Guide de survie en milieu trollifère

Message 1, par Elzen

§ Posté le 28/10/2013 à 13h 25m 22

Avant de commencer cet article, qui s'annonce assez long, une petite définition s'impose : j'appelle troll les débats houleux dans lesquels les différents intervenants semblent camper sur leurs positions sans prendre en compte les arguments de l'autre, ou alors seulement dans le but de les fustiger. Les mauvais débats, en somme, où une bonne partie des intervenants semblent avoir renoncé à rendre les choses constructives.

Certains désignent plutôt par « troll » les intervenants. Il y aurait ainsi, éventuellement, quelques personnes qui débattraient correctement, et puis il y aurait « le troll » (enfin, pas toujours seul), qui débarquerait et commencerait à envenimer les choses. Ça ne me semble cependant pas opportun, dans la mesure où il arrive parfois qu'un débat vire au troll sans qu'il n'y avait véritablement de responsable(s).

D'où, d'ailleurs, cet article pour tenter de vous donner quelques clefs pour désamorcer un peu ce genre de situations.


Je précise au passage que la définition que j'avance ici n'est, bien sûr, pas la seule : ce mot de « troll » est utilisé dans pas mal de cas distincts. L'expression « troller quelqu'un », par exemple, a un sens radicalement différent. Ces autres contextes ont, eux aussi, des problématiques assez importantes à prendre en compte ; mais je m'en tiendrai pour cet article aux cas de ces débats qui « tournent mal ».


On dit souvent que la règle à suivre, face à ces trolls, est de ne pas les nourrir. C'est en effet, souvent, le plus simple ; et parfois le plus efficaces, tant certains intervenants sont obstinés à garder leurs œillères. Mais ça ne l'est pas forcément à chaque fois, et vous aurez peut-être remarqué que je n'applique pas toujours cette règle. À plusieurs reprises, poursuivre la discussion a fini par permettre de concilier les points de vues, ou au minimum de faire en sorte que les différents intervenants se comprennent un peu mieux.

Car en effet, une des premières choses à comprendre, à mon sens, c'est que le problème de la compréhension est assez crucial. S'il m'arrive de jouer avec le sens de certains mots, il n'est en revanche pas rare que les différences de sens ressentis entre les différents participants ne conduisent à des malentendus assez importants. Il n'est malheureusement pas rare d'être d'accord sur le fond, mais que les différences de forme laissent entendre le contraire un certain temps.


Cela peut cependant aller plus loin que les seules nuances de forme : je vous ai déjà parlé du fait que les informations, fondées ou non, dont l'on dispose au début conditionnent notre façon d'appréhender la suite (ce que l'on appelle communément l'« effet Pygmalion » dans le domaine de la pédagogie). Il s'agit là d'un biais particulièrement délicat à éviter.

En lisant les propos de quelqu'un, on se forge un avis sur ses convictions et sa façon de les exprimer, qui conditionnera le reste des propos que nous lirons de cette personne. Parce que nous nous attendons initialement à ne pas être d'accord, voire à trouver les arguments stupides, nous nous conditionnons inconsciemment à le faire, et notre lecture ne donne alors aucune chance aux arguments de nous sembler convainquants.


En fait, nous développons en nous même un argumentum ad hominem contre la personne concernée. Parce que c'est lui qui tient ces propos, ceux-ci ne doivent pas être valables. Vous comprenez aisément que cela pose quelques problèmes, et qu'il vaut mieux essayer d'en prendre conscience et de corriger le problème.

Néanmoins, notons au passage que l'argumentum ad hominem n'est pas nécessairement mauvais par lui-même : dans certains cas, le fait qu'un argument soit tenu par une personne est effectivement suffisant pour mettre cet argument en doute (exemple typique : une personne dotée de certains privilèges et qui affirme qu'il n'y a qu'à se comporter comme elle pour parvenir à sa situation. Il est alors nécessaire de « s'attaquer » à la personne en question pour mettre en lumière le fait que son comportement n'a pas été seul en jeu). Il convient donc de le distinguer de l'argumentum ad personam, qui est celui qu'il ne faudrait jamais utiliser.


Mais revenons à nos histoires de grille de lecture. Cela ne vaut pas seulement pour les personnes, mais également pour les avis. À partir du moment où nous identifions qu'un propos présente un avis qui s'oppose au nôtre, il devient assez tentant de le rejeter en bloc, de chercher tous les moyens possibles de ne pas devoir le prendre en compte ; et à l'inverse, lorsque nous identifions un avis similaire au nôtre, nous oublions parfois un peu vite notre sens critique.


