moins qu’il ne soit enfermé dans un coffre de titane, je ne vois pas ce qui pourrait…
― Alors nous avons la réponse. »
Tous regardèrent Lawn, intrigués. « S’ils étaient dans la forêt, même si une centaine d’arbres en titane avaient mystérieusement poussé cette nuit, il resterait de l’espace libre autour de lui. Je ne sais pas de quoi les murs du Labyrinthe sont fait, mais il n’y a que s’ils sont entrés là-dessous qu’il est enfermé comme dans un coffre. »
Cela se tenait, en effet. Cette solution avait l’avantage de l’espoir, ainsi d’ailleurs que de proposer une voie de sortie légèrement plus sûre que l’autre. Le groupe se dirigea vers l’un des passages souterrains.
Plus elle avançait au milieu des ruines, plus Pandore trouvait étrange d’avoir réussi à prendre l’avantage de la vitesse. Elle avait réagit par réflexe, aussi vivement qu’elle l’avait pu, mais son adversaire était sans doute une combattante aguerrie et n’aurait pas dû se laisser faire. Quels étaient les plans de cette femme ? Elle avait dit « mon maître », preuve qu’elle n’était pas à la tête des opérations, mais elle était suffisamment haut placée parmi les mages du Néant pour que l’on lui ait confié une telle arme.
Pourquoi n’était-elle pas là ? Ce sortilège n’aurait pas pu la repousser aussi loin. La jeune Kandhrane se retourna vivement lorsqu’un dragon passa près d’elle. La bataille continuait aux alentours, et les membres de la guilde avaient clairement le dessous. Cependant, tout était calme autour d’elle, aucun adversaire ne s’approchait assez. « Elle joue avec moi… elle veut savoir de quoi je suis capable…
― En effet. Et je dois dire que je suis plutôt déçue du résultat. »
La femme se tenait assise contre une colonne effondrée, regardant sa proie. Un sourire carnassier se devinait sous sa capuche. Avant que la jeune magicienne n’ait eu le temps de réagir, cette fois, un rayon d’énergie émergea du sceptre et la frappa violemment, lui arrachant un hurlement de douleur.
Le temps que Pandore retrouve le contrôle de son corps, elle se trouvait allongée au sol, et la baguette de Mordred lui avait échappé des mains. Elle ne voyait plus la mage du Néant, mais devinait sa présence très proche. « Ne fais pas semblant : je n’ai pas frappé pour tuer. Pas encore. Debout, et montre-moi ce que sait faire la fille d’un Guard. »
Pandore n’obéit pas, cependant. Plutôt que de se relever, elle roula sur le côté, évitant de justesse le sortilège suivant, et se glissa dans un enfoncement qu’elle avait aperçu à la basse d’un pan de mur. Elle sentit presque aussitôt la pierre trembler au dessus d’elle. « Te cacher ? Je peux réduire cette forêt en miette, arbre après arbre, pierre après pierre, et tout ce que tu trouves à faire, c’est plonger dans un trou ? »
Le bas du manteau noir vint bientôt se dessiner juste devant le regard de la Kandhrane. Sa cachette semblait n’avoir aucune autre sortie. « Alors, jeune fille, que préfères-tu ? Sortir m’affronter en pleine lumière, ou périr écrasée en rampant comme un insecte ? »
Un seul mot lui répondit, crié de toutes ses forces par la jeune femme “Ashenda !” Son corps se changea en brume, mais traversa la pierre si brusquement que le mur s’effondra, plusieurs blocs manquant d’ensevelir l’adversaire. Celle-ci avait eu le temps de bondir en arrière et de lancer un nouveau sortilège, mais il traversa le corps vaporeux de Pandore sans lui causer le moindre mal.
« Tu as bien quelques capacités toi-même, finalement… j’aurais presque cru que tout venait de ta baguette. »
La baguette. Pandore venait de l’apercevoir dans l’herbe un peu plus loin. Elle fonça alors sur son adversaire, redevenant solide juste à temps pour la percuter avec toute l’énergie dont elle disposait, la faisant tomber en arrière. Puis elle tendit la main, et son arme s’éleva du sol pour avancer rapidement vers ses doigts. Elle allait refermer sa main dessus lorsqu’un autre rayon d’énergie la frappa aussi douloureusement que la fois précédente.
« Bien essayé. » La Mage du Néant s’était de nouveau relevée, et lui lança une nouvelle décharge magique. Puis elle se pencha pour saisir la baguette, mais à peine sa main avait-elle effleuré l’objet qu’une voix s’éleva, semblant surgie de nulle part. « Ce pouvoir ne vous est pas destiné. »
L’image fantomatique d’un homme blond se dessina soudain auprès d’elles, une épée semblant faite d’obsidienne à la main. Avant que la femme en noir n’ait pu réagir, l’apparition avait levé son arme et frappé, la repoussant une nouvelle fois au loin. Mordred se tourna alors vers Pandore, et lui tendit la main pour l’aider à se relever. La jeune femme était encore sous le coup des décharges qu’elle avait reçu, et sa vision était floue. Mais sitôt qu’elle eut posé la main sur la baguette que l’apparition lui tendait, tout redevint clair. Elle voulut le remercier, mais il avait déjà disparu, comme s’il n’avait jamais été là.
La jeune femme regarda autour d’elle. Elle se sentait étrangement reposée, toute douleur avait disparut. Elle était prête à reprendre le combat, et cette fois à le gagner.
Le chemin qu’ils empruntaient était dangereux, chacun l’avait en tête. Le Labyrinthe paraissait calme, mais plusieurs groupes d’assaillants y avaient été enfermés, et ils étaient probablement encore en train d’errer dans les couloirs, les armes à la main.
Il était difficile de savoir si les murs autour d’eux étaient véritablement faits de titane, ou d’un autre métal qui bloquait la magie, car ils étaient épais et le métal, s’il était présent, devait l’être sous une forte couche de terre et de pierre. Quoi qu’il en soit, ce dédale souterrain donnait étrangement l’impression d’être coupé du monde.
Même pour des membres de la guilde vivant à Baarn Thor depuis des années, les lieux demeuraient méconnus, car le Labyrinthe changeait sans cesse de visage. Si l’on avait prit l’élémentaire précaution d’emporter une boussole, cependant, et si l’on connaissait la direction dans laquelle se trouvaient les sorties, s’y repérer était tâche abordable.
Le groupe avançait à travers les couloirs sombres, équipé seulement pour s’éclairer de quelques torches et des lumières dansantes de Tania. Tous demeuraient silencieux, attentifs : le moindre son pouvait indiquer l’approche de leurs ennemis… ou de ceux qu’ils venaient chercher.
Un doute prenait un par un les compagnons de Rempart : pourquoi Pénombre se serait-elle engagée dans le souterrain, plutôt que d’emprunter la route de la forêt qu’elle connaissait mieux ? Elle ignorait encore la présence des mages du Néant, et le Guard avec elle aurait certainement suffit à repousser les éventuelles autres mauvaises rencontres. Les adolescent, quant à eux, semblaient plutôt de plus en plus confiants, sans raison apparente.
Soudain, un bruit de pas se fit entendre à proximité. Plusieurs personnes approchaient. Trop pour qu’il s’agisse de Bayn et de Pénombre. On souffla les torches que l’on pourrait de toute façon aisément rallumer, et les voleurs se dissimulèrent dans l’ombre, prêts à tendre l’embuscade.
Les pas se rapprochèrent, et il sembla bientôt évident qu’ils traverseraient ce même couloir. Les nouveaux venus semblaient discuter à voix basse, mais leurs paroles étaient trop peu audibles pour être comprises. La lueur d’autres torches apparut enfin au bout du couloir, et les ennemis arrivèrent.
Si les murs faisaient barrage à la magie, celle-ci faisait encore effet entre eux : silencieusement, Tania créa une bourrasque de vent qui souffla d’un coup toutes leurs lumières. Surpris, ils s’arrêtèrent, et l’on devina au son qu’il dégainaient leurs épées. “Fallavilina !” Les lumières dansantes réapparurent autour d’eux, et le combat s’engagea.
« Paix, mes amis ! Baissez ces armes ! »
Reconnaissant la voix de son père, Tania mit aussitôt fin à son sort, plongeant les combattants dans l’obscurité et les arrêtant par la même occasion. Lorsque la lumière revint, Bayn se tenait au milieu d’eux, les engageant à rester calmes. Le plus surprenant fut que les Shalezzims furent les premier à lui obéir.
Les autres remarquèrent alors que Pénombre se trouvait là, au milieu des membres de l’Ordre, non pas comme une prisonnière, mais comme une personne à protéger. Elle s’élança vers eux aussitôt, et leur expliqua la situation : après qu’elle ait éveillé les autres Guards, Bayn lui avait fait part de son intention de descendre dans le Labyrinthe à la recherche de ceux qui s’y trouvaient enfermés. Allimar le Guérisseur avait en effet eut, bien des siècles plus tôt, sa place dans le panthéon shalezzim, et espérait pouvoir convaincre certains d’entre eux de cesser les hostilités.
C’est ce qui s’était passé, et ce groupe-ci étaient désormais ralliés à la cause de la guilde. Hélas, l’Ordre entier ne se laisserait pas retourner si aisément, surtout au milieu d’une bataille, mais un premier pas avait été établi. Ce fut alors aux nouveaux venus d’expliquer aux autres ce qui s’était depuis passé en surface, et tous ensemble prirent le chemin des ruines, prêts à combattre côte à côte.
Gregan et Seth s’avançaient dans ces ruines, au milieu des combats. Le chef de guilde avait un talent suffisant au combat pour compenser la maladresse de son jeune compagnon, et tous deux parvenaient à repousser tous les adversaires humains se jetant sur eux. Les dragons restaient jusque là à l’écart, semblant ne pas vouloir s’en prendre au jeune homme.
« Si tu veux leur parler, il faut peut-être qu’ils s’approchent, non ?
― Il faudrait d’abord que je sache quoi leur dire ! »
Un nouvel adversaire apparut soudain devant eux. Tête baissée, il leur bloquait la route, une hallebarde à la main. « Je suppose que nous devions en venir là, finalement. Celui que je rêvais de protéger mourra donc de ma main, ou je mourrai de la sienne. » Teyn Alambar releva la tête et pointa son arme sur Shadefire. « Croyez-bien que je le regrette, Ayanor.
― Je ne mérite pas ce titre, et nous n’avons pas besoin de nous battre.
― Il le faudra bien, pourtant. Défendez-vous. »
Gregan rangea ses deux épées et sortit la longue lame qu’il avait utilisé lors de son duel contre Tred, avant son enlèvement. Voilà que le duel que Seth avait imaginé durant la bataille du Monastère avait lieu, finalement, mais d’une façon beaucoup moins amicale que ce qu’il avait espéré. Le jeune homme aurait voulu intervenir, mais il n’y pouvait rien faire. Les premiers coups s’enchaînèrent entre ses deux mentors, chacun cherchant à étudier comment l’autre se battait.
Les regarder se battre était trop boulversant, et Seth préféra focaliser ses pensées sur les dragons. Il devait trouver quoi faire, intervenir avant qu’il ne soit trop tard. L’une de ces créatures passa au dessus de sa tête, restant encore une fois à une distance respectueuse. Il s’accrocha mentalement à lui.
Deux Shalezzims se tenaient sur le dos de la bête, l’un pour le diriger, l’autre pour manier l’arbalète. La charge pesait légèrement au Kuar, plutôt jeune et fatigué par le voyage, d’autant que son pilote commençait à être furieux de ne pas le contrôler aussi bien qu’un véhicule inanimé. Pour qui ce prenait donc ce vulgaire humain ?
Seth n’eut pas beaucoup à l’encourager pour que le dragon ne mette la plus mauvaise volonté du monde à suivre la direction imposée. Plusieurs mouvements brusques déséquilibrèrent les deux cavaliers, qui finirent par tomber au sol lorsque le Kuar se mit à voler un instant sur le dos. Sitôt détaché de sa charge, il revint vers le jeune homme, cette fois pour lui proposer de monter sur son dos.
Une fois quitté le sol, la situation sembla entièrement différente. Seth partageait l’esprit du dragon, et tous deux volaient au milieu des ruines, parmi les combats. Un battement d’aile les mena à proximité des loups et de leurs prisonniers. La sensation dérangeante que les mages du Néant provoquaient les submergea de nouveau, et le fils d’Aelyn sut ce qu’il devait faire.
Quand son compagnon donna un coup d’aile vers le haut pour s’éloigner de ceux-là, il lui indiqua un endroit où se rendre, en dehors du champ de bataille. À vol de Kuar, ce n’était pas bien loin, et ils survolèrent bientôt la clairière où se trouvaient encore les restes de la créature. Quinze jours s’étaient écoulés, mais l’empreinte laissée demeurait intacte.
Le sens draconien de Seth le liait non seulement à la créature qui l’accompagnait, mais également à tous les autres Kuars qui survolaient la forêt, et par ce lien, tous avec lui se remémorèrent la scène, comme s’ils avaient été là à sa place. La lutte d’une volonté brisée. Les derniers efforts du Dragon d’Ombre pour échapper à ce que le Néant avait fait de lui.
Tous les Kuars partagèrent alors sa douleur et sa colère. Les humains en noir avaient commis là un acte horrible, et c’étaient ces mêmes monstres que les dragons ailés aidaient à présent. C’était inacceptable. Aucun dragon ne pouvait supporter d’être liés à ces gens, et si les Shalezzims étaient leurs partisans, alors il était temps de rompre l’association.
Dans un gigantesque hurlement collectif, tous les Kuars désarçonnèrent d’un coup leurs cavaliers, ne conservant assez d’attention pour eux que pour les amener à distance raisonnable du sol, leur évitant une chute mortelle. Puis, surmontant leur révulsion, ils s’approchèrent des humains en noir pour éradiquer la menace qu’ils représentaient, autant au dessus des ruines que près du grand bâtiment humain.
La mage du Néant avait été prise au dépourvu par la réaction de la baguette, et par le fait que Pandore était passée cette fois à l’offensive, laissant un temps la jeune femme prendre l’avantage dans leur duel. Elle savait cependant se défendre autant qu’attaquer, et ne se laissait pas dominer aisément.
Le hurlement des dragons résonna au dessus du champ de bataille, annonçant un nouveau revers de la situation. La femme en noir semblait l’avoir prévu, cependant, car elle sembla plus agacée que surprise « Idiots. » Elle détacha une sorte de petit cylindre de sa ceinture et le braqua vers le ciel de sa main libre : l’engin cracha des flammes d’une lueur étrange, et les dragons qui avançaient vers elles changèrent aussitôt de direction.
Pandore tenta d’intervenir pour bloquer ces flammes, mais son adversaire ne l’oubliait pas pour autant et, levant l’autre main, tira sur elle un puissant rayon de lumière, qu’elle ne put parer que de justesse. Lâchant le cylindre et le laissant retomber au sol, elle concentra la puissance de son sortilège, et la kandhrane bascula de nouveau en arrière.
“Marregen Hann !” Un bouclier d’énergie se forma au dessus de la jeune femme, bloquant l’attaque de son adversaire. La mage du Néant insista, augmentant encore la puissance de sa décharge d’énergie. Le bouclier de Pandore tint bon, mais le sol, fragilisé par les combats, commençait à céder, lui, et finit par s’effondrer sous elle.
“Filnea Falnor !”
À peine Pandore était-elle tombée dans ce trou qu’une sorte de cyclone en émergea, empêchant la femme en noir de s’approcher. Quelques traits de lumière l’accompagnaient, lui faisant lâcher son arme. Le groupe du Labyrinthe, qui se dirigeait vers la porte des ruines, se trouvait à proximité de cet endroit, et Novan et Tania étaient intervenus aussitôt.
Pendant que Bayn aidait la magicienne à se relever, Ryan, Astrid et Lawn s’étaient mis à escalader le mur pour rejoindre la bataille, suivis par les adultes de leurs groupe. La mage du Néant se retourna contre eux, cependant : même sans son arme, elle restait capable de lancer des sortilèges, et Pénombre fut la première à en subir les conséquences. Une nouvelle volée de flèches de Novan l’arrêta, mais la jeune voleuse, coupée dans son ascension, peinait à reprendre l’équilibre.
Parvenu au sol, Ryan saisit sa lance et voulut frapper, mais un nouveau sortilège l’interrompit, le faisant basculer en arrière. Il serait retombé à son tour si la jeune Pirate, arrivée peu après lui, ne s’était élancée à temps pour le retenir. Sans le sceptre, leur adversaire ne semblait en fait pas si puissante, car la sensation de douleur infligée par ses sorts était supportable et disparaissait rapidement, mais elle était incontestablement très rapide.
Alors qu’elle se retournait contre les autres membres du groupe, trois nuages de brume émergèrent du trou: Pandore, Tania et Bayn, baguettes à la main, redevinrent solide autour d’elle. Malgré le flambeau étrange qui terrorisait les dragons, l’un des Kuars s’approchait également droit dans leur direction : Seth arrivait à son tour, achevant de l’encercler.
