Troisième chapitre

Message 1, par Elzen

§ Posté le 10/09/2013 à 22h 02m 43

III.


« Bien, résumons ce que nous savons. »

Pendant que les domestiques débarrassaient la table, Apenur alla ouvrir l'une des grandes fenêtres de la pièce, pour alléger quelque peu l'atmosphère, puis vint se placer devant la cheminée, tel un maître de cérémonie sur le point de faire son numéro. Nous vînmes nous installer dans les fauteuils disposés là à cet effet, prêts à assister au spectacle. J'avais toujours trouvé curieux ce goût pour la mise en scène que nombre de détectives de roman mettaient en avant, voulant théâtralement réunir un public avant de livrer leurs conclusions ; il était assez amusant de voir la situation se produire dans la réalité.


« La personne sous ce masque, nous a appris le second récit du professeur Holdsom, dispose de certaines compétences en matière d'archéologie, puisqu'elle a eu vent du trafic d'antiquités, et qu'elle a su identifier aisément les pièces du musée qui provenaient de ce trafic. »

Surpris par l'angle d'attaque choisi par Apenur, je décidais d'intervenir.

« Mais nous savons qu'elle est venue faire au moins un repérage préalable ; il est tout-à-fait possible que, prévenue par une tierce personne, elle ait demandé à cette tierce personne de venir identifier les objets pour elle. »

Apenur sourit, l'air nullement perturbé par ma remarque.

« Bonne remarque : tu es certainement intelligent, Victor ; mais je crains qu'il ne te manque encore la connaissance des comportements humains que nous autres, détectives, développons avec le temps. Vois-tu, une personne telle que notre roussette – je suppose que c'est ainsi que la surnomme notre cher professeur ? – est très probablement de nature solitaire. Si elle peut éprouver de l'affection pour les personnes de son entourage, il doit y en avoir bien peu en qui elle ait suffisamment confiance pour les informer de sa seconde identité. Or, pour demander une telle chose, il fallait qu'elle ait une telle confiance envers la personne concernée, car comment, ensuite, celle-ci n'aurait-elle pas fait le rapprochement ? Si elle a fait appel à une tierce personne, il doit alors s'agir d'une personne qui lui est si proche que leurs centres d'intérêts sont communs, et, notre voleuse étant suffisamment intelligente, cela signifie que les connaissances concernées, elle les a acquises elle aussi. Mon assertion semble donc bel et bien résister à cette objection. »

Je ne voyais en effet rien à y redire, bien que je ne sache toujours pas où il voulait en venir. Il ne tarda cependant pas à reprendre.

« Nous pouvons d'ailleurs aller plus loin : elle a découvert aisément les failles de ce vieux musée, qui semblait pourtant à d'autres – vous y compris, avez-vous affirmé, professeur – un coffre-fort imprenable. D'autres de ses affaires ont fourni les preuves d'un talent comparable, parfois même plus impressionnant encore, pour pénétrer dans des endroits pourtant bien clos. Or qui, mieux qu'un archéologue, est qualifié pour ce genre de choses, confrontés que sont nos chercheurs à des tombeaux savamment bâtis dans le but de repousser les pilleurs de tombe ? Celui qui peut, sans crainte, traverser le chemin plein de piège menant au sarcophage d'un antique empereur, ne craindrait certainement pas d'exercer un tel art sur des bâtiments plus modernes. »

Il marqua une pause, savourant manifestement le fait que personne d'autre ne soulève d'objection à ses propos.


« Plus basiquement, nous savons qu'il s'agit d'une personne dotée d'un grand courage et d'un sens aigu du devoir : elle ne se dérobera pas, quoi qu'il arrive. Son sens de la justice, également, est assez affûté pour motiver de tels actes. Et puis, il y a l'arme qu'elle a manié à plusieurs reprises : elle semble être une experte du maniement du fouet. Ces quelques éléments font, je crois, que s'il n'était question de notre Lady Bat, un autre nom nous viendraient, à tous, spontanément en tête. Qu'en dites-vous, professeur ? »

Le professeur Holdsom suivait, comme moi, l'avancée du discours avec beaucoup d'intérêt. La dernière question sembla beaucoup l'amuser.