Sur ce second point, la chose est d'autant plus flagrante que, dès qu'une personne vient démonter un argument, elle est, la plupart du temps, aussitôt catégorisée comme ayant le point de vue opposé. Il semble que pas mal de gens aient beaucoup de mal avec la notion de jouer les avocats du diable, et de critiquer les arguments sans remettre en cause la conclusion.

La chose est d'autant plus dommage que de mauvais arguments, qui ne tiennent pas la route, ont plutôt tendance à desservir l'idée qu'ils essayent de défendre. Et si vous acceptez ce genre d'arguments, même si vous n'en êtes pas l'auteur, vos interlocuteurs auront, je pense, raison de se méfier d'autant plus des vôtres.


Concernant les arguments de nos « adversaires », il me semble qu'on gagne toujours à tenter de les comprendre. Les avis contradictoires sont, assez souvent, susceptibles de nous faire réviser nos propres positions. Je ne veux pas dire par là qu'on va nécessairement se ranger aux leurs, bien sûr ; mais qu'ils peuvent aussi altérer notre façon d'être en désaccord avec eux, ce qui peut parfois s'avérer plus intéressant.

D'une manière générale, il est important de ne pas « trop » camper sur ses positions : avoir posé ses conclusions avant de commencer à débattre et refuser catégoriquement de revenir dessus, c'est l'une des caractéristiques principales, pour ne pas dire la caractéristique, qui fait que la discussion sera qualifiable de troll plutôt que de débat.


Encore faut-il se rendre compte que c'est ce que nous sommes en train de faire, ce qui n'est malheureusement pas toujours gagné. Certaines idées nous sont simplement tellement habituelles qu'il est difficile de les remettre en cause ; et que les gens qui remettent cela en cause nous semblent plus déranger qu'être utiles.

Une comparaison que j'aime bien à ce sujet est celui de la pesée : les balances électroniques que nous utilisons pour la cuisine disposent d'un bouton « tare ». Appuyer dessus remet le compteur à zéro, quel que soit l'objet posé dessus, ce qui permet de peser les ingrédients sans se préoccuper du récipient qui les contient.

Dans le cas de certaines idées, comme, par exemple, celles ayant trait au sexisme ou à la vie privée, nous avons tous un récipient plus ou moins rempli posé sur notre balance personnelle, et celle-ci est tarée : si lourd que soit l'environnement, il nous apparaît comme étant la valeur nulle.

Quand les gens « en rajoutent » dans le même sens, nous nous rendons compte que la pesée monte, et nous finissons, au bout d'un moment plus ou moins lointain, par trouver que ça devient « trop lourd ». Mais quand les gens tentent d'aller dans le sens inverse, de retirer un peu, rien qu'un petit peu, de l'amas déjà présent… on fait difficilement plus perturbant qu'une pesée affichant une valeur négative. Et l'on réagit donc d'autant plus vite.

Il me semble qu'il n'y a guère d'autres moyens de contourner ce biais que d'accepter l'idée que nous devions parfois changer notre point de référence, ce qui n'est pas évident, mais est tout de même indispensable.


Cette question du référentiel nous amène, me semble-t-il, à celle des arguments d'autorités. Ce sont en effet les propos que nous lisons qui nous aident à nous forger nos opinions : pour prendre un exemple classique, nombre de communistes le sont parce qu'ils ont lu les textes de Marx et qu'ils y ont adhéré.

L'argument d'autorité est un exemple type d'accusation « à géométrie variable » : pas mal de gens vont avoir tendance, dès qu'ils repèrent, chez leurs interlocuteurs, quelque chose qui leur semble être un argument d'autorité, à pointer du doigt le fait que ça leur semble en être un ; et dans le même temps, vont user eux-mêmes de tels arguments sans que ça ne leur pose le moindre problème de conscience, et peut-être sans même s'en rendre compte.


Comme l'argumentum ad hominem cité plus haut, l'argument d'autorité est souvent dénoncé comme invalide, logiquement parlant. Et, pour l'un comme pour l'autre, ce n'est pas toujours le cas. Au contraire, si l'autre est à manier avec des pincettes, l'argument d'autorité est assez souvent valable, à partir du moment où l'on se questionne sur la légitimité de l'autorité en question, dans le domaine concerné (notamment, s'il s'agit de son domaine de spécialité).