« Nous en resterons donc là pour l’instant… » Avant que quiconque ait eu le temps de réagir, le sceptre d’Urdan avait quitté le sol et volé vers la main de la femme en noir, qui s’en servit aussitôt pour lancer un nouveau sortilège vers la créature ailée, désarçonnant le garçon qui se tenait sur elle, puis elle pointa l’arme vers le sol, pour se propulser elle-même en l’air.
Dans un cri, le Guard et les deux magiciennes avaient lancé des sorts à leur tour, mais aucun ne parvint à atteindre leur cible. Quelqu’un y réussit, cependant : Lorsqu’elle retomba doucement au sol derrière eux, deux bras se refermèrent sur elle pour la bloquer. Tred, qui avait manifestement réussi à se défaire de ses liens, s’était approché discrètement par derrière et tentait de la désarmer.
“SannaAdis !” Deux rayons de lumière fusèrent de ses yeux, blessant le Shalezzim au bras, et elle parvint à lui échapper. D’un nouveau sort du sceptre, elle repoussa son nouvel adversaire dans la direction des autres, puis elle se redressa et les toisa tous. « L’union fait la force, n’est-ce pas ? Et je suis là pour faire votre faiblesse. »
Deux gigantesques sphères d’énergies émergèrent de son sceptre, plus grandes que celles de tous les sorts lancés jusque là. Elles commencèrent à avancer aussitôt, chacune dans sa direction : la première heurta Tania, puis Lawn et Ryan, et sembla les entraîner avec elle, tandis que la seconde balaya Tred, puis Pandore, puis Seth. Elles ne s’arrêtèrent pas là, et s’éloignèrent rapidement vers le ciel, emportant avec elles les adolescents.
Ayant conquis, comme nous l’avons vu, son Empire par la force et la traîtrise, Zanar craignait qu’un jour, les province annexées n’en viennent à se rebeller. Afin de prévenir ces rébellions, il fit restaurer tous les anciens systèmes d’alarme qu’il avait œuvré à désactiver auparavant.
Ainsi, la curieuse tour qui se dresse encore au dessus de la grand-porte du palais de Marrhim, et que les habitants de la cité surnomment « la colonne d’alarme », contient en fait les multiples tuyaux d’une sorte d’orgue, alimenté par une gigantesque soufflerie située dans les sous-sols du palais. En cas de menace contre la cité, l’activation de ces commandes devait produire un son que toute la ville entendrait, d’autres tours situées à distances régulières se chargeant de relayer le signal jusqu’aux autres places fortes alentours.
L’on associe souvent Tieffla aux vents et Galben aux flammes. De fait, à l’orée des montagnes, les tours à sons se font plus rares, laissant le relais aux tours à feux. Ces dernières, comme leur nom l’indique, sont des ouvrages plus simples que les orgues tiefflans : une simple tour au sommet de laquelle, protégé des intempéries par une verrière permettant tout de même à la lumière de s’échapper, un foyer peut être allumé à tout moment, relayant de la même façon le message aux tours suivantes.
De l’autre côté, où la présence de la mer empêche une continuité de tours entre Tieffla et Perenos, l’on fit recours à la magie : les pérénans avaient inventé un sortilège spécial qui provoque un courant fort et rapide capable de faire en quelque minute le tour les îles principales. Puisqu’il s’agit d’un sortilège d’alerte, l’écume portée par ce courant prend la couleur du sang, d’où son nom de Vague Rouge. (…)
Le dispositif ne fut en fait jamais utilisé dans son ensemble sous le règne de Zanar, les soldats basés sur place étant parvenus à réprimer les quelques rébellions qui se produisirent sans avoir besoin d’appeler d’aide lointaine. À quatre reprises au cours des siècles qui suivirent, cependant, une attaque extérieure nécessita de mettre l’Empire entier en alerte, et tout fonctionna avec succès.
Aussi brutalement que l’arrivée des dragons avait fait pencher la balance vers les assaillants, leur changement de camp avait provoqué la victoire des défenseurs. Les mages du Néant semblaient en effet avoir prévu l’éventualité d’un tel comportement, car ils avaient emmenés chacun un flambeau qui les terrorisaient, mais ils n’avaient semble-t-il pas envisagé que nombre de leurs alliés Shalezzims avaient été présents lors de la bataille du Monastère, et que ces flammes étranges les avaient marqué eux aussi. Sitôt qu’ils brandirent ces flambeaux pour mettre en fuite les Kuars, c’étaient les humains qui s’étaient retournés contre eux, reconnaissant ceux qui leur avaient envoyé les Trolls Noirs.
Alors qu’aucun des deux adversaires n’avait prit le dessus, Teyn avait ainsi baissé son arme et s’était constitué prisonnier, demandant maintenant à Shadefire l’autorisation de combattre à ses côtés. Tous n’eurent pas d’aussi bonnes dispositions, cependant, et nombre des membres de l’Ordre qui n’avaient pas assisté à la bataille du Monastère continuèrent le combat contre la guilde, aux côtés des Garùns. Mais ils étaient tout de même trop peu nombreux pour faire face aux nouveaux renforts de leurs adversaires, et ceux qui ne prirent pas bientôt la fuite furent faits prisonniers.
Aussitôt que les combats s’étaient achevés à l’Université, Angel et Beholder se hâtèrent vers les ruines, où ils apprirent ce qui était arrivé aux jeunes gens. Les deux sphères d’énergies les avaient entraînés au loin, l’une vers l’est et l’autre vers l’ouest, jusqu’à disparaître dans le ciel, et ne les relâcheraient certainement qu’à des lieux de distance. Celle qui avait lancé le sort en avait profité pour s’éclipser elle aussi.
« Nous les retrouverons. » Conscient de l’importance des disparus et après avoir donné quelques ordres, Shadefire avait quitté les lieux pour organiser les recherches. Beholder, de son côté, avait prit en charge de pister les ennemis ayant fui le champ de bataille, pour pousser au maximum l’avantage de la victoire. Le chef de guilde restant n’était pas le plus à-même de discuter avec les Shalezzims, autant les prisonnier que ceux qui s’étaient ralliés à lui, mais Bayn lui proposa ses services pour cela, et il accepta avec joie. Il fallait encore organiser l’enterrement des défunts, le retour des personnes évacuées, les réparations du bâtiment, et toutes ces sortes de choses qui suivaient les batailles. Mais avant tout cela, Angel avait deux autres priorités.
La première était de s’assurer que sa nièce allait bien. Il la retrouva aux abords des ruines, en compagnie du garde du corps qu’il lui avait envoyé et du seul autre membre du groupe d’adolescents à n’avoir pas subi le sortilège. Midi approchait, et la faim commençait à se faire sentir : aucun d’entre eux ne refusa les vivres qu’il avait fait apporter.
« Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
― Je pense que le plus urgent est de faire en sorte que cette bataille n’ait pas été inutile. Cette attaque était un véritable acte de guerre, et puisque l’Empire n’a toujours pas réagit, nous allons le forcer à le faire.
― Tu veux dire… la colonne d’alarme ?
― Exactement. Nous allons entrer dans le palais et la faire sonner.
― Je viens avec toi. »
Le chef de guilde sourit à la réaction de Pénombre. « Je me doutais que tu dirais ça. Et je suppose que je n’ai pas le choix. »
Novan se proposa lui aussi, et Angel accepta également. Rempart, en revanche, préférait pour une fois rester en arrière : son bras blessé était plus handicapant pour une telle opération qu’il ne l’avait été pour la bataille, et il avait hâte de retrouver celle qu’il aimait.
Aussitôt après avoir fini de se restaurer, et sans perdre le temps de prendre du repos, l’oncle d’Astrid entreprit de mettre sur pied leur expédition.
Elle reprit soudain conscience, et constata qu’elle se trouvait sous l’eau. Que s’était-il passé, exactement ? Son dernier souvenir net était celui de la sphère d’énergie qui l’atteignait, puis il n’y avait que la vague impression d’avoir traversé le ciel. Elle secoua la tête pour reprendre ses esprits, regarda autour d’elle, et, ne voyant que les flots, se mit à nager vers la surface, espérant que cette mer inconnue ne comptait pas de prédateurs, mais prête à se servir de la hache heureusement toujours attachée à sa ceinture.
L’eau était glaciale, mais curieusement, cela ne la dérangeait pas. Au bout d’une longue remontée, sa tête traversa la surface et ses poumons se remplirent d’air, pendant que l’eau quittait ses branchies. Elle aperçut alors un amas de débris flottant non loin de là, duquel elle s’approcha. Il s’agissait certainement des restes de ce que le sortilège avait emporté avec eux, et au milieu d’eux, elle reconnu Ryan, qui luttait pour se maintenir à l’air libre.
C’est seulement alors que Lawn se souvint qu’elle n’avait pas été seule à être emportée. Où était passée Tania ? Il n’y en avait aucune trace aux alentours. Soudain inquiète, la jeune Pirate plongea à sa recherche, mais elle ne semblait pas se trouver à proximité. Celui qui était près d’elle, en revanche, avait besoin rapidement de son aide, et elle devait d’abord se concentrer sur lui.
Un morceau de poutre flottait à la surface, sans doute arraché au plafond du Labyrinthe. Elle nagea jusqu’à lui et le ramena au milieu des autres débris, puis aida son ami à s’y hisser. L’eau salée était douloureuse sur les blessures du Jihdéan, qui semblait à bout de forces. Depuis combien de temps luttait-il ainsi pour ne pas sombrer ? Sans prendre le temps de lui parler, mais pas sans s’être assuré qu’il ne risquait pas de retomber, elle plongea de nouveau pour rechercher la disparue, s’éloignant cette fois davantage.
Au bout de longs instants, cependant, la fatigue la força à renoncer. Elle s’était avancée dans toutes les directions, plongeant assez profondément pour perdre une grande partie de la lumière du Soleil, croisant plusieurs bancs de poissons, mais son amie était introuvable. À bout de force, elle revint vers l’amas de débris, dont une bonne partie avait commencé à couler. La poutre tenait bon, et Ryan s’y accrochait toujours, bien qu’il se soit visiblement lui aussi remis à l’eau pour les chercher.
La douleur de la perte les empêchait de parler, mais leurs regards étaient plus explicites que ne l’auraient été les mots. Un moment s’écoula encore, silencieux et pénible. Puis le jeune homme tendit son doigt vers les flots, d’un air inquiet : la silhouette sombre d’une grande créature des mers se dessinait sous la surface, avançant dans sa direction. D’instinct, Lawn posa la main sur la poignée de son arme, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de plonger pour voir de quoi il s’agissait, la bête avait gagné la surface.
Sa tête émergea des flots, et la jeune femme ne put retenir un soupir de soulagement en reconnaissant les traits d’un Léviathan. Ces grands dragons marins étaient de terribles prédateurs, mais ils ne s’en prenaient pas aux humains, et tous les matelots de Corannea considéraient comme un signe de bonne fortune d’en apercevoir un sur leur trajet.
La créature les observa un instant, puis s’approcha si près qu’il toucha presque la poutre. Les deux jeunes gens retenaient leur souffle, se demandant ce qui allait se passer : le dragon eut un geste étrange, et déposa devant eux… « Tania ! »
La jeune femme était inconsciente, mais elle respirait –quoique faiblement– et était manifestement indemne. Ce Seigneur des Océans l’avait retrouvée, et venait de la leur ramener. Ils l’allongèrent du mieux qu’ils pouvaient sur la poutre, sans trop savoir ce qu’ils pouvaient faire d’autre pour lui venir en aide.
Le dragon redescendit dans les flots, ne laissant plus apparaître en surface que ses yeux et le haut de son museau, duquel il vint doucement pousser sur la poutre. Celle-ci se mit aussitôt à bouger, et la créature les entraîna ainsi tous les trois vers l’inconnu.
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu.
Il s’éveilla en sursaut après que quelqu’un lui ait arrosé le visage : il était allongé dans l’herbe, à proximité d’un petit ruisseau, et Tred était penché sur lui. « Tu vas bien ? Désolé, mais tu avais l’air de faire un sacré cauchemar, et je ne voyais pas comment te réveiller autrement. »
Le Traqueur s’écarta légèrement, le laissant retrouver ses esprits. « Ça va… qu’est-ce qui s’est passé ?
― Cette sorcière nous a lancé un sort bizarre, et on a fait un joli bond dans le ciel. Ton amie magicienne a dû être la première à reprendre ses esprits… elle m’a soigné le bras, et elle est partie voir si elle trouvait quelque chose d’utile dans le coin. »
Le regard de l’adolescent se posa sur le bandage au bras du Shalezzim. Il revoyait vaguement, peu après sa chute, leur ancien adversaire s’élancer contre la femme en noir, et celle-ci lui causer cette blessure en se débattant. « Pourquoi… ?
― Pourquoi je suis venu vous aider ? J’ai… constaté que Shadefire et toi aviez raison. Ces Garùns nous ont manipulé. »
La lumière de l’étoile mourante, qui terrorisait les dragons. Celle que les Trolls avaient utilisé au monastère. Son intervention auprès des Kuars avait eu des conséquences bien plus grandes que prévu. « Je doute que cela suffise pour les autres, malheureusement : Xarz trouvera une justification, et une grande partie de notre Ordre continuera d’œuvrer pour eux.
― Ce n’est pas notre Ordre, c’est le tien. Je ne suis plus un Shalezzim.
― Oh, que si. Beaucoup plus que ce que tu as l’air de croire.
― Que veux-tu dire ?
― Est-ce que la prophétie parlait bien de toi ? Tu es bien né dans le cercle de pierres à Angska, comme elle le disait ?
― Je ne m’en souviens pas, figure-toi… mais ma mère m’a raconté que j’étais né dans les ruines d’Angska, oui.
― Alors tu es plus important pour l’Ordre qu’aucun de ses membres ne l’a été jusque là. Nous ne savons plus où se trouve notre capitale depuis très longtemps, mais c’est là que notre déesse dort de son Sommeil de Pierre. »
Ce que Bayn avait dit à propos de Pénombre revint soudain à l’esprit de Seth : elle seule avait pu éveiller les Guards durant la bataille, parce qu’elle était née au bon endroit pour que la magie du sol fonctionne. Si lui-même était né là où la Guarde que vénéraient les Shalezzims était endormie…
« Tu es celui qui nous ramènera Shale. »
Tred se releva et s’éloigna en direction du ruisseau, tandis que Seth regardait autour de lui. À vue d’œil, ils auraient pu se trouver à peu près n’importe où, mais pourtant les lieux lui semblaient vaguement familiers…
Pandore ne tarda pas à revenir, les bras chargés de provisions. « Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous nous trouvons, mais au moins, nous ne risquons pas de mourir de faim dans l’immédiat. Commençons par reprendre des forces, nous essayerons de nous repérer plus tard. »
Elle vint s’asseoir à côté du fils d’Aelyn, et le Shalezzim les rejoignit. Tred semblait surpris de la facilité avec laquelle on lui faisait confiance, alors qu’il avait été leur ennemi jusqu’à quelques heures auparavant –ou plus, car ils ne savaient pas combien de temps au juste avait duré leur voyage en plein ciel. Mais les raisons qu’il avait annoncé à Seth étaient très recevables, au regard de ce qu’ils avaient vécu ensemble, et quant à Pandore, elle avait une confiance infaillible en ce que son don lui avait révélé.
Voyant l’expression de celui qu’elle avait si longtemps cherché, elle entreprit d’ailleurs de lui expliquer la situation. « La rumeur disait donc vrai, tu es la fille de Balthazar le Sage ?
― Je crois bien avoir lancé moi-même cette rumeur… et c’est vrai, en effet. »
Cela sembla marquer le Shalezzim presque autant que le lieu de naissance de Seth, ce qui se comprenait quand on savait l’importance donnée à Balthazar dans le culte de Shale. Comment, si cela était vrai, douter que la véritable foi en sa déesse le poussait à les suivre eux plutôt que les Garùns ?
Écoutant distraitement, car il connaissait déjà l’histoire, Seth inspectait les provisions. Peu de fruits, comme en hiver, mais d’autres parties comestibles de diverses plantes. Heureusement que la magicienne se trouvait avec eux, car le jeune homme n’aurait sans doute pas su reconnaître la plupart d’entre elles comme susceptibles de servir de nourriture.
Sa main se posa soudain sur une sorte de noix qui lui rappelait étrangement quelque chose. Il l’examina : une noix de kupo⁽¹⁾, comme celles qu’il dévorait dans son enfance. Lorsqu’il porta le fruit à ses lèvres, une bouffée de souvenirs lui revint en mémoire, et il releva les yeux sur les alentours. « Je sais où nous sommes ! »
Un navire apparut bientôt dans leur champ de vision, dans la direction dans laquelle les menait le dragon. Plus ils s’en rapprochaient, plus sa voilure semblait familière à la jeune Pirate. Même Ryan, qui ne l’avait jamais vu qu’en représentation, ne tarda pas à le reconnaître, car le Sables d’Arnamie était connu comme le plus beau voilier que les flots d’Hera aient porté.
