§ Posté le 22/01/2018 à 16h 10m 37
Une petite mésaventure récente qui me laisse perplexe, et pour laquelle j'aimerais bien quelques avis de votre part.
Dans une communauté que je fréquente plus ou moins assidument depuis pas mal de temps maintenant, nous nous réunissons physiquement régulièrement pour travailler à la suite. Mais se réunir physiquement n'est pas toujours spécialement pratique : il arrive à peu près à chaque fois qu'une personne ou une autre ne puisse pas se déplacer sur toute la durée de la réunion, bien qu'elle puisse éventuellement être ponctuellement disponible à distance.
Cela fait donc quelques années que j'évoque l'idée que nous nous dotions d'outils d'audioconférence. J'ai proposé pour cela d'utiliser Mumble/murmur, un outil libre assez pratique et que j'utilise pas mal dans d'autres cas.
On a même fini par mettre ça en pratique : ça fait deux ou trois réunions qu'une personne qui n'a pas pu venir peut néanmoins suivre et intervenir, en fonction de ses dispos, pendant qu'on parle de ce qui lui importe.
Ça semblait jusque là satisfaire tout le monde, sans pour autant que la façon de faire ne suscite d'enthousiasme majeur.
Récemment, une personne de cette communauté a proposé de nous fassions des points un peu plus fréquents, mais, pour éviter d'avoir à se réunir physiquement à chaque fois, de ne faire ça que par audioconférence.
Sur le principe, c'est assez cool, et ça rejoint ce que j'essayais de suggérer jusque là, donc à première vue, tout va bien… sauf que cette personne propose d'utiliser pour cela le logiciel Discord. Or, il se trouve que ce logiciel me pose un certain nombre de problèmes d'ordre éthiques.
Pour synthétiser rapidement : le protocole de communication utilisé par Discord fait que tout ce que vous dites transite par les machines de l'éditeur du logiciel, sans aucune garantie sur ce qu'ils en font. Vous n'avez même pas le choix du logiciel à utiliser : il faudra nécessairement passer par le leur, qui n'est évidemment pas sous licence libre. Un problème d'intimité numérique à peu près assuré, et il se trouve que c'est précisément contre ça que je me bats dans la plupart de mes engagements associatifs.
Mais il y a eu récemment quelques débats assez houleux dans cette communauté et je n'ai pas envie d'en causer un de plus : je me contente de signaler sobrement que, si je trouve l'idée assez chouette, je n'utiliserai pas ce logiciel-là (mais je signale rapidement au passage qu'on peut utiliser Mumble comme on faisait jusque là).
Une personne à sensibilité libriste (même si moins affirmée que la mienne) me demande quelques précisions, et évoque au passage un souci d'accessibilité : l'un des membres du groupe est malvoyant, le logiciel utilisé ne doit pas être gênant dans son cas. Discord semble au moins avoir l'avantage d'être un bon élève sur ce point ; mais Mumble l'est tout autant de son côté.
Sans grande surprise, la plupart des autres personnes qui interviennent ignorent purement et simplement mon intervention : on a suggéré Discord, les personnes qui connaissent (une minorité, semble-t-il) témoignent que ça leur semble pratique, les autres veulent bien tester, mais personne ne se met en tête ne serait-ce que d'essayer Mumble, malgré l'avis positif d'une personne à qui je l'avais fait tenter personnellement.
Ce qui m'a touché, dans l'affaire, c'est que l'un des intervenants a cru bon de me reprocher mon refus en se plaignant que je pose un « ultimatum », et en déclarant qu'il ne fallait surtout pas passer des jours à débattre des outils utilisés en invoquant pour cela « le bien de la communauté ».
Il se trouve d'ailleurs qu'un peu plus tôt dans la conversation, quelqu'un d'autre avait proposé d'utiliser Skype plutôt que Discord, et cette même personne refusant maintenant de débattre des outils n'avait à ce moment pas trouvé problématique de donner son avis sur cette alternative-ci, comme d'autres l'ont fait ensuite sans que ça ne semble gêner personne.
Pour Skype, proposé par l'un des membres de la communauté par simple préférence personnelle, il y avait des arguments (lourdeur du logiciel et débits utilisés, essentiellement) ; pour Mumble, proposé pour des raisons éthiques et déjà utilisé en pratique plusieurs fois, il n'y a eu qu'une fin de non-recevoir.
Alors bon. Peut-être suis-je le méchant de l'histoire : après tout, c'est moi qui refuse de me plier aux choix des autres. Mais j'aimerais quand même bien qu'on me donne quelques arguments.
Je suis habituellement le premier à dire que les libristes doivent aussi apprendre à faire des compromis, selon la situation. Mais je ne vois pas en quoi accepter d'utiliser Discord serait un compromis, en l'occurrence : je serais le seul à faire des efforts dans l'affaire, sans contrepartie aucune, sans qu'aucun argument pour m'y inciter ne m'ait été proposé, et alors que les raisons qui m'incitent à ne pas le faire sont simplement ignorées.
