§ Posté le 22/05/2020 à 15h 14m 29
Le moins qu'on puisse dire est que cette semaine a été… intéressante. Elle a vu deux décisions notables dans deux affaires assez importantes portées par la Quadrature du Net et quelques associations amies (la Ligue des Droits de l'Homme dans le premier cas, et la Fédération des fournisseurs d'accès à Internet associatifs (accompagnée de quelques unes de ses assos membres) dans le second). Chacune de ces deux décisions était une victoire ; mais une victoire qui peut laisser un arrière-goût désagréable, et nous conduit à nous reposer cette vieille question : faut-il voir le verre à moitié vide, ou à moitié plein ?
Commençons par un petit rappel des différents acteurs dont on va parler (vous trouverez une explication un brin plus détaillée par ici) : en France, contester une décision de la puissance publique se fait auprès du tribunal « administratif » (par opposition au tribunal « judiciaire », qui s'occupe de sanctionner nos actions à nous).
Il y a un tribunal administratif par zone géographique pour contester les décisions des autorités locales (mairies, préfectures…), et pour ce qui est de l'action de notre gouvernement (décrets d'applications des lois…), il faut directement attaquer auprès du Conseil d'État. Ce dernier est aussi celui qui reprend l'affaire quand on veut contester la décision d'un tribunal administratif classique.
Lorsque l'on considère que le problème vient de la loi (rappelons que, si les décrets pris par l'exécutifs doivent être conformes à la loi, celle-ci doit être conforme à la constitution, qui comprend notamment la DDHC de 1789, ainsi qu'aux traités internationaux, dont le droit de l'Union Européenne), il est possible de demander au Conseil d'État de consulter, avant de prendre sa décision, une autre cour suprême, le Conseil Constitutionnel, par le biais d'une « question prioritaire de constitutionnalité ».
Ces deux conseils vont intervenir dans ce dont nous avons à parler aujourd'hui, chacune pour l'un des deux points.
Le premier d'entre eux est le recours contre l'usage de drones, par la police parisienne, à des fins de surveillance pendant les mesures de confinement (et de déconfinement) dues à la pandémie. Ce déploiement s'est fait hors de tout cadre juridique et constituait un traitement de données personnelles (au sens du RGPD, comme toute opération de vidéosurveillance) manifestement illégal, les conditions requises n'ayant pas été remplies.
La décision d'utiliser des drones munis de caméras a été prise indépendamment par plusieurs préfectures, sans décision spécifique de l'administration nationale : cela relève donc des différents tribunaux administratifs concernés. L'équipe salariée de la Quadrature du Net étant basée à Paris, c'est auprès du tribunal administratif parisien que le recours a été formulé, et celui-ci… a décidé de laisser faire, en ignorant purement et simplement une bonne partie des arguments juridiques formulés. Cette décision étant tout sauf satisfaisante, l'affaire a donc aussitôt été portée devant le Conseil d'État.
Celui-ci a donc rendu sa décision lundi dernier, et sans surprise, il nous donne entièrement raison. Certaines personnes, peu habituées à ce type de décisions ou ayant lu le texte un peu trop rapidement, ont cru y voir une victoire de façade, supposant que le Conseil d'État aurait légitimé le principe général de la surveillance par drones, mais simplement sanctionné la façon dont ça a été mis en place, donc la forme.
Une lecture plus attentive, tou·te·s nos juristes sont d'accord sur ce point, lève cette inquiétude : ce que le juge administratif a considéré comme légitime, c'est la finalité, à savoir faire respecter les règles de confinement, mais il souligne tout de même que les mesures employées ne sont pas « proportionnées » (dit autrement : cette surveillance par drones est illégale même si elle vise à faire appliquer la loi). C'est la procédure de vérification habituelle : d'abord évaluer l'objectif, puis, si celui-ci est bien légitime, examiner la façon de faire, qui était le problème ici.
Bien que seuls les drones parisiens aient été considérés en l'espèce, les conditions de déploiement dans les autres villes ont été à peu près les mêmes, et cette pratique est donc bien illégale partout. Tout va bien.
Pourquoi, alors, y voir des demi-teintes ? Pour plusieurs raisons : d'abord, il a fallu aller jusqu'au Conseil d'État, le tribunal administratif ayant choisi d'ignorer les arguments formulés. Ce qui n'est pas d'une gravité extrême, puisqu'il y a tout de même moyen d'aller plus loin (ce que nous avons fait), mais c'est quand même assez gênant.