Ainsi, la langue, par exemple, ne fonctionne-t-elle que par des arguments d'autorité. Pour connaître le sens d'un mot, on peut croiser les dictionnaires pour une meilleure fiabilité, mais d'où les dictionnaires eux-mêmes tiennent-ils les définitions qu'ils présentent ? On peut difficilement, comme on le fait dans d'autres domaines, « expérimenter » un mot, ou bien une règle de grammaire

En fait, il y a deux écoles, dans ce domaine : ceux qui considèrent qu'il est du ressort d'une entité particulière de déterminer ce qui est juste ou ne l'est pas (c'est le rôle de notre Académie), et ceux qui considèrent que c'est l'usage qui fait loi, et que donc l'autorité est à placer entre les mains du plus grand nombre. Ça reste, dans les deux cas, une autorité, et le fait de trancher lorsque deux autorités distinctes sont en désaccord n'est pas une mince affaire.


Il y a cependant un cas pour lequel il me semble que la question peut être tranchée simplement : celui où nous avons l'avis de la ou des personne(s) ayant inventé, puis nommé, un concept. Quand bien même l'usage majoritaire du mot serait différent du sens qui lui a été initialement donné (comme c'est par exemple le cas pour le terme de « Hacker »), il me semble qu'on peut, dans ce cas, légitimement poser que la majorité se trompe, et que le véritable sens du mot est celui qui lui a été donné par ses inventeurs.

Comme je le dis souvent à ce sujet, il me semblerait bien cavalier de prétendre avoir une définition de « négritude » qui soit meilleure que celle d'Aimé Césaire.


Quand on travaille en recherche scientifique, comme je vous l'ai déjà dit, on tente d'éviter le recours à l'autorité, et les chercheurs ne cessent de remettre en doute ce que leurs prédécesseurs et eux-mêmes ont découvert. Pour autant, et Hubert Reeves l'explique très bien dans un livre dont je vous ai déjà parlé (et à propos d'une autre spécialité que la sienne), les spécialistes d'un domaine, ayant une meilleure connaissance du domaine en question, ont souvent plus de crédibilité à en parler que les gens qui n'ont jamais étudié le sujet.

C'est, en fait, ce qui nous permet de citer des sources : nous nous appuyons sur les travaux réalisés par les gens ayant des connaissances dans un domaine pour comprendre et expliquer l'état actuel des connaissances dans le domaine en question.


Il est donc assez dommage que certaines personnes ne demandent des sources que pour les énoncés qui leur paraissent difficiles à accepter, comme si demander une source était une manière de mettre en doute l'énoncé. Au contraire, demander des sources peut (et, à mon sens, devrait) être également un réflexe à avoir lorsque quelqu'un semble maîtriser un sujet et donner des informations qui nous semblent correctes : cela nous permet de creuser, d'approfondir la question, pour pouvoir par la suite mieux les maîtriser.

Dans l'idéal, à l'instar du « Credible Hulk », nous devrions toujours présenter nos sources d'entrée de jeu, en même temps que nous parlons, pour éviter que d'autres aient à les réclamer (autant que nous devons, d'ailleurs, lire les sources qui nous sont proposées, à plus forte raison si nous les avons demandées nous-mêmes).

En pratique, cependant, il est difficile de citer autant de sources dans un débat que dans un article comme celui-ci (et encore, je ne le fais moi-même pas assez, me semble-t-il). C'est même d'autant plus difficile que les bonnes sources, à la fois claires et accessibles, sont malheureusement assez rares, car (je vous l'ai déjà dit), le travail de vulgarisation est loin d'être évident, et que maîtriser un sujet ne suffit pas à savoir l'expliquer correctement.


Une mauvaise nouvelle à ce sujet est que vous pouvez difficilement y remédier, en tout cas dans les débats auxquels vous participez : ne trouvant pas de sources expliquant clairement un élément qui vous semble important, et que vous maîtrisez, il arrive parfois que vous choisissiez de faire le travail de vulgarisation vous-mêmes et de publier sur vos propres blogs un article pour expliquer ce point. Or, lorsque vous aurez besoin d'y recourir, il arrivera malheureusement à certaines personnes de réagir en disant que s'auto-citer ainsi n'est qu'une preuve de votre incommensurable prétention, et de considérer que cela les dispense d'aller lire. J'ai dû faire face à une réaction de ce type il y a quelques temps, et c'est en partie ce qui m'a décidé à écrire cet article.