Certes, un certain nombre de personnes (dont celle qui est malvoyante) utilisent déjà Discord et c'est donc plus pratique pour elles de ne pas changer. Mais un grand nombre ne s'en sont jamais servi et ce côté « pratique » est donc assez limité. Le point, à mes yeux, est surtout le refus catégorique d'envisager la possibilité de faire autrement, alors même que j'avais proposé l'autre solution bien avant.
En y réfléchissant, je pense que l'on pourrait comparer la situation à celle d'un groupe cherchant où diner, avec une personne végétarienne dans le lot : si le restau choisi ne propose que des plats constitués essentiellement de viande, il me paraît normal que la personne végétarienne réponde que le repas se fera alors sans elle, à plus forte raison si le groupe a déjà eu l'occasion de manger ailleurs. Et ce, sans faire de reproches aux autres pour leurs habitudes alimentaires.
(On pourrait d'ailleurs porter le parallèle plus loin en comparant le problème d'accessibilité à un souci d'allergie, les deux restaus ayant au moins un plat sans danger à ce niveau, et l'éventualité de Skype à quelqu'un préférant manger dans un fast-food, proposition rejetée par les autres pour des raisons diététiques. L'histoire doit pouvoir se filer complètement.)
Dans les deux cas, la personne qui a une éthique personnelle que ne partage pas le reste du groupe n'a que deux choix : sacrifier ses principes sans contreparties, ou passer pour celle qui remet en cause la cohésion du groupe.. N'est-ce pas pourtant le groupe qui refuse de prendre en compte ce qui importe pour elle ?
Il y a plusieurs années de ça, Grünt avait publié un article (qui ne semble malheureusement plus en ligne actuellement, ou en tout cas je ne le retrouve plus) qui traitait de l'« intégrisme » habituellement reproché aux libristes.
Les outils de discussions n'étaient pas les mêmes à l'époque, mais le problème ici évoqué restait le même : la personne libriste qui refuse d'installer un outil posant problème vis-à-vis de l'intimité numérique est critiquée par les gens qui utilisent habituellement cet outil et perçue par eux comme la seule à être fautive.
Pourtant, à bien y réfléchir, qui impose quoi, dans l'affaire ? La personne libriste demande d'abord à utiliser un protocole ouvert, qui peut tourner sur n'importe quelle machine, et peut généralement être utilisé par plusieurs logiciels (en l'occurrence, je ne connais pas d'alternatives à Mumble sur ordinateur de bureau, mais on m'a dit beaucoup de bien du client Plumble pour les ordinateurs de poche). Et dispose d'un argumentaire éthique pour justifier ce choix : que l'on soit ou non d'accord avec, il n'empêche que les arguments existent.
De l'autre côté, la solution proposée nécessite un protocole fermé, qui nécessite de passer par les machines des éditeurs du service et par aucune autre, et qui de plus requiert l'installation de l'unique logiciel capable de communiquer par ce protocole. Et ce, avec pour seul « argument » un confort d'utilisation, qui n'a pas plus de raisons d'être partagé que le raisonnement éthique.
Dans les deux cas, il faut se fixer sur un protocole, de la même manière que l'on va devoir se décider sur une langue dans laquelle communiquer. Mais les possibilités d'ajustement sont beaucoup plus importantes d'un côté que de l'autre, et les exigences de la personne libriste sont en fait considérablement moins grandes que celles des autres. Qui, dès lors, est intégriste ?
Depuis l'époque de cet article, je m'étais enfermé dans une sorte de bulle de confort : la plupart des gens avec qui j'avais besoin de communiquer à distance étaient eux-mêmes libristes ou un minimum sensibilisés à la question, et passer par des outils comme Mumble convenait à tout le monde (La seule problématique relativement récente dont je me souvienne était entre Mumble et Jitsi, qui, tout aussi libre, est un outil de visioconférence et me posait donc à ce moment les sus-mentionnés problèmes de lourdeur et de débit).
Une bulle de confort qui éclate, c'est toujours douloureux, mais souvent nécessaire : sans doute fallait-il que je me rende compte à un moment ou à un autre que le reste du monde utilise d'autres outils. J'aurais simplement préféré que cet éclatement ne vienne pas de gens dont l'avis compte pour moi et dont j'imaginais que le mien pouvait compter autant à leurs yeux.
Il se trouve que je suis habituellement assez résistant à la pression de groupe : passer pour le méchant de l'histoire me dérange, mais ne me fera sans doute pas changer d'avis. Les reproches sans le moindre semblant d'arguments auraient même plutôt tendance à me pousser à m'entêter.
Mais s'il y a véritablement des arguments pertinents à avancer sur cette question, j'apprécierais de les entendre, histoire d'avoir la possibilité de réviser ma position en fonction d'eux. Je suis une tête de mule, certes, mais à l'esprit ouvert.
Oh, une précision : pour les gens qui savent à qui je fais référence ici, merci de ne pas les nommer, en tout cas publiquement. C'est un problème interne, et je ne tiens pas à leur jeter l'opprobre ou à faire de la mauvaise publicité à cette communauté pour ce type de raisons.