« Ma foi, si ton propos est de dire que nous devrions associer les deux… j'imagine très mal Paul Narslan porter ce costume. »

Tous les autres participants, jusque là restés silencieux, rirent franchement à cette idée. Les quelques traits de caractère pointés, de même que l'arme de prédilection, correspondaient tout-à-fait au célèbre professeur d'archéologie dont le chapeau feutre et le blouson avaient marqué les esprits ; mais nous savions également que sa carrure ne correspondait pas exactement à celle de la svelte voleuse.


Apenur avait souri, lui aussi, comme s'il s'était attendu à la plaisanterie.

« Moi de même, bien sûr ; mais j'ai donc pris pour point de départ à mes recherches l'environnement proche du professeur Narslan, supposant que notre voleuse, si elle s'était tant inspirée de lui pour bâtir son personnage et en était consciente, aurait auparavant cherché à se rapprocher de lui. D'emblée, la personne de Marie Corbois, la femme du professeur, archéologue comme lui, m'avait apparu comme une candidate tout-à-fait acceptable. Malheureusement pour cette hypothèse, il s'est rapidement avéré qu'elle avait souvent des alibis irréfutables. Ainsi, lors de la première apparition publique de notre voleuse, madame Corbois se trouvait en train d'inaugurer des fouilles d'importance presque de l'autre côté de notre planète.

– Cela semble la mettre hors de cause, en effet. »

Farlory, qui venait de parler, semblait suivre le récit avec la plus grande attention. Je devinais qu'il avait prit très au sérieux la remarque faite par Apenur avant le début du repas – peut-être même était-il venu spécialement ce soir pour juger par lui-même les talents du détective, afin de voir s'il l'engagerait ou non pour son propre compte. Barbara Wayne, elle, semblait se prêter au jeu en cherchant elle aussi à deviner l'identité de notre reine des masques.

« Les époux Narslan ont une fille, je crois. Ne pourrait-ce pas être elle ?

– La question serait de savoir si ce genre de talents – et plus particulièrement, la grande intelligence qui est la leur à tous les deux – serait héréditaire. Qu'en pense notre jeune prodige ? »

Quoique la façon dont Apenur me désignait soit loin de m'être particulièrement agréable, je fis mon possible pour en faire abstraction dans ma réponse.

« Eh bien… en ce qui me concerne… mon père et ma mère sont tous deux très intelligents ; mais si c'est quelque chose qu'ils nous léguaient, je crains que ce ne soit ma jeune sœur Flora qui ait tout récupéré. »

J'eus au moins la satisfaction de les voir sourire à ma remarque.


Le détective récupéra cependant l'attention presque aussitôt.

« Quoiqu'il en soit, j'écartais rapidement cette possibilité, en raison d'un fait très simple : Lucie Narslan, me suis-je renseigné auprès de l'état-civil, naquit voici dix-neuf ans, et cela en fait trois que notre voleuse enchaîne les coups d'éclat. Je doute fortement qu'une adolescente de seulement seize ans ait pu mettre sur pied, seule, tous les éléments nécessaire à ce rôle. Notez que cet argument met également hors de tout soupçon Jeanne Vega, ici présente, bien qu'elle soit présentement une brillante étudiante en archéologie en même temps que notre représentante pressentie aux prochains championnats internationaux de whip cracking – discipline qui demande bien évidemment un grand savoir faire au fouet. »

L'étudiante, assise à mes côtés, avait fortement rougit en s'entendant désigner ainsi, et je réalisais que les convives avaient sans doute été choisis à dessein. Si Farlory évaluait le détective, celui-ci évaluait sans doute des suspectes potentielles. Jeanne Vega mise hors de cause, restait donc Judith et l'autre femme, dont je ne connaissais pas encore le nom. Si elles réalisaient ce fait comme moi, je me demandais comment elles réagiraient vis-à-vis de la maîtresse des lieux de les avoir invitées pour cette raison.