D'une manière générale, il me semble que les accusations de prétention sont, la plupart du temps, davantage révélatrices des défauts de la personne qui accuse que de celle qui est accusée. Certaines personnes, en effet, ont tendance à considérer avoir, dans leurs champs de compétences, des choses qu'elles ne maîtrisent en fait absolument pas. Pour ces personnes, le moindre signe montrant qu'un de leurs interlocuteurs maîtrise l'un de ces sujets un peu mieux qu'elles sera immédiatement interprétée comme la preuve d'une prétention terrible de la part de l'interlocuteur en question, quand bien même ce dernier serait l'être le plus humble qui soit.

Même sans aller jusqu'à ces extrêmes, qui sont malheureusement plus nombreux qu'ils ne le devraient, le fait de maîtriser un sujet et de vouloir communiquer cette maîtrise à d'autres est souvent vu comme une marque de pédanterie (je ne choisis d'ailleurs pas exactement ce mot au hasard : regardez quel fut son sens premier). Ce qui me semble assez dommage : cela tend à connoter négativement la transmission du savoir, qui est pourtant essentielle.


La chose est d'ailleurs, là encore, souvent à géométrie variable : les mêmes qui se plaignent, et généralement en toute bonne foi, de l'aspect « donneur de leçon » qu'ils perçoivent chez leurs interlocuteurs vont souvent eux-mêmes se comporter de manière à être perçus comme tels, sans que ça ne les dérange le moins du monde. Ce genre de choses dérange rarement autant chez soi que chez les autres.

S'il y avait une chose à retenir de tous ces points, je pense que ce serait celle-ci : pour qu'un débat se passe dans de bonnes conditions, il me semble nécessaire d'éviter, autant que possible, les jugements à deux vitesses. Prêtons autant d'attention à nous-mêmes et à ceux qui nous soutiennent qu'aux gens auxquels nous nous opposons, et en le faisant à la fois « à charge et à décharge » dans les deux cas ; et si le comportement de certains intervenants nous déplaît, tâchons de ne pas leur donner la même impression.

Il y a une bonne expression pour ça, je trouve : descends de ton vélo, et regarde-toi pédaler. La chose la plus importante à faire, pour éviter d'envenimer les trolls, est d'essayer de ne pas troller soi-même.


Voilà pour ce petit guide de « survie intellectuelle » dans les situations propices au troll que nous rencontrons parfois. Connaître ces quelques points me semble assez utile, à la fois pour comprendre les réactions des personnes avec qui nous discutons, et pour tenter de maîtriser les nôtres. Comme je vous l'ai exposé ci-dessus, je sais, hélas, que je ne pourrai pas me servir de ce texte pour tenter de faire comprendre ces choses à certains de mes futurs interlocuteurs ; mais s'il peut vous aider vous, et si vous qui ne l'avez pas écrit pouvez, en cas de besoin, vous en servir comme référence, alors il n'aura pas été inutile 😊

Message 2, par rushou

§ Posté le 31/10/2013 à 10h 56m 51

Coucou,


On a pas fini de débattre sur l'art du débat 😄 . Si ce qui nous intéresse est de filtrer les bons arguments des mauvais, il va falloir faire attention à tout plein de biais cognitifs et autres sophismes. Le meilleur site que j'ai trouvé pour étudier ça est http://lesswrong.com/. C'est touffu et en anglais mais y'a beaucoup de très bon articles (j'ai pas tout lu encore 😊 ).


J'ai particuliérement apprécié deux conseils dans ton article. D'abord essayer de comprendre l'autre, sinon c'est du dialgoue de sourd et pas un débat. Ensuite ne pas tomber dans les travers que l'on dénonce chez l'autre. Y'a une histoire de paille et de poutre pour ça aussi.


rushou

(Suite au décès inopiné de mon précédent serveur, je profite de mettre en place une nouvelle machine pour essayer de refaire un outil de blog digne de ce nom. J'en profiterai d'ailleurs aussi pour repasser un peu sur certains articles, qui commencent à être particulièrement datés. En attendant, le système de commentaires de ce blog n'est plus fonctionnel, et a donc été désactivé. Désolé ! Vous pouvez néanmoins me contacter si besoin par mail (« mon login at ma machine, comme les gens normaux »), ou d'ailleurs par n'importe quel autre moyen. En espérant remettre les choses en place assez vite, tout plein de datalove sur vous !)