La créature les approcha tout près du navire, avant de replonger dans les profondeurs. Presque aussitôt, son équipage les aperçut et une chaloupe fut mise à la mer pour les récupérer. Sitôt qu’ils furent montés à bord, on amena aux deux des naufragés qui tenaient debout de quoi se sécher et se réchauffer, pendant que l’on transportait la troisième vers l’infirmerie du bord. Puis la maîtresse des lieux vint les accueillir.
« Tiens donc, une petite Lawn. » Ses longs cheveux flottant au vent, un manteau rouge sang couvrant ses épaules et un anneau perçant sa lèvre inférieure, le Capitaine Carla Knox regardait la jeune femme de ce regard aussi amical que narquois qu’elle posait sur son père à l’époque où celui-ci était matelot sous ses ordres. « L’Océan rejette décidément de bien jolies prises… vous avez eu de la chance, de tomber ainsi sur le navire de la Reine des Pirates. Que vous est-il arrivé ? »
Ils lui racontèrent rapidement les grandes lignes de ce qui s’était passé. « La nouvelle de l’attaque sur Corannea était parvenue jusqu’à moi… le Conseil des Pirates doit d’ailleurs se réunir à ce sujet d’ici peu. Ces Garùns semblent se vouloir aussi menaçants sur la mer qu’il ne le sont sur la terre, et nous allons leur montrer qu’il y a des prédateurs plus dangereux qu’eux. Soit, je vous accepte à mon bord pour l’instant : j’ai quelques affaires à régler dans la région, après quoi nous ferons un détour pour vous ramener à bon port.
― Où nous trouvons-nous ? Le sortilège nous as relâché au beau milieu de l’inconnu.
― À quelques milles des côtes Tiefflanes, et faisant route vers Hélonn. D’ailleurs, qui sait, après votre Léviathan, peut-être croiserons-nous un certain navire fantôme… »
Il n’y avait pas besoin de le nommer plus explicitement pour comprendre l’allusion : tous les marins connaissaient le Hélonnien volant, originaire, d’après la légende, de cette province impériale située au nord de Tieffla. À l’inverse du dragon, il avait la réputation de porter malheur à ceux qui l’apercevaient, mais le sourire qui se dessinait sur les lèvres du Capitaine pendant qu’elle en parlait confirmait que l’équipage du Sables d’Arnamie ne craignait aucune superstition.
Ryan ne les craignait pas non plus, et choisit de le montrer. « Ma famille a une théorie à ce sujet : il s’agit probablement d’un navire tout à fait ordinaire qu’un énorme poisson cornu aurait empalé et entraîné par le fond. Et depuis, quand la bête nage en surface, on peut apercevoir son couvre-chef ligneux⁽²⁾.
― Tu ne crois pas aux vaisseaux maudits rejetés par les Enfers eux-mêmes, jeune homme ? Si tu restes avec moi assez longtemps, peut-être changeras-tu d’avis : en près d’un demi-siècle passé à écumer l’Océan, j’en ai visité plusieurs. »
Avant qu’il ne parvienne à décider si elle lui paraissait sérieuse ou moqueuse, un cri survint de la vigie, indiquant une voile à l’horizon. Carla Knox saisit vivement sa longue vue pour la braquer dans la direction indiquée. « Tiens donc… on dirait que voilà vos “amis”… » Puis, se tournant vers ses hommes « C’est un navire Garùn. Prenons-le en chasse ! »
À mesure qu’il guidait ses compagnons sur les flancs de la colline, les souvenirs revenaient dans l’esprit de Seth. Combien de fois, quand il était enfant, était-il venu jouer dans les parages ? Trop et trop peu à la fois, sans doute. Au bout de quelques instants de marche, les trois jeunes gens parvinrent jusqu’au village.
Drakheg était resté un long moment en ruines après l’éruption, mais l’on avait fini par reconstruire le village. Quelques survivants de la catastrophe étaient revenus s’y établir, mais si le fils d’Aelyn gardait quelques souvenirs d’eux, lui-même ne sembla pas être reconnu.
« Alors, c’est là que tu as grandi ? Ça ressemble à ce que c’était à l’époque ?
― Plus ou moins… ils n’ont pas tout reconstruit à l’identique.
― Tu sais s’il y a une base de la guilde, dans le coin ?
― Il me semble que oui… mais pas une base permanente. Et vu la situation, il ne doit s’y trouver personne pour le moment.
― Au moins, on aurait un point d’attache, et peut-être un moyen de joindre Leeshan. »
Tred intervint « Il doit y avoir aussi un comptoir de négoce appartenant à l’Ordre pas loin d’ici. Si vous me le permettez, je peux peut-être m’y rendre pour essayer d’avoir des nouvelles.
― Tu n’es pas notre prisonnier, et tu n’as pas de permission à demander. Nous n’aurons qu’à nous retrouver ici dans deux heures, d’accord ? »
Cela ne semblait pas poser de problèmes, et le Traqueur s’éloigna. La magicienne se tourna de nouveau vers son autre compagnon. « Alors, où se situe cette base ?
― Je n’en sais rien, mais je suppose que c’est à proximité des Ruines d’Esperkand. »
Pandore parut surprise en entendant ce nom, puis des souvenirs lui revinrent sur l’histoire de ces ruines : cela se comprenait en effet. Voilà donc d’où la guilde tirait son nom. Seth lui expliqua rapidement comment trouver les ruines, puis la laissa s’y rendre seule : il avait lui-même besoin d’un peu de solitude.
Quelques instants de marche l’amenèrent là où il voulait se rendre. Le cimetière de Drakheg avait grandi depuis l’éruption, mais gardait l’aspect calme et familier qu’il avait dans son souvenir. Ses pas l’auraient guidé à travers les allées même s’ils n’avaient eu la vue pour se diriger. Un peu à l’égard des autres emplacements, à l’ombre d’un pan de mur à demi-effondré, la statue d’une Walkyrie se dressait en guise de pierre tombale. Plus bas, sous la terre, il n’y avait qu’un coffre à peine assez grand pour contenir une épée et quelques poignées de cendres.
« Maman… »
Il se souvint soudain qu’il ne portait pas son pendentif. Il l’avait laissé avant la bataille, refusant d’être le seul à ne pas craindre les coups pendant que ses compagnons d’armes risquaient leurs vies. Il le regrettait désormais : il l’avait mis pour la première fois lorsque l’on avais mis le coffre en terre, et l’avait depuis toujours eu à son cou lorsqu’il venait ici.
« Le collier ne compte pas. Ton cœur et ta volonté sont l’héritage qu’elle t’a laissé, et ceux-là, tu les portes sans cesse avec toi. »
Le Béhémoth vint se poser sur le pan de mur, comme il l’avait fait autrefois. « Tu as fais de grandes choses, aujourd’hui, Seth. Où qu’elle soit, je sais qu’elle te regarde et qu’elle est fière de toi.
― Tu… as vu ce qui se passait ?
― Difficile de faire autrement. À présent que nous savons de quoi vos ennemis sont capables, tout mon peuple les surveille. Je vais d’ailleurs me rendre auprès de mes cousins comme je l’ai fait la dernière fois. »
Le dragon devança la question du jeune homme en ajoutant « Non, cette fois, je ne t’emmènerai pas avec moi. Je ne perçois aucun danger aux alentours de ces lieux, tandis que ma route me mènera à survoler celle des mages du Néant et de leurs alliés. Tu es bien plus en sécurité ici. »
Tous deux restèrent un instant l’un face à l’autre, sans communiquer, puis le dragon déplia ses ailes et s’éleva vers le lointain. Seth se tourna alors de nouveau vers la tombe de sa mère. Être en sécurité ? Qu’est-ce que cela changeait ? Il n’avait, pour l’heure, besoin de rien d’autre que de réponses à ses trop nombreuses questions.
La colonne d’alarme se dressait au devant du palais, juste au dessus de la grand-porte, comme narguant le groupe de voleurs. Les membres de la guilde étaient cinq : Angel n’avait emmené avec lui que Pénombre, Novan et pour le seconder, Altaïr.
L’Assemblée Pétaudière, qui contrôlait la plupart des caniveaux et passages souterrains de la cité, leur avait proposé un passage amenant à une cour arrière peu gardée, qui leur offrait une entrée aussi aisée que discrète, mais le chef de guilde avait refusé. Il fallait, disait-il, que leur action se mène de façon exemplaire, car on ne réclamait pas l’aide de l’Empire sur la pointe des pieds. Et puis, avait-il ajouté, il se devait bien de rivaliser de temps à autres avec Shadefire dans le domaine du spectaculaire.
La porte principale serait donc celle de leur entrée et, espéraient-ils, de leur sortie. Le Soleil baissait sur l’horizon, et le ciel commençait à prendre la teinte rouge du crépuscule lorsqu’il fut temps pour eux de faire leur œuvre. Devant les grilles du palais, la dernière relève de la garde venait de s’achever, et les soldats chargés de veiller la première moitié de la nuit commençaient doucement à s’enfoncer dans l’ennui.
Il n’y eut aucun lancement de grappin, aucun tir de flèche, ni aucun bruit pouvant éveiller l’attention : ce fut un aigle qui vola doucement au dessus des grilles, puis qui attacha fermement leur corde au dessus de la porte. Un instant plus tard, ils avaient passé la première défense. Encore un instant de plus, et la serrure fut crochetée, leur permettant d’entrouvrir aussi discrètement que possible la plus grande entrée du palais.
La machinerie contrôlant le grand orgue était divisée en deux parties : la soufflerie alimentant les tuyaux, et les contrôles proprement dits. Le groupe devait donc se séparer en deux afin de tout activer au même moment, faute de quoi ils prendraient le risque de voir les occupants du Palais en désactiver un pendant qu’ils s’occuperaient de l’autre. Angel choisit d’emmener sa nièce avec lui vers les contrôles, tandis qu’Altaïr et Novan se chargeraient de la soufflerie, ainsi il y aurait des deux côtés un maître et un disciple.
Le chemin du chef de guilde passait par les quartiers de la garde, où il comptait dérober un uniforme pour circuler plus librement. Parvenus devant l’entrée des lieux, les deux voleurs restèrent un instant en retrait : la relève à peine achevée, un grand nombre de gardes se trouvaient encore dans ces couloirs. Au bout de quelques instants, cependant, ceux qui avaient terminé leur service se dirigèrent vers leur chambre ou vers les salles communes.
Ni l’oncle, ni la nièce ne soufflèrent mot pendant ces quelques instants : un chuchotement un peu trop fort aurait pu attirer l’attention. Dissimulés dans l’ombre des couloirs, ils écoutaient et observaient patiemment. Quand enfin la voie sembla dégagée, Angel s’avança, suivi de près par Pénombre. La demoiselle n’aurait pas trompé grand monde en portant l’uniforme, aussi lui fit-il signe de se diriger rapidement vers la sortie qu’ils devaient prendre, tandis que lui-même prenait le chemin des chambres.
Les murs du couloir qu’il longeait était ornés de portraits des plus célèbres hors-la-loi encore libres, chacun d’eux accompagné de la récompense promise pour sa capture. Le chef de guilde eut un léger sourire satisfait en constatant que ceux de Shadefire, de Beholder et le sien étaient classés en tête.
Repérant une chambre vide, il déverrouilla rapidement la serrure et s’introduit à l’intérieur, pour s’emparer de l’uniforme désiré. Hélas, il avait dû être plus bruyant qu’il ne le pensait, car deux silhouettes se dessinèrent bientôt dans l’entrebâillement de la porte. « Melvyn est en service, tu n’as rien à faire dans sa… hey ! » Le garde qui avait parlé dévisagea Angel et se retourna vers les portraits, puis de nouveau vers le chef de guilde. « Tu sais que t’as la tête de quelqu’un qui vaut un sacré pactole ?
― Peut-être, mais toi, tu n’as pas celle de celui qui l’encaissera⁽³⁾. »
Les deux hommes avaient à peine eut le temps de se tourner vers la voix qui venait de parler que le premier fut frappé au ventre d’un éclair. Un coup métallique suivit, l’envoyant au tapis, tandis que le chef de guilde se jetait sur le second garde et le maîtrisait aussi rapidement. « Je t’avais dit de m’attendre à l’extérieur, Pénombre.
― On dirait que j’ai bien fait de désobéir. »
Quelques instants plus tard, Angel avait passé l’uniforme, et les deux hommes se trouvaient enfermés à double tour dans la chambre vide. « Faisons vite, à présent : ils vont reprendre leurs esprits très bientôt, et il ne leur faudra pas longtemps pour enfoncer la porte et donner l’alerte. »
Le temps avait continué de s’écouler pendant que Seth se recueillait sur la tombe de sa mère, et l’heure du rendez-vous finit par approcher. Le Soleil était en train de se coucher sur les collines lorsqu’il traversa de nouveau le village de Drakheg, perdu dans ses pensées. Ni Tred, ni Pandore n’étaient encore arrivés, aussi s’appuya-t-il contre un mur pour continuer d’attendre. Tout était calme.
Soudain, son attention fut attirée par un bruit étrange. Ce n’était pas de ceux qu’il avait entendu le plus souvent dans sa vie, mais son entraînement au sein de l’Ordre lui avait tout de même permit d’apprendre à le reconnaître : des hommes en armure avançaient dans sa direction. Qu’est-ce que cela pouvait être ?
Bien que le dragon lui ait annoncé ne sentir aucune menace, le jeune homme eut tout de même le réflexe de se dissimuler dans l’ombre, attendant de voir ce qui arrivait. Il avait fait erreur : à en juger par la taille de ces armures, ce n’étaient pas des hommes qui les portaient, ou au moins pas des brennans. Du haut de ses quinze ans, il n’était pas encore spécialement grand, mais ces guerriers devaient le dépasser plus que de moitié.
Seth ne bougea pas, attendant de voir ce que ces êtres venaient faire là. Ses craintes furent justifiées lorsqu’il vit la kandhrane qu’il attendait s’avancer dans leur direction sans se méfier : l’un des guerriers géants leva son arme immense et s’avança vers elle, d’une posture menaçante. Aussitôt qu’elle le vit, Pandore se mit elle aussi en position de combat, mais l’être ne s’arrêta pas pour autant, et dès qu’il fut parvenu à portée, frappa. Elle esquiva de justesse, recula, et lança un puissant sortilège, mais l’armure sembla accepter celui-ci sans recevoir de dommage.
Un second sortilège, différent, n’eut pas davantage d’effets. Dégainant sa propre arme, Seth sortit des ombres et s’élança au secours de son amie, mais son épée rebondit sur la carapace de métal sans faire davantage de dégâts. Une lutte inégale s’engagea alors : un seul des mystérieux guerriers combattait, les autres se contentant d’observer, mais il semblait invincible, tandis que les deux jeunes gens peinaient à éviter ses coups.
Les minutes s’écoulèrent. Tred n’arrivait pas. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Avait-il rencontré ces êtres sur le chemin, et avait-il était vaincu ou fait prisonnier ? Ou était-ce plutôt lui qui leur avait indiqué le lieu et l’heure, et les avaient envoyé combattre ? Après tout, il était tout à fait possible qu’il n’ait jamais réellement été dans leur camp…
Un coup de plus, que Seth ne parvint pas à esquiver. L’arme du guerrier percuta violemment la sienne, qu’il avait levé juste à temps. Sous la violence du coup, le fils d’Aelyn fut projeté vers l’arrière et s’effondra au sol, tous les muscles douloureux. Il entendit vaguement Pandore crier quelque chose, puis le noir se fit autour de lui.
Il réalisa qu’il n’avait pas perdu connaissance lorsque presque aussitôt, deux mains se posèrent sur lui et l’aidèrent vivement à se relever. Le sortilège lancée par la kandhrane avait créé autour d’eux une sorte de brume sombre, empêchant leur ennemi de voir autant qu’eux. Profitant de ce répit, les deux jeunes prirent la fuite en direction des collines.
(1) Oui, il doit y avoir des Mogs dans le coin. Kupo !!
(2) Bref, pas de quoi crier « Carne y Sangre ! » ni « Maupertuis ose et rit ! »
(3) Le monde se divise en deux catégories, paraît-il.
Sur les flancs du Mont Darius, où vous savez que j’ai mes habitudes, se trouve une forteresse en ruines. Peut-être en connaissez-vous l’histoire : elle fut fondée par les successeurs de Zanar, pour symboliser l’harmonie retrouvée au sein de l’Empire. Durant quelques siècles, elle fut un point de passage important sur la route principale reliant Galben à Tieffla, puis son importance déclina en même temps qu’augmentait celle d’autres routes plus rapides. Lorsque la dernière éruption du vieux volcan, vers la fin du premier millénaire, en détruisit une partie, on l’abandonna totalement, et voici donc près de quatre siècles qu’elle demeure inhabitée.