Mais pour l'heure, Apenur, après avoir adressé à l'innocentée tous ses encouragements pour les jeux à venir, s'intéressa justement à la première d'entre elles.

« Nulle autre n'éveillait ainsi mon attention dans son entourage proche, aussi me reportais-je sur la liste de ses étudiantes, que l'Université voulut bien me fournir. Son nom, me semblait-il, devrait ressortir parmi les autres. Et le premier nom sur lequel s'arrêta mon regard fut bien sûr le vôtre, ma chère. »

Il s'était tournée vers Judith, qui le dévisagea ébahie.

« Avant de vous tourner vers votre spécialité actuelle, vous étiez en effet une excellente élève au cours d'archéologie de Narslan. Seul notre cher professeur y rivalisait avec vous ; et cela aurait justifié du même coup que notre professeur ici présent n'intervienne pas pour vous démasquer. »

Tout le monde, en fait, semblait pris de court ; à l'exception notable de mon professeur, qui parvint à contenir son humeur. Sans doute avait-il, lui, anticipé une attaque de ce genre, y compris contre elle.

« Il y a aussi ce signe, qu'elle grave après ses œuvres. Quatre traits représentant, suppose-t-on, une chauve-souris. L'évidence, à les regarder, est de supposer qu'il s'agit d'une lettre M stylisée, mais il pourrait plutôt s'agir d'une sorte de H déformé.

– Tu sais que ce n'est pas plausible, Niels. »

Joseph Holdsom avait utilisé là son ton de professeur, le même qu'il employait pour corriger les hypothèses farfelues parfois proposées par mes camarades de classe. Il ne prit même pas la peine de justifier son propos ; se comportant comme s'il était une évidence que ces soupçons ne tiendraient pas un examen approfondi. Apenur répondit d'un éclat de rire.

« En effet ; qui oserait soupçonner une personne aussi calme, sage, et d'apparence si inoffensive d'être la redoutable voleuse masquée capable de mettre trois hommes hors d'état de nuire en si peu de temps ? Quelle meilleure manière d'écarter tout soupçons que de se comporter, sans le masque, de façon totalement opposée à celle que l'on a quand on le porte ? Notre cambrioleuse, sans doute, y a songé. »

J'hésitais à intervenir tant il me semblait improbable qu'Apenur se trompe à ce point ; Barbara Wayne, elle, sembla avoir moins de doutes que moi.

« Mais voyons, mon cher, le second récit de notre professeur situait clairement Judith et la voleuse sur les lieux du crime, et elle n'aurait pas pu passer ainsi d'un rôle à l'autre. Si le professeur avait été seul témoin, il aurait pu mentir en ce sens ; mais tromper l'agent de police aurait été autrement plus délicat. »


Le maître de cérémonie écouta poliment la maîtresse des lieux, sourire aux lèvres.

« En effet, ma chère ; si j'avais, en arrivant ici, encore eu quelques doutes à ce sujet, ce récit aurait pu me convaincre ; encore aurait-il fallu, malgré toute la confiance que nous portons envers notre cher professeur Holdsom, vérifier le ressenti de ce policier lui-même, car ce témoin providentiel aurait tout aussi bien pu n'être qu'une invention. Mais il était inutile de procéder ainsi, puisque je n'avais aucun doute, bien avant mon arrivée ici, au sujet de votre innocence, Judith, et je vous prie de m'excuser des quelques soupçons que j'ai pu avoir de prime abord. »

Se tournant de l'une à l'autre durant sa tirade, Apenur avait passé les yeux sur la femme qui me demeurait inconnue, et qui était assise entre elles. Ce fut elle qui lui répondit.

« Et peut-on savoir pour quelle raison ces soupçons se sont envolés ?