Ensuite, il y a le fait que la « bonne façon de faire » demandée par le Conseil d'État soit finalement assez faible : un simple décret prit après avis de la CNIL. C'est assez pour être contraignant, au sens où la police ne peut pas décider d'avoir recours à ce type de pratiques de son propre chef (et un décrêt est quelque chose qu'on peut attaquer le cas échéant), mais ça reste quand même un encadrement plutôt léger.
Enfin, et surtout, il y a le rôle de la CNIL en question : comme le souligne Benjamin sur Twitter, cet organisme officiel, initialement mis en place pour contrôler le fichage par l'état et empêcher celui-ci de devenir abusif, a été assez long à réagir : il a commencé à se pencher sur la question une vingtaine de jours après la Quadrature du Net, mais quoique l'ayant fait avant la décision du premier tribunal administratif, n'a pas su émettre un avis avant la décision finale du Conseil d'État. La situation nous invite donc à vivement questionner les « garde-fous » dont nous sommes censés disposer, qui semble assez inopérants.
Ensuite, il y a la deuxième affaire, celle qui concerne la HADOPI. Ce n'est pas un dossier nouveau : c'est même historiquement le tout premier de la Quadrature, qui a été créée en réaction au projet de loi « Création et Internet » de 2008.
Or, depuis quelques années, le Conseil Constitutionnel (qui avait déjà pris pas mal de décisions allant dans notre sens) avait créé une véritable jurisprudence de sabrage de lois de ce type, interdisant qu'un organisme, quel qu'il soit, ait un accès « open-bar » aux données de surveillance.
Les conditions étaient donc plutôt propices, et nous avons profité d'un autre recours devant le Conseil d'État pour poser une question prioritaire de constitutionnalité, espérant en finir enfin avec ce vieux serpent de mer (qui, malgré les problèmes qu'il pose en terme de droits humains et son impact globalement négatif sur la rémunération des artistes, n'en coûte pas moins assez cher, chaque année, aux contribuables).
Vous retrouverez ici la superbe plaidoirie d'Alexis à ce sujet, et nous étions donc tout ce qu'il y a de plus confiant·e·s sur le résultat au moment où la décision du Conseil Constitutionnel est tombée ce mercredi. Et elle avait bien, à première vue(1), les apparences d'une franche victoire…
…malheureusement, à y regarder d'un peu plus près, les choses sont un peu moins évidentes, et il a fallu modifier le communiqué enthousiaste initialement paru. Si elle sabre bien quelques uns des aspects les plus problématiques du fonctionnement de la HADOPI, faisant que celle-ci va vraisemblablement cesser d'exister sous sa forme actuelle, la décision du Conseil Constitutionnel est beaucoup plus nuancée sur le reste du texte concernée.
Le législateur, ayant ces dernières années une fâcheuse tendance à nous pondre des lois pas spécialement respectueuses des droits humains, se servira sans doute de ces ambiguïtés pour tenter de doter un nouvel organisme de pouvoirs proches de ceux de la HADOPI (transférer les activités de celle-ci vers le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel était de toute façon dans les cartons législatifs depuis un moment).
Ce qui signifie donc que la victoire décisive que nous espérions n'est en fait qu'une victoire d'étape : il nous faudra continuer de lutter à ce sujet. Encore. Cela commence par la poursuite de la procédure, qui, maintenant que le Conseil Constitutionnel a rendu sa décision, va reprendre auprès du Conseil d'État. Cela passera ensuite par attaquer les nouvelles dispositions problématiques à mesure qu'elles arriveront.
C'est un travail de longue haleine, mais ça fait maintenant douze ans que la Quadrature du Net s'y livre, et il n'est pas question de s'arrêter là.
Alors, certes, le verre n'est pas plein. Il n'empêche qu'après ces deux (demi-)victoires successives, arrivées à deux jours d'intervalles, il contient quand même une certaine quantité d'eau (ou de quelque autre liquide dont vous voudrez bien le remplir pour fêter ça).
On peut passer du temps à se réjouir du niveau qu'a tout de même atteint ce liquide (et ça fait du bien au moral de le faire). On peut rester à déprimer en regardant toute la partie qui n'en contient pas encore (ce qui n'aidera pas spécialement à aller plus loin).
Mais on peut aussi considérer que la partie « vide » ne l'est jamais vraiment : elle est pleine d'autre chose, comme l'air. De la même manière, ce qui ne va pas dans ces décisions n'est pas un échec : c'est ce qui va nous apprendre à faire mieux la prochaine fois.
Tant que vous nous permettez de continuer, c'est ce que nous allons faire. Et à la fin, c'est nous qui gagnerons. Parce qu'entre temps, nous aurons changé le monde.