§ Posté le 10/11/2014 à 1h 09m 49
On considère souvent le nazisme comme étant la pire des idéologies, et cela amène parfois à des comparaisons fichtrement maladroites. Je parle bien sûr du cas décrit par la loi de Godwin ; mais plus généralement de tout ce qui relève de l'expression « Reductio ad Hitlerum ».
Grosso-modo, l'idée en est que, puisqu'Hitler était un monstre, tout ce qu'il a pu dire ou faire était nécessairement mauvais, et toute personne partageant avec lui le moindre point commun pourrait se voir gratifié au besoin d'une odeur de soufre souvent utile pour éviter de devoir prendre en compte ses propos.
Hitler était végétarien, après tout, donc tous les végétariens doivent être des monstres eux aussi(1), pas vrai ? Et, comme je le disais dans l'autre article en paraphrasant na kraïou, s'il s'avère qu'il portait des caleçons à fleurs, évitons d'en porter nous-mêmes.
Ce genre d'argumentaires présente évidemment énormément de soucis, le plus flagrant d'entre eux étant qu'Hitler n'était pas un monstre, mais bien un être humain. Un être humain qui, certes, est à l'origine de massacres parmi les plus atroces perpétrés par notre espèce, mais un être humain tout de même(2).
Même devenu ce dictateur envoyant froidement des milliers de personnes à la mort, il conservait toute son humanité envers ses proches et ceux qui l'entouraient. Je ne peux à ce sujet que vous inciter à regarder le film Der Untergang (La Chute en français), l'un des chefs d'œuvres du cinéma allemand(3).
Mais assez parlé de ce triste sire, et regardons plutôt ce qui se passe tout à l'autre bout : au rayon des personnes à qui on renie leur humanité pour des raisons plus positives.
Albert Einstein, qui, sur la fin de sa vie, se présentait me semble-t-il comme un vieil excentrique connu essentiellement pour ne pas porter de chaussettes, est désormais globalement considéré comme récipiendaire d'une sagesse universelle, permettant de donner du poids à tout et n'importe quoi juste en avançant que ça aurait pu venir de lui.
Entre autres fausses citations qui lui sont attribuées, il y en a par exemple une disant que, si les abeilles disparaissaient, les humains suivraient rapidement. Quand bien même aurait-il dit ça que ça n'aurait pas grande valeur, son travail n'ayant jamais été d'étudier les rapports entre humains et abeilles – ce qui ne veut bien pas dire qu'il ne faudrait pas se préoccuper du sort de ces dernières.
J'avais d'ailleurs déjà rapidement évoqué l'importance du domaine de spécialité.
D'autres personnes ont tendance à être montées en idoles, comme s'il était impossible qu'elles puissent être prises en défaut. Pierre Desproges, a tendance à être mis en avant comme l'icône de l'humour intelligent et irrévérencieux, dont il ne serait pas possible de se plaindre sans être un dangereux censeur dénué de toute forme d'humour.
Pierre Desproges était pourtant, lui aussi, un être humain, ni plus, ni moins : s'il avait un génie des textes devant lequel je ne puis que m'incliner, il lui arrivait également parfois quelques maladresses. J'en veux notamment pour preuve que sa citation la plus célèbre reste mal comprise par la plupart des gens qui s'y réfèrent(4).
Et même s'il lui est arrivé des interventions magnifiques sur des sujets divers (j'apprécie tout particulièrement ce sketche), il lui est également arrivé de sortir des choses authentiquement douteuses. Desproges était un être humain, et en tant que tel, il est légitime de ne pas être d'accord avec tous ses propos (je ne suis pas le seul à le souligner [Lien mort, voir ci-dessous]).
Dans un tout autre registre, Richard Stallman, fondateur du mouvement du logiciel libre, est un type tout à fait remarquable pour son intégrité et sa cohérence. Il ne transige pas avec ses principes, et l'existence de gens tels que lui est essentielle à ce genre de mouvements militants.
Néanmoins, Stallman est également un type qui a des positions dérangeantes sur certains autres aspects, comme Mar_Lard l'a souligné dans son article traitant du grave problème de sexisme dans la communauté geeke.
Pour avoir assisté à son intervention aux dernières Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, et à certaines réactions qui ont suivi de la part des néophytes ayant entendu son discours, je sais aussi que celui dont je vantais autrefois la capacité à faire comprendre les enjeux du logiciel Libre au grand public est aussi susceptible de faire de tels amalgames et de manquer tellement de détails que son discours en devient contre-productif.
Est-ce grave ? Bien sûr que non. Tout être humain a son lot d'avis douteux, de propos maladroits et de comportements irrationnels, et cela fait partie de son humanité. Ce qui est grave est de nier, volontairement ou non, l'humanité chez certains de nos confrères.
Quand il s'agit de former une idole, comme pour Stallman, Desproges ou Einstein, cela conduit à poser une relation d'autorité qui risquerait de tuer la réflexion sur certains sujets, quand la possibilité de remise en cause est essentielle.
Quand il s'agit de former un monstre, comme Hitler, cela conduit à nier la possibilité qu'un être humain que l'on considère comme tel puisse commettre des actes problématiques, ce qui a parfois des résultats eux-mêmes problématiques(5).
Tenez, puisque j'utilise allègrement des extraits du film Le grand blond avec une chaussure noire pour agrémenter la version audio de cet article, je pense au fait que l'illusionniste Gérard Majax y est intervenu(6). Ce qui n'est pas sans me rappeler le cas d'Uri Geller, que Majax a contribué à démasquer(7).
Uri Geller a admis que ses allégations de pouvoirs paranormaux relevaient en fait de la prestidigitation. Combien d'autres charlatans de cet ordre ont piégé et piègent encore des gens ayant perdu de vue qu'ils n'étaient que des hommes ?
Mais j'attire aussi votre attention sur le fait que savoir que les êtres humains sont des êtres humains, avec leurs forces et leurs faiblesses, ne veut pour autant pas dire qu'il soit nécessairement souhaitable de connaître celles-ci.
Passer la vie de quelqu'un à la loupe n'est pas plus souhaitable s'il s'agit d'une personnalité connue, qui n'est d'ailleurs pas forcément connue pour d'autres raisons que le simple hasard, que s'il s'agit d'un individu lambda. Nous avons tou⋅te⋅s des choses à cacher, et le droit à l'intimité est essentiel pour tou⋅te⋅s.
Dans sa chanson Trompettes de la Renommée, que j'ai citée dans un autre article car elle contient également l'une des meilleures définitions de « laïcité » que je connaisse, Georges Brassens, être humain lui aussi, fustigeait la tendance à vouloir connaître les petits secrets de tout le monde.
Il a mon accord plein et entier sur ce point. N'oublions pas que nous sommes tous des hommes ; mais n'oublions pas lon plus que chercher à le vérifier à tout prix et dans le plus infime détail, c'est aussi nier l'humanité.
Nous sommes des hommes, et rien que des hommes. Comme le disait C.S. Lewis dans Le prince Caspian, c'est à la fois un honneur suffisant à redresser la tête du plus humble mendiant(8), et une honte suffisant à courber les épaules du plus grand empereur de la Terre
.