– Pour la même raison que je ne vous ai pas soupçonnée, ma chère, alors même que je savais, des informations fournies par l'Université, que mademoiselle Sélina Holly avait été, fut une époque, l'assistante du professeur Narslan, comme j'ai été, et comme notre Victor l'est aujourd'hui, l'assistant du professeur Holdsom : tout simplement le manque d'élément déclencheur. »

Ainsi, les trois femmes que la situation avait présentées comme des suspectes possibles avaient été innocentées depuis longtemps. C'est à cet instant que je compris à quel jeu jouait véritablement Apenur, et ce qu'il avait exactement en tête quant à l'identité de Lady Bat.

La dénommée Sélina, cependant, le dévisageait, l'air d'attendre la suite, qui advint en effet.

« Il nous faut maintenant revenir à la raison pour laquelle Marie Corbois m'avait apparu, au premier abord, comme une suspecte des plus intéressantes.

– Ce fameux élément déclencheur dont vous venez de parler ?

– En effet. Nombreux sont ceux qui rêvent de devenir un jour des justiciers masqués tels que notre voleuse ; mais combien passent véritablement à l'acte ? Aucun, parce que l'on ne passe pas ainsi du rêve à la réalité sans une douleur particulière qui abaisse les barrières que nous posons à notre propre volonté pour éviter cela. Il faut un incident grave, pour rendre la chose possible. La femme du professeur Narslan a rencontré un tel événement, quelques années avant leur mariage, lorsque ses parents ont été tués par des brigands. Il n'y a que ce genre de choses qui peut conduire à se façonner ainsi une seconde identité. »

Un silence gêné suivit cette déclaration ; nous savions tous qui était indirectement visé par ces mots.


« Nous recherchons donc une femme intelligente, cultivée ; riche, sans doute, car l'équipement qu'elle utilise est d'assez bonne qualité pour être hors de portée de la plupart des bourses. Cette femme, durant ses études, a probablement suivi le cours d'archéologie du professeur Narslan, et doit disposer d'un emploi du temps lui permettant de s'entraîner aux différents arts martiaux qu'elle maîtrise. Sans doute semble-t-elle, lorsqu'elle apparaît sans son masque, avoir un comportement à l'opposé de celui que l'on prêterait à la cambrioleuse. Mais surtout, l'on doit trouver, dans son histoire personnelle, un drame particulier qui déclencha son comportement, tel que la perte de ses parents dans des circonstances liées au crime qu'elle a choisi de combattre. Une seule et unique personne, dans cette ville, présente simultanément toutes ces caractéristiques ; et cette personne n'est autre que notre hôtesse de la soirée, Barbara Wayne elle-même. »

Le drame ayant frappé, près de vingt ans plus tôt, la famille Wayne, était désormais à l'esprit de tous. Moi-même, qui étais à peine né à l'époque, j'avais entendu de nombreuses fois cette histoire par la suite : les époux Wayne, philanthropes réputés pour les nombreux soutiens financiers qu'ils prodiguaient, avaient été confrontés, à la sortie d'un opéra, à un voleur de rue, qui leur avait dérobé leurs bourses sous la menace d'une arme, avant de les abattre lâchement sous les yeux de leur fille unique.

Celle-ci s'écoutait désormais accuser, blême, sans oser avancer quoi que ce fut pour sa défense.


Aussi fut-ce une autre voix qui s'éleva, posément, mais fermement.

« Votre hypothèse pourrait sembler très intéressante ; il s'avère cependant qu'elle est loin d'être exacte. »

Nous nous retournâmes tous en l'entendant : passant par la fenêtre demeurée ouverte, The Lady Bat, toute vêtue de son sombre costume, venait de faire irruption à nos côtés.

(Suite au décès inopiné de mon précédent serveur, je profite de mettre en place une nouvelle machine pour essayer de refaire un outil de blog digne de ce nom. J'en profiterai d'ailleurs aussi pour repasser un peu sur certains articles, qui commencent à être particulièrement datés. En attendant, le système de commentaires de ce blog n'est plus fonctionnel, et a donc été désactivé. Désolé ! Vous pouvez néanmoins me contacter si besoin par mail (« mon login at ma machine, comme les gens normaux »), ou d'ailleurs par n'importe quel autre moyen. En espérant remettre les choses en place assez vite, tout plein de datalove sur vous !)