Le nom de cette vieille forteresse m’intéresse particulièrement : on la nomme Esperkand. Une double-racine assez curieuse. « Esper » provient, si je ne me trompe, du tiefflan ancien. Ce terme signifiait aide ou assistance. On raconte qu’à l’époque où les Guards étaient éveillés, certains leur donnaient ce nom, car il suffisait de les appeler pour qu’ils viennent à notre secours⁽¹⁾.
Quant à « kand » –mais ai-je réellement besoin de vous le rappeler ?–, c’est le suffixe que l’on retrouve dans les noms de nombreuses places fortes. Ainsi, Marrihmkand, le quartier situé entre les anciens murs de la capitale Tiefflane, ou encore Lubekand, la forteresse de la dynastie Lubel. Il s’agit à l’origine d’un ancien mot Galbenan désignant les défis, les provocations ; les lieux dont le nom se termine ainsi se voulant défier quiconque de les prendre par la force.
Esperkand est donc, au sens littéral, une forteresse dédiée à l’assistance, un défi porté à tous ceux qui voudraient briser l’union entre les hommes. C’est ainsi que je conçois notre guilde : nous avons choisi de sortir de la loi, mais pas pour devenir de vulgaires criminels. Chacun d’entre nous peut confier sans hésiter sa vie aux autres, et toute personne dans le besoin pourra trouver assistance à nos côtés.
À ceux qui ont plus de profits que de besoins, en revanche, et qui oppriment et refusent aux autres les richesses qu’ils s’octroient, nous adressons ce défi : il n’est trésor par eux si bien gardé que nous ne viendrons leur prendre pour le redonner à ceux à qui il sera réellement utile. C’est pourquoi je suggère que nous donnions à notre guilde naissante ce même nom d’Esperkand.
Cela ne semblait pas être la première visite d’Altaïr à l’intérieur du palais, car elle s’était dirigée tout naturellement vers une petite porte en retrait de la salle principale, derrière laquelle celui qui la suivait découvrit un escalier descendant vers les sous-sols. Raide et ancien, il semblait s’enfoncer loin en profondeur. Novan s’y engagea après elle.
À mesure qu’ils s’approchaient de leur destination, une sorte de bourdonnement étrange se faisait entendre. Dès que la Warho poussa la porte d’arrivée, le bruit se fit plus fort et plus net : c’était celui des innombrables machines utilisées pour la vie du palais. Au milieu de ces couloirs se trouvaient celui qui alimentait l’orgue.
Peu de gardes, ici, mais quelques techniciens qui pouvaient eux aussi donner l’alerte. Les deux intrus s’efforçaient donc de passer aussi discrètement que possible dans l’ombre, profitant du bruit ambiant pour étouffer celui de leurs pas. Fort heureusement, le palais, que ses occupants n’imaginaient pas être l’objet d’une telle intrusion, n’était pas équipé des dispositifs de surveillance que les jeunes gens avaient rencontré au Musée.
Le couloir était étroit, s’ouvrant à intervalles réguliers sur des portes menant aux différentes salles contenant les machines. Sur chacune de ces portes était indiquée par un petit panneau la fonction qui lui était associée, et les deux conspirateurs n’avaient donc qu’à lire ces panneaux à la recherche de la bonne pièce.
Au bout de quelques instants de marche, une porte s’ouvrit à quelques distances devant eux. Quelqu’un allait sortir. Vivement, Altaïr s’engagea dans la salle la plus proche. Novan la suivit, croisant intérieurement les doigts pour que cette pièce-ci soit vide.
C’était heureusement le cas, mais il ne referma pas la porte assez rapidement, et à en juger par les éclats de voix qui lui parvinrent, les personnes qui sortaient de l’autre salle s’en aperçurent. La voleuse lui fit signe de la rejoindre dans un coin sombre, qu’une immense machine à la fonction inconnue empêchait d’être vu de la porte.
« Tu pourras continuer seul ?
― Je pense, mais…
― Pas de question. Contente-toi de faire ce qu’il faut. »
Un instant plus tard, la femme était devenu un aigle, qui se posa d’un battement d’ailes sur la machine juste au moment où la lumière s’alluma. Les nouveaux venus s’apprêtaient à fouiller la pièce quand l’un d’eux remarqua l’oiseau. « Hey… comment es-tu arrivé là, toi ? »
Il tendit le bras vers l’animal, et celui-ci tendit le cou vers lui. « Tu t’es échappé de la volière ? » Un petit cri lui répondit. Son compagnon avait lui aussi renoncé à fouiller la pièce, et après un regard rapide auquel Novan échappa, il reporta également son attention vers le volatile.
Une poignée de secondes s’écoula, puis l’un des deux hommes tendit la main pour saisir l’aigle, et celui-ci se mit soudainement à battre des ailes, et s’envola vers la sortie. Tous deux le suivirent en courant, et le jeune voleur eut alors le champ libre pour quitter la pièce et poursuivre plus avant son exploration des lieux.
Quelques portes plus loin, la mention « orgue » apparut enfin sur l’un des panneaux. Cette porte non plus n’était pas verrouillée, et il s’y engagea rapidement. La gigantesque soufflerie reposait inerte devant lui. Il mit quelques instants à en comprendre le fonctionnement, ce genre de machines étant loin de lui être ordinaire.
Il pouvait actionner manuellement le soufflet, mais l’intérêt en était limité, car il faudrait alors qu’il reste suffisamment de temps sur place pour que l’alarme sonne, ce qui était bien trop risqué. La machinerie semblait destinée à manœuvrer automatiquement l’objet, et il s’employa à en vérifier les branchements. Tout lui semblait en état de fonctionner, hormis un câble qui devait servir à alimenter la machine en énergie.
Il avait fort heureusement emporté son arc : celui-ci décroché de son épaule, il n’eut qu’à tirer la corde pour qu’un trait de lumière se forme. Le jeune homme posa l’arme contre la zone de branchement et tira : l’étincelle qui suivit suffit à amorcer le mécanisme, et le gros soufflet se mit à bouger. Peu de temps, hélas : l’énergie apportée par sa flèche n’avait suffit qu’à quelques secondes de fonctionnement.
Mais ce n’était pas sa seule ressource. Novan sortit d’une poche un carnet et un crayon, et se mit à dessiner. Un nouveau recours à sa magie, plus intense, et un petit objet débordant d’énergie électrique apparut devant lui. Au coup de crayon suivant, cette réserve d’énergie se dota d’un câble, qu’il n’eut qu’à brancher au bon endroit : la machine démarra, pour de bon, cette fois.
L’avantage était qu’il n’avait pas besoin de rester à proximité. L’énergie personnelle qu’il avait investit dans sa création maintiendrait celle-ci matérialisée un bon moment même s’il s’en éloignait, et causerait sans doute une bonne décharge à quiconque tenterait de la débrancher. Après avoir vérifié que la voie était libre, il s’engagea de nouveau dans les couloirs pour tenter de retrouver Altaïr.
Pendant ce temps, Angel et Pénombre étaient parvenus jusqu’à proximité des contrôles de l’orgue. Ils avaient, eux, croisé davantage de gardes, mais étaient à chaque fois parvenus à les éviter, le talent naturel de la jeune femme associé à l’expérience de son oncle leur facilitant grandement l’entreprise.
Le poste de commande qu’ils recherchaient se trouvait au premier étage, juste derrière la colonne que l’on apercevait de l’extérieur. Passé les quartiers des gardes, un escalier de service les y avait mené sans risquer d’éveiller les soupçons. Il avait ensuite suffit de parcourir les couloirs en restant assez attentifs pour se cacher à chaque nouvel arrivant.
L’endroit était gardé. Un seul garde, cependant, dont il aurait été simple de se débarrasser s’il avait été possible de s’approcher discrètement. Hélas, aucun coin d’ombre ne leur permettait d’échapper aux regards dans ce couloir-ci, et le garde aurait certainement donné l’alerte en les voyant. Faisant signe à Astrid de se préparer à la suite, Angel s’avança alors à découvert, dissimulant son visage comme il le pouvait et faisant confiance à l’uniforme qu’il avait dérobé.
Plus il approchait, plus le garde semblait nerveux. Il ne déclencha cependant pas l’alarme, et rien n’indiquait qu’il ne considérait pas le nouveau venu comme l’un de ces collègues : il semblait plutôt se demander ce qu’une telle arrivée, imprévue, pouvait signifier. Dès qu’Angel fut parvenu à proximité, il demanda à voix basse « Un problème ?
― Ça se pourrait. Deux gars du service précédent ne sont toujours pas revenus. Il y a peut-être une tentative d’intrusion.
― Pourquoi vous n’avez pas donné l’alarme ?
― On ne sait absolument pas où ils sont et quelle est leur cible. Donner l’alarme maintenant ne servirait qu’à les faire se planquer encore mieux.
― Donc ils t’ont envoyé pour rester avec moi ?
― Toutes les permissions suspendues, et on double le nombre d’hommes à chaque poste. Je t’avoue que j’aurais préféré aller faire une sieste.
― Oui, ça se voit. »
Le garde semblait accepter la justification et ne pas se méfier. Angel fit mine de prendre son poste, mais quelques instants à peine plus tard, un bruit parvint du couloir opposé. Le faux garde dégaina son arme et s’avança « J’y vais…
― Non, reste là. Tu es crevé, tu ne ferais pas le poids. Prépare-toi juste à donner l’alerte s’il y a un problème. »
Le véritable garde sortit à son tour la sienne et, laissant là sa relève, s’avança lui-même vers le couloir… jusqu’à ce que le bâton-machine ne s’abatte sur lui, l’envoyant au tapis. Sans plus s’intéresser à lui, la jeune voleuse s’approcha de son oncle, qui s’était déjà penché vers les verrous posés sur la porte.
« C’était presque trop facile ! Bon, ça fait des siècles que je n’ai pas crocheté une serrure…
― Tu veux que je m’en occupe ?
― Eh, c’est censé être moi, le pro. Regarde et apprends, jeune Padawan. »
Pour les besoins de son métier, Angel disposait d’un matériel de crochetage assez élaboré, et n’hésita pas à en faire usage cette fois. Deux des trois serrures furent bientôt ouvertes, mais la dernière se montrait plus résistante. Mais s’il était un bon voleur, l’oncle de Pénombre avait également quelques compétences de magicien. Posant sa main bien à plat sur la porte, il fit appel à un sortilège : commandé par ses pensées, la serrure se mit à bouger seule, et finalement la porte fut déverrouillée.
« Hey ! Ce coup-là, je ne le connaissais pas !
― Encore beaucoup à apprendre tu as⁽²⁾. »
Tous deux éclatèrent de rire, puis le chef de guilde se recula. « Allez, à toi de jouer. Montre-moi ce que tu sais jouer comme musique. »
À peine avaient-ils ouvert la porte que le bruit de l’air parvint à leurs oreilles : on venait d’activer la soufflerie. « Synchro parfaite ! » Mais à peine avait-elle parlé que le bruit s’arrêta. « Mince…
― Ils vont le remettre en marche. Il suffit d’un peu de patience. »
Pendant que l’homme patientait, la demoiselle s’employa à chercher ce qu’elle devait faire. À nouveau, elle repensa à son rêve, et comme lorsqu’elle avait éveillé les Guards, elle fut frappée par le fait que bien qu’il se passe exactement ce qu’elle avait vu cette nuit-là, la manière dont cela se passait n’y correspondait absolument pas. Un peu comme si quelqu’un l’avait persuadée qu’elle accomplirait cette tâche, mais sans savoir exactement en quoi cette tâche consistait.
Lorsque le son familier de l’air revint à ses oreilles, elle savait ce qu’elle devait faire. Quelques gestes précis, et les premiers sons commencèrent à s’élever. Un peu plus, et la mélodie ressembla à ce signal que tous les Tiefflans avaient apprit à connaître. L’alarme. Les tours à son allaient transmettre cet appel en direction des autres provinces, et toutes y répondraient. L’Empire allait entrer en guerre. Enfin.
« Eh bien, vous en avez mis, du temps. »
Les deux voleurs se retournent d’un sursaut : le garde qu’ils venaient de maîtriser s’était relevé, et même s’il se frottait la tête suite au coup reçu, il semblait très amical. « Ayanor Enschel vous attend depuis hier.
― L’Empereur est ici ?
― Bien sûr. Il a fait baisser le nombre de gardes pour que vous puissiez entrer sans problèmes. Toutes les garnisons de l’Empire n’attendaient que votre signal pour entrer en action : avec l’attaque sur Leeshan, on a maintenant une sacrée bonne raison d’aller leur régler leur compte.
― Donc la théorie de Shadefire était vraie ?
― Je n’ai pas eu le plaisir de l’entendre, mais je suppose. Nous allons maintenant vous escorter jusqu’à la sortie, et vous transmettrez aux chefs de votre guilde qu’Ayanor souhaite s’entretenir avec eux des que possible, pour organiser la riposte. »
La nuit était tombée lorsque la garde raccompagna à la grand’porte quatre voleurs ébahis. La première alarme s’était tue, mais les occupants du palais avaient assurés qu’ils remettraient l’Orgue en route par des moyens plus traditionnel, et qu’ils sonneraient de nouveau dès la matinée. Libre et sa mission accomplie, le quatuor s’engagea dans les rues de la capitale pour retourner à leur base. Malgré l’heure tardive, une sorte d’agitation s’emparait de la cité, ses habitants se préparant à la guerre à venir.
Il y eut soudain une sorte de sifflement familier, puis le claquement caractéristique de la spirelame de Cartes. L’arme de Pénombre venait de lui échapper des mains et s’envola vers les toits. Avec un cri, la jeune femme s’élança dans cette direction, mais lorsqu’elle fut grimpée jusque là, l’homme au tricorne avait disparu. En revanche, une note manuscrite l’attendait, qu’elle déplia vivement.
« Bien joué, gamine. Mais je ne te rendrai ceci que lorsque tu auras terminé ton entraînement. »
« Oh, voilà qui est intéressant… »
Dans l’obscurité de la nuit, le Sables d’Arnamie voguait, tous feux éteints, à la poursuite du navire Garùn. Carla Knox, qui braquait sans interruption sa longue-vue sur le navire, venait d’apercevoir un autre bâtiment se dessiner au loin. « Il vient vers nous… et ce sont de vieilles connaissances, on dirait. Il porte le pavillon Arnamien. »
Une trentaine d’années plus tôt, la province d’Arnamie s’était rebellée contre l’Empire, et l’Archipel de Corannea en avait souffert. C’était au cours de ce conflit que le Capitaine Knox, après leur avoir dérobé le navire qu’elle commandait encore à ce jour, s’était faite connaître, de même que d’autres pirates aujourd’hui célèbres tels que Kieran McHarrolck, Tesler Morgann et un certain Siriel Lawn. C’était également au cours de ce conflit que ce dernier avait rencontré celle qui allait devenir Ashley Lawn.
De l’avis de nombreuses personnes, surtout parmi ces équipages, Arnamie avait mal digéré sa défaite, et n’attendait qu’une occasion pour prendre sa revanche sur l’Empire et sur Corannea. Les Garùns leurs avaient-ils apporté cette occasion ? Laureen l’espérait, d’une certaine manière : elle faisait déjà partie de cette guerre, et combattait les ennemis de la guilde, mais l’hypothèse d’une alliance entre les ennemis d’hier et ceux d’aujourd’hui lui donnait la curieuse sensation de la rapprocher de ses parents.
Dans l’immédiat, après une visite à l’infirmerie du bord pour s’assurer de l’état de Tania –toujours inconsciente, mais qui se remettrait certainement rapidement–, la jeune femme se trouvait aux côtés des plus jeunes recrues parmi l’équipage du navire : des mousses, certains plus âgés qu’elles, mais parmi lesquels elle était de loin la plus expérimentée.
Comme les deux femmes le supposaient, les deux navires ne s’étaient pas trouvés dans le même secteur par hasard. Sitôt qu’ils furent parvenue l’un à portée de l’autre, ils réduisirent leur vitesse pour venir s’arrêter côte à côte. Des pourparlers devaient avoir lieux entre les deux équipages. Demeurant à distance, toute lumière éteinte pour passer inaperçu, les pirates espionnaient les deux navires.
Au bout de longs instants, cependant, quelque chose se produisit. Ce fut d’abord un cri qui fit se retourner le Capitaine et tout son équipage : une gigantesque vague, bien trop grosse pour le temps plutôt calme, avançait vers eux à une vitesse anormalement élevée. Ils n’eurent le temps d’aucune manœuvre, qu’elle fut sur eux. Le navire fut soulevé au dessus des flots, avant de retomber dans un grondement sourd. À la lueur des lunes, les membres d’équipages purent constater que l’écume qui les éclaboussait avait une couleur de sang.
« Tout le monde va bien ? » Carla quitta son poste d’observation le temps de s’assurer qu’aucun dégât n’avait été causé. Tous mirent du temps à se rendre compte qu’ils venaient d’assister à la légendaire Vague Rouge. L’alerte, lancée sans doute par leurs alliés demeurés à Tieffla, allait être relayée jusqu’à Perenos.
« Capitaine ! » À ce cri, Knox reprit vivement sa longue-vue. Les deux navires s’étaient remis en route, avançant cette fois droit sur eux. Le Sables d’Arnamie avait dû être repéré, et sous peu, les canons joueraient. Calmement, la femme au manteau rouge replia son instrument et dégaina son sabre. « Préparez-vous. Nous allons les aborder avant qu’ils ne nous abordent. »
Ryan avait rejoint Lawn, et tous deux se préparaient comme il leur était devenu naturel. À leurs côtés, les mousses semblaient d’un coup beaucoup moins rassurés. La jeune femme se retourna vers eux et, s’efforçant de prendre toute l’assurance dont elle était capable, s’adressa à eux en imitant le ton à la fois cassant et galvanisant de la maîtresse des lieux.
« Vous voulez devenir des Pirates ? Ça ne fait pas en restant derrière un bureau à copier des données, mais en faisant couler du sang sur les flots ! Du nerf, battez-vous ! »
Puis, sa hache à la main, elle s’avança sur le pont, suivie de près par son compagnon. Le Sables d’Arnamie fonçait toutes voiles dehors en direction du navire arnamien, qui avait prit un peu d’avance sur le navire garùn. Si bon que soit l’équipage, un navire seul n’avait que peu de chances face à deux autres presque aussi gros que lui, mais cela ne semblait pas avoir la moindre importance.
Les premiers tirs de canon se firent entendre. Les Arnamiens avaient tiré, soulevant des colonnes d’eau tout près de la coque du navire. L’Arnam’ répondit presque aussitôt, avec juste un peu plus de précision : les boulets percutèrent le bois. Mais pas suffisamment pour stopper le vaisseau. L’avantage était que même si le navire garùn se trouvait désormais lui aussi à portée de tir, son allié se tenait à présent entre lui et ses cibles, l’empêchant de tirer.
Quelques échanges de tirs suivirent, causant des dégâts mineurs, puis le véritable abordage commença. Les deux coques s’entrechoquèrent, et, lames et pistolets sortis, les pirates s’élancèrent sur le pont adverse en même temps que leurs ennemis faisaient le chemin inverse.
Lawn et Ryan, au milieu de la mêlée, se battaient aussi bien qu’ils pouvaient. Le navire Arnamien semblait compter à peu près autant d’hommes que le leur, et les pirates risquaient fort de se retrouver en grande infériorité numérique quand les Garùns arriveraient eux aussi au contact. Mais ils ne le firent jamais.
Alors que le navire Garùn allait toucher les deux autres, une grande silhouette émergea des flots. Le Léviathan était revenu, et cette fois, pour se battre. Les combats cessèrent instantanément, tant le spectacle, même dans l’obscurité nocturne, était impressionnant. Le dragon marin s’acharnait sur le navire sombre, griffes et crocs dehors, et ni les hommes, ni les canons ne semblaient pouvoir le blesser.
Au bout de quelques minutes, la créature avait achevé son œuvre. Le navire garùn n’était plus qu’un amas de bois fumant, et ses occupants flottaient hébétés à la surface, hors d’état de se battre. Le dragon poussa un cri étrange, puis replongea et disparut dans les profondeurs.
Très rapidement, la situation revint en tête des spectateurs, et le combat reprit, mais l’intervention du Léviathan avait donné un immense avantage psychologique aux pirates. Les Arnamiens se défendirent autant qu’ils purent, mais l’équipage du Sables d’Arnamie ne tarda pas à les mettre hors d’état de nuire.
Quelques morts, beaucoup de prisonniers. Dès la fin des combats, Carla Knox fit enfermer ces derniers dans les cales de leur propre navire. Puis l’on repêcha les Garùns, qui connurent le même sort. Enfin, l’on chargea à bord du navire pirate toutes les réserves de vivres, les canons et la poudre, et tout le butin disponible, avant de mettre la voilure hors d’usage. Le navire ennemi n’était plus qu’une épave flottante.
« Vous avez choisi d’entrer en guerre contre nous. Vous en payez maintenant les conséquences. Je n’ai pas assez de respect à votre égard pour vous tuer dès maintenant : je vous laisse ce qui reste de votre navire. Si vous parvenez à regagner votre port d’attache, prévenez les vôtres que le même sort attend tous ceux qui vous imiteront. »
Quelques heures tout au plus après que la poursuite ait commencé, le Sables d’Arnamie leva l’ancre, abandonnant derrière lui ce qui restait de leurs nouveaux ennemis, pour reprendre sa route vers Hélonn. Les trois jeunes gens qu’il transportait arriveraient rapidement à bon port.
Courant aussi vite que possible, Seth et Pandore étaient finalement parvenus jusqu’aux ruines, où ils avaient trouvé refuge. Dissimulés dans les vieux bâtiments, ils avaient pu prendre du repos, et réfléchir au sujet de ce qui venait de se passer.
Ni lui, ni elle n’étaient spécialiste des métaux, mais quelles que pouvaient être les créatures qui les portaient, ces armures, pour résister ainsi à la magie, devaient être constituées en grande partie de titane. Ce qui expliquait, sans doute, pourquoi le dragon n’avait rien senti. De ce que Seth avait pu observer, ces carapaces étaient entièrement closes : pas la moindre brèche n’apparaissait où un sortilège ou une arme auraient pu se faufiler. Tant qu’ils les portaient, ces Titans semblaient bien ne rien pouvoir craindre.
Vers le milieu de la nuit, un son étrange se fit entendre. On eut dit le son d’une flûte gigantesque, repris en échos par d’autres sons semblables mais plus lointain : les tours à son de Tieffla, qui relayaient le chant de la colonne d’alarme. Aussitôt qu’ils eurent réalisé ce dont il s’agissait, ils se hâtèrent tous deux vers l’extérieur, pour scruter l’horizon : bientôt, la lueur d’un brasier, puis d’un autre apparurent dans le lointain. Avant que le son ne s’éteigne, une ligne de flammes se dessinait à l’horizon, dans la direction de Corell. Tieffla appelait à l’aide, et Galben répondait. L’Empire allait enfin entrer en guerre.
Cette lueur d’espoir, entretenue par les flammes lointaines, avait duré jusqu’à l’aube, et les deux jeunes gens avaient retrouvé une partie des forces dépensées lors de la bataille. Au matin, cependant, la situation redevint plus que problématique, car il fut évident que les Titans les cherchaient. Ils n’étaient pas entré dans les ruines à la lueur de la nuit, mais les traces de leur passage étaient bien visible sur les sentiers alentours.
« Qu’est-ce qu’on fait ? J’ai fouillé les lieux, hier, mais je n’ai trouvé aucun moyen de communication. Je suppose que les quartiers de la guilde doivent être trop bien cachés pour qu’on puisse y accéder comme ça…
― Retourner en ville serait trop risqué –pour nous, et pour les habitants. Il faut qu’on attire les Titans vers l’extérieur.
― Mais à nous deux, et même avec la magie d’Avalon, nous n’avons aucune chance de les battre.
― Alors on prendra la fuite dès qu’on sera certains qu’ils n’y retourneront pas. On a bien réussi à leur échapper une fois, non ? Drakheg a déjà assez souffert comme ça, je ne vais pas laisser ces types tout démolir encore une fois.
― Bon… dans ce cas, autant profiter de tout ce que ces ruines peuvent nous offrir. »
Contrairement aux ruines de la forêt, en effet, celles-ci restaient, malgré la récente éruption, dans un état relativement habitable. Ce n’était pas qu’une successions de colonnes et de pans de murs sur lesquels la nature avait reprit ses droits : le bâtiment principal tenait encore debout, même si l’un de ses murs, en partie effondré, laissait de nombreuses pièces ouvertes sur l’extérieur. Autour de ce bâtiment, les anciens remparts étaient encore en grande partie intacts, quoique n’empêchant plus personne de passer. Entre les deux, plusieurs bâtiments, dont certains à moitié effondrées, pouvaient servir à se dissimuler.
Avant qu’ils n’aient eu le temps de tenter quoi que ce soit, cependant, leurs ennemis étaient revenus, et cette fois étaient entrés. Un groupe d’une quinzaine d’armures parcourait les ruines, fouillant chaque bâtiment, se rapprochant de plus en plus de celui où se trouvaient les jeunes gens.
« Mais on leur a fait quoi, au juste, à ces types ? »
La situation était problématique. Mieux valait, néanmoins, tenter une sortie que de se laisser prendre au piège. Si sa magie ne pouvait atteindre les Titans, la kandhrane espérait bien pouvoir au moins les distraire, et elle s’y employa : le sortilège qu’elle lança, un de ces effets pyrotechniques que les siens avaient employé pour défendre le Temple ou lors du feu d’artifice, attira le regard des êtres en armures de l’autre côté, et les deux jeunes gens s’enfuirent en courant.
Hélas, tous les Titans n’avaient pas les yeux braqués sur le ciel. Alors qu’ils atteignaient la sortie des ruines, l’une de leurs immenses armes s’abattit devant eux. Seth tira aussitôt son épée, et Pandore sa baguette, mais l’être qui émergea de derrière les remparts n’était cette fois pas seul. Face à trois de ces créatures, les deux jeunes gens se défendirent comme ils purent, mais ils furent rapidement tous deux mis hors de combat et capturés.
Avec une dextérité surprenante compte tenu de leur taille et de leur équipement, les Titans les avaient tous deux ligotés et les maintenaient ainsi au milieu des ruines, semblant attendre quelque chose. Il leur arrivait de discuter entre eux, mais ni le fils d’Aelyn, ni la fille de Balthazar ne comprenaient leur langue.
Au bout de longues minutes, cependant, un groupe de Shalezzims pénétra sur place pour venir à la rencontre des êtres en armure. À leur tête, un Traqueur qui n’était autre que Tred. « Voilà les Brennans, finalement. Pendant que vous traîniez, nous avons capturé vos deux fugitifs.
― Je vois ça… vous êtes donc bel et bien aussi efficaces que ce que l’on m’a rapporté.
― Et vous n’avez encore rien vu. Vos ennemis n’ont aucune chance contre nous. »
Le Traqueur s’approcha calmement de celui qui semblait être le chef des Titans. Ni l’un ni l’autre ne semblait craindre quoi que ce soit –de la confiance de la part du jeune homme, mais pour l’autre, on eut plutôt dit que c’était la certitude de sortir indemne de n’importe quel affrontement potentiel. Les autres Shalezzims, pendant ce temps, prenaient possession des lieux, se dispersant parmi les autres.
« Au fait, elles sont sympa, vos armures… j’en ai croisé deux comme ça, en venant ici. À l’intérieur des armures, il y avait deux types. »
Pendant que les Titans le dévisageaient intrigués, Tred dégaina négligemment ses épées. « À l’intérieur des types, il y avait deux lames⁽³⁾. » Les siennes entrèrent en action si vivement qu’on eut dit voir passer des éclairs, pour venir frapper celui qui se tenait devant lui. L’acier de l’Ordre n’était pas suffisant pour briser si aisément le titane, mais la force et la vitesse du jeune Traqueur firent basculer son adversaire en arrière.
Il bondit alors en direction des deux prisonniers, pendant que les autres membres de son groupe l’imitaient en attaquant à leur tour. Quelques coups de lame, et les liens se rompirent, libérant les deux jeunes gens.
« Désolé pour le retard, j’ai eu quelques… incidents en cours de route. Même ici, les fidèles d’Allimar ne sont pas si faciles à réunir. » Il se tourna vers le fils d’Aelyn. « Ton père est prévenu, Seth, il va nous envoyer du renfort. » Puis il se retourna vivement pour parer le coup qu’un autre Titan tentait de lui porter.
Pandore, ne parlant pas la langue des Shalezzims, n’avait pas pu comprendre tout ce qui s’était dit entre le Traqueur et le Titan, mais Seth, en même temps qu’il engageait lui-même le combat, ne put s’empêcher de demander « Tu as vraiment réussi à en avoir deux ?
― Pas exactement… Pour être tout à fait honnête, ils se sont atteint l’un l’autre en cherchant à m’avoir, et dès que leurs armures ont commencé à se fissurer, ils sont tous les deux tombés raides morts.
― Bizarre… au moins, on sait comment les battre. »
Malgré les doutes qu’il avait ressenti en ne le voyant pas revenir la veille, et plus encore en le voyant arriver dans la clairière, le fils d’Aelyn combattait désormais aux côté du Traqueur comme s’ils avaient toujours été compagnons d’arme.
Sa magie pour la première fois impuissante à attaquer directement, Pandore se trouvait dans un rôle auquel rien ne l’avait habituée, mais que, bien qu’un peu déboussolée, elle remplissait de son mieux : celui d’utiliser ses sortilèges pour soutenir et encourager ses camarades. C’était un rôle dans lequel son amie Eiko excellait bien plus qu’elle, mais elle tentait de suivre cet exemple, et la virtuosité au combat des Shalezzims s’en trouvait décuplée.
L’un des Titans fut bientôt atteint par un coup maladroit porté par l’un des autres, et en effet, dès qu’une brèche s’ouvrit dans son armure, celle-ci s’écroula comme si la créature qui y vivait n’était plus en état de bouger. Les autres, cependant, n’en devinrent que plus redoutables, et rien de ce que les brennans tenaient ne semblait parvenir au même résultat.
Seth tenta un autre coup, de toutes ses forces, mais le Titan qu’il combattait leva simplement sa main, et l’arme s’écrasa contre sa paume sans causer le moindre dommage. L’être vêtu de métal referma ses doigts et plia vivement le poignet : l’épée shalezzime, que Seth avait choisi lors de la bataille du Monastère et qu’il portait avec lui depuis lors, se brisa net, laissant le jeune homme aussi désemparé que désarmé. Un petit coup faible, porté de la main libre du Titan, l’envoya rouler en arrière.
Lorsque Seth se releva, la colère l’avait envahi. D’une manière inexpliquée, il se sentait dans un état de fureur plus grand que tout ce qu’il avait connu jusque là. Les mots sortirent seuls de ses lèvres, appelant une magie dont il ne soupçonnait même pas l’existence. “Sy’hell Nahayos Deynën !”
Sa peau s’assombrit soudain, perdant de sa couleur pour devenir d’un gris charbonneux. Ses cheveux semblaient avoir prit feu, mais s’il en sentait la chaleur, aucune douleur ne l’envahit. Il assistait à sa transformation presque en spectateur, comme s’il avait été rejeté hors de son corps et qu’une autre volonté le contrôlait. Une autre volonté qui tendit vers les Titans une main griffue : une décharge d’énergie aussi brutale que puissante émergea de ses doigts, les percutant un par un, et surpassant la résistante du Titane. Une par une, les armures se fendirent, et un par un, les êtres qui les portaient s’effondrèrent, laissant sa colère s’en prendre au suivant. Jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus aucun en vie dans les ruines.
Il redevint soudain maître de son corps. Un corps qui avait reprit son aspect habituel, mais que l’épuisement ne parvenait plus à maintenir debout. Il s’effondra. Pandore s’élancèrent vers lui, tandis que les Shalezzims le dévisageaient bouche bée.
« Tu ne m’avais pas dit que tu savais !
― Que je… savais ?
― L’Appel… tu viens d’utiliser l’une des plus puissantes formes d’Appel que les Guards enseignent aux humains : plutôt que de venir à ton secours, Deynën t’a directement confié ses pouvoirs.
― Deynën ?
― C’est le nom que tu as invoqué. Tu ne le connais pas ? Tu as bien dû le rencontrer, pour qu’il te confie ainsi le droit de l’appeler… »
(1) Certains les appelaient aussi Chimères ou Éons.
(2) Et que la Force soit avec toi.
(3) Il joue de l’épée, mais est-ce qu’il joue aussi de l’harmonica ?
Lorsqu’un Guard eût commit des crimes contre notre Peuple, nous l’envoyâmes en exil dans le Désert. Lorsque le pouvoir noir emporta notre Cité et tant des nôtres avec nos ennemis, c’est encore dans le Désert que nous jugeâmes bon de l’envoyer. Et que sont les Garùns, le Peuple du Désert, si ce n’est les descendant de ces prisonniers dont nos ancêtres s’y sont débarrassés ? Car le désert n’est pas l’endroit de mort que nous imaginons, et l’on peut y survivre et même y vivre bien plus longtemps qu’on ne le croit. Sa rancune résiste au passage du temps.
Alors, quand le sable s’avance sur les terres habitables, et que le Désert s’étend, il nous faut nous attendre à ce que ce que nous y avons enfoui ne soit pas perdu à jamais. Un jour viendra, je pense, où les Shalezzims auront à affronter ce qui nous reviendra du Désert.
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. Était-il vivant, ou mort ? Il ne le savait pas. Quelle importance, puisqu’il aurait totalement cessé d’exister dans quelques instants ?
Il avait perdu la dernière bataille. Il avait été aspiré dans ce vide sans fin d’où l’on ne pouvait revenir. Tout ce qu’il aimait, tout ce pourquoi il avait lutté… Plus rien ne le protégerait désormais. Tout allait disparaître après lui. Rien ne subsisterait.
Il pouvait sentir les formes évoluer autour de lui. Tout ce qui l’avait précédé en ce lieu était ici. Tant et tant de ses compagnons d’armes tombés au combat. Les trésors de savoir et de connaissances qu’il aurait voulu pouvoir découvrir. Jusqu’à ce qui avait été la plus grande et la plus belle cité qu’Hera ait porté, tout avait été balayé sans qu’il n’y puisse rien.
Il avait perdu cette guerre avant même de la commencer. Pourquoi avait-il été celui qui devait les protéger de ce Fléau ? Il n’avait jamais été à la hauteur de cette tâche.
« Ce n’est pas ce que tu penses.
― Maman…
― Je suis là. Est-ce que tu vas bien ?
― Je ne sais pas…
― Que s’est-il passé ?
― J’ai fait appel… Deynën. Sais-tu qui est Deynën ?
― Un vestige du passé. Tu dis que tu as réussi à l’appeler ? Alors j’ai réussi bien au delà de ce que j’avais espéré…
― Tu as… réussi ? Réussi quoi ?
― Tu comprendras bientôt. Daniel t’expliquera. Deynën est… notre ancêtre, Seth. Le père de Sythosk, et le grand-père de Seimar, qui a confié son pouvoir à ses descendants. C’est parce qu’il faisait parfois appel à ce pouvoir que le fondateur de notre lignée passait, aux yeux des siens, pour à demi-démon. C’est du nom de Deynën que provient celui de Deyn, que je t’aurais donné si je ne lui avais pas préféré Ganatiel. Mais son pouvoir s’est perdu avec le temps, et cela fait de nombreuses générations que les membres de notre famille ne peuvent plus appeler comme tu l’as fait.
― Ce n’était pas la première fois… Quand je me suis battu contre la Shalezzime, à Leeshan… je crois que j’ai utilisé le même sortilège. Mais ce n’est pas Deynën qui a répondu. L’impression était différente, ce n’était pas le même Guard.
― Tu peux en effet en appeler un autre. Cela devait être… »
Un bruit intense couvrit la fin de la phrase. Dans l’Antre du Néant, le vide absolu s’était mis à bouger, comme si quelqu’un d’assez puissant pour maîtriser le pouvoir noir était en train de l’en extraire de force. Le bruit se répéta une nouvelle fois, et cette fois-ci il en compris le sens : c’était une voix humaine. « Debout. »
Les souvenirs lui revinrent en mémoire, flous et décousus. Après la victoire sur les Titans, pensant la région redevenue sûre, il avait voulu retourner sur la tombe de sa mère, mais à peine s’était-il éloigné du groupe qu’une silhouette vêtue d’une cape sombre avait surgie de nulle part. Désarmé, épuisé par l’incroyable quantité d’énergie qu’il venait de dépenser, il avait tout de même tenté de résister, mais avant que Pandore, Tred, ou n’importe qui d’autre n’ait eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait, il avait été vaincu, et un sortilège l’avait fait sombrer dans l’inconscience. Il n’avait pas rouvert les yeux depuis.
Où était-il ? La lumière de la pièce n’était pas très intense, mais suffisante pour l’éblouir. Il parvint cependant progressivement à s’y habituer, remarquant tout d’abord la mèche de cheveux gris qui lui retombait sur les yeux, puis la cage dans laquelle on semblait l’avoir enfermé, puis enfin le Mage du Néant qui se tenait de l’autre côté des barreaux, capuche baissée, les yeux fixés sur lui. « Te voici enfin devant moi… mon fils. »
Un sourire menaçant se dessina sur les lèvres d’Enabas. « Alors, c’est donc toi, ce redoutable adversaire ? Tu as l’air tellement… faible, et insignifiant. Pourquoi donc est-ce que Nihil te craint autant ? Je pourrais t’écraser aussi sûrement que j’écrase cet insecte. »
Joignant le geste à la parole, il leva simplement le doigt, et une décharge d’énergie vint foudroyer en vol une sorte de coléoptère qui volait près de la cage. « Tu as de la chance, fils. Si ça ne tenait qu’à moi, tu mourrais sur l’heure, et de ma main. »
L’homme en noir serra le poing, et Seth dut porter les mains à sa gorge, l’air se raréfiant autour de lui. Il se sentit soulevé du sol, et le Mage du Néant joua un instant avec lui comme s’il n’était qu’une marionnette. Il le laissa cependant retomber au bout de quelques secondes. « Mais il semble que tu aies une certaine influence sur mes ridicules adversaires, et qu’il y ait donc un certain intérêt pour mes projets à te garder en vie. Pour l’instant. »
Pendant que son géniteur parlait, le jeune homme rassemblait ses forces. Combien de temps était-il demeuré inconscient ? Il semblait avoir récupéré une grande partie de l’énergie dépensée pendant les batailles. « L’on m’a rapporté que tu présentais certaines dispositions naturelles à la maîtrise du Néant. Peut-être t’ai-je transmis un héritage plus conséquent que ce que j’escomptais… Qui sait, peut-être pourrais-tu même devenir un soutient à ma cause. Est-ce là ce que tu souhaites ? Je suis ArkhEnabas, arkhène du clan Urmahn. Veux-tu être mon fils, ArkhSeth ?
― ArkSeth ? Le nom me plaît… mais pas ce qu’il représente. Pyrophaïm ! »
Le métal des barreaux rougit brusquement, échauffé par le sortilège, mais presque aussitôt, la magie sembla se rompre et la cage reprit son aspect ordinaire. « Bien. Le contraire m’aurait déçu. Tu as… le regard de ta mère. Je prendrai autant de plaisir à te tuer que je n’en ai eu à mettre fin à ses jours à elle. »
Enabas fit quelques pas en arrière. « Profite bien de tes derniers jours, fils, car tu ne sortiras de cette cage que pour rencontrer la Mort. Déchaîne toute ta pitoyable magie si tu le souhaites : c’est un alliage de titane, fourni par mes nouveaux alliés. Rien de ce que tu pourras faire n’en viendra à bout. Mes serviteurs t’apporterons des vivres, s’ils y pensent. Je reviendrai dans quelques jours. D’ici-là… j’ai une guerre à mener. »
Combien de temps s’écoula dans cette cage ? La lumière ambiante n’était pas celle du Soleil. Aucun lien vers l’extérieur. On lui apporta à plusieurs reprises de quoi se nourrir, se laver et se vêtir, on emporta ses déchets, mais chaque fois, un sortilège le rendait inconscient au moment où l’on ouvrait la cage.
L’alliage utilisé par les Titans… Il savait disposer d’au moins un moyen de le briser. Mais les barreaux de cette cage étaient plus épais que ne l’avaient été les armures, et si une simple brèche dans leurs protections avait suffit à abattre ses adversaires, il fallait cette fois créer une ouverture assez grande pour le laisser passer en entier. Cela lui demanderait sans doute trop d’énergie pour lui permettre ensuite de fuir au travers du bâtiment inconnu.
Aucune arme, et sa magie était inutile. Le jeune homme se sentait particulièrement impuissant. Comme il l’avait remarqué en ouvrant les yeux, puis constaté en regardant son reflet dans l’une des bassines d’eau qu’on lui avait apporté, le bleu-argent de ses cheveux était passé, les laissant uniformément d’un gris sale aussi tenace que la teinture d’origine. Bien qu’il ait eu le temps de retrouver toute son énergie, de profondes cernes ornaient encore ses yeux.
Il ne s’avouait pas vaincu, cependant. Pas encore. La puissance démentielle de Deynën n’avait pas été la seule à pouvoir briser les armures : la grande force des Titans eux-mêmes y était elle aussi parvenue. Il suffisait d’un choc assez violent. La question était de savoir comment il pourrait le provoquer. Et surtout s’en sortir indemne.
Il réalisa soudain qu’il y avait un autre moyen. Sa magie ne pouvait agir sur la cage, mais pouvait toujours agir sur lui-même. Il y avait bien un sortilège… qu’il ne pouvait pas utiliser. C’était impossible. Certains de ses ancêtres avaient pu, sans doute, bien des générations plus tôt, mais ce pouvoir avait dû se perdre il y a fort longtemps. Comme s’était perdu le pouvoir de l’Appel, qu’il avait pourtant retrouvé.
Il ne pouvait pas le faire, et pourtant, il l’avait déjà fait. Se relevant face aux barreaux, il déclara simplement “Ashenda !”
Il sentit son corps devenir brume, et bientôt, il put franchir la barrière de titane le plus aisément du monde. Pour se trouver nez-à-nez avec celui qu’il cherchait à fuir. « Eh bien, fils, on dirait que j’arrive au bon moment. Ainsi, tu voulais déjà nous quitter ? » Un coup violent, sans doute amplifié par la magie, le renvoya contre la cage aussitôt qu’il redevint solide.
Sitôt qu’il le put, le fils d’Aelyn se mit en position de combat. « Tu ne me retiendras pas ici ! Sycrandemenn ! » Les dagues de glace se formèrent devant lui, volant vers son adversaire, mais celui-ci les balaya d’un revers de la main. « Ah, tu veux jouer à ça… » Enabas tendit sa paume vers l’adolescent, et un sourire malsain se dessina sur ses lèvres.
Seth se sentit soudain projeté de nouveau en arrière, sans rien pouvoir faire pour l’empêcher. Il heurta cette fois le mur, à quelques distances du sol, et une sorte de carcan de glace se forma autour de lui, l’y maintenant suspendu. Il portait les vêtements qu’on lui avait apporté, qui ne diminuaient qu’à peine la brûlure du gel contre sa peau.
Enabas le contemplait, amusé. « Nous sommes partis d’un mauvais pied, toi et moi, on dirait… je sens comme un froid entre nous…
― Eh bien, dans ce cas, brisons la glace… »
Le sang de Seth se mit soudain comme à bouillir, et il parvint inexplicablement à s’arracher de son carcan gelée, en projetant des éclats tout autour de lui. À peine avait-il reprit pied au sol qu’un nouveau cri s’échappait de ses lèvres “Stanta Yy’hell !”
Pour la première fois, Enabas paru surpris, et les colonnes de flammes qui s’avancèrent vers lui l’atteignirent presque. Au dernier moment, cependant, il s’écria “Marregen Hann !” et un bouclier se forma juste à temps pour que les flammes s’y dispersent. « T’aurais-je sous-estimé ? Tu caches de surprenantes réserves… mais rien qui te donne la moindre chance contre moi.
― Ah oui ? Voyons ça : Sy’hell Nahayos Deynën ! »
À nouveau, les flammes naquirent dans ses cheveux, tandis que sa peau prenait l’aspect du charbon. Ses mains devinrent comme les pattes griffues d’un monstre, et libérèrent quand il les tendit une décharge d’énergie tout aussi monstrueuse vers le Mage du Néant. Celui-ci fut, à son tour, projeté en arrière, mais contrairement aux Titans, se releva presque aussitôt, apparemment indemne.
« Oh, non, pas de ça, garçon… Sy’hell Nahayos Dÿnjrà ! »
Ce fut au tour d’Enabas de changer d’aspect. Sa peau pâlit anormalement, tandis que ses veines se coloraient de noir. Ses cheveux aussi se changèrent en flammes, mais des flammes de glace, d’un turquoise éclatant. Deux ailes, aussi blanchâtres et marbrées d’ébène que le reste de sa peau, déchirèrent l’habit noir pour se déployer dans son dos.
Le fils d’Aelyn reconnut alors l’autre Guard, celui qu’il avait appelé durant son duel contre la Shalezzime… et il comprit alors d’où venaient l’expression d’horreur qu’il avait lu dans ses yeux : Dÿnjrà, le démon du désert. Le plus grand ennemi que l’Ordre ait jamais connu. Voilà qui se tenait désormais face à lui.
Le père et le fils, chacun investi des pouvoirs d’un Guard, luttèrent un instant l’un contre l’autre. Bestial, Deynën l’emportait largement en force brute, mais Dÿnjrà était plus subtil, plus rapide. Et Enabas semblait maîtriser sa transformation beaucoup plus que l’adolescent, sans doute parce qu’il s’y était déjà plusieurs fois exercé.
Le démon du désert eut finalement le dessus, et Seth fut rejeté au sol, tandis que le pouvoir de son puissant allié était balayé au loin. Le Mage du Néant repris alors son aspect ordinaire, et s’avança calmement vers l’adolescent épuisé. « Comme je le disais, tu ne fais pas le poids. Lutter est inutile : je serai toujours le vainqueur. »
De nouveau, le fils d’Aelyn perdit connaissance.
Il était de retour dans la cage lorsqu’il retrouva ses esprits. Pourquoi Enabas n’avait-il pas prit davantage de précautions, sachant qu’il pouvait en sortir ? Il en comprit la raison en tentant de nouveau : la cage n’était pas suspendue sans raison. Sitôt que le sortilège commença à le soustraire à l’attraction du sol, la cage, allégée, se souleva. Un contrepoids devait être fixé à l’autre bout de la chaîne, dont certainement les mouvements déclenchaient une alerte.
Que faire ? Il ne maîtrisait pas assez ce sort pour demeurer intangible le temps de gagner une éventuelle sortie, et quels que soient ses pouvoirs, aucun d’entre eux ne lui permettait de créer de quoi compenser son absence. S’il avait eu l’Encre des Guards, peut-être…
Il en était là de ses discussions lorsque son geôlier pénétra dans la pièce, sans doute pour s’assurer qu’il ne tentait pas une nouvelle évasion. Mais il était demeuré derrière les barreaux, et Enabas sourit « Deviens-tu raisonnable, mon fils ? As-tu enfin compris que tu n’as aucune chance ?
― Cesse de m’appeler ainsi. Je ne suis pas ton fils, et tu n’es pas mon père.
― Alors qui est ton père, mon garçon ? Le vieux fou de Guard ? Le minable voleur ? Le mercenaire ? Aucun des trois n’a réussi à sauver ta mère. Et aucun ne viendra à ton secours. Ici, il n’y a que toi et moi.
― Qu’importe : je ne suis pas ton fils, et je ne le serai jamais.
― Alors j’ai déjà gagné cette guerre. » Enabas lui adressa un sourire méprisant et satisfait. « Ne tiens-tu jamais compte de ce que te disent tes rêves ? Tu es leur seul espoir. Le seul qui puisse m’arrêter. Mais tu ne le feras jamais, car tu refuses d’admettre ta propre puissance. Accepte mon héritage. Accepte de devenir comme moi. Ce n’est qu’à ce prix que tu deviendras un adversaire à ma hauteur –et alors peu importe lequel de nous deux l’emportera, car le vainqueur réalisera mes projets. Veux-tu abattre le monstre ? Tu ne le feras qu’en devenant toi-même ce monstre. »
Il tourna les talons sans rien ajouter, laissant l’adolescent plus troublé que ce qu’il aurait bien voulu admettre. Est-ce que cela pouvait être vrai ? Nombreuses étaient les légendes où seul un monstre avait pu venir à bout d’un autre monstre, et Seth avait toujours aimé les légendes. La réalité était-elle ainsi ? Il refusait de le croire.
Autre chose l’intriguait. Trois visages s’étaient formés dans son esprit lorsqu’Enabas avait évoqué ses pères possibles. Celui de Bayn, bien sûr, et puis ceux de Gregan et de Teyn. Un Guard, un voleur, et un mercenaire. Mais comment leurs identités étaient-elles arrivés dans la bouche de son géniteur ? Le Mage du Néant l’avait-il surveillé ainsi toute sa vie durant, pour connaître ses trois mentors ? Auquel cas il aurait dû savoir que chacun d’entre eux avait une bonne raison de ne pas avoir sauvé Aelyn : elle avait fait promettre à Bayn de ne pas intervenir. Et Gregan était loin de Drakheg quand cela s’était produit. Quant à Teyn, il ne les connaissait même pas encore à cette époque.
Bayn… il aurait pu l’appeler. Mais à quoi bon ? Les Guards étaient bien plus sensibles que tout autre être vivant au redoutable pouvoir du Néant. Ne pouvant emmener personne d’autre avec lui, l’ancien bourgmestre n’aurait pu que risquer sa propre vie sans presque lui apporter d’aide, et le jeune homme ne voulait pas lui faire courir de risque inutiles.
Perdu dans ses réflexions, Seth dû se résoudre à une nouvelle longue attente, cherchant désespérément un moyen de parvenir à s’échapper. Mais plus le temps passait, moins il lui paraissait probable qu’il y parvienne seul.
Tout était sombre. Aucune lumière. Son corps flottait dans le vide absolu. Etait-il vivant, ou mort ? Il ne le savait pas. Quelle importance, puisqu’il aurait totalement cessé d’exister dans quelques instants ?
« C’est assez, maintenant. Ne le laisse pas te tourmenter davantage. »
Il reconnu la voix qui l’avait déjà tiré de ce cauchemar lors de la bataille du Monastère. La même voix qui l’avait mise en garde contre les Garùns, la nuit où il avait vu en rêve Ryan et Lawn arriver aux côtés des autres membres du groupe. Une voix qu’il reconnaissait maintenant comme étant celle de… « Tania. »
L’adolescente se tenait face à la cage lorsqu’il ouvrit les yeux. « Comment es-tu… ?
― Plus tard, les détails. Pour l’instant, il faut que tu sortes d’ici.
― La cage… si j’en sors, il le saura, et…
― Qu’il vienne. Je suis aussi venue pour le rencontrer. »
Elle avait une telle certitude dans le regard et dans la voix qu’il se laissa convaincre. Un instant plus tard, il était dehors, et elle faisait face au Mage du Néant qui apparu à l’entrée de la pièce.
« Oh. Alors quelqu’un est parvenu à entrer à mon insu, finalement. Tu venais le libérer ? Comme c’est touchant. Je laisserai ton cadavre dans sa cage, ainsi tu lui tiendras compagnie.
― Je ne suis pas si facile à tuer que tu le crois.
― Vraiment ? J’ai remarqué que même les plus coriaces de mes adversaires résistent peu de temps lorsque je fais ceci. » Il serra le poing, pour l’étrangler à distance comme il avait fait au jeune homme quelques temps plus tôt. Mais elle tendit brusquement sa main, et le sortilège, curieusement, se retourna contre lui. Il y mit fin d’un geste, et tendant lui aussi la main, expédia une salve d’éclairs dans sa direction, mais elle les reçut de plein fouet sans que ça ne semble l’affecter.
« Quelle magie te protège donc ? Qu’importe. Aucune magie ne peut résister au Néant. »
Avant qu’il ait eu le temps de faire appel à son pouvoir noir, cependant, elle avait posé deux doigts sur ses lèvres, et son souffle entraîna l’étincelle qui apparu entre eux comme le souffle enflammé d’un dragon, à l’image de ce que le fils d’Aelyn avait improvisé sur les barricades de l’Île Noble. Atteint de plein fouet, Enabas fut repoussé violemment en arrière, et alors elle saisit Seth par la main et se mit à courir hors de la pièce. « Viens ! »
Ils s’arrêtèrent quelques couloirs plus loin, et elle se retourna vers lui. « Comment as-tu fais ça ? Je croyais que j’étais le seul à pouvoir…
― C’est le cas. Nous n’avons pas beaucoup de temps, Seth : il doit déjà être remis, et les lancer à notre poursuite. Tu as besoin d’une épée, et j’en ai deux pour toi. »
Elle défit alors de sa ceinture et lui tendit une arme qu’il aurait reconnu entre toutes. « ArgeLame…
― Je l’ai prise dans la tombe de Drakheg. L’heure est venue qu’elle soit maniée de nouveau, et c’est à toi qu’elle revient. Quant à la seconde… » Elle porta alors les mains à son cou et détacha le pendentif qu’elle portait. Celui que Seth avait laissé à Leeshan, et qui était sans doute ce qui l’avait protégée des sortilèges qu’Enabas lui avait lancé. La minuscule épée était encore chaude au toucher.
« Garde-le. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose…
― Il m’arrivera ce qu’il doit m’arriver. Tu dois sortir d’ici, Seth, c’est plus important que tout. Et c’est donc à toi de le porter. »
Il le passa autour de son propre cou, à contrecœur. « Mais toi ? Tu n’as plus rien pour te défendre…
― J’ai notre magie. Et si cela ne suffit pas, j’ai encore ceci. » Se retournant vivement vers le couloir où leurs premiers poursuivants arrivaient, elle frappa l’un d’entre eux à l’aide d’une spirelame pareille à celle de Cartes. Il s’effondra, bloquant le passage aux autres, et les deux adolescents reprirent leur fuite.
L’alarme avait été donnée, cependant, et on les arrêta avant qu’ils ne gagnent la sortie. Ils s’étaient engagés dans une sorte d’entrepôt, mais un groupe de Mages du Néant en bloquait l’extrémité, et avant qu’ils n’aient eu le temps de tenter quoi que ce soit, un autre groupe avait fait irruption à leur suite. Ils étaient coincés.
“Fallavilina !” Tous deux avaient crié en chœur, lui vers l’entrée, elle vers la sortie. Les lumières scintillantes surgirent beaucoup plus nombreuses qu’à l’ordinaire, déconcertant les hommes en noir et leur permettant de disparaître parmi les empilements de caisses.
« Laissez-les ! N’intervenez pas ! Je les tuerai moi-même. » Enabas était entré à son tour et s’était engagé à leur suite, ses serviteurs obéissant à l’ordre et se contentant de bloquer les portes. Aucun des deux adolescent n’avait cependant l’intention de se laisser tuer, et ils n’avaient pas peur de combattre.
Tania frappa la première. La spirelame, qu’elle maniait décidément avec beaucoup plus d’adresse que ce que son attitude peu sûre d’elle ne laissait soupçonner, frôla le visage de l’homme en noir, et l’aurait balafré s’il n’avait été doué d’excellents réflexes. Seth intervint presque aussitôt en lançant vers son géniteur un rayon de lumière, mais celui-ci leva la main, et un bouclier de Néant absorba le sortilège.
« C’est là tout ce que vous savez faire ? » À peine un frisson de plus, et le bouclier se transforma en rayon sombre qui renversa la pile de caisses derrière laquelle ils étaient cachés. Eux-même avaient juste eu le temps de plonger vers un autre refuge. “Filnea Falnor !” La tornade invoquée par Tania s’éleva, grande et puissante, s’avançant droit vers le Mage du Néant. Celui-ci ne l’en balaya pas moins d’un simple geste.
« Même à deux, vous n’avez pas la moindre chance. Ç’en serait presque désolant si ce n’était aussi prévisible. » Il fit de nouveau appel à son sortilège d’étranglement, non pas contre l’un d’entre eux, cette fois, mais pour soulever l’une des caisses et s’en servir comme d’un bélier. Le poing serré, il n’avait qu’à bouger le bras pour l’envoyer d’un côté ou de l’autre, et renversa ainsi la plupart des empilements.
Il finit par atteindre Tania, qui fut projetée en arrière avec la caisse. « Non ! » Seth avait dégainé son arme et bondit sur lui. Un bâton noir apparut entre les mains du Mage du Néant, qui para aisément le premier coup. ArgeLame crépitait d’étincelles, et reflétait la colère du jeune homme. Durant quelques instants, Enabas fut sur la défensive, obligé même de reculer de quelques pas. Mais là encore, il reprit vite le dessus et le bâton frappa plusieurs fois Seth avant que celui-ci ne doive reculer à son tour.
“SannaAdis !” Tania s’était relevée, et le rayon qui fusa de ses yeux entama la cape sombre du Mage du Néant. Encore une fois, ses réflexes hors du commun lui avaient permit d’éviter une réelle blessure. “Sycrandemenn !” Les dagues de glace volèrent vers l’adolescente “Marregen Hann !” Le bouclier se forma juste à temps pour les arrêter.
Cela avait suffit pour que Seth relève son épée et bondisse de nouveau, mais Enabas se retourna en frappant un coup circulaire, et le bâton envoya le fils d’Aelyn rouler au sol. Le Mage du Néant lui expédia une salve d’éclairs, qui l’auraient certainement grièvement blessé sans la magie du collier protecteur.
“Stanta Yy’hell !” Les colonnes de flammes s’élevèrent, avançant simultanément vers les deux adolescents. Seth roula sur le côté, mais Tania resta debout, faisant face. “Spawanka !” Une lumière dorée auréola la spirelame, qui s’étendit de nouveau brusquement, accompagnée de projectiles d’énergie. Le boulier de Néant se reforma pour les avaler, pendant que les flammes atteignaient la jeune femme.
Seth s’était de nouveau relevé, et projeta à son tour une salve d’éclairs en direction d’Enabas, qui para de la même manière. Alors que l’adolescent dépensait toute son énergie dans le combat, le Mage du Néant paraissait aussi calme et détendu que s’il n’avait été qu’un simple spectateur. Un geste de plus de sa part, et une violente bourrasque renvoya le jeune homme au sol.
L’homme en noir se tourna vers l’endroit où s’était trouvée Tania, et parut une nouvelle fois surpris : malgré les flammes qui l’avaient engloutie, la jeune femme se tenait toujours debout face à lui, indemne. « Je t’ai dit que tu n’arriverais pas à me tuer.
― C’est pourtant ce que je vais faire ! » Il tendit brusquement ses mains en avant, et une sorte de gigantesque lame apparut devant lui, qui s’avança vers l’adolescente à une telle vitesse qu’elle n’aurait pas pu parer, même si elle avait essayé. L’arme la traversa de part en part, et elle s’effondra, pendant qu’un sourire se dessinait sur les lèvres du Mage du Néant.
Le sourire se changea en grimace lorsqu’il vit la lame disparaître et la jeune femme se relever comme si le sang qui coulait de sa blessure n’avait aucune importance. « Surpris ?
― Comment peux-tu… ?
― Un seul être peut mettre un terme à mon existence, et cet être n’est pas toi.
― Qui es-tu ? »
Elle s’avança de quelques pas, avec dans le regard une lueur de triomphe. « Je suis Tania Feogan. Je suis l’enfant unique d’Enabas Feogan, Arkhène du clan Urmahn, et d’Aelyn Ganatiel, princesse du clan Deyn. Et je suis celle qui t’arrêtera. »
Elle porta de nouveau la main à ses lèvres, et le souffle enflammé surgit en direction du Mage du Néant. Celui-ci bondit cette fois en arrière pour éviter l’assaut, mais à peine avait-il touché le sol que son adversaire avait lancé un nouveau sort. “Seriatnemidès !” Le sol se mit à trembler avec tant de force qu’Enabas ne fut pas le seul à chanceler : tous les Mages du Néant qui assistaient à la scène s’écroulèrent à leur tour, emportés par la secousse. Elle aida Seth à se relever, et tous deux s’élancèrent de nouveau vers la sortie.
Alors qu’ils arrivaient en vue de la lumière du jour, l’adolescente s’effondra, trop de sang s’étant échappé de sa blessure ouverte. « Tania !
― Ça va aller…
― Tiens le coup. On y est presque…
― Ne t’en fais pas… je ne peux pas mourir. Seuls les vivants le peuvent.
― Qu’est-ce que tu veux dire ?
― Tu te souviens de ce que Maître Bayn t’a expliqué lors de vos retrouvailles ? Le jour de l’éruption, la douleur de sa perte était telle que tu t’es séparé d’une partie de toi. Je te la rends, maintenant.
― Tania…
― Merci, Seth. Merci pour tout… »
À mesure que sa voix s’éteignait, une sorte de brume s’élevait, comme si elle avait fait appel au sortilège guard. Mais la transformation était cette fois beaucoup plus définitive. Seth ferma les yeux, sentant cette brume pénétrer en lui. C’était comme si toute une partie de son être reprenait sa place.
Lorsqu’il ouvrit de nouveau les yeux, il ne restait de la jeune femme que des vêtements vides retombant au sol, au milieu desquels se trouvait encore la spirelame repliée, seule chose qu’elle avait gardé avec elle. Il s’en saisit vivement et se releva. Ce n’était pas le moment de s’arrêter, quoi qu’il ressente : ses poursuivants ne tarderaient pas. Il s’élança de nouveau vers l’extérieur.
je regarde mon enfant jouer dehors par la fenêtre, et j’en viendrais presque à regretter certains de mes choix. D’ici quelques jours, tout au plus, j’aurai quitté ce monde, laissant derrière moi bien trop de douleur. Malgré toute la confiance que je porte en Daniel, je me demande si tout cela est vraiment nécessaire, et s’il n’avait pas raison de vouloir m’en dissuader. Mais j’ai pris ma décision, et j’en ai déjà trop fait : il n’est plus possible de revenir en arrière.
Tu es le seul à qui je peux me confier sans aucune crainte. Le seul, avec Daniel et moi, à pouvoir connaître toute la vérité. J’ai confié des bribes d’informations à Gregan, à Bayn et à mon enfant, mais aucun d’entre eux ne doit trop en savoir, afin que les différentes pièces du puzzle ne s’assemblent enfin qu’au bon moment. Si nous agissons trop tôt, nous ne ferons que repousser l’échéance.
Les missions que je vais te confier maintenant sont de la première importance. La première d’entre elles sera d’entraîner mon enfant. Gregan a entamé cette tâche depuis quelques temps, et Bayn s’en mêlera certainement lui aussi, mais si, pour une raison ou pour une autre, tous deux devaient s’interrompre, c’est à toi qu’il reviendra de prendre le relais. Sa survie future, et peut-être celle de notre Planète entière, en dépend.
La seconde consiste à réunir auprès de mon enfant les compagnons qui lui seront nécessaires. Daniel en a identifié deux, particulièrement, pour lesquels ton intervention sera sans doute requise : Laureen Lawn, la fille de mon amie Ashley, qui demeure dans les îles de Corannea, et Ryan du clan Hagen, dans ma bonne vieille Jihdea. Je te laisse seul juge des moyens à employer, mais quand l’heure sera venue, tous deux doivent venir nous rejoindre sur le continent. Je pense qu’il faudra commencer par la jeune Lawn.
La dernière mission, enfin, te demandera un sacrifice plus personnel. J’en suis désolée. Cette arme si exceptionnelle que tu as construite, j’ai besoin que tu t’en sépares. Tu dois t’arranger pour qu’elle arrive entre les mains de Gregan, qui la remettra certainement, le moment venu, à l’un des compagnons de mon enfant. Celui-là également, tu devras l’entraîner au combat. Voici quelles sont les missions qui te reviennent.
J’aimerais toutefois y ajouter une requête. Je me suis arrangée pour que Gregan soit loin de Drakheg lorsque les choses se produiront, et j’ai fait promettre à Bayn de rester auprès de mon enfant et de ne pas intervenir, afin de les protéger tous. Mais je t’ai déjà vu te tirer de situations bien plus périlleuses, et je sais que tu ne laissera pas mon meurtrier t’abattre. Accepterais-tu de m’accompagner vers ma mort ? Si je t’avais à mes côtés, toutes mes peurs s’envoleraient.
Quoi qu’il en soit, mon vieux pendentif ne me sera pas utile, et il vaut mieux que je ne le porte pas le moment venu, car si je sais qu’il ne me protégera sans doute pas, je crains qu’il ne partage mon sort. Je le joins à cette lettre : garde-le tant que je suis en vie. Quand je serai morte, dépose-le auprès de ma dépouille et de mon ArgeLame, afin qu’il soit transmit à mon enfant.
Puisse l’Oiseau d’Ambre guider notre route vers le succès.
Ton amie,
À mesure qu’il courrait au milieu du sable, les souvenirs lui revenaient en mémoire. Sous les flots, à peine conscient, appeler le Léviathan à l’aide pour ne pas se noyer, puis le rappeler une fois sur le navire, pour qu’il participe à la bataille. Il se revoyait aussi à Kandhrir, portant un manteau et un tricorne pareils à ceux de son mentor, lancer sa spirelame contre la statue animée pour en protéger ses amis. Un peu plus tôt, dans la mystérieuse caverne de Mordred, tentant de dissimuler ses secrets aux flammes de la vérité. Plus tôt encore, dans la forêt, pendant que Pénombre escaladait l’arbre pour atteindre le coffret, il se revoyait utilisant son lien avec les dragons pour en attirer un vers eux, afin d’impressionner Beholder. Et cette nuit, cette fameuse nuit, où il avait usé de sa magie pour suggérer à cette même Pénombre les grands actes qu’elle était amenée à réaliser. Il avait fait tout cela –Tania l’avait fait.
Il courrait à travers le désert, de toutes ses forces. Il avait semé ses poursuivants, pour l’instant, mais ils avaient déjà dû se lancer à sa recherche. Qu’importe. Il savait parfaitement où il allait. Il l’avait su à partir du moment où il avait posé le pied sur le sable : les souvenirs de l’adolescente le guidaient. Il arriva bientôt en vue de l’entrée de l’abris. Où il était attendu.
Malgré la chaleur du désert, le mercenaire n’avait quitté ni le long manteau rouge, ni le tricorne qu’il arborait en permanence. D’aussi loin qu’il s’en souvenait à présent, l’enfant d’Aelyn ne l’avait jamais vu s’en séparer. Ni lors des quelques visites qu’il leur avait rendu en cachette à Drakheg, ni après l’éruption, lorsqu’il avait entreprit de lui apprendre à se battre.
Lorsque Seth fut arrivé à sa hauteur, Cartes demanda simplement « Tania ? » Le regard de l’adolescent suffit à répondre. Alors pour la première fois depuis bien longtemps, il retira son couvre-chef pour le poser sur son cœur, et s’inclina en signe de deuil. « J’ai su qu’elle prévoyait que cela arriverait lorsqu’elle a rompu le lien qui nous permettait de voir par les yeux l’un de l’autre. » Il désignait une sorte de pendentif à son cou, ressemblant aux amulettes sensorielles d’Erellon, et dont l’adolescente devait avoir porté un jumeau. Puis, d’un air résigné, il remit le tricorne sur sa tête et pénétra, à la suite du jeune homme, dans l’abris. Une machine permettant de rejoindre les chemins de lumière y avait été assemblée.
« Tout est prêt, et tu es attendu. Laisse-moi le temps de mettre ceci en route.
― Quel… quel jour sommes nous ?
― Le 14e de Falniël. Cela fait presque un mois que tu as disparu.
― Tant… que s’est-il passé depuis la bataille ?
― Trop de choses pour que j’ai le temps de te l’expliquer maintenant. Tu dois partir d’ici avant qu’ils n’arrivent.
― Tu viens avec moi ?
― Je ne suis pas exactement le bienvenu là-bas… et il faut bien que quelqu’un reste ici pour détruire la machine, afin qu’ils ne te suivent pas. Ne t’en fais pas pour moi : je me suis tiré de bien d’autres situations. »
La machine en marche, Seth monta sur le plateau. Avant d’activer le chemin de lumière, cependant, Cartes se tourna vers lui. « Je dois te dire quelque chose… je n’ai jamais réussi à te le dire auparavant. J’étais présent lorsqu’Aelyn est morte. J’ai affronté Enabas avec elle, comme sans doute vous venez de l’affronter. Elle a pensé à toi jusqu’au bout. Son dernier mot a été ton prénom. »
Il appuya sur le bouton, et le chemin de lumière emporta l’adolescent loin du redoutable désert.
À peine était-il arrivé de l’autre côté qu’un choc le fit reculer : quelqu’un s’était littéralement jeté dans ses bras. Surpris, il mit quelques instants à reconnaître Lawn. Il la serra contre lui un moment, après quoi elle se recula et lui décerna une gifle mémorable. « Ne me refais jamais aussi peur que ça ! »
Après quoi elle le détailla du regard. « Et puis c’est quoi cette tenue, d’abord ? Depuis quand tu t’habilles comme les Garùns ? » Elle releva les yeux vers sa chevelure grise. « Mmpf, et ça… déjà que c’était pas terrible en bleu…
― Ça va finir par redevenir noir, et j’espère bien que ça le restera. Ravi de te revoir aussi. »
Tous deux se regardèrent et éclatèrent de rire. Il fallait au moins reconnaître à la jeune Pirate un don pour déconcerter les gens et leur changer les idées. Puis, sans ajouter un mot, elle le prit par la main et le tira vers l’extérieur. Sitôt qu’il fut sorti de la sorte de cabane abritant la machine, une voix s’éleva dans son esprit.
« Sois le bienvenu sur ces terres dont je suis le gardien, Enfant des Nuées. Tu me vois ravi de te rencontrer enfin. »
Son regard se posa sur le tronc de l’Arbre Pensant, puis s’éleva vers les branches. La créature végétale était véritablement immense, comparé aux petits humains qu’ils étaient. « Salut à toi, Maejùnn. Le plaisir est partagé. »
Lawn se retourna vers lui. « Bon, maintenant que les présentations sont faites, il y a quelqu’un qui a très envie de te revoir. » Puis, souriante, elle se dirigea vers une autre cabane assez semblable à la première. « Eh, petite tête, devine qui est arrivé ?
― Seth ! » Thenn accouru vers eux et sauta à son tour au cou de l’adolescent. « Salut bonhomme. Tu vas bien ?
― Super ! Et toi ?
― Maintenant que je suis là, tout va bien. » Il lui passa la main dans les cheveux, puis le reposa au sol. « Je viendrai jouer avec toi tout à l’heure, d’accord ? Pour l’instant, il faut que je parle avec ta sœur…
― Des trucs de grands, c’est ça ?
― Exactement.
― Moi, j’espère que je serai jamais grand. C’est nul, de grandir ! » Et après leur avoir tiré la langue à tous les deux, il partit en courant pour retrouver ses jouets.
« Alors, la guerre a commencé ?
― Pour de bon, cette fois, oui. L’Empire entier s’est réveillé. Et comme les Garùns ont l’air d’avoir trouvé de nouveaux alliés, il y a de quoi faire…
― Les Shalezzims… ?
― Une partie nous a rejoint, les autres sont toujours avec eux. Du coup, c’est moins évident de repérer les couleurs de cheveux bizarres. Tiens, d’ailleurs, en parlant de cheveux bizarres, il y a quelqu’un qui veut te voir.
― Daniel ? Il est ici ?
― Il est arrivé un moment avant toi.
― Il peut encore attendre un peu, je pense. Continue de raconter : j’ai loupé quoi ?
― Quelques batailles, surtout du côté de Yorus, et un peu dans le sud de Tieffla. Le reste de l’Empire s’en sort mieux, pour l’instant.
― Et ici ?
― Ça a un peu chauffé sur l’Océan, surtout vu que les Arnamiens ont officiellement rejoint les Garùns, mais ils n’ont jamais réussi à revenir jusqu’à Corannea.
― C’est déjà ça… et notre groupe ?
― Tous rentrés sains et saufs. Tred s’intègre comme il peut. Pénombre est devenu un genre d’héroïne, après les Guards et la Colonne d’Alarme. Et Ryan est reparti pour Jihdea, histoire de leur proposer d’intervenir pour de bon. D’ailleurs, on doit partir le rejoindre dans un moment, le temps qu’ils installent un chemin de lumière là-bas. Ils commencent à en mettre partout où ils peuvent, au cas où. »
Seth et Lawn restèrent ainsi un long moment à discuter, après quoi la jeune femme le guida à l’écart de la partie « habitée » de l’île. Un jeune homme –il semblait avoir à peine plus d’une vingtaine d’années– attendait sur une plage, vêtu d’une tenue de voyage. Ses cheveux, comme l’avait décrit l’enfant lors de sa précédente visite à Corannea, étaient d’un bleu plutôt foncé, parsemés de mèches dorées. Le plus étrange était que cela semblait être leur couleur naturelle, et non le fruit d’une teinture. Debout face à la mer, il était occupé à écrire dans une sorte de livre blanc, mais se retourna lorsque le jeune homme commença à approcher.
« Bonjour, Seth. Je suis Dhann’Yielsægar –Daniel dans votre langue.
― Ta voix… » La Tour de l’Observatoire revint soudain à la mémoire du jeune homme, ainsi que le message qui y avait été enregistré. L’homme aux cheveux bleus sourit.
« Oui, c’est bien moi qui ait laissé ce message.
― Tu ne peux pas être aussi vieux…
― Alors disons l’un de mes prédécesseurs. Le peuple du Bois d’Argent –de Fadriath, si tu préfères– n’est pas soumis aux mêmes règles que vous, pour ce qui est du passage du temps. Mais nous ne sommes pas là pour parler de cela, si ?
― Donc c’est toi qui as écrit la prophétie ?
― Une prophétie ? Cela n’a jamais voulu en être une. Mais je t’accorde qu’elle en avait peut-être l’aspect… et le rôle, puisque d’une manière générale, les prophéties sont très efficaces non pas pour annoncer, mais bien pour provoquer ce qui arrive.
― C’est ce que tu voulais ? Provoquer tout ça ? »
Il secoua la tête. « Pas ce que je voulais… ce que je pensais être mon devoir de faire.
― J’ai un peu du mal à suivre…
― C’est par moment un peu confus pour moi aussi. Revenons au tout début, si tu veux bien : comme tu as du le deviner, tout ceci est lié à la vieille légende shalezzime de l’armée d’outrecieux. Il y a quelques millénaires, avant la fin du temps des Guards, quand Angska était encore une grande et magnifique cité aux portes du désert. Nous autres Fadrans étions… beaucoup moins discrets, à l’époque.
― Il me semble que de vieilles légendes shalezzimes parlent de vous…
― C’est possible. Nous avons eu beaucoup d’influence sur de nombreux peuples, et en particulier sur celui des enfants de Shale. Je crois que c’est pour nous ressembler qu’ils ont prit l’habitude de se teinter les cheveux ainsi. Bref, un jour, cette fameuse armée est arrivée à portée de la Planète. Le Démon du Désert n’y était d’ailleurs pour rien, contrairement à ce que dit la légende : si malveillant qu’il ait pu être envers les Shalezzims, Dÿnjrà n’aurait pas eu le pouvoir de les guider vers Hera. Ils sont venus seuls, parce qu’Hera se trouvait sur leur route.
― Qui étaient-ils ?
― Une bande de pillards de l’espace. Profitant d’une certaine supériorité technologique sur la plupart des peuples de cette galaxie, ils avaient déjà ruiné plusieurs planètes dans leur errance guerrière, et comptaient désormais s’en prendre à celle-ci. Hera ne disposait, à l’époque, de rien qui aurait pu lui permettre de se défendre contre leur armement, mais ne nous voulions pas les laisser détruire ce monde.
― Qu’avez-vous fait ?
― Nous avons fabriqué une arme. La plus puissante que nous pouvions imaginer. Une arme qui pourrait éradiquer à jamais l’armée d’outrecieux… mais qui risquait également de se retourner contre ceux qui la maniaient.
― …le Néant.
― Mon peuple porte sur ses épaules la responsabilité d’avoir créé ce monstre. Il atteignit son but, mais Angska fut rasée de la carte en même temps qu’eux.
― Mais une fois sa tâche accomplie, vous n’avez pas détruit le Néant.
― Nous aurions dû. Les armes que l’on crée pour vaincre de grands périls devraient toujours être détruites dès que ces périls ont été vaincus. Mais dans notre hâte, nous n’avions pensé qu’à le créer, non à ce que nous en ferions une fois son œuvre accomplie. Nous ne sommes pas les seuls : nombreux sont les peuples qui, croyant avoir trouvé une solution à tous leurs problèmes, oublient de se demander quels nouveaux problèmes posera cette solution, et se retrouvent ensuite à devoir en gérer les conséquences pendant de nombreuses générations. Ne pas être les seuls à commettre l’erreur ne la rend cependant pas moins grave.
― Qu’avez-vous fait, alors ?
― La seule chose qui nous semblait raisonnable : nous l’avons enfoui loin sous la surface, espérant que le temps finirait par en venir à bout pour nous.
― Cela ne s’est pas produit.
― Le Néant est une arme terrible, Seth, que le temps ne suffira pas à éradiquer. Nous autres Fadrans, nous considérons que ce monde est comme une sorte de gigantesque livre, dans lequel chacun de nous écrit sans cesse sa propre Histoire. Ce que nous avons créé, c’est une gomme capable d’effacer impitoyablement d’un simple coup n’importe laquelle de ces Histoires. Et avec quoi peut-on gommer la gomme elle-même ?
― Alors cette prophétie…
― Une recette. Une recette dans laquelle j’ai, au bout de longues recherches, consigné tous les ingrédients qui, une fois réunis, permettraient de créer un être qui saurait s’opposer au Néant.
― …moi.
― Oui, toi, Seth. J’avais laissé plusieurs exemplaires de cette recette à différents endroits. L’un d’entre eux se trouvait à la Bibliothèque de CastelAmbre, et une jeune princesse du nom d’Aelyn l’y a découvert. Elle est alors venue me trouver pour me dire qu’elle était prête à réaliser cette recette. J’ai tenté de l’en dissuader, sachant quelles en seraient les conséquences sur elle, mais le moins que l’on puisse dire est que c’était une femme têtue. Elle avait prit sa décision, et je n’ai jamais réussi à l’en faire douter.
― Alors Maman a…
― Oui. Elle s’est rendue dans le sud de Yorus, où elle s’est laissée capturer par une bande de pillards Garùns, afin d’approcher leur chef. Elle s’est débrouillée pour séduire Enabas, et pour attendre un enfant de lui. Puis elle s’est enfuie, et est parvenue à retrouver les ruines d’Angska, où elle a patiemment attendu ta venue au monde, afin que tu bénéficies, le moment venu, du droit de réveiller Shale. Elle t’a ensuite mené dans les collines aux dragons, où elle a fini par se laisser tuer par Enabas. Et ce n’est là encore que la partie de ce qu’elle a fait dont parlait le message de la Tour de l’Observatoire. Ta mère était une femme extraordinaire, Seth, et si nous parvenons enfin à nous débarrasser du Néant, ce sera avant tout grâce à elle. »
Seth réalisa en écoutant cela que Tania l’avait déjà compris depuis bien longtemps, et qu’elle avait à son tour fait son possible pour que ce qu’Aelyn avait commencé puisse se terminer. « Elle n’a pas pu tout faire seule. Tu l’y as aidé. » Ce n’était pas une question.
« En effet. Après la destruction d’Angska, mon peuple a décidé qu’il ne lui revenait plus d’intervenir directement dans les affaires de votre monde, ni d’aucun autre. Que nous devions réduire le plus possible notre influence sur vous, afin qu’il ne nous arrive plus jamais de créer un nouveau Néant. Mais je porte, plus encore que n’importe quel autre Fadran, la responsabilité de celui-ci, et j’ai décidé de transgresser à cette règle pour vous venir en aide. J’espère avoir moi aussi fait le bon choix. C’est moi qui ait, notamment, suggéré aux parents de Pénombre une promenade aux abords du Temple un peu avant sa venue au monde, afin que l’un d’entre vous soit en mesure de réveiller les Guards de Leeshan. Moi encore qui ai convaincu ce cher vieux Balthazar de sortir de sa retraite et de fréquenter une certaine demoiselle.
― À quoi servent les armes ?
― À rien, sinon à vous convaincre de votre propre importance. Tu as vu l’effet de la hache sur Lawn, et l’épée de ta mère doit te faire ressentir quelque chose du même ordre. L’arc d’Esùn a permis de dissiper les doutes de Novan, et la lance de Ryan lui a donné le courage de convaincre la Cour d’Ambre. Quant au bâton de Pénombre, il a incité Cartes à prendre la jeune femme pour élève.
― Et la baguette de Mordred ?
― La seule qui semble avoir une réelle importance, et aussi la seule que je n’avais pas prévu. Je n’avais jamais prêté une grande attention à la légende des Sorciers d’Avalon, avant cela, et je pensais qu’il ne s’agissait que d’un vieux mythe. Je découvre que non seulement une partie au moins en est réelle, mais qu’elle renferme un pouvoir capable de faire ce que je croyais hors de portée. Il faudra que j’étudie la question.
― Enabas… disait que je devais devenir comme lui pour pouvoir le vaincre.
― Tu n’en as pas besoin, et au contraire, cela ne ferait que l’aider. Il tient plus à sa propre vie, je pense, qu’il ne veut s’en donner l’air, mais te convaincre de lui ressembler lui aurait permit de t’abattre beaucoup plus facilement, car aussi fou qu’il soit, il connaît ses propres points faibles. Il avait cependant raison sur un point : tu dois accepter le lien qui vous unis, car il peut également te donner de l’emprise sur lui. Être de son sang, disposer de certains de ses pouvoirs, cela te permettra de l’affronter plus efficacement, sans que tu n’aies besoin de devenir pareil à lui.
― ArkSeth…
― Ne rejette pas ce nom simplement pour celui qui te l’a donné. Dans la tradition garùne, le préfixe Arkh- (ou parfois Ark-) était accolé au nom des Arkhènes. Ces sorciers étaient autrefois des érudits, passionnés par toute chose, toujours près à transmettre leurs connaissances à ceux qui le désiraient, et à espérer le meilleur de chacun. Lorsque le Néant a envahi le désert, ils ont été ceux que l’on a chargé de le retenir. Lorsqu’Enabas a accédé au pouvoir, il a revendiqué le titre d’Arkhène, mais il a vidé ce mot de son sens et en a fait les alliés du Néant plutôt que ses adversaire. Tu mérites ce titre beaucoup plus que lui.
― Il y a un autre nom qu’il a mentionné… il a parlé de quelqu’un qui s’appelle Nihil. »
Pour la première fois, Daniel baissa la tête. « Je ne peux pas tout te révéler, Seth… pas encore. »
Puis il releva les yeux et contempla le large un instant. « Les Ombres se sont mises à danser une sorte de gigue, et le destin de ce monde dépend de chacun de leurs pas. Cela n’était que le début, et l’hymne des batailles qui commence à s’élever sera celui qui résonnera pour les quelques temps à venir. L’Histoire n’est pas encore